Tous les documents en ligne que j'ai consultés indiquent qu'Adrienne Grandpierre-Deverzy serait née en 1798, à Tonnerre.
Pourtant, son acte de décès, établi le 29 mars 1869, précise qu’elle avait soixante-quatorze ans lors de son décès. Elle aurait donc dû naître en 1795. Le musée de Valenciennes, qui conserve une de ses toiles, confirme la date de 1798, mais indique un autre lieu de naissance : Tissey.
J’ai donc cherché et n'ai trouvé aucune trace d'Adrienne dans les registres de naissances de Tonnerre. En revanche : « le 17 pluviôse l’an troisième de la république » a été déclarée, dans la commune de Tissey, la naissance d’un « enfant femelle, fille de Caterine Cartabrittou, femme de Joseph Elie Grandpierre de Verzy, employé à l’armée du Nord ». On lui a donné les prénoms d’Adrienne Marie Louise. (Référence des archives départementales de l’Yonne : « Tissey : BMS, NMD (1771-AN 4) –5 Mi 944 / 9, feuillet 151 / 174). »)
Sa mère a accouché chez un certain Alexis Piat Lonchamp, cultivateur, lequel a déclaré l’enfant, ce qui laisse penser que son père n’était pas présent et/ou que sa mère travaillait peut-être dans son exploitation.
C'est une petite satisfaction d’avoir rendu à Adrienne le nom de ses parents et sa date de naissance : le 17 février 1795 !
On ne saura pas, en revanche, si elle a sciemment cherché à se rajeunir de trois ans ou si cette imprécision était liée à une autre cause, comme par exemple la disparition précoce de ses parents, encore qu’au moment de sa mort, ses proches connaissaient son âge exact et à peu près son lieu de naissance, puisque Tissey appartient aujourd’hui à la même communauté de communes que Tonnerre.
Les registres des Salons indiquent qu’elle y a exposé la première fois en 1822. Elle était donc âgée de vingt-sept ans et habitait « 8 rue Dorée, au Marais ». Le nom de cette rue témoigne des tentatives révolutionnaires de faire table rase du passé. En effet, depuis le XVIIe siècle, cette rue s’appelait « du Roi-Doré », en raison d’une enseigne en bois doré représentant Louis XIII qui y avait été installée. A la Révolution, exit le « Roi », reste « Dorée ». On verra que ça ne durera pas.
La première œuvre qu’Adrienne montre au Salon est un atelier de jeunes femmes. Comme on l’a déjà vu, l’absence de structure officielle de formation artistique ouverte aux femmes a conduit à la création d’ateliers privés, sous l’égide d’un peintre, comme celui de Léon Cogniet (voir la notice de Marie-Amélie Cogniet).
Adrienne choisit celui d’Alexandre-Denis Abel de Pujol, ancien élève de David qui remporta le Prix de Rome en 1811, grâce à cette œuvre, résolument néo-classique, un style auquel il sera globalement fidèle toute sa vie (cliquer sur les images pour les agrandir).
C’est probablement lors de son séjour à Rome qu’il peint cet autoportrait, un terme qui n'existait pas encore à l'époque : on disait Portrait de l'auteur.
Portrait de l’auteur - 1812
Huile sur toile, 55 x 45 cm
Musée des Beaux-Arts, Valenciennes
Abel
de Pujol ne reste pas à Rome aussi longtemps qu’il l’aurait pu. Il rentre en France
en 1812 car, d’après les textes de l’époque, sa situation familiale l’exige. Selon une notice rédigée à sa mort, il était « déjà marié et déjà
père », d’au moins deux garçons sur les quatre qu’il eut avec son épouse,
Marie-Claudine Legrand. (Rouget, Georges (1783-1869), Notice sur Abel de
Pujol, peintre d'histoire, E. Prignet, Valenciennes, 1861)
Visiblement, le retour en France fut rude au plan financier, c’est peut-être ce qui le conduisit à ouvrir un atelier destiné aux jeunes filles, qu’Adrienne a probablement rejoint dans la première moitié des années 1810.
Son
Intérieur d’un atelier de peinture – selon le titre qui figure sur le
livret du Salon - ne précise pas le nom du professeur mais on le reconnaît. Il
est en train de corriger le dessin au fusain d’une élève et l’on ne peut pas
dire que les autres étudiantes soient particulièrement attentives à sa
correction…
L’exercice
sur modèle vivant – ici probablement l’une des élèves – ne va sans doute jamais
jusqu’à l'étude de nu, si l’on se réfère aux plâtres disposés sur les étagères à gauche.
On est bien loin de la formation dispensée aux jeunes peintres masculins.
En
définitive, si l’on peut souligner que la composition de la scène est
harmonieuse et que les visages des jeunes femmes sont bien individualisés, la
tenue de ces demoiselles, comme l’ambiance générale du lieu, évoque davantage
« le dernier salon où l’on cause » qu’un atelier de peinture, dont l'enseignant n’est probablement pas présent très souvent. En cette année 1822, il répond à
une commande importante pour l’église Saint Sulpice, à Paris : la
réalisation de fresque pour deux chapelles, celles de Saint-Roch et de
Saint-Jean-Baptiste-de-la-Salle.
C’est
donc probablement Adrienne qui conseille les jeunes filles de l’atelier, au
quotidien. Mais elle travaille aussi pour elle-même puisqu’au Salon suivant,
elle propose une Vue d’une partie du château de Fontainebleau,
dont le titre est éclairé par son commentaire : « Christine, reine de
Suède, fait assassiner son grand écuyer Monaldeschi », un thème qui a beaucoup
inspiré les artistes de la période romantique et sera traité en terre cuite par
Félicie de Fauveau (voir sa notice).
« En
1657, le château de Fontainebleau est le théâtre d’un sanglant événement. La
Reine Christine de Suède, accueillie en France par le cardinal Mazarin, y
aurait fait assassiner son grand écuyer, Giovanni Monaldeschi, soupçonné de
trahison. Ce dernier est désormais enterré à l’église d’Avon et sa cotte de
maille et son épée sont toutes deux conservées au château de Fontainebleau. Sur
ce tableau, Christine de Suède tend à Monaldeschi les lettres qui le mettent en
cause, tandis que ce dernier, à genoux, implore son pardon. Tous deux sont
vêtus à la mode du milieu du XVIIe siècle. Au fond, le château
de Fontainebleau sert de cadre à la scène : aussi les souches de cheminées
arborent-elles le F de François Ier. » (Notice du musée)
Dans
ses Annales du Musée et de l'école moderne des beaux-arts, Charles-Paul
Landon, qui a noté en conclusion « qu'aucune exposition n'avait été aussi
nombreuse que celle de 1824 », constate, dans son chapitre consacré aux Scènes
Romantiques et Familières, que « Les bornes de ce recueil ne nous
permettent pas d'indiquer, même le plus brièvement possible, tous les tableaux
de ce genre qui ont été plus ou moins remarqués au salon. Le nombre en est
considérable. Nous ne pouvons que faire connaître le nom des artistes. »
Celui d’Adrienne est cité, parmi une cinquantaine d’autres, inconnus pour une
grande part…
Cependant, d’après la presse, le tableau est acquis par l’Etat juste après le Salon de 1824 : « Tableaux exposés au Salon de 1824 dont l'acquisition a déjà été autorisée : Henri IV, par Bergeret ; un paysage, par Constantin ; Le Massacre de Scio, par Lacroix ; Camille chassant les Gaulois, par Dupré ; le palais de Fontainebleau, par Grand-Pierre ; » (« Visite du Roi au musée », Le Moniteur universel, 16 janvier 1825, p.67)
Est-on
bien sûr qu’il ne s’agisse pas d’un homonyme ? Oui : « La
personne désignée sous le nom de Grandpierre, dans la notice sur la visite du
Roi au Musée (Moniteur du 16 janvier), comme ayant vendu au Gouvernement le
tableau d’une Vue du palais de Fontainebleau (ou Christine et
Monaldeschi), est Adrienne Grandpierre qui a exposé au même Musée une
Scène de Gilblas. » (Gazette nationale ou le Moniteur universel, 28
janvier 1825, p.111)
Scène du roman de Gilblas de Santillane, c’est effectivement le titre du second tableau exposé par Adrienne lors de ce salon.
En
plus de son activité d’enseignante, Adrienne gagne probablement sa vie comme
portraitiste. Nous connaissons un de ses portrait de l’époque :
Adrienne
ne sera pas remarquée au Salon suivant, celui de 1827, où elle expose trois
toiles. L’une évoque un roman alors très à la mode : « La comtesse
Isabelle tendit la main à Quentin qui la baisa avec respect, et elle lui dit :
"Il faut que nous quittions ces bons amis, … que vous changiez d'habits et
que vous me suiviez, à moins que vous ne soyez las de protéger une
infortunée…" » : une scène tirée du roman de Walter-Scott, Quentin
Durward, dont la traduction française est parue en 1820.
Une autre évoque d’abord un thème du style « troubadour » : « La Dauphine faisait faire des portraits de toutes les belles personnes de la cour ; elle demanda un autre portrait de Mme de Clèves, pour le voir auprès de celui que l'on achevait. Après les avoir regardés, elle s'entretint avec Mme de Clèves, qui vit M. de Nemours le prendre ; elle en fut si troublée que la Dauphine, remarquant qu'elle ne l'écoutait pas, lui demanda ce qu'elle regardait. M. de Nemours se tourna à ces paroles, il rencontra les yeux de Mme de Clèves. » Il s’agit bien sûr d’un extrait de La Princesse de Clèves, le roman de Madame de La Fayette, publié en 1678 et qui n’a jamais cessé d’inspirer les romanciers.
Ces
deux tableaux ont disparu, comme le troisième qui représentait L’intérieur
d’une cuisine du château de Fontainebleau. De cette époque, il ne reste
qu’un portrait.
Aux Salons de 1831, 1833 et 1834, Adrienne présente principalement des portraits, des
sujets littéraires et une scène de genre intitulée Confidence qui
est remarquée… mais surtout pour l'attrait qu'elle est susceptible de susciter auprès du grand public : « M. Franquelin dans plusieurs tableaux, et
Mlle Adrienne Grandpierre dans sa Confidence, exploitent un
genre de sujets tout-à-fait populaires. Leurs tableaux, polis avec un soin extrême,
sont de ceux qui, reproduits par la lithographie, trouvent le plus d’acheteurs. »
(L.P., « Le salon de 1834 », Le National, 24 mars 1834, p.2)
Petite nouveauté concernant son adresse, elle n’en a pas changé mais la rue a retrouvé son nom prérévolutionnaire : « Roi-Doré ».
Elle
a cependant été exposée et récompensée à Valenciennes, en 1833, pour un tableau
présenté au Salon de 1831 : « Mlle Adrienne Grandpierre, à Paris. N°
203. — La Mère aveugle. (Sujet tiré de Béranger). Enfin le juri [sic] ne
peut s’empêcher de réclamer une dernière mention honorable, en faveur de ce
tableau, dont la disposition si bien harmoniée, et la bonne couleur rappellent
que son auteur est une élève distinguée de M. Abel de Pujol, notre honorable
concitoyen. » (Exposition d'objets d'arts et d'industrie à Valenciennes,
1833. - Compte-rendu par la commission chargée de l'exposition, A.
Prignet, Valenciennes, 1833, p.32)
Adrienne ne paraît pas au Salon de 1835 mais elle est remarquée au suivant, grâce à un nouvel atelier, celui d’Abel de Pujol, alors sobrement intitulé Intérieur de l’atelier de M. A.P., peintre d’histoire.
On
est à présent passé aux choses sérieuses : le volume de la pièce et la
qualité de son éclairement n’ont plus grand-chose à voir avec celui des
demoiselles de 1822. Le musée de Valenciennes précise même : « Compte
tenu du format de la toile, de l’année de son exécution et des traits du
modèle, Abel de Pujol, que l’on voit juché sur un escabeau, est alors en
train de peindre le Tonneau des Danaïdes. »
Adrienne reçoit, pour cette toile, une médaille de 3e classe mais le tableau ne sera pas vendu. C’est Adrienne elle-même qui le lèguera par testament au musée de Valenciennes, ville de naissance d’Abel de Pujol.
C’est probablement dans ces années-là qu’Adrienne répond à une commande de l’administration de Louis-Philippe, c’est du moins ce que laisse entendre la Base Joconde qui y fait référence. Ceci étant, il est difficile de savoir quel est l’original qu’Adrienne a copié.
Il pourrait s’agir du tableau de gauche, ci-dessous, mais j’en doute un peu car on ne voit pas pourquoi Adrienne aurait modifié son costume et l’inscription qui figure sur l’original : « ALEXAND FARNESI / PARMAE DUX »
Pour
ce qui est du visage, je trouve qu’il ressemble bien davantage à l’archiduc
Albert, conservé par le même musée !
Quoi
qu’il en soit, si vous voulez voir un beau portrait du même Farnèse, je vous
conseille d’aller jeter un œil à la notice de Sofonisba Anguissola !
Mais revenons à Adrienne. Elle a changé d’adresse lors du Salon suivant : elle habite à présent 14 rue d’Albouy et, surprise, c’est à deux pas de l’adresse d’Abel de Pujol, qui loge depuis dix ans au 18 de la même rue, à moins qu’il s’agisse de l’adresse de son atelier. Cela confirme l’indice d’une collaboration continue entre les deux peintres.
Au cours des années qui suivent, Adrienne continue à exposer des portraits au Salon, à l’exception de celui de 1839 où l’on voit apparaître Le Czar Pierre 1er accompagné de son commentaire : « Sachant que Catherine lui était infidèle, il entra chez elle, et brisant une belle glace : "Tu vois, dit-il, que d’un seul coup j’ai fait rentrer cette glace dans la poussière, dont elle était sortie." L’impératrice comprit l’allusion et lui répondit : "Il est vrai ; mais pour avoir détruit le plus bel ornement de votre palais, croyez-vous qu’il en devienne plus brillant ?" » De ce Czar non plus, il ne reste pas trace.
Les
portraits d’Adrienne restent (un peu trop) sages mais charmants…
…
et cette succession de « Madame Gignoux » laisse supposer que sa
clientèle était surtout composée de proches.
Adrienne pratique aussi la miniature et en expose trois au Salon de 1846 …
…
et selon ses contemporains, elle aurait aussi lithographié des œuvres d’Abel de
Pujol mais je n’en ai pas trouvé trace.
En 1855, celui-ci a été nommé à l’Académie des Beaux-Arts. Cet honneur lui vaut d’être portraituré par Heim, comme les autres membres de l’Institut de France.
Adrienne, qui n’est plus venue au Salon depuis 1850 en profite pour exposer à nouveau son atelier, intitulé cette fois Intérieur d’atelier de M. Abel de Pujol, membre de l’Institut !
Marie-Claudine,
la femme d’Abel de Pujol, est décédée le 18 décembre 1855.
Le 2 avril 1856, Adrienne épouse celui dont elle a été « l’élève » toute sa vie. Il a soixante et onze ans, elle dix de moins. Si histoire d’amour il y eût, elle n’a pas probablement pas commencé quatre mois plus tôt.
Au
Salon suivant, Adrienne expose, pour la première et dernière fois sous son nom
d’épouse, le Portrait en pied de M. R. de P…, peut-être s’agit-il
d’un des fils de son mari, nommé Raphaël.
Ensuite, on perd la trace d’Adrienne. Abel de Pujol meurt en 1861, elle-même le 29 mars 1869.
Lors de la vente qui a suivi son décès, restaient à son domicile, rue d’Albouy, plusieurs tableaux de sa main : Gil Blas, Confidence, La Toilette, une scène de genre intitulée Vous n’êtes plus Lisette, quelques portraits, des esquisses et des têtes d’études. S'ils ont été vendus, ils réapparaîtront peut-être un jour.
Même
si le corpus actuel d’Adrienne est assez mince, on en connaît assez pour voir qu’elle
n’a jamais été une grande peintre. Mais il ne m’a pas paru incongru de la faire
figurer auprès de ses consœurs plus talentueuses, ne serait-ce qu’en raison de
l’intérêt documentaire de son Atelier de peinture qui illustre
parfaitement la bien maigre place laissée aux peintres féminines, dans la première
moitié du XIXe siècle.
*
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