dimanche 31 décembre 2023

Aimée Brune-Pagès (1803-1866)

 

Dame en blanc – vers 1830
Huile sur toile, 83 x 66,5 cm
Collection particulière (vente 2016)
(ceci n'est pas un autoportrait et il semblerait qu’Aimée n’en ait peint aucun)


Aimée Marie Alexandrine Pagès est née à Paris, le 25 août 1803. Elle est la fille de Jean-François Pagès et de sa femme née Marie-Angélique Sanctus. On ne sait rien de son enfance ni des activités de ses parents.

Elle entre, probablement à la fin des années 1810, dans l’atelier de Charles Meynier, un peintre néoclassique qui a été l’élève de François-André Vincent (1748-1816). Charles Meynier avait rencontré le succès au Salon de 1814 en présentant une peinture d’histoire, Le Berger Phorbas présente Œdipe enfant à la reine de Corinthe, un tableau acquis par l’Etat mais qui a disparu pendant la Première Guerre mondiale. Il n’est connu aujourd’hui que grâce à la gravure publiée par Charles Landon dans ses Annales.

 

 « Parmi les ouvrages nouvellement exposés au Salon, celui-ci ne peut manquer d’être considéré comme l’un des plus dignes d’éloges pour l’abondance, la sagesse et la grâce de la composition, et pour l’intelligence avec laquelle les différentes parties en sont exécutées. » (Charles-Paul Landon, Annales des musées et de l’école moderne des beaux-arts, Salon de 1814, Paris, Bureau des Annales du musée, p.23)

Pour se faire une idée plus précise de son style de l’époque, voici un dessus de porte qui fut commandé par l’Etat pour le château des Tuileries, la même année 1814.

  

Charles Meynier (1768-1832)
La Justice - 1814
Huile sur toile – 140 x 122 cm
Musée du Louvre, Paris


La Revue de l’art français ancien et moderne évoque cet atelier à l’occasion du décès d’une des condisciples d’Aimée, Jenny Thorel (1801-1885).  

« Un pareil milieu ne pouvait manquer d’être propice au talent. Meynier avait son atelier à la Sorbonne. Prud’hon travaillait à l’étage supérieur. Les élèves de Meynier portaient envie au rare talent d’une femme qui avait reçu les conseils de Suvée, de Greuze, et que son pinceau plein de souplesse faisait à certaines heures l’émule de Prud’hon. Nous avons nommé Mlle Mayer. Le suicide de la malheureuse artiste frappa douloureusement les jeunes filles réunies chez Meynier. » (Revue de l’art français ancien et moderne, 1er janvier 1886, p.46 et 47)

Constance Mayer est morte en 1821 (voir sa notice). On peut donc considérer qu’Aimée fréquentait encore l’atelier de Meynier cette année-là.

L’année suivante, Aimée apparaît pour la première fois au Salon avec un portrait et une peinture d’histoire, Psyché enlevée par Zéphyr, un thème déjà traité par de nombreux peintres dont, justement, Prud’hon, quelques années auparavant.

 

Pierre-Paul Prud’hon (1758-1823)
L'Enlèvement de Psyché – Salon de 1808 et 1814
Huile sur toile, 195 x 157 cm
Musée du Louvre, Paris


Le tableau d’Aimée, lui, semble avoir été perdu…

Deux ans plus tard, elle expose au Salon deux portraits et deux autres toiles que Charles Landon évoque dans la rubrique des peintures d’histoire (Salon de 1824, p.88). Il s'agit de :

Clotilde et Aurélien, dont l’explication figure au catalogue : « Clovis ayant entendu parler des vertus et de la beauté de Clotilde, éprouve pour elle un intérêt qui bientôt se change en amour. Il remet à son fidèle Aurélien un anneau pour cette aimable princesse. Aurélien arrive à Genève, et, pour tromper les regards du soupçonneux Gondebaud, oncle de la princesse, il se déguise sous les habits d'un pauvre, se prosterne à ses pieds et lui présente l'anneau royal. », un texte probablement tiré de La Gaule poétique, ou l'Histoire de France considérée dans ses rapports avec la poésie, de Louis-Antoine-François de Marchangy (1782-1826) dont les deux premiers tomes ont été publié en 1813.

Daphnis et Chloé, dans la scène du Livre I des Pastorales, quand une cigale se réfugie « dedans le sein de Chloé » pour échapper à une hirondelle, ce qui fournit l’occasion à Daphnis d’une petite exploration… Thème également largement traité : François Gérard avait annoncé le sien pour le même Salon de 1824 où il ne fut finalement pas montré…


François Gérard (1770-1837)
Daphnis et Chloé – 1824/1825
Huile sur toile, 204 x 228 cm
Musée du Louvre, Paris

A nouveau, nous n’avons plus trace des deux tableaux d’Aimée.

Pas de trace non plus d’une lithographie, annoncée dans la presse : « Tandis que les honneurs de la sculpture étaient rendus par M. David au Vénérable Jérémie Bentham, dont la figure offre une si étonnante ressemblance avec celle de Francklin, Mlle Aimée Pagès, élève de M. Meynier, faisait le portrait de ce publiciste ; elle vient de le lithographier et il a paru chez tous les marchands d'estampes. » (Le Constitutionnel, 6 novembre 1825, p.4)

Et simplement des évocations des deux œuvres qu’elle a exposées à la galerie Lebrun en 1829, pour plaider en faveur des « miséreux », La pauvre fille et Une grand-mère, d’après un poème de Victor Hugo.

Il faut attendre le Salon de 1831 pour voir enfin trois des cinq œuvres qui y ont été exposées par Aimée.

Dans sa rubrique « Scènes familières », Landon les présente avec une pointe d’ironie et la légère condescendance qu’il adopte souvent à l’égard des peintres féminines : « Mlle Pagès a fait parler d'elle et attiré l'attention du public comme un homme de talent : imitatrice gracieuse de M. Dubufe, dans Le Sommeil et Le Réveil, elle a su être originale, et plaire, dans son tableau tiré du roman d'Ondine, ainsi que dans l'Enlèvement, jolie composition dont la morale est : qu'un jeune homme qui enlève une jeune fille doit toujours être préféré par elle à un vieux père qui la chérit et mourra de douleur de son cruel abandon. » (Charles-Paul Landon, Annales des musées et de l’école moderne des beaux-arts, Salon de 1831 Paris, Bureau des Annales du musée, p.228)

L’Enlèvement paraît avoir rencontré assez de succès pour avoir été reproduit en gravure, sous le titre Le Départ.

 

L’enlèvement – 1831
Huile sur toile, 81 x 100 cm
Musée du Louvre, Paris


Le Départ
Gravure, 39,9 x 48,8 cm
Collection particulière (vente 2013)


Et voici probablement les « imitations gracieuses de M. Dubufe » :

 

Le Sommeil – 1830
Huile sur toile, 38,1 x 49,5 cm
Collection particulière (vente 2015)

Le Réveil – Salon de 1831
Huile sur toile, 38,7 x 48,9 cm
Collection particulière (vente 2015)

Enfin, Aimée a présenté un portrait de femme : « Mlle Pagès, dont le talent gracieux se déploie dans de charmantes compositions aimées du public, peint aussi le portrait d'une manière remarquable ; celui d'une dame blonde, qu'elle a exposé, est ajusté avec un goût exquis, et se distingue par une fraîcheur de coloris artistement approprié au teint délicat de son modèle. » (Landon, Ibid., p.217)

Pour ses travaux, Aimée reçoit cette année-là sa première médaille d’or de seconde classe, dans la catégorie « peintre de genre, de paysage et de marine » et L’Enlèvement est acquis par l’Etat.

Au Salon de 1833, Aimée présente plusieurs portraits dont celui de M. Jullien, un journaliste membre fondateur du journal Le Constitutionnel. Un portrait qui « joint au mérite de la ressemblance celui d’une exécution franche et brillante », selon Landon. 

 

Portrait de Marc-Antoine Jullien, dit de Paris (1775-1848) – 1832
Huile sur toile, 94 x 78,6 cm
Musée Carnavalet, Histoire de Paris


Elle présente aussi un tableau d’histoire, La condamnation d’Anne de Boulen (Anne Boleyn). Il est gravé et reproduit dans les Annales de Landon :

 « La fin déplorable d'Anne de Boulen, ainsi que celle de Marie Stuart, a souvent inspiré le génie de nos artistes. Depuis plusieurs années il n'y a pas eu d'exposition où l'on n'ait remarqué un ou deux tableaux représentant ces deux infortunées reines recevant leur sentence de mort, ou prêtes à marcher à l'échafaud. » (Charles-Paul Landon, Annales des musées et de l’école moderne des beaux-arts, Salon de 1832, Paris, Bureau des Annales du musée, p.137)

Pour Landon, l’innocence d’Anne Boleyn ne fait pas de doute (encore que…) « il paraît qu'à la cour de François Ier la licence des mœurs de la dame avait été extrême, et peut-être Henri VIII, si sévère, comme on le sait, sur la pureté de celles de ses fiancées, voulut-il venger sur la reine d'Angleterre les désordres de la fille d'honneur de Claude de France et de la duchesse d'Alençon. »

Mais l’attitude calme et retenue de la reine, face à sa petite fille, ne lui paraît visiblement pas crédible :


Condamnation d’Anne Boleyn - 1832
Huile sur toile, 100,5 x 82 cm
Musée de Picardie, Amiens
© Photo : Xavier Lavictoire 

« Le moment choisi par Mlle Pagès […] est celui où, renfermée dans la Tour de Londres, et ayant entendu sa sentence, elle dit au lieutenant (gouverneur) de la Tour, avec sérénité et gaité : L'exécuteur est très-expert, à ce que j'ai appris, et j'ai le cou très-mince. Elle en prend la mesure et sourit ; ses regards se portent sur sa fille Elisabeth d'Angleterre.

Cet épisode extraordinaire fût-il vrai, et l'on peut en douter, ne devait pas être pris pour sujet d'un tableau d'histoire : d'abord, parce qu'il n'honore point la princesse, et que le but où doit tendre toute peinture qui met en scène un personnage célèbre dont on ne prétend pas rabaisser le mérite, doit être honorable ; ensuite, parce qu'il n'est pas de ceux que le pinceau peut faire comprendre. Du moins, nous ne voyons pas que Mlle Pagès ait rendu ces paroles d'Anne de Boulen : « J'ai le cou mince. » Peu de personnes supposeront que la main de la princesse, portée vers cette partie, ait pour objet d'en faire remarquer le peu d'épaisseur, et beaucoup lui prêteront une intention bien différente. Quant à l'air serein et enjoué de la princesse, en regardant pour la dernière fois sa fille Elisabeth, et lorsque tout ce qui l'environne fond en larmes, elle pourrait être l'expression de la vérité si les historiens s'accordent à rapporter le fait, mais elle n'en est pas moins hors de nature, et ce n'est point à une femme artiste qu'il appartenait de si mal comprendre une telle situation. Pour que l'héroïne intéressât, il fallait la montrer calme, mais grave, lui donner une tenue ferme et courageuse, et non la mollesse et l'abandon prétentieux d'une femme entourée d'admirateurs. » (Landon, Ibid., p.138)

La dernière toile du Salon est une scène de genre, tirée d’un roman de James Fenimore Cooper, Le Bravo, histoire vénitienne qui venait d’être traduit en français. « Bravo » est le nom donné à un tueur à gages, en argot vénitien…


Le Bravo – 1832
Huile sur toile, 54 x 46 cm
Collection particulière (vente 2023)

Une scène romantique où une jeune femme plaide auprès du Doge la libération de son amant.

L’année suivante, c’est une Mme Brune qui apparaît au Salon. Aimée a épousé, le 25 juin (ou juillet) 1833, à Saint-Germain-des-Prés, le peintre Christian Brune, professeur de dessin topographique et de paysage à l’Ecole polytechnique. Il expose au Salon depuis 1819.

 

Christian Brune (1793-1849)
Vue prise sous l’ancien pont de Sèvres – Salon de 1819
Aquarelle sur une esquisse au graphite, 43,5 x 58 cm
Fondation Custodia, Paris
© Photo : Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, Paris


Ils habitent 8 rue des Beaux-Arts, où ils resteront toute leur vie.

En 1834, Aimée peint cet Ermite sur lequel je n’ai pas trouvé la moindre information…

 

L’Ermite du Mont Denise – 1834
Huile sur toile, 39 x 33 cm
Musée Crozatier, Le Puy-en-Velay


… et présente au Salon un Portrait de Mme R… dont cette Dame au turban vert, datée de la même année, peut donner une idée. 

Dame au turban vert – 1834
Huile sur toile, 81,5 x 65 cm
Collection particulière (vente 2017)

Elle y expose aussi Une jeune femme, près de son père et de ses enfans [sic], vient d’apprendre la mort de son mari. Le musée de Quimper conserve une toile d’Aimée qui évoque le même thème et date de la même année. Je n’en montre qu’un détail à peu près lisible. A gauche, est assis un vieil homme serrant un enfant contre lui et un jeune homme se tient debout, sur la droite. 

 

Valentine de Milan, apprenant la mort de son époux le duc d'Orléans (détail) – 1834
Huile sur toile, 61,4 x 50,4 cm
Musée des Beaux-Arts, Quimper

Le Salon de l’année suivante est consacré aux scènes de genre : une jeune mère qui demande l’aumône à un militaire invalide, lequel donne sa pièce au fils aîné de la dame…

 

L’aumône de l’invalide – 1834
Huile sur toile, 71 x 58 cm
Collection particulière (vente 2023)

… et l’évocation d’un homme de lettres italien, Silvio Pellico, auteur de tragédies appréciées de ses contemporains et qui militait plutôt tranquillement contre la tyrannie autrichienne. Arrêté en 1820, il est condamné à mort en 1822 puis sa peine est commuée en quinze ans de « carcere dure ». Il connut la terrible prison des Plombs de Venise puis la prison de Spielberg, en Moravie. Après sa libération, il publia un récit, Mes Prisons, énorme succès.

Le tableau d’Aimée est accompagné d’un commentaire : « Il est visité dans sa prison par la fille du geôlier. "Lorsque nous avons parlé ensemble de religion, me disait-elle, je prie plus volontiers et avec une foi plus vive" ». Une scène à nouveau moulte fois représentée, comme dans cette gravure qui illustre une des très nombreuses éditions de ce texte dont pas moins de 22.000 exemplaires ont été vendus entre 1831 et 1835 !

 

Anonyme
Silvio Pellico et la fille du geôlier
Illustration d’une traduction destinée à la jeunesse
par l'abbé Bourrassé, chanoine de Tours, 11e édition, Tours, Mame, 1853

Landon apprécie : « Comme toujours, les ouvrages de cette dame ont été remarqués par une facilité, un charme de pinceau, une couleur dignes d'éloges ; son Silvio Pellico à Venise, et l'Aumône de l'Invalide, se distinguaient par ces qualités précieuses. » ((Charles-Paul Landon, Annales des musées et de l’école moderne des beaux-arts, Salon de 1835, Paris, Bureau des Annales du musée, p.59) 

Aimée reçoit aussi des commandes de l’Etat, ce qui constitue un signe de sa notoriété. Ce portrait, probable copie d’un tableau intitulé Dame portant une coiffe de veuve, lui est commandé par Louis-Philippe…


Isabelle de France, reine d'Angleterre (1357) – avant 1836
Huile sur toile, 48,5 x 38 cm
Musée Louis-Philippe, Château d’Eu


… comme cette autre copie, commandée pour le musée de l’histoire de France de Versailles, d’après un original de 1729.

 

Marie-Anne de Bourbon, dite Mademoiselle de Clermont – 1837
d’après Jean-Marc Nattier (1685-1766)
Huile sur toile, 98,1 x 145,2 cm

L’original avait été peint devant le pavillon des eaux thermales de Chantilly, construit en 1725 après la découverte d'une source ferrugineuse et qui fut détruit pendant la Révolution.

Jean-Marc Nattier (1685-1766)
Portrait de Mlle de Clermont aux eaux minérales de Chantilly – 1729
Huile sur toile, 195 x 161 cm
Musée Condé, Chantilly


Aimée ne paraît pas au Salon de 1836. Peut-être est-ce lié au fait qu’elle a eu deux enfants, Louise Angélique, née en 1835 et Emmanuel Jules, né en 1836…

Elle y revient en 1837, avec un portrait et deux scènes de genre : Une naissance dans une famille de pêcheurs à Honfleur et Un Vœu, celui d’une mère implorant pour son fils malade :

 

Un Vœu – Salon de 1837
Huile sur toile, 130 x 97 cm
FNAC PFH-869 / Centre national des arts plastiques
En dépôt au Musée Saint-Loup, Troyes
Domaine public/CNAP
© Photo: Carole Bell, Ville de Troyes

En 1839 et 1840, Aimée ne figure pas au catalogue du Salon parisien mais expose en province. C’est à Orléans qu’elle aurait montré une de ses toiles les plus attachantes, cette Jeune fille à genoux, immédiatement achetée par le musée des beaux-arts de la ville où elle a été fort appréciée du public.

 

Jeune fille à genoux – 1839
Huile sur toile, 116 x 89 cm
Musée des Beaux-Arts d’Orléans
© Photo : droits réservés


Il nous reste aussi de la période, le portrait d’un homme politique, Louis-Antoine Garnier-Pagès, très actif pendant les Trois Glorieuses de 1830 et qui sera élu député en 1842. Je n'ai pas trouvé s'il était apparenté à Aimée. En revanche, il est possible que ce portrait lui ait été commandé à la suite de la mort d’Etienne Garnier-Pagès, demi-frère du modèle, qui était le plus engagé des deux en politique et dont Louis-Antoine a pris la suite après son décès, le 23 juin 1841. Ce qui serait compatible avec la datation retenue par le musée.


Portrait de Louis-Antoine Garnier-Pagès (1803-1878) – vers 1840
Huile sur toile, 117 x 90 cm
Musée Carnavalet, Histoire de Paris

Aimée exécute aussi ce portrait d’un général d’Empire, commandé par l’Etat en 1840, pour le musée de Versailles. Il est probablement réalisé aussi d’après un modèle puisque le général est mort en 1835.

 

Charles-Antoine-Louis-Alexis, comte Morand – 1841
Huile sur toile, 50,7 x 40,5 cm
Musée de l’Armée, Paris


Aimée revient au Salon en1841 avec Moïse sauvé des eaux qui lui vaut une médaille d’or de 1ère classe. Le tableau est acquis par l’Etat la même année et déposé l’année suivante au musée des beaux-arts de Bordeaux où il sera détruit par un incendie en 1870.

Les catalogues du Salon n'en ont pas conservé l'image mais on en trouve une description enthousiaste dans la Revue poétique :

« De Pharaon voyez ici la fille ! / Grâce, candeur, aisance, majesté, / Tous les attraits dont la jeunesse brille, / Tous les trésors qui parent la beauté, / BRUNE-PAGÈS a bien su tout comprendre. / Jamais pinceau plus suave et plus tendre / N'enfanta rien d'aussi délicieux ! Jamais poëte, emporté sur ses ailes, / Ne rencontra de femmes aussi belles, / Sur la terre ni dans les cieux !

Sans déflorer cette chaste nature, / Si j'esquissais tant de charmes divers ! / Groupe élégant, délicate peinture, / Œuvre magique, électrisez mes vers ! / De Thermutis j'admire l'attitude ; / Ce corps si souple et si voluptueux / Est un chef-d'œuvre et de pose et d'étude. / Son abandon est si majestueux ! / J'aime le corps de cette femme assise, / Qui, d'une main, découvre ici Moïse, / Et le présente à la fille du Roi. / Dans son être il n'est rien qui blesse notre vue, / L'artiste nous la fit décente quoique nue, / Pudique dans son désarroi !

Cette page dénote une riche science, / Un dessin ferme et pur, un coloris puissant ; / Et si vous persistez à peindre en conscience, / Votre talent, Madame, ira toujours croissant. / Vous avez dans la touche une grâce infinie ; / Vous possédez le goût, l'entente, l'harmonie ; / Chez vous enfin le cœur anime le pinceau. / Allons, persévérez ! de plus belle en plus belle ! / Tâchez que, dans un an, quelque palme nouvelle / De votre gloire soit le sceau ! » (J.F. Destigny, Revue poétique du Salon de 1841, Paris, Bureau central, 1841, p. 53-55)

En 1842, nouvelle scène d'inspiration religieuse, tirée cette fois de l’Evangile de Luc :

« Jaïre, qui était un chef de synagogue, et se prosternant aux pieds de Jésus, il le suppliait de venir en sa maison, / Parce qu'il avait une fille unique, âgée d'environ douze ans, qui se mourait. / Comme il parlait encore, quelqu'un vint dire au chef de synagogue : Votre fille est morte, ne donnez point davantage de peine au maître. / Mais Jésus ayant entendu cette parole, dit au père de la fille : Ne craignez point, croyez seulement, elle vivra. / Etant arrivé au logis, il ne laissa entrer personne que Pierre, Jacques et Jean, avec le père et la mère de la fille. / Et comme tous ceux de la maison la pleuraient, en se frappant la poitrine, il leur dit : Ne pleurez point, cette fille n'est pas morte, mais seulement endormie. / Et ils se moquaient de lui, sachant bien qu'elle était morte. / Jésus la prenant donc par la main, lui cria : Ma fille, levez-vous. / Et son âme étant retournée dans son corps, elle se leva à l’instant. »


Résurrection de la fille de Jaïre – 1842
Huile sur toile, 179,5 x 154,5 cm
FNAC PFH-4275 / Centre national des arts plastiques
Domaine public/CNAP
© Photo Bruno Preschesmisky

Le tableau suscite un commentaire plutôt aigre dans l’Album du Salon : « Mentionnons la Fille de Jaïre, par madame Brune Pagès. La tête de la jeune fille est fort belle ; on sent la pesanteur de la mort sur ces paupières qui se rouvrent à la vie et l'étonnement du réveil. La tête du Christ est vulgaire, et son auréole semble de cendre. Les draperies sont de bon goût, mais lourdement traitées. » (Wilhelm Ténint, Album du Salon de 1842, Paris, Chalamel, 1842, p.45)


Aimée expose à nouveau au Salon de 1844, le portrait d’un conseiller d’Etat. La même année, elle peint ce tableau d’histoire, peut-être commandé par l’Etat :

Henri IV à la cour de Catherine de Médicis – 1844
Huile sur toile, 148 x 195 cm
FNAC PFH-4549 / Centre national des arts plastiques
En dépôt au Musée du Colombier, Alès
Domaine public/CNAP
©  Photo : Musée du Colombier / Gilles LEFRANCQ

Et c'est à nouveau un tableau d’histoire qu’Aimée présente au Salon l’année suivante. Elle l’intitule, Leonard de Vinci peignant le portrait de la Joconde ; Bramante présente Raphaël au grand artiste. Et elle fait ajouter au catalogue « Vasari assure que Léonard, pour conserver la grâce d’expression de son modèle, lui faisait donner des récréations musicales. »

Le tableau lui-même semble avoir disparu mais il en reste l’image gravée, ce qui tend à démontrer qu’il avait été bien reçu du public.

 

Paul Prosper Ernest Allais (1827- 1892), d’après Aimée Brune-Pagès
Raphaël présenté à Léonard de Vinci au moment où il fait le portrait de la Joconde – 1850
Eau-forte, 68 x 91,5 cm
Bibliothèque nationale de France

J’espérais vaguement que Charles Baudelaire, qui a visité et publié, sous le pseudonyme de Baudelaire Dufaÿs, le Salon de 1845, aurait vu le tableau d’Aimée. Mais Baudelaire cherchait « l'avènement du neuf » et ne l’a trouvé que chez Delacroix, Haussoullier et Decamps…

Baudelaire ne voit pas non plus, au Salon suivant, la Fille de Jephté. Jephté est un personnage du Livre des Juges qui, à la suite du vœu qu'il formule d'offrir « en holocauste au Seigneur le premier qui sortira de la porte de ma maison, et qui viendra au-devant de moi », se voit contraint d’exécuter cette promesse à l’encontre de sa propre fille, car « lorsque Jephté revenait dans sa maison, sa fille qui était unique, car il n'avait point d'autres enfants qu'elle, vint au-devant de lui en dansant au son des tambours. » Sa fille ne le détourne pas de son devoir mais lui demande : « Accordez-moi seulement la prière que je vous fais, laissez-moi aller sur les montagnes pendant ces deux mois. Elle s'en alla donc avec ses compagnes et ses amies, et elle pleurait sa virginité sur les montagnes. » (Juges. Chap. XI, § 4 et 5)

C’est la scène choisie par Aimée…

 

La Fille de Jephté - 1846
Huile sur toile, 147,5 x 196 cm
FNAC PFH-322 / Centre national des arts plastiques
En dépôt au Musée de Picardie, Amiens
Domaine public/CNAP
© Photo : Michel Bourguet / Musée de Picardie 

… pour, semble-t-il, sa dernière œuvre importante.

L’année suivante, elle expose au Salon une probable scène de genre intitulée Doux passe-temps de l’enfance. Ni Gustave Planche dans la Revue des Deux Mondes, ni Théophile Gautier, qui signe cette année-là un compte rendu du Salon, ne l’évoquent dans leurs textes. Seul Delaunay, le rédacteur en chef du Journal des Artistes  la commente d’un bref « de l’éclat, de la fraîcheur » (Catalogue complet du Salon de 1847, p.27).

Christian Brune meurt en 1849. Aimée répond en 1850 à une dernière commande de l’Etat avec Le Farniente, un tableau déposé au musée Granet deux ans plus tard. Le musée ne l’expose pas mais m’en a très obligeamment transmis cette photographie :


Le Farniente – 1850
Huile sur toile, 195 x 145,5 cm
FNAC PFH-4196 / Centre national des arts plastiques 
En dépôt au Musée Granet, Aix-en-Provence depuis 1852
Domaine public/CNAP
© Photo : Bernard Terlay, musée Granet, Ville d'Aix-en-Provence


Aimée n’apparaît plus que deux fois dans les catalogues que j’ai pu consulter. Au Salon de Marseille de 1851, elle expose trois toiles dont Une jeune femme à sa toilette. Ce n’est pas celle-ci, datée et signée en 1853.

 

Jeune dame et sa servante – 1853
Huile sur toile, 55 x 46 cm
Collection particulière (vente 2012)


Elle montre aussi une Tête de jeune fille, peut-être était-ce celle du musée de Quimper, aujourd’hui dans un bien triste état…

 

Tête de jeune femme – 1815/1850
Huile sur toile, 17,5 x 13,4 cm
Musée des Beaux-Arts, Quimper

 

Puis Aimée participe une dernière fois au Salon en 1853 avec une Jeune fille peignant et La Sainte Vierge offrant des fleurs dans un temple, dont je n'ai pas trouvé trace… 

Aimée Brune-Pagès est morte à Paris le 11 août 1866.


*

En dépit d’une carrière soutenue par des récompenses régulières et des commandes de l'Etat, Aimée Brune-Pagès est tombée rapidement dans l’oubli. Je n’ai trouvé aucune notice nécrologique la concernant ni aucune étude postérieure.

Les collections en ligne du Centre national d’art plastique m’ont permis d’identifier et de localiser sept œuvres d’Aimée. Quatre d’entre elles correspondent à des commandes de l’Etat : Charles X (en 1826), Louis-Philippe (en 1832), Sainte Famille (en 1846) et Le Farniente (en 1849). Trois œuvres ont été déposées dans des mairies, Marvejols, Dijon et Laval, sans qu’on sache si elles sont susceptibles d’être vues par le public. Quant à la base Joconde, elle ne montre même pas l'œuvre conservée au Louvre… Comme beaucoup de ses collègues masculins, Aimée a été victime du mépris dont l'art du XIXe siècle a fait l'objet au cours des décennies suivantes. 

Cependant, on constate un léger frémissement : la « redécouverte » de la Jeune fille à genoux, dont le charme a été révélé par une belle restauration et qui a été installée dans le parcours des collections du musée d’Orléans, le fait que le musée du Colombier d'Alès ait prévu d'exposer son Henri IV à la cour de Catherine de Médicis au printemps prochain, comme l’achat récent d’Anne Boleyn par le musée de Picardie, laissent espérer qu’Aimée puisse progressivement retrouver la place qu’elle mérite dans l’histoire de l’art français du début du XIXe siècle : celle d'une artiste qui cheminait honorablement au sein du groupe très masculin des peintres d’histoire et qui était reconnue comme telle par ses contemporains.


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N.B : Pour voir d’autres notices de ce blog, si elles n’apparaissent pas sur la droite, vous pouvez cliquer sur « Afficher la version Web » en bas de cette page. 






dimanche 10 décembre 2023

Alice Bailly (1872-1938)

 

Autoportrait – 1917
Huile sur toile, 81,2 x 59,6 cm


Alice « Bally » est née le 25 février 1872 à Genève, dans une famille de la classe moyenne. Son père, un fonctionnaire des postes d’humeur un peu sombre, mourut quand elle avait quatorze ans et sa sœur aîné deux ans plus tard. Sa mère, professeur d’allemand, et ses deux sœurs étaient des femmes énergiques et cultivées, très musiciennes, l’une d’entre elles se destinait même au chant. 

Alice sera tout aussi énergique, cultivée et passionnée de musique. L’historien de l’art qui la connaît le mieux, Paul André Jaccard, la décrit comme « primesautière et volubile mais dotée d’un sens de la répartie terrifiant ». Il ne sait pas à quel moment elle ajoute un « i » à son nom, pour en faciliter la prononciation, semble-t-il.

Bien qu’elle ait commencé sa formation par l'Ecole supérieure de jeunes filles, où enseignait sa mère qui la destinait à exercer la même profession qu’elle, Alice a su très tôt qu’elle voulait devenir artiste mais l’accès à l’Ecole des beaux-arts est alors interdit aux femmes. Elle se contente de l’Ecole des demoiselles qui lui est associée et expose pour la première fois en 1900. Ce portrait de sa mère, assez conventionnel, donne une idée de son tout premier style.

 

Portrait de la mère de l’artiste – 1900
Huile sur toile, 73 x 59 cm
Musée d’Art et d’Histoire de Genève


A l’époque, elle est préceptrice pour vivre et ne peut commencer à se consacrer à son art qu’à partir de 1902, c’est-à-dire à trente ans, quand elle reçoit une bourse de la ville de Genève. Elle part d’abord étudier à Munich pendant six mois. De retour en Suisse, elle peine à trouver sa place sur une scène artistique alors dominée par le peintre Ferdinand Hodler (1853-1918) et, après un court séjour dans le canton du Valais, auprès des peintres de l’Ecole de Savièse, en recherche de primitivisme rural, elle fait un premier voyage à Paris où elle s’installe en 1904.

Elle pose ses valises 11 rue Boissonnade, où elle retrouve quelques compatriotes peintres, son amie Cécile Cellier (1872-1958), Alexandre Blanchet (1882-1961), Alfred Sandoz (1882-1969) et Maurice Baud (1866-1915). L’animation est assurée par la fille d’un général moscovite, Elisabeth Krouglicoff (1865-1941), une peintre qui organise, dans son atelier voisin, des fêtes extravagantes qui n’ont rien à envier à celles de Marie Vassilieff.

C’est là qu’Alice réalise ses premières gravures sur bois parisiennes, grâce à la presse dont Elisabeth Krouglicoff dispose dans son atelier.

 

Tête de jeune femme de face – 1904
Gravure sur bois
Source : Gallica, Bibliothèque nationale de France


Elle participe pour la première fois au Salon d’Automne en 1905, avec une seule gravure intitulée Automne.

Puis, elle imprime en trois couleurs la série des six « Scènes valaisannes », qu’elle avait composées lors de son séjour auprès des peintres suisses valaisans. Elles se caractérisent par une certaine inventivité chromatique :

 

Le mulet (Val d’Herence) – 1906
Série Scènes valaisannes
Gravure sur bois imprimée en trois couleurs, 26 x 19 cm
Bibliothèque de l’INHA, Collection Jacques Doucet, Paris
© Photo : Institut national d’histoire de l’Art


Petite Valaisanne – vers 1906
Série Scènes valaisannes
Gravure sur bois, 26 x 19,2 cm
Bibliothèque de l’INHA, Collection Jacques Doucet, Paris
© Photo : Institut national d’histoire de l’Art


Le musée du Luxembourg lui en achète trois. Forte de ce premier succès, Alice se lance dans la production de nouvelles scènes, parisiennes cette fois, et présente le tout au Salon des Indépendants de 1906.

 

Petites filles du Luxembourg – 1906
Série Scènes de Paris
Gravure sur bois, 26 x 19 cm
Source : Gallica, Bibliothèque nationale de France


Les communiantes à Saint Sulpice – 1907
Série Scènes de Paris
Gravure sur bois, 33 x 24 cm
Bibliothèque de l’INHA, Collection Jacques Doucet, Paris
© Photo : Institut national d’histoire de l’Art


 Jardin du Luxembourg – vers 1907
Série Scènes de Paris
Gravure sur bois imprimée en trois couleurs, 26,2 x 19 cm
Bibliothèque de l’INHA, Collection Jacques Doucet
© Photo : Institut national d’histoire de l’Art


Le succès de ses estampes permet à Alice d’assumer financièrement son travail de la peinture. On retrouve le rose des statues du Luxembourg dans une vue du jardin de l’hospice des Enfants assistés qu’elle pouvait observer depuis son atelier.


Le Jardin rose – 1907
Huile sur toile, 73 x 92 cm
Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne

Un chromatisme audacieux qui caractérise également ce Verger réalisé lors d’un séjour à Oschwand chez son ami, le peintre Cuno Amiet (1868-1961), en 1909.

 

Verger – 1909
Huile sur toile
Collection particulière
Photographié dans l’exposition Modernités suisses (1890-1914), 
Musée d’Orsay, Paris, juillet 2021


En 1907, elle envoie à l’exposition municipale de Genève un tableau fréquemment cité mais jamais représenté dans ce que j’ai pu lire. Je crois l’avoir trouvé, grâce à la description qu’en fait Paul André Jaccard dans une interview. Il le décrit comme un fauvisme au cadrage violent, avec des visages coupés, proche de Van Gogh… Mais c’est une photo trouvée sur le net, donc à prendre sous toutes réserves.

 

Peut-être : Trois torses de femmes  –  1907
Huile sur toile
Localisation inconnue (de moi)


Alice ne se limite pas à la sphère suisse. Elle élargit son cercle en s’immergeant dans plusieurs cercles artistiques parisiens et visite tous les musées et galeries. 

Au Salon d’Automne de 1910, elle présente à nouveau des gravures, une série de scènes de Bretagne qu’elle a visitée en 1907. On y sent déjà une personnalité artistique plus affirmée… 

 

Messe bretonne – 1907
Série Scènes de Bretagne
Gravure sur bois imprimée en trois couleurs, 25 x 19 cm
Bibliothèque de l’INHA, Collection Jacques Doucet, Paris
© Photo : Institut national d’histoire de l’Art

 

Marché breton – 1908
Série Scènes de Bretagne
Gravure sur bois, impression en couleur sur papier Japon, 24 x 33 cm
Bibliothèque de l’INHA, Collection Jacques Doucet, Paris
© Photo : Institut national d’histoire de l’Art

Au même Salon, elle présente aussi une Maternité dont le catalogue ne dit rien, peut-être s’agit-il de cette toile où l’influence du fauvisme est sensible.

 

Femme nue et enfant – 1909
Huile sur toile, 92 x 162 cm
Stiftung für Kunst, Kultur und Geschichte, Winterthur
© Photo : Philipp Hitz / SIK-ISEA Zurich


En 1910, Alice obtient une bourse fédérale et organise une petite exposition dans son atelier où elle reçoit la visite d’Alexandre Mercereau (1884-1945), un membre de l’Abbaye de Créteil, proche de Gleizes, Metzinger et Delaunay. Grâce à cette rencontre, elle peut aller passer le printemps 1911 à la Villa Médicis-Libre à Villepreux, où elle est accueillie gratuitement pour peindre. Elle y rencontre Raoul Dufy et André Lhote qui prépare sa première exposition.

C’est probablement à leur contact qu’Alice opère une mutation stylistique spectaculaire. Elle commence à insérer dans ses paysages des structures simplifiées et des horizons courbes, toujours placés très hauts dans la toile.

 

Tireurs d’arc – 1911
Huile sur toile, 147,5 x 186,5 cm
Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne
© Photo : J.-C Ducret, musée cantonal des Beaux-Arts, Lausanne


En avril 1911, elle visite au Salon des Indépendants la fameuse Salle 41 où sont réunis les cubistes qu’elle ne rejoindra pourtant pas, un peu découragée par leur esprit de système.

De même, quand en février 1912, elle découvre à la galerie Berheim-Jeune l’exposition des « Peintres futuristes italiens », elle les trouve intéressants mais ne s’engage pas davantage. En fait, elle paraît n’avoir que faire des agacements de chapelles qui agitent ses confrères français et italiens.

Aux Indépendants de 1912, elle est cependant clairement cooptée par les cubistes puisque ses trois toiles (dont un Cortège joyeux que je n’ai pas retrouvé et Bacchanales dans les rochers) ont été accrochées salle 18, avec celles de Lhote, juste à côté de la salle de Gleizes et Metzinger.

 

Bacchanales dans les rochers – 1912
Huile sur toile, 81 x 99 cm
Musée d’Art et d’Histoire de Genève


La même année, elle est invitée à exposer une trentaine de toiles à la Kunsthaus de Zurich où sa « modernité énergique » est saluée.

 

Paysage à Orsay (L’Arbre vert) – 1912
Huile sur toile, 60 x 80,5 cm
Collection particulière (vente 2006)


Avec Bacchanales dans les rochers, les Joueuses d’osselets qu’elle présente au Salon d’Automne 1912 confirment l’évolution de son style : c’est bien un cubisme, certes assez éloigné de celui de Braque ou de Picasso mais qui assume la géométrisation des formes et la décomposition des volumes en facettes, le tout dans une harmonie chromatique qui la rapproche de Cézanne.

 

Joueuses d’osselets - 1912
Huile sur toile, 80 x 100 cm
Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne

« À l’été 1912, Bailly séjourne dans les Côtes-d’Armor. Maurice Denis s’était fait le chantre des plages et des amas de granite caractéristiques de la région dès 1898. Contrairement à lui, la Suissesse propose ici un paysage qui n’ouvre pas sur l’océan. Elle installe ses joueuses dans un espace clos, protégé par les célèbres rochers roses. Les deux artistes partagent cependant l’adhésion à une Antiquité fantasmée qui « méditerranéise » et « classicise » la Bretagne. Bailly cite ici, en l’inversant symétriquement, les Niobides jouant aux osselets, une peinture monochrome sur marbre d’Herculanum à laquelle elle aura eu accès par la reproduction, n’ayant encore jamais voyagé en Italie. Dans son souci du rythme, la peintre équilibre les courbes et contre-courbes. » (Extrait de la notice du musée)

 

Alexandre l’Athénien, probablement d’après Zeuxis (464-398 av. J.-C.)
Joueuses d’astragales d’Herculanum - fin du 1er siècle
Peinture sur marbre
Musée archéologique national, Naples


Dans les catalogues, on constate qu’elle a déménagé 9 rue Campagne-Première, à deux pas de son ancienne adresse puisque cette cité d’artistes ouvre aussi sur le 16 rue Boissonnade. Elle peut y côtoyer Rainer Maria Rilke et Foujita qui y logent également.

La série de natures mortes qu’elle peint à partir de 1913 confirme son désir d’exploration de l’interpénétration entre surfaces planes et volumes facettés et son goût pour les couleurs audacieuses.

 

Nature morte au réveil matin – 1913
Huile sur toile, 50 x 61 cm
Musée d’Art et d’Histoire, Genève
Photographié dans l’exposition Modernités suisses (1890-1914), 
Musée d’Orsay, Paris, en juillet 2021

Elle va encore plus loin dans ce qu’on pourrait appeler son cubo-futurisme personnel, avec une toile qu’elle présente aux Indépendants de 1913, Dans la ChapelleLa symétrie et la répétition des motifs des voûtes qui accrochent la lumière, créent un mouvement ascendant auquel répond, au premier plan, la répétition des cornettes des nonnes qui semblent aspirées vers l’autel.

 

Dans la chapelle – 1912
Huile sur toile, 100 x 73 cm
Kunst Museum, Winterthur

C’est probablement ce tableau qui inspire ce commentaire à Apollinaire : « Mlle Alice Bailly s’est entièrement renouvelée. Son cubisme nuancé est une des nouveautés intéressantes de ce Salon. » (« A travers le Salon des Indépendants », Montjoie ! 13 mars 1913, p.4).

Quelques jours plus tard, il conclut après avoir commenté les œuvres des néo-impressionnistes : « Les toiles les plus remarquées seront sans doute, avec celles dont j’ai parlé : l’envoi de Mlle Bailly… » (Guillaume Apollinaire, « Le Salon des Indépendants », L’Intransigeant, 18 mars 1913, p.2)

On pense évidemment aux diverses versions de Saint Séverin de Delaunay mais la Chapelle d’Alice est beaucoup plus joyeuse, futuriste et, si j’ose dire, musicale !

 

Robert Delaunay (1885-1941)
Saint Séverin – 1909
Huile sur toile, 96,5 x 70,5 cm


Car Alice est passionnée de musique et, comme en peinture, c’est l’avant-garde qui l’intéresse. Elle assiste, le 29 mai 1913, à la première du Sacre du printemps de Stravinsky et sera conviée par ses amis au concert du frère de Georgio de Chirico, Alberto Savinio, un pianiste moderniste dont les prestations sont de véritables performances pendant lesquelles il s’arrache littéralement les doigts sur son piano.

Au début de l’année 1913, le critique d’art Paul Budry organise au salon Biedermann de Lausanne, puis au musée Rath de Genève, une exposition des Cubistes français à laquelle Alice est associée. Pour donner une idée de la violence des réactions, je ne citerai que Lucienne Florentin, critique d’art chargée depuis 1909 de la rubrique Beaux-Arts au quotidien genevois, La Suisse, qui se moque ouvertement de ce qu’elle considère comme une nouvelle religion, en pastichant la Prière sur l’Acropole d’Ernest Renan :  « Ô cube trois fois saint, trinité divine et spacieuse, voix de Dieu qui sonde les reins et perce les opaque ténèbres, je te bénis dans le passé qui se nomme Platon, dans le présent qui se nomme Picasso, dans l’avenir dont le nom est inconnu des hommes. » (Lucienne Florentin, « Exposition des cubistes », La Suisse, 5 février 1913, p.1)

Au même moment, son amie Cécile Cellier épouse l’écrivain et poète Charles Ferdinand Ramuz qu’elles connaissent depuis plusieurs années. Il a habité non loin de chez elles, rue Boissonnade. Rapidement, Ramuz exige de sa femme qu’elle abandonne ses pinceaux et se consacre « à ses livres de cuisine ». Pour Alice, c’est une leçon. Elle s’est émancipée du conservatisme artistique de ses compatriotes, elle va aussi s’émanciper dans sa vie de femme et décide de ne pas se marier.

Pendant l’été 1913, elle quitte Paris pour se resourcer au calme dans le village de Mézières, non loin de Lausanne. C’est là qu’elle confirme son choix définitif pour un style qui lui est propre et qu’elle expose au Salon d’Automne 1913 : une composition dominée par un espace central lumineux, autour duquel gravitent plusieurs chevaux. L’arrivée de la dame rose, majestueuse amazone, est soulignée par le jeu de courbes formées par les cavaliers, le sol vallonné et les dômes des arbres. L’ensemble est à la fois rythmé et tourbillonnant, conforme au « dynamisme universel », cher aux futuristes. 

 

Fantaisie équestre de la dame rose – 1913
Huile sur toile, 86 x 97,5 cm
Kunstmuseum, Berne

Pour l’historien de l’art spécialiste de son œuvre, Paul André Jaccard, elle aurait voulu exprimer ainsi l’irruption des femmes sur la scène artistique.

On retrouve le même rythme tourbillonnant dans ce portrait de sa sœur Louisa, dont toute la composition est élaborée à partir du mouvement de l’éventail. Il est probable qu’elle l’a peint aussi à Mézières. C’est la première fois, me semble-t-il, qu’elle « facettise » un visage.

 

Femme à l’éventail – 1913
Huile sur toile, 92 x 73 cm
Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne

Juste avant le Salon, en octobre 1913, Alice est exposée au musée Rath, à Genève.

L’invitation au vernissage reprend un dessin intitulé Cortège joyeux qui est peut-être le préparatoire du tableau qu’elle a présenté aux Indépendants de 1912…


Invitation au vernissage au musée Rath – 1913
Gouache, traits de crayon bleu et encre de Chine, 18 x 26,3 cm
Musée d’Art et d’Histoire de Genève

Le peintre vaudois Alexandre Cingria (1879-1945) - qu’Alice connaît probablement depuis son arrivée à Paris puisque c’est un proche de Ramuz - visite l’exposition et s’enthousiasme : « Le caractère de l’œuvre d’Alice Bailly est la modernité. […] Alice Bailly nous révèle l’esprit qui anime l’art actuel dans ce qu’il a de plus avancé et de plus vivant. Elle est la première en Suisse qui a osé ; elle est aussi la seule. » (Cité in : Paul André Jaccard « Alice Bailly, Ambassador of Futurism in Switzerland », Dossier Women Artists and Futurism, International Yearbook of Futurism Studies, Volume 5, Berlin/Boston, 2015, Walter de Gruyter, p.1)

 

Mais lui aussi est bien seul, dans un concert de critiques. Le cubisme comme le futurisme sont alors très mal reçus par la société genevoise… A nouveau, Lucienne Florentin se déchaîne et la présente comme une « victime de son désir inconscient d’être à l’avant-garde » (Lucienne Florentin, « L’exposition Alice Bailly ou comment on devient cubiste », La Suisse, 22 octobre 1913, p.1)

Alice rentre à Paris et prépare le Salon suivant, tout en participant activement à la vie de bohème montmartroise, comme en témoignent ce portrait tourbillonnant qu’elle fait de sa voisine d’atelier, Jacqueline Marval, lors du fameux bal organisé par Kees van Dongen…

 

Marval au bal Van Dongen – 1914
Huile sur toile
Non localisé (source Comité Jacqueline Marval)


… et ce petit fusain, résumé du regard plein d’humour de sa créatrice :

 

Les Elégants – 1910/1914
Fusain sur papier, 62 x 47,3 cm
Collection particulière (vente 2004)


Faute de catalogue disponible, je n’ai pas trouvé ce qu’Alice a exposé aux Indépendants. Mais elle y était bien : « Nous avons rencontré, chemin faisant, Mlle Alice Bailly, plus aiguë que Mlle Marie Laurencin, moins spontanée et plus soucieuse de rigueur, avec un réel sens décoratif, que Mme Marval. » (André Salmon, « Le Salon », Montjoie ! 1er mars 1914, p.27)


Illustration sans titre parue dans Montjoie ! du 1er mars 1914, p.24


L’illustration de Montjoie ! pourrait reproduire la version à l’huile de Joie autour de l’arbre, qu’Alice reprendra ensuite en tableau-laine. J’en ai trouvé une version en couleur sur le net, là encore à considérer avec réserve…


Elle aurait pu y montrer aussi ses œuvres les plus futuristes, comme Le Thé ou Patinage au Bois de Boulogne :

 

Le Thé – 1914
Huile sur toile, 49 x 65 cm
Aargauer Kunsthaus, Aarau



Patinage au Bois de Boulogne – vers 1913
Huile sur toile, 71 x 88 cm
Collection particulière (vente 2014)


Scène dont il existe aussi une autre version très intéressante que j’ai aussi trouvée sur le net, sans précision sur le lieu de conservation. Selon Jaccard, Alice a fréquemment dupliqué ses œuvres pour les faire voyager davantage. 

 

Patinage
(année, support, dimensions et lieu de conservation non précisés)


Juste après le Salon, le couturier et collectionneur Jacques Doucet lui achète une vingtaine d’estampes, en noir et en couleurs.

 

Fantaisie équestre – 1914
Gravure sur bois
Bibliothèque de l’INHA, Collection Jacques Doucet
© Photo : Institut national d’histoire de l’Art


En juin, Alice participe à une exposition de groupe, à la « Grenette de Lausanne », le premier salon des Cahiers Vaudois. L’exposition est annoncée par La Suisse libérale (15 mai 1914, p.2) et, en France, par L’Homme Libre (2 juin 1914, p.3). Elle est la seule femme dans une jolie brochette de peintres, comme Maurice Baud, Alexandre Blanchet et Alexandre Cingria.

Puis elle part à nouveau à Mézières au mois de juillet pour préparer le Salon d’Automne. Lorsque la déclaration de guerre arrive, plus question de rentrer en France : Alice doit s’installer à Genève où elle sera confrontée à de sérieuses difficultés financières, d’autant qu’une partie de ses toiles est restée à Paris. Elle doit se débrouiller avec les quelques esquisses qu’elle a emportées, notamment celles de Marval au bal Van Dongen qu’elle exécutera en Suisse.

Mais sa détermination artistique reste entière. Dans son atelier de la Taconnerie, surnommé La Roulotte, à cause de sa forme oblongue et des goûts nomades de l’hôtesse, elle réunit ses amis, les poètes Henry Spiess et René-Louis Piachaud, les critiques d’art Matthey-Claudet et Albert Rheinwald.

Elle redécouvre sa ville et donne de sa rade une vision unique :


Rade de Genève ou Le vol des mouettes – 1915
Huile sur toile, 60,5 x 80 cm
Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne

« Dans ce tableau, l’artiste propose une vision complètement renouvelée d’un paysage lacustre dont Ferdinand Hodler avait fourni les plus récentes représentations canoniques. Depuis sa rive droite, on voit se déployer la rade de Genève avec, en arrière-fond, la cathédrale Saint-Pierre. Utilisant la formule de stylisation très personnelle qu’elle a élaborée à partir du fauvisme, du cubisme et du futurisme, Bailly arrache le spectacle à son calme habituel. Dans une palette de bleus, de roses et de blancs d’une extrême stridence, elle convoque mouettes, cygnes, nuages et fumées d’un bateau à vapeur pour organiser un mouvement elliptique qui nous entraîne à tire-d’aile dans une ronde folle. » (Extrait de la notice du musée)

Tout au long du conflit, en dépit de la censure qui s’exerce sur la création artistique, Alice accompagne par la pensée les efforts des alliés dans le même style futuriste.

 

La Bataille de Tolochenaz - 1916
Huile et gouache sur papier, 57 x 75 cm
Collection particulière


Au triomphe des couleurs alliées – 1918
Huile sur toile, 45 x 45 cm
Collection particulière (vente 2016)

Elle participe à (au moins) une exposition à Zurich où son art est mieux accepté qu’en Suisse romande : « Le jury a montré une largeur d'esprit de bon aloi. Songez que l'exposition va de Bumand, qui réédite son Labour dans le Jorat, jusqu'aux fantaisies coloriées et volontaires de Mlle Alice Bailly, en passant par Mlle Louise Breslau, Mlle Stettler, Carl Montag, Blanchet. Je cite à dessein des noms familiers à nos Salons parisiens qui ont toujours fraternellement accueilli les artistes de tous pays. » (Anonyme, « L’exposition fédérale d’art suisse, Zurich », Le carnet des artistes, 1er janvier 1917, p.20)

Et Alice continue à peindre. C’est à cette époque qu’elle réalise son Autoportrait, aujourd’hui célèbre, (voir en exergue) et multiplie les déclinaisons de ses « fantaisies coloriées » :

 

La Toilette – 1918
Huile sur toile, 59 x 71,5 cm
Sammlungszentrum, Berne


Femme au miroir – 1918
Huile sur toile,50 x 61 cm
Kunsthaus Zürich, Sammlung Dr. H. E. Mayenfisch


Le Caprice des Belles – 1918
Huile sur toile, 65 x 81 cm
Collection particulière (vente 2010)

 

Non sans humour, parfois…


Madame Hodler à la Perle-du-Lac – 1918
Huile sur toile, 110 x 73 cm
Musée d’Art et d’Histoire de Genève

… mais ce portrait est néanmoins remarquable : Berthe Hodler, à la silhouette démesurément effilée et coiffée d’un chapeau ailé, est représentée trois fois : de face, de profil et de dos. La dame élégante qui tient (peut-être) une ombrelle et un petit sac à main paraît se confondre avec l’arbre à gauche et les montagnes au loin. Alice reste fidèle à son futurisme : représentation simultanée des mouvements, espace sans profondeur mais l’élongation du corps et la stylisation des formes est une évolution de son style.   

Notons au passage que ce tableau n’est pas anodin : Ferdinand Hodler détestait Alice et lui avait même interdit l’entrée de son atelier. Mais Hodler vient de mourir…

 

Alice profite aussi de la période pour se rapprocher d’une des adversaires les plus déterminées de l’avant-garde artistique, Lucienne Florentin. Alice parvient à l’amadouer, fera deux portraits d’elle et visitera l’Italie en sa compagnie dans les années 30 !

Toujours pendant son « exil » genevois, Alice se lance dans ce qu’elle appelle les « tableaux-laine ». Inutile de préciser que, dans son esprit, il ne s’agit pas d’ouvrages de dame, même s’il semblerait qu’elle ait eu l’idée de les composer en hommage aux veuves de guerre.

 

Noël des enfants (Joie autour de l’arbre) – 1917/1918
Tableau-laine sur toile, 44 x 34 cm
Aargauer Kunsthaus, Aarau


« Comme son double titre l’indique, l’image montre un groupe d’enfants dansant joyeusement autour d’un sapin de Noël. Deux d’entre eux sont immédiatement reconnaissables grâce à leurs vêtements colorés ; les autres se tiennent par la main et sautent autour des premiers, se détachant à peine de l’espace environnant.

Cela révèle à la fois les atouts et les limites de la technique : les dessins ne sont possibles que dans une mesure limitée, et les transitions entre la figure et le fond ne peuvent être modelées qu’avec légèreté. En conséquence, l’espace pictural reste relativement plat, tandis que dans le même temps, la structure allongée des points de boucle – pour le dire en termes picturaux : les lignes ou les hachures – est mise en avant. Par ce renoncement délibéré à la lisibilité du motif au profit de l’affirmation moderniste de la bi-dimensionnalité des moyens, la peinture sur laine représente pour Bailly une alternative absolument équivalente à la peinture à l’huile. Il n’est donc pas étonnant que l’artiste ait toujours pris soin de présenter ensemble ses peintures à l’huile et à la laine. » (Extrait de la notice du musée, traduction personnelle)

 

Pierrot et Colombine - 1918
Tableau-laine sur toile, 33 x 26 cm
Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne
© Photo : J.-C Ducret, musée cantonal des Beaux-Arts, Lausanne


Preuve de l’équivalence des techniques, lorsqu’en 1919 Alice bénéficie de sa première grande exposition à Bâle, elle expose soixante quatorze toiles, dont trente-sept tableaux-laine. Elle n’est pas comprise et la critique parle de « travaux féminins », de « broderie ».

 

La Procession – 1918
Tableau-laine sur toile, 60 x 72 cm
Musée d’Art et d’Histoire de Genève


Le plus réussi est sans conteste Les Rythmiciennes :

 

Les Rythmiciennes – 1918/1919
Laine, soie, papiers collés et encre sur toile, 82 x 66,5 cm
Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne

« Les Rythmiciennes montre un spectacle de danse violemment éclairé au premier plan. En arrière-plan, deux danseuses aux jupes et coiffures courtes déploient un éventail de mouvements expressifs inspirés des chorégraphies du Genevois Émile Jaques-Dalcroze, le promoteur de la rythmique. L’essentiel de la surface est interprété en fils de couleurs sourdes et pastel. La laine mate est réservée aux costumes et aux décors, la soie brillante aux parties dénudées des jambes et des bras. Pour la danseuse principale, Bailly recourt aussi au collage avec les papiers doré et argenté du justaucorps ; son visage est précisé à l’encre noire, le tracé de ses yeux et de son nez imitant le point de surjet ! » (Extrait de la notice du musée).

 

Alice se sert aussi de la technique pour exécuter des portraits. Celui du poète Henry Spiess…

 

L’ami Spiess – vers 1918
Tableau-laine, 52,5 x 45 cm
Kunst Museum Winterthur


… et celui de Lucienne Florentin !

 

Portrait de Lucienne Florentin
Tableau-laine sur toile, 68 x 58 cm
Collection particulière


En juin 1918, Alice rencontre, chez Alexandre Cingria, le philanthrope Werner Reinhart. C’est un coup de foudre qui lui inspire une série d’aquarelle, Sept Chants. Reinhart ne répondra pas à son inclination mais restera un ami fidèle, soutiendra la suite de sa carrière et sera son exécuteur testamentaire. 

Ier Chant (Première chanson) - 1918
Crayon bleu, crayon noir et aquarelle sur papier, 22 x 35,8 cm
Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne


Elle fait aussi la connaissance d’Arthur et Hedy Hahnloser qui l’invitent à la Villa Flora où ils ont rassemblé leur collection d’art contemporain. 

« Le concert dans le jardin fait partie des œuvres inspirées à Bailly par ses visites à la Flora où elle assiste aux spectacles en plein air organisés par les Hahnloser, qui partagent sa passion pour la musique. Après des croquis réalisés à Winterthour, la peinture est exécutée à Paris où l’artiste revient s’établir en 1920. Un jeune homme, deux adolescentes, un chat et une chèvre sont rassemblés autour d’un quatuor avec piano. Une des violonistes a été dessinée d’après la belle-sœur du collectionneur Richard Bühler. La pianiste, Maria de Senger, est reprise d’un tableau de 1918, La Sonate à Dukas. » (Extrait de la notice du musée)

 

Le Concert dans le jardin – 1920
Huile sur toile, 94,5 x 99,4 cm
Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne


Etude pour la Sonate à Dukas (Portrait de Maria de Senger) - 1918
Huile sur toile, 65 x 81,5 cm
Collection particulière (vente 2019)

 

Après une exposition à Genève (sur laquelle je n’ai strictement rien trouvé dans la presse…), Alice est invitée, pendant l’été 1918, à exposer, à Bâle, avec le groupe « Das Neue Leben » qui tente d’intégrer dans un mouvement pluraliste toutes les sensibilités artistiques d’avant-garde, le néo-expressionnisme, le futurisme et le cubisme. Vingt-deux artistes suisses sont invités, dont Jean Arp (1886-1966) et Sophie Taeuber (1889-1943) qui sont proches du cercle Dada de Zurich.

Alice envoie dix-huit œuvres…

 

Jeux d’été – 1919
Huile sur toile, 61 x 50 cm
Musée d’Art et d’Histoire de Genève

… et « encourage » le groupe à inviter également Francis Picabia qui s’est installé en Suisse au début de l’année (en fait, elle n’accepte de venir que s’il est invité). Picabia rencontre alors Tristan Tzara et les dadaïstes zurichois qui acceptent de contribuer à la publication de Picabia, 391. Alice y va aussi de son petit idéogramme !

 

Bel Esprit
publié dans le 391, n°8, février 1919, p.3
Source : Bibliothèque de la Kunsthaus de Zurich

Et en 1919, elle participe à une manifestation Dada dans la grande salle des marchands à Zurich. Les Potins de Paris, l’ont vue apporter sur scène une « large écharpe sur laquelle il était écrit "Vive le dadaïsme" », en compagnie d’Augusto Giacometti ! (1er janvier 1919, p.5)

En 1920, Alice est de retour à Paris et au Salon d’Automne. Avec un brin de facétie, elle y montre son propre Autoportrait à côté du tableau-laine de son amour secret, Werner Reinhart :

 

L'homme au cœur d'or – 1920
Tableau-laine, 87 x 69,5 cm


« Alice Bailly est une des plus intéressantes parmi les femmes peintres de l’époque. Sous le dehors raboteux de formes inachevées, elle sait nous réserver le luxe d'une féminité élégante, éprise de couleurs et de lignes harmonieuses, kaléidoscopées, sensibilisées. Ses tableaux exécutés avec de la laine sont parmi les plus significatives expressions de l'inquiétude actuelle. » (Alexandre Mercereau, « Le Salon d’Automne », Les hommes du jour, 1er octobre 1920, p.18),

« Alice Bailly revient "toute étourdie encore" d'une randonnée dans le cubisme, sa vision en demeure comme hallucinée. Cette "fête étrange" est, en effet, bien étrange ; mais l'extrême nervosité de l'artiste lui fait trouver une élégance rare et qu'il faut remarquer… » (André Gybal, « Le Salon d’Automne 1920 », L’Art libre, 1er décembre 1920, p.219). 

Reproduite dans L’Art libre, cette Fête étrange est celle au cours de laquelle Augustin Meaulnes rencontre Yvonne de Galais, un hommage à Alain-Fournier, mort au début du conflit. 

 

Fête étrange (Les Trouvères) – vers 1918
Huile sur toile, 152 x 142 cm
Musée des Beaux-Arts, La Chaux-de-Fonds


Quant à Louis Vauxcelles, il relève « le cubisme papillotant et fleuri de Mlle Alice Bailly » (« Le vernissage du Salon d’Automne », Excelsior, 13 octobre 1920, p.5)

Au Indépendants de 1921, où elle montre notamment le Concert dans le Jardin, l’accueil reste cordial : « Du moins prendrons-nous plaisir aux envois de Mme Alice Bailly » (Philibert Le Huby, « Le Salon des Indépendants », Le Peuple, 22 janvier 1921, p.2) mais dans L’Amour de l’art, on apprécie peu ses envois à L’Exposition internationale de Genève : « Alice Bailly, qui a un si beau tempérament de peintre, devrait mépriser un peu plus les théoriciens. » (René Arcos, 1er février 1921, p.91)

Pourtant, elle n’a pas retrouvé – et ne retrouvera jamais – le succès rencontré dans le Paris d’avant-guerre. Les artistes ont changé, la crise est là, le « retour à l’ordre » est en marche… et la palette d’Alice s’en ressent peut-être un peu. Une toile témoigne de sa déprime :

 

Matin frileux au Luxembourg – 1921
Huile sur toile,72,5 x 60 cm
Kunst Museum Winterthur

L’autre indice du désenchantement est la multiplication des adresses qu’on voit se succéder dans les catalogues : 1921 : boulevard du Montparnasse, 1922 : boulevard Raspail au printemps, boulevard Edgar-Quinet à l’automne. En fait, il s’agit de chambres meublées…

Au début de l’année 1922, Alice participe à une exposition de l’Art forain avec le groupe « Nous ». Alice Halicka, Marie Laurencin, Suzanne Valadon et Marie Vassilieff font partie de la trentaine d’artistes exposants. Alice y aurait-elle montré son Eléphant ?

 

 

L’Eléphant – sans date
Huile sur toile, 86 x 100 cm
Collection particulière (vente 2006)

L’année suivante, aux Indépendants, René-Jean salue encore, devant le Portrait d’Arthur Honegger, ses « déformations étudiées et savantes » (Comœdia, 26 janvier 1922, p.2), tandis qu’un certain Ivanhoé Rambosson détecte dans ses œuvres « une sorte de perversité moderniste » ! (La revue politique et littéraire, 16 décembre 1922, p.66) 

 

Portrait d’Arthur Honegger au « Roi David » - 1921/1922
Huile sur toile, 82 x 66,5 cm
Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne

« La relation que Bailly entretient dès 1918 avec son mécène le plus éminent, Werner Reinhart, fondateur à Winterthur du Musikkollegium, lui donne l’occasion d’échanger sur leur passion commune pour la musique contemporaine. Au début des années vingt, l’artiste place tout en haut de ses préférences, aux côtés de Stravinsky, le compositeur suisse Arthur Honegger. Le 11 juin 1921, elle se rend à Mézières, au Théâtre du Jorat, pour assister à la première du Roi David, "drame biblique" et "hindou" de René Morax, avec une musique de scène d’Honegger et des décors d’Alexandre Cingria. Elle assistera encore aux deux dernières représentations de ce spectacle dont Reinhart a aidé à financer la création.

Ce tableau est la seconde version d’un portrait d’Honegger, la première se trouvant en collection particulière. L’artiste représente le compositeur la pipe à la bouche, la harpe du roi David posée sur le cœur. En arrière-fond, on aperçoit les acteurs costumés. L’harmonisation de la palette dans des tons verts, ocres et rouges, ainsi que l’équilibre des courbes et contre-courbes fondent en une seule réalité le compositeur et l’œuvre issue de son imagination. » (Extrait de la notice du musée)

Au Salon d’Automne, où elle montre Joie dans la forêt, le ton de la critique est sensiblement plus distancié :

 

Joie dans la forêt – 1922
Huile sur toile, 50,5 x 65 cm
Collection particulière (vente 2016)

« Admirons encore les danseuses d'Alice Bailly ; leurs jambes accommodées à la sauce blanche feraient d'excellents salsifis. » (Georges-Armand Masson, « La femme au Salon d’Automne », Les modes de la femme en France, 19 novembre 1922, p.9)

« Mlle Alice Bailly a été autrefois cubiste ; elle a même, me semble-t-il, représenté le cubisme en Suisse. Il lui en reste quelque chose, mais sa Joie dans la Forêt est une toile, amusante et d'un effet décoratif très agréable et très personnel. » (Edmond Jaloux, « Le Salon d’Automne », Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques, 18 novembre 1922, p.2) 

Nouvelle évolution stylistique, en effet, que confirme ce portrait de Marguerite Budry, l’épouse de l’écrivain et critique d’art vaudois Paul Budry (l’organisateur de l’exposition des cubistes qui avait tant plu à Lucienne Florentin !). Alice abandonne clairement le réseau de facettes aux contours précis pour des couleurs semi-transparentes qui se fondent les unes dans les autres et placent l’image dans un léger flou. Le motif de la main, un classique de la tradition du portrait, tend à classer socialement le personnage : une femme aisée, élégante, distante.


Femme au gant blanc – 1922
Huile sur toile, 55 x 46 cm
Kunstmuseum, Luzerne


Le 13 juin 1923, Alice assiste encore à la première des Noces de Stravinsky, dont les décors et costumes sont signés Natalia Gontcharova et qui, enfin, rencontre le succès (même Vogue en parle !). Puis elle rentre en Suisse mais ne veut en aucun cas revenir à Genève. Ce sera finalement Lausanne mais elle garde un atelier à Paris, 5 rue Delambre.

Elle ne participe à aucun Salon parisien cette année-là, ni la suivante. En fait, selon son biographe, elle est insaisissable, court de Lausanne à Winterthour, puis à Sierre, dans le Valais où elle est proche du château de Muzot, où Reiner Maria Rilke s’est établi grâce à Werner Reinhart. Il y termine les Elégies de Duino et ne doit pas trouver ces intrusions très agréables. Mais quand Alice veut quelque chose…

Elle ne revient à Paris qu’en 1925, pour présenter ses tableaux-laine à l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes, où elle obtient un « diplôme d’honneur » dans la classe 13 (Textiles)

 

Après-midi d’automne – 1924/1925
Laine et collage sur toile sur carton, 73,5 x 94 cm
Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne
© Photo : J.-C Ducret, musée cantonal des Beaux-Arts, Lausanne


« Les broderies de laine par Alice Bailly : un procédé pas très au point mais une extrême vivacité de tons, une saveur de fruit presque mûr, qui surprend et rafraîchit. » (Paul Fierens, « L’exposition des arts décoratifs modernes », La Gazette des beaux-arts, 1er juillet 1925, p.230)

 

Et elle renoue avec l’estampe, peut-être pour des raisons financières…

 

Le Bal – 1926
Gravure en noir, rose et beige sur papier
Source : Gallica, Bibliothèque nationale de France

En 1927, on la retrouve plusieurs fois dans la presse suisse. D’abord à l’occasion d’une exposition personnelle organisée en juin par la galerie Léopold Robert. Une quarantaine de toiles qui couvrent l’ensemble de sa carrière, comme Fête étrange et une douzaine de toiles nouvelles, L’Enfant et l’oiseau, La petite famille, Jeune fille à la pipe.

 

L’Enfant à l’oiseau – 1924
Huile sur toile, 81 x 65 cm
Collection particulière (vente 2023)



La petite famille – 1925
Huile sur toile, 70 x 165 cm
Collection particulière (vente 2008)

« Quel que soit le sujet du tableau, on y retrouve toujours une sensibilité extrêmement personnelle, pleine de fraîcheur hardie et de délicates nuances. Mme Bailly est une fée, à la fois perspicace et fantaisiste, qui transforme spirituellement toutes les réalités qu’elle touche suivant les lois secrètes d’une âme singulière et charmante. » écrit Marcel Godet dans La Suisse libérale (4 juin 1927, p.1)

En dépit d’une expression faciale un peu énigmatique, on voit bien que, chez cette Jeune fille, la psychologisation de la figure s’opère. Cela apparaîtra plus clairement dans ses portraits postérieurs.

 

Jeune fille à la pipe
Huile sur toile
Collection particulière

« L’œuvre d’art ne peut naître que de la sensibilité contrôlée par l’intelligence. Alice Bailly joint à ces qualités une sorte de divination. Son style procède d’une discipline intérieure qui échappe à notre contrôle mais que nous pressentons. […] Son désir, c’est d’exprimer à la fois le mouvement et l’esprit des êtres, des choses. » (D.P.-B., La Suisse Libérale, 17 juin 1927, p.1)

Les expositions d’Alice se multiplient en Suisse : à Lausanne, elle est exposée à la salle de la Grenette en octobre-novembre 1927, avec une cinquantaine de toiles.

Elle s’est un peu éloignée de la scène artistique pour se rapprocher du milieu littéraire et musical et surtout de ses mécènes. Elle doit gagner sa vie et la pratique du portrait peut l’aider. C’est probablement dans cet objectif qu’elle exécute les deux portraits qui suivent.

Madeleine de Cérenville est probablement la fille du chroniqueur artistique et musical René de Cérenville (1875-1968), elle-même considérée comme une locomotive de la vie culturelle lausannoise…

 

Portrait de Mlle Madeleine de Cérenville - 1927
Huile sur toile, 85 x 68 cm
Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne
© Photo : J.-C Ducret, musée cantonal des Beaux-Arts, Lausanne

… et Edith Hentsch, épouse d’un banquier collectionneur d’art.

 

Portrait de Madame René Hentsch – 1930
Huile sur toile, 84,5 x 68 cm
Musée d’Art et d’Histoire de Genève


Difficile de ne pas penser, en regardant ces portraits, qu’il fallait une certaine sûreté de soi pour accepter de « passer à la moulinette » de l’œil d’Alice…

Tardivement, Alice voyage. Lors des derniers Salon parisiens auxquels elle participe, en 1929 aux Indépendants et en 1930 au Salon d’Automne, on voit apparaître ses premiers paysages italiens :

 

Petit marché italien – 1928
Huile sur toile, 33 x 41,5 cm
Musée d’Art et d’Histoire de Genève

Peut-être ont-ils été peints à la suite de la participation d’Alice à la Biennale de Venise en 1926, simple supposition de ma part.

Mais Alice peine toujours à vivre de son art. En 1928, elle est admise à la maison des artistes du parc Mont-Repos où elle obtient un atelier. Elle commence à participer aux concours organisés par le Fonds communal des arts plastiques afin d’avoir accès à la commande publique car elle rêve de laisser une trace dans l’espace public, dernier bastion qu’elle doit encore conquérir.

En 1932, elle est contrainte de s’inscrire au chômage. Pourtant, elle continue à peindre et à exposer.

 

Les Ponts de Paris – 1933
Huile sur toile, 73,2 x 100,4 cm
Collection particulière (vente 2020)



Campagne bernoise – 1933
Huile sur toile, 73 x 100 cm
Tribunal fédéral, Lausanne
Photo : Matthias Bill, Federal Art Collection, 
Swiss Federal Office of Culture, Berne


En 1933, une « Exposition du centenaire » lui est consacrée à Berne, un « centenaire » que personne n’explique vraiment, sauf à penser qu’il s’agit d’une manifestation de l’humour d’Alice.

« Un évènement ? Nous en voyons la preuve dans la superbe chambrée qui assistait à ce vernissage. Des amis et des admirateurs, bien sûr, mais en nombre et en qualité : hommes politiques, comme MM. Häberlin et Pilet-Golaz, artistes comme Cuno Amiet et Baud-Bovy, autorité de la partie comme M. de Mandach, directeur du musée de Berne, enfin le grand monde mondain particulièrement empressé ce jour-là. […] 186 tableaux mais une remarquable unité, à peine une évolution, tant Alice Bailly demeure inébranlablement fidèle à ce qu’elle entrevit comme la vérité, c’est-à-dire le stade intermédiaire entre le cubisme et le futurisme, mais un futurisme singulièrement intelligent, si tant est que ces deux termes ne s’excluent pas. Contentons-nous pour aujourd’hui de rendre cet hommage à cette exposition et à son auteur qu’elle vaut une visite même de la part de ceux qu’une telle peinture horripile ou chagrine. » (J. Br. « Alice Bailly à Berne », Le Journal du Jura, 25 avril 1933, p.2)

Il faut dire que – tenez-vous bien- le vernissage était précédé d’une causerie introductive de… Madame Florentin !

Et c’est avec elle qu’Alice retournera en Italie en 1934.

 

La Trinité-des-Monts, Rome – 1934
Huile sur toile, 81 x 65,5 cm
Musée d’Art et d’Histoire de Genève

En février 1934, Alice participe à une exposition de la peinture et de la sculpture suisse moderne, au musée du Jeu de Paume à Paris, en compagnie de quatorze compatriotes dont Cuno Amiet, Ferdinand Hodler, Augusto Giacometti et Félix Vallotton. Toute le presse spécialisée en parle, pour souligner surtout la diversité des styles.

« Mais peut-on parler d'une école ? Ce qui frappe d'abord, dans cet ensemble, c'est la diversité. Pourtant, entre les exposants, des traits de parenté se découvrent qu'a très heureusement fait ressortir M. François Fosca dans son excellente préface du catalogue. […] Si Mme Alice Bailly a regagné son pays natal, elle fut jadis une habituée des milieux artistiques de Paris, où elle fit aimer sa manière à la fois candide et malicieuse. » (René Chavance, La Liberté, 4 février 1934, p.4)

 

Enfin, en 1935, Alice est retenue pour la 4e commande du Fonds communal des arts plastiques. On lui propose la décoration du foyer du théâtre municipal, devenu aujourd’hui l’Opéra de Lausanne. D’après ce qu’en raconte Jaccard, son projet est critiqué - notamment sur la question de la nudité de la cavalière - mais Alice ne bouge pas d’un pouce sa composition, basée sur deux couleurs-thèmes : le vert de la forêt, le rose de la culture.

Alice va travailler à son œuvre pendant tout l’été – caniculaire – de 1936. Elle crée d’abord deux panneaux principaux. Le Foyer de la danse, à dominante rose, se déroule dans les coulisses. On y voit les ballerines s’échauffer et se parer de fleurs, une habilleuse apporter une robe et tout au fond, les rideaux s’ouvrir sur la scène où une danseuse salue le public.

 

Entracte ou Foyer de la danse - 1936
Toile marouflée, 336 x 350 cm
Foyer de l’Opéra de Lausanne
© Photo : 24 H, publié le 30 mai 2015

Et le vert de la Forêt enchantée. On y voit un chasseur qui présente un bouquet à une cavalière ; chevauchant nue et « à la garçonne », elle règne sur la nature.

 

Forêt enchantée - 1936
Toile marouflée, 336 x 350 cm
Foyer de l’Opéra de Lausanne
© Photo : 24 H, publié le 30 mai 2015

Alice demande alors à compléter son travail narratif par d’autres panneaux à placer dans les angles, qu’elle produira grâce à des mécènes. Elle alterne les couleurs, encadrant le rose de l’Entracte par les verts Confidence dans la forêt et Jeune fille à la biche, tandis qu’inversement, le rose de Danseuse et arlequin et Ballerine fleurie souligne le vert de la Forêt enchantée. Elle va y travailler jusqu'à l'été 1937.

Alice a envahi le foyer et réalisé le premier grand décor confié à une femme, dans son pays natal.

 

Confidence dans la forêt - 1937
Toile marouflée
Foyer de l’Opéra de Lausanne
© Photo : 24 H, publié le 30 mai 2015

L’accueil est très positif, le public loue la « délicatesse » et la « grâce » de ce travail « si féminin ». L’histoire ne dit pas ce qu’Alice aurait pensé de ces adjectifs, elle qui a toujours refusé ces qualificatifs, comme elle a refusé d’exposer avec des associations féminines, préférant attaquer de front la citadelle masculine…

Mais lors de la présentation du décor, le 28 septembre 1937, Alice n'est pas là. Epuisée par son travail harassant, elle a été hospitalisée à la mi-septembre. Elle sera transportée dans son atelier à Noël où elle meurt au matin du 1er janvier 1938.

La presse évoque le « chant du cygne de l’une des plus grandes femmes peintres de la Suisse ».  

*

 

Je ne pense pas qu’on puisse soutenir qu’Alice Bailly ait été oubliée dans son pays. Dès l’année qui suit sa mort, le musée cantonal des beaux-arts de Lausanne organise la première rétrospective de son œuvre.

Peu de temps après, conformément à son souhait, est créée la Fondation Alice Bailly, dans l’objectif de soutenir financièrement les jeunes artistes de talent. Cette initiative généreuse aura un autre avantage : dès 1951, des expositions-ventes de ses œuvres seront régulièrement organisées par la Fondation au profit des jeunes artistes, autant d’occasions de parler d’elle et de redécouvrir ses œuvres, en 1954, 1962, 1967.

En 1968, le musée cantonal des beaux-arts de Lausanne organise une deuxième rétrospective de près de quatre-vingt-dix œuvres, prêtées par des musées et de nombreux collectionneurs privés, puis une troisième en 2006.

Actuellement, des œuvres d’Alice sont montrées au Kunstmuseum de Berne, dans une exposition collective intitulée « Anecdotes du destin ». Elles y voisinent avec celles de Louise Catherine Breslau, Ferdinand Hodler, Max Buri, Marcello et Félix Vallotton, entre autres.

En France, et singulièrement à Paris qui aurait quelque raison de se souvenir d'elle, c’est le calme plat : à Beaubourg, ni œuvre ni même une « notice de personnalité », au musée d’art moderne de la ville de Paris, idem. 

Grâce soit donc rendue à l’Institut national d’histoire de l’art qui conserve la collection d’estampes de Jacques Doucet et au musée d’Orsay qui glissa deux tableaux d’Alice dans son exposition « Modernité suisse » de 2021. 

Sans quoi j’aurais pu ne jamais découvrir cette peintre dont la joie de vivre irradie les œuvres et qui, avec brio et ténacité, osa faire le siège de la « société des hommes ».

 


Bouquet de fleurs – 1916
Huile sur toile, 40 x 50 cm
Collection particulière (vente 2011)



Plante en pot – sans date
Tableau-laine, 54 x 40 cm
Collection particulière (vente 2017)


Nature morte au mimosa – sans date
Huile sur toile, 73 x 60 cm
Collection particulière (vente 2007)





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