dimanche 24 septembre 2023

Séraphine Louis, dite Séraphine de Senlis (1864-1942)

 

Anne-Marie Uhde, photographe
Séraphine devant son tableau – vers 1928
(vendu en 2011 sous le titre Fleurs des champs)


Séraphine Louis est née à Arsy (Oise), le 3 septembre 1864. Elle est la quatrième enfant d’un couple très modeste, son père est manouvrier et horloger itinérant, sa mère fille de ferme. Séraphine perd sa mère à un an et vit avec son père remarié jusqu’à la mort de celui-ci. Elle n'a que sept ans lorsqu'elle est recueillie par sa sœur aînée, Argentine Geurts. Le soir, après l’école, elle est bergère.

A treize ans, elle est placée comme bonne près de Paris puis devient femme de chambre dans une autre famille. En 1882, à dix-huit ans, elle entre comme bonne au couvent des sœurs de la Charité de la Providence à Clermont-de-l’Oise. Cela fait une dizaine d’années qu’Henri Rousseau, dit Le Douanier, a commencé à peindre…


Henri Rousseau dit Le Douanier (1844-1910)
Bouquet de roses – 1882
Huile sur bois, 26 x 19 cm
Museum Charlotte Zander, Bönnigheim

Au couvent, Séraphine devient très pieuse mais pas au point d’entrer en religion. En 1905, elle quitte le couvent pour servir dans diverses familles bourgeoises de Senlis. 

Mais elle déteste habiter chez les autres. Alors, l'année suivante, à quarante-deux ans, elle peut enfin louer son premier appartement, rue du Puits-Tiphaine. Ce n’est pas très grand mais c’est lumineux et il y a une belle hauteur sous plafond. Et elle est à deux pas de la cathédrale où elle se rend chaque jour pour faire ses dévotions à la sainte Vierge.

Est-ce pour exprimer sa foi immense qu’elle commence à dessiner ? Son tout premier dessin connu a été conservé par une famille chez laquelle elle a travaillé à partir de 1910, une gouache réhaussée d’or qui était fixée sur une image pieuse et encadrée de bleu.

 

Fleurs dans un panier – vers 1910
Crayon et gouache sur papier, 29,2 x 20,8 cm
Musée d’Art et d’Archéologie de Senlis

On ne sait pas si elle a peint d’après nature mais on reconnaît des boutons d’or, des myosotis, une fleur de gerbera et peut-être une branche de jacinthe. Déjà, elle occupe tout l’espace de la feuille. S’est-elle entraînée longtemps avant d’avoir l’idée d’acheter du Ripolin en pot ?

L’idée n’est pas si mauvaise, Picasso s'en servira aussi pour obtenir une finition brillante, sans trace de coup de pinceau ; par exemple, pour peindre le Fauteuil rouge où seuls les blancs sont peints à l’huile.

 

Pablo Picasso (1881-1973)
Le Fauteuil rouge – 1931
Huile et Ripolin sur panneau, 131,1 x 98,7 cm


Séraphine, elle, achète son Ripolin blanc et y délaie des fleurs, des fruits, des racines et de la terre, trouvés dans la campagne, après les avoir écrasés. Elle en teinte ses fonds, sur tous les supports qu’elle peut trouver, puis y peint des fruits, formes simples, colorées, rutilantes même !

 

Les Grenades – vers 1915
Huile sur bois, 18,4 x 24 cm
Musée d’Art et d’Archéologie de Senlis


Branche de fruits – sans date
Huile sur bois, dimensions non communiquées
Musée d’Art naïf et d’Arts singuliers - MANAS, Laval

« Les couleurs s’embrasent : jaune audacieux du fond, orange des fruits, ocre et grenat du feuillage qu’atténuent à peine les verts pâles ou profonds des feuilles lancéolées. Les nervures sont dessinées à la hâte ; le profil découpé des feuilles est esquissé à coups de pinceaux fiévreux. Fruits et feuillages sont emportés dans le même mouvement, absolument inconciliable avec la conception traditionnelle des "natures mortes". » (Extrait de la notice du musée).

 

Et Séraphine utilise tout ce qui lui tombe sous la main…

 

Pot à crème – vers 1915
Peinture à l’huile sur terre cuite, 14,3 x 10,4 cm
Musée d’Art et d’Archéologie de Senlis



Fleurs et fruits – vers 1915
Huile sur panneau, 22 x 28,5 cm
Collection particulière


C’est vers 1912 qu’elle fait la connaissance de l'homme qui va bouleverser sa vie. Il s’appelle Wilhelm Uhde et se présente comme « marchand d’art allemand ». Il a raconté leur rencontre dans un texte qui paraît dans une revue d'art, en 1931, entre un article sur Braque et un autre sur le maniérisme :

« Aux environs de 1912, je louai à Senlis, pour quinze francs par mois, un logement composé de deux pièces et d'un vestibule. J'avais acheté de vieux meubles sans prétention et pendu aux murs de vieilles peintures anonymes. C'était le repos après les luttes homériques qu'il fallait soutenir pour la peinture moderne dans le Paris d'alors. Tous les matins, une vieille femme, qu'on m'avait recommandée, venait, pour une heure, faire le ménage de mon petit logis. Je ne savais rien d'elle, si ce n'était son nom : Séraphine Louis, et je ne faisais guère attention à elle. Son arrivée était pour moi une invite à commencer ma promenade matinale.

Un jour, chez de petites gens de Senlis, j'aperçus une nature morte ; elle me produisit une impression si extraordinaire, que je m'arrêtai muet de saisissement. A la considérer davantage, je me rendis compte que cet effet n'était point dû à des causes extérieures, mais uniquement à une valeur artistique telle que la toile résistait à un examen minutieux. La nature morte représentait des pommes, posées sur une table, sans plus. Mais c'étaient de vraies pommes, modelées dans une belle pâte consistante. Cézanne eût été heureux de les voir. "Qui a peint cette toile ?" demandai-je. "Séraphine", me répondit-on. "Quelle Séraphine ?" — "Mais, votre femme de ménage. Elle pensait nous vendre le tableau, mais si vous le voulez, nous vous le céderons volontiers. C'est huit francs."

Quand Séraphine arriva chez moi le lendemain matin, elle vit, sur une chaise, la nature morte. Elle se mit à rire. "Monsieur a acheté ma toile ? Elle plaît donc à Monsieur ?" — "Beaucoup, en avez-vous d'autres ?" Elle m'en apporta une demi-douzaine, qui toutes, me firent autant d'impression que la première. Une rare passion, une ferveur sacrée, une ardeur médiévale avaient pris corps dans ces natures mortes. Je montrai quelques-unes de ces toiles aux plus compétents d'entre mes amis : ils furent aussi émus que moi. » (Wilhelm Uhde, « Séraphine ou la peinture révélée », Formes, revue internationale des arts plastiques, 1 janvier 1931, p.115)

Mais qui était donc ce marchand d’art surprenant ?

 

Helmut Kolle (1899-1931)
Portrait de Wilhelm Uhde – avant 1926
Huile sur toile, 151 x 105,5 cm
Musée de Grenoble
© Photo : J.L. Lacroix/Ville de Grenoble/Musée de Grenoble

Il était venu s’installer à Paris au tournant du siècle et a rapidement découvert Braque et Picasso dont il a acheté des œuvres. Il est aussi l’un des premiers à avoir défendu l’art du Douanier Rousseau qu’il a exposé en 1908 et il a déjà repéré plusieurs peintres naïfs, comme Louis Vivin et Camille Bombois. C’est aussi l’année où il épouse une certaine Sonia Terk qui deviendra Delaunay (mais c’est une autre histoire !).

 

Louis Vivin (1861-1936)
L’enfant aux oies – 1906
Huile sur toile, 50 x 65 cm
Musée d’Arts de Nantes
© Photo : Alain Guillard, Musée d’Arts de Nantes


Camille Bombois (1883-1970)
Surprise – sans date
Huile sur toile, 64 x 81 cm
Museum Charlotte Zander, Bönnigheim


Son credo est de libérer la peinture qu’il trouve « entravée », en investissant sur des artistes qui privilégient la simplification des formes. Quand on dit « investir », il faut tout de même se référer à ce que représente la somme de huit francs à l’époque. Il ressort d’une étude du ministère du Travail de 1911 qu’un brasseur gagnait cinq francs par jour, un tailleur sept francs cinquante par jour, une employée de maison sans doute moins.

Huit francs pour Séraphine, c’est donc une somme intéressante. Pour Uhde, ce n’est pas grand-chose : sur la base de la même étude, on a évalué qu’il devait dépenser, dans sa vie quotidienne, entre 200 à 500 francs par mois. En 1910, il a acheté le Portrait de madame M. du Douanier Rousseau (musée d’Orsay), à 200 francs. (Source : Yves Guignard, « Deux moments économiques dans la vie de Wilhelm Uhde », consultable en ligne)

La première visite de Uhde est de courte durée car, en 1914, il doit rentrer en Allemagne. Ses biens sont confisqués comme « biens ennemis » et ses tableaux, y compris ceux de Séraphine, sont vendus au début des années 20 pour des sommes dérisoires.

Séraphine retourne à son anonymat et continue à peindre. On imagine qu’elle s’enhardit, aborde des compositions plus réfléchies, plus complexes…

 

Orange et trois quartiers d’orange – vers 1915
Huile sur toile, 24,2 x 35,2 cm
Musée d’Art et d’Archéologie de Senlis


Les Cassis – vers 1915
Huile sur toile, 19,4 x 24,5 cm
Musée d’Art et d’Archéologie de Senlis


… conçoit ses premiers bouquets encore un peu hésitants…

 

Fleurs sur fond bleu – sans date
Huile sur panneau, 21 x 26 cm
Museum Charlotte Zander, Bönnigheim

 

Mais, en fait, on n’en sait rien du tout.

On retrouve Uhde à Chantilly, où il s’est installé après la guerre, au début des années vingt. « C'est là que je lus un jour qu'une Exposition de peinture régionale s'ouvrait à l'hôtel de Ville de Senlis. Le souvenir de Séraphine me traversa l'esprit. Une heure après, frémissant d'impatience, je débarquai dans la vieille ville que je n'avais pas revue depuis treize ans. […] Puis je gravis l’escalier de pierre monumental de l’hôtel de ville, je pénétrai dans la salle, dont les murs étaient couverts de tableaux, d’aquarelles, de dessins - de l’art provincial ordinaire. Et comme mon regard quêtait rapidement de l’un à l’autre, il découvrit soudain, dans un coin, trois grandes toiles d’une puissance saisissante : un bouquet de lilas dans un vase noir, un cerisier, deux ceps de vigne chargés, l’un de raisins noirs, l’autre de raisins blancs. » (Formes, revue internationale des arts plastiques, ibid.)

 

Grappe de raisins – vers 1915
Huile sur bois, 19 x 24,5 cm
Collections du musée national d’art moderne, Paris
En dépôt au musée d’Art et d’Archéologie de Senlis
© Photo : Christian Schryve

Fleurs des champs – vers 1924
Huile sur toile, 79 x 60 cm
Collection particulière (vente 2011)


Fruits et branche de cerisier – sans date
Huile sur toile, 64,5 x 80,5 cm
Museum Charlotte Zander, Bönnigheim

« Ce n'était point là ce qu’il est convenu d'appeler des toiles "bien peintes". Le talent naturel, l'intelligence et le goût, sans doute, avaient aidé à l'élaboration de l'œuvre ; ils n'en étaient point la source. Mais un cœur simple et fort, par un acte créateur, avait donné une existence corporelle à l'amour, à la passion ardente qui l'avait envahi tout entier. Ces matérialisations d'un état d'âme m'émouvaient plus profondément que les meilleurs tableaux "d'artistes-peintres". Leur frénésie était plus grandiose que l'aimable folie des "fauves", dont l'art, il y a vingt ans, horrifiait le bourgeois et qui aujourd'hui tiennent le haut du pavé. » (Formes, revue internationale des arts plastiques, ibid.)

 

Séraphine posant devant son tableau Fleurs de fantaisie
à l’exposition de l’hôtel de ville de Senlis en 1927


« A dater de ce jour, Séraphine n’en est plus réduite à mélanger ses couleurs avec l’essence empruntée à la petite lampe de la Sainte Vierge ; elle est munie de tout ce qu’il faut pour peindre. Principalement de ces grandes toiles qu’elle réclame : des toiles de deux mètres de haut et malaisées à manier. Un camion qui fait le service de Paris à Senlis lui apporte tout cela. Elle sait exactement ce qu’elle veut et il est des objets auxquels elle ne touche point. Elle n’utilise aucune des multiples couleurs que je lui envoie. Elle se procure les siennes elle-même et y mêle de la laque. Le mystère de cette composition reste un secret qu’elle ne confie à personne. Comme elle n’aime pas être surprise à peindre, l’accès de son logement est rendu difficile par un système compliqué de serrures et de chaînes de sûreté, et, dès le bas de l’escalier, on trouve une pancarte ainsi libellée : "Mlle Séraphine ne reçoit pas." » (Même texte d'Uhde, légèrement remanié, paru dans Les Nouvelles Littéraires du 8 décembre 1949, p.5.)

 

Grâce aux grandes toiles d’Uhde, la production de Séraphine prend rapidement de l’ampleur. Elle continue à occuper toute la surface de la toile mais commence à prendre quelques libertés avec l’exactitude botanique.

 

Marguerites – 1925/1927
Huile sur toile, 116 x 89 cm
Museum Charlotte Zander, Bönnigheim



Bouquet de Mimosa – sans date
Support, technique et dimensions non communiqués
Musée d’Art naïf et d’Arts singuliers - MANAS, Laval


Dès lors, Séraphine bénéficie de meilleures conditions d’existence. Selon Uhde, elle vit dans un trois pièces dont l’une lui sert d’atelier. Et comme il lui achète toutes ses œuvres et lui procure tout le matériel dont elle a besoin, elle peut cesser de travailler chez les autres.

 

Les Fruits – vers 1928
Huile sur toile, 92 x 73 cm
Musée de Grenoble
© Photo : J.L. Lacroix/Ville de Grenoble/Musée de Grenoble


Son art, enfin reconnu, prend alors toute sa puissance. Ce n’est probablement pas elle qui choisit le titre de ses tableaux. Uhde et sa sœur Anne-Marie - devenue proche de Séraphine à la fin des années 20 - s’en chargent.

 

L’arbre de vie – 1928
Huile sur toile, 144,7 x 113,3 cm
Musée d’Art et d’Archéologie de Senlis

En 1928, Uhde organise, à la galerie parisienne des Quatre Chemins, l’exposition « Les Peintres du Cœur Sacré » où les œuvres de Séraphine sont exposées avec celles du Douanier Rousseau et de Louis Vivin. On peut dire en effet que, sacré ou pas, c’est un art de ferveur et c’est ainsi que Uhde le voit : « Il n'est pas douteux que l'estime qui va aujourd'hui à un art naguère si décrié exerce une influence sur Séraphine et sur son activité. "La joie ennoblit les sens". L'ascétisme du cloître devient la sensualité sublimisée du culte catholique. Et comme le soleil s'empourpre en traversant les roses des verrières, ainsi s'éveillent sur de grands tableaux des couleurs rutilantes qui se fondent en un chœur harmonieux. » (Ibid.)

Vitraux ? Il est bien possible, en effet, que Séraphine ait longuement contemplé ceux de la cathédrale de Senlis, notamment celui qui est dédié à Marie, « Reine de la Paix ».

 

Vitrail de la cathédrale de Senlis

Pour autant, elle les a réinterprétés dans un langage qui lui appartient en propre (et existe-t-il un art absolument spontané ?)

Elle peint des toiles de plus en plus grandes, probablement en les posant sur le sol.

 

Les grandes Marguerites – 1929/1930
Huile sur toile, 195,5 x 130,5
Musée d’Art et d’Archéologie de Senlis


Grappes et feuilles roses – vers 1929
Huile sur toile, 115,5 x 89 cm
Musée d’Art et d’Archéologie de Senlis

Et non seulement ses œuvres s’affirment, au cours du temps, avec de plus en plus de véhémence mais elles paraissent même habitées par un mouvement qui leur est propre.

 

Arbre rouge – vers 1928/1930
Huile sur toile, 193 x 130 cm
Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris
© Photo : Jacqueline Hyde - Centre Pompidou, MNAM-CCI/Dist. RMN-GP



Grand Bouquet au vase noir et fond bleu ou Fleurs et Fruits – 1929
Huile sur toile, 146 x 97 cm
Collection Dina Vierny – Musée Maillol
(Photographié au Louvre dans l’exposition « Les Choses » en décembre 2022)



Bouquet de feuilles – vers 1930
Huile sur toile, 40 x 30 cm
Collection particulière



Grappes de raisin – 1930
Huile sur toile, 146 x 114 cm
Collection Dina Vierny – Musée Maillol


Arbre du paradis – 1929 / 1930
Huile sur toile, 195 x 130 cm
Collections du musée national d’art moderne, Paris
En dépôt au musée d’Art et d’Archéologie de Senlis
© Photo : Bertrand Prévost - Centre Pompidou, MNAM-CCI/Dist. RMN-GP


Une impression vaguement inquiétante que je ne suis visiblement pas la seule à avoir ressentie : « Le fait qu'ils procèdent d'un monde auquel nous n'avons point accès, confère aux tableaux de Séraphine leur puissance mystérieuse, leur effet médiéval. Le bleu des vitraux où se détache un arbre tel qu'il n'en a jamais existé et qu'il n'en existera jamais, arbre que nous voyons, non pas croître, mais vivre comme vivrait un être humain, ce bleu est jailli du tréfonds de l'inconscient. Il est difficile de vivre à l'ombre de pareils tableaux ; même en dormant, l'on est oppressé par leur présence. » (Formes, revue internationale des arts plastiques, ibid., p.117)

 



Les critiques d’art commencent à s’intéresser à Séraphine, ainsi Charensol, relatant une exposition à la galerie Bernheim, où l’on peut voir les œuvres de Bombois et Vivin à côté de celles de Séraphine : « Dirais-je, pourtant, que ces charmants petits maîtres souffrent un peu du voisinage des œuvres flamboyantes de Séraphine Louis, celle que l’on nomme Séraphine de Senlis. Sans être aussi complexe que celui d’Utrillo, le cas de cette femme de ménage adonnée sur ses vieux jours à la peinture la plus exaltée ne laisse pas de déconcerter. C’est qu’il ne saurait s’agir, dans la plus grande de ces deux compositions surtout, d’un heureux hasard ; par la forme, la couleur, l’organisation du tableau, l’âme la plus hautement lyrique de la peinture contemporaine s’exprime. » (« La quinzaine artistique », L’Art vivant, 1er janvier 1930, p.383)

 

Mais à cette date, Uhde a déjà commencé à se retirer de la partie. Séraphine, enivrée par son succès, dépense sans compter et Uhde a été contraint de la chapitrer. Mais surtout, avec la crise de 1929, le marché de l’art devient difficile, les œuvres ne se vendent plus.

Cette réalité brutale, que Séraphine ressent comme une injustice, contribue sans doute à faire vaciller la raison de la vieille dame fatiguée qu’elle est devenue. Incapable d’accepter cette seconde défection de son protecteur, elle commence à délirer et cesse de peindre, parcourant les rues pour annoncer la fin du monde et la punition prochaine de ceux qui lui veulent du mal.

En janvier 1932, une crise violente conduit à son internement, d’abord à l’hôpital de Senlis puis à l’asile psychiatrique de Clermont-de-l’Oise. Là, Séraphine ne demande plus jamais de quoi peindre mais écrit, principalement des libelles accusatoires, avec une passion comparable à celle qu’elle avait mise dans sa peinture.

 

Pendant son enfermement, pourtant, on continue à voir et apprécier sa peinture. C’est à cette époque qu’on trouve le plus grand nombre d’articles à son sujet.

Il y a d’abord l’exposition intitulée « Les maîtres populaires de la réalité », organisée à Paris par le musée de Grenoble, dirigé par André Farcy, un conservateur passionné par l’art moderne et inaugurée par le ministre de l’Education nationale.

« On a parfois parlé avec mépris des "peintres du Dimanche". Peintres du Dimanche, chauffeurs du Dimanche, ceux qui peignent et ne conduisent qu'une fois la semaine ; bref, les amateurs maladroits. Eh bien, aujourd'hui, les peintres du Dimanche ont leurs maîtres, tout comme les "pompiers", tout comme les "fauves". Il faut visiter avec soin l'exposition de la rue Royale qui leur est consacrée pour en goûter à la fois toute l'importance et toute la saveur. Inutile de revenir sur le cas du douanier Rousseau. Personne ne discute plus son talent. Beauchant, peintre de fleurs, a également auprès des connaisseurs une réputation aussi établie que justifiée. Mais Vivin, Bombois, Peyronnet, Rimbert, Séraphine Louis, Jean Eve… J'avoue, à ma honte, avoir vu leurs œuvres pour la première fois.

Et quelles œuvres ! Des œuvres non frelatées, des œuvres saines, fraîches, directes, sensibles, émouvantes… Comme ces artistes aiment la peinture, comme ils détestent la trop grande habileté, le truquage, comme ils ne se dérobent jamais devant la difficulté… Des artistes, de vrais artistes doublés de remarquables artisans. Leur vie est à l'image de leur art. » (André Boll, « Les maîtres populaires de la réalité », Notre Temps, 13 juin 1937, p.304)

Le Populaire du 3 août 1937 évoque « les somptueuses toiles mystiques de Séraphine Louis, cette sainte Thérèse de la peinture. »

L’exposition partira ensuite à Zurich puis à New York. « L'élite artistique de la grande cité suisse a réservé un accueil particulièrement chaleureux à cet ensemble qui comprend des noms tels que le douanier Rousseau, Louis Vivin, Séraphine Louis, le peintre des fleurs fantastiques, Peyronnet, Bauchant, Maurice Utrillo, Bombois, etc. L'exposition a été précédée d'une conférence de M. André Farcy, conservateur du Musée de Grenoble… » (Anonyme, « Une exposition de peintres français à Zurich », Ouest-Eclair, 22 décembre 1937, p.2)

 

Pendant ce temps, Séraphine continue à écrire, des lettres « grossières et injurieuses, calomnieuses, voire blasphématoires », selon ses médecins. Même l’écriture ne parvient pas à l’apaiser. Quand vient la guerre, les malades sont de plus en plus livrés à eux-mêmes et beaucoup d’entre eux meurent de faim.

« L’hôpital de Clermont n’échappe pas au traitement infligé alors aux malades mentaux, évalués par le régime nazi, comme "des dégénérés, des déchets sociaux qui contribuent à la dégénérescence de la race et deviennent une lourde charge pour la collectivité". À Clermont, il y aura trois mille soixante-trois morts affamés, abandonnés à leur sort. » (Laetitia Jodeau-Belle et Jean-Claude Maleval, « Le sacrifice fait à Dieu de Séraphine de Senlis », L’évolution psychiatrique 76 (2011), p.629)


Séraphine meurt, seule, assommée de morphine le 11 décembre 1942. Sans famille, elle sera jetée dans la fosse commune, comme d’autres anonymes de l’hôpital.

 

*

Après la guerre, les articles se succèdent, comme les expositions, avec des commentaires parfois un peu surprenants… « Voici, enfin, à la galerie de France, rue du Faubourg-Saint-Honoré, l’exposition Séraphine Louis, la Bernadette Soubirous de la peinture. Modeste femme de ménage de Wilhelm Udhé [sic], à Senlis, elle a fignolé, avant sa mort à l’asile, en 1934, d’extraordinaires tableaux : des fleurs où sont agglomérés des fruits et des coquillages. Dans la galerie des humbles elle trouvera place auprès du douanier Rousseau, dont elle partagera peut-être le succès, encore que ses prix soient plus modestes. » (Claude Bellinet, « Rythmes de Paris », Images de France, 1er janvier 1944, p.48)


« Séraphine Louis, dite Séraphine de Senlis, passa son enfance à garder les enfants et le bétail, et le reste de sa vie à faire des travaux de ménage chez des particulières. Sans avoir été folle d'une manière caractérisée, elle ne paraît pas avoir joui de facultés très lucides. Elle mourut en 1934 [sic], à soixante-dix ans, après avoir, semble-t-il consacré le meilleur d'elle-même à une sorte de piété mystique et à la peinture. Ses œuvres, où la figure humaine n'a aucun accès, se composent d'étranges bouquets où foisonnent des fleurs d'apparence plus symbolique qu'authentiquement végétale. On est fort tenté d'y reconnaître les figurations, à peine transposées, d'obsessions sexuelles. Quant à la couleur, elle est nettement décorative comme, d'ailleurs, la composition. Rien d'étriqué. Le faire est large et, malgré son souci évident du détail, les ensembles ont de l'ampleur et du souffle. » (Anonyme, « A travers les Galeries », Les Lettres françaises, 20 octobre 1945, p.4)

« Séraphine Louis, elle, a tout bouleversé. Elle a redécouvert le monde : couleur, valeur, volume, perspective. Sans avoir jamais dessiné, ses toiles sont un miracle de composition et d'équilibre. Ses bouquets ésotériques s'arrêtent en un accord parfait au bord de la toile. Bouquets ? Personne ne s'y trompe. Il ne s'agit pas de fleurs, dans ses tableaux, pas plus qu'il ne s'agit de petits points noirs dans une symphonie. Des fonds hallucinés, des morceaux d’architecture, un drapeau américain où les étoiles sont remplacées par de pâles violettes, témoignent que Séraphine a enveloppé le cosmos dans ses chrysanthèmes-rêve et ses raisins-divinité. La délicatesse des orientaux rejoint, sur sa toile, la précision ironique des surréalistes. » (Anne Manson, « Des carreaux de cuisine aux bouquets séraphiques », Concorde, 22 novembre 1945, p.5)

« Les tableaux de Séraphine Louis exposés à la Galerie Bucher nous incitent à des comparaisons pleines d'actualité. Séraphine Louis, dite Séraphine de Senlis, fut d'abord gardeuse de bétail, puis femme de ménage, dur métier qu'elle exerça toute sa vie, à Senlis, puis à l'asile de Clermont dans l'Oise, où elle mourut en 1934 [sic]. Or, et voici ce qui fait de Séraphine le cas le plus extraordinaire peut-être de l'histoire de la peinture, cette "primitive" sans culture d'aucune sorte a peint de grands panneaux de feuillages, de fleurs, de fruits, qui "tiennent le coup" à côté de n'importe quelle autre peinture, la plus aboutie et la plus savante ; on l'a bien vu l'année dernière aux "Cent chefs-d'œuvre de l'Ecole de Paris", où ils menaient le jeu - rencontre bien instructive - de pair avec les Douanier Rousseau.

C'est que, dira-t-on, Séraphine était de naissance et sans le savoir un très grand peintre, avec toute la science et le don que cela suppose. Bien sûr. Mais on n'est guère plus avancé. D'autant que le fabuleux décor oriental qui palpite sur ses toiles entretient avec l'art persan des rapport insolites et parfaitement inexplicables, sauf peut-être par les voies de la mémoire héréditaire. D'autre part, ces compositions, toujours animées d'un mouvement tourbillonnaire, semblent par là témoigner d'un mystérieux sens cosmique ; et alors, impossible de ne pas songer à Van Gogh. » (Charles Estienne, « Qu’est-ce qu’un peintre naïf ? », Combat, 5 février 1947, p.2)

 

En 1948, le musée d’Art Moderne de Paris montre « Les Peintres du dimanche » avec « Séraphine Louis, la visionnaire de la peinture, ancienne bergère et humble bonne, qui peignit comme elle eût prié. » (Guy Dornand, Le Franc-Tireur, 6 juillet 1948, n.p.).

La même année, elle s’installe avec deux œuvres dans le même musée d’Art Moderne, grâce à la création d’une salle dédiée à Wilhelm Uhde, mort l’année précédente. Son livre posthume, Cinq maîtres primitifs (Paris, Librairie Palmes, Philippe Daudy éditeur) sera publié en 1949.

 


Et puis…

C’est au musée Maillol que réapparaît « Séraphine de Senlis », le 1er octobre 2008, le jour de la sortie nationale du film Séraphine, incarnée par Yolande Moreau.

Dix ans plus tard, avec « De Picasso à Séraphine, Wilhelm Uhde et les primitifs modernes », c’est encore à propos de son découvreur qu’elle vient sur les cimaises du musée de Villeneuve-d'Ascq.

En 2021, paraît un catalogue raisonné de l’œuvre. Il comporte une monographie et 114 notices, soit le tiers environ de l’évaluation du nombres d’œuvres de Séraphine. (Pierre Guénégan, Séraphine, Catalogue raisonné de l’œuvre peint, Lanwell & leeds Ltd, 2021, 390 p.)

 

Enfin, cette année, le Jiushi Art Museum de Shanghai présente jusqu’au 12 novembre 2023, « The Wonderful World of The Naïf Painters ». On peut y voir les œuvres de Louis Vivin, Jean Eve, Douanier Rousseau, Camille Bambois, René Rimbert et de Séraphine, seule femme de l’exposition.

 

 

Lune citron – sans date
Huile sur toile, 19 x 24 cm


 



*

 

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dimanche 17 septembre 2023

Gwen John (1876-1939)

 

Portrait of the Artist– vers 1900
Huile sur toile, 61 x 37,8 cm
National Portrait Gallery, Londres

Gwendolen Mary John est née le 22 juin 1876 à Haverfordwest, au Pays de Galles, deuxième enfant d’un père avocat et d’une mère aquarelliste amateur. Thornton, Gwen, Augustus et la petite Winifred perdent leur mère très jeunes et sont élevés dans une ambiance assez sombre, par des gouvernantes puis dans diverses pensions.

Mais Augusta, leur mère, avait vécu assez longtemps pour encourager les efforts artistiques de ses enfants. Après sa mort, la famille déménage dans une petite station balnéaire du Pays de Galles, Tenby. Là, Gwen et Augustus commencent à dessiner avec passion. Augustus étudie brièvement à la Tenby School of Art puis, en 1895, Gwen et Augustus partent à Londres pour intégrer la prestigieuse Slade School of Fine Art, la seule école d’art britannique qui acceptait les jeunes femmes.

Tous deux suivent les cours d’Henry Tonks, l’un des premiers peintres anglais à avoir été influencé par l’impressionnisme français.

 

Henry Tonks (1862-1937)
Portrait of a Girl with Her Wrists Crossed – sans date
Huile sur toile, 63,1 x 50,8 cm
University of Hull Art Collection


Frère et sœur habitent ensemble par mesure d’économie et se nourrissent comme ils le peuvent, souvent de noix et de fruits secs… A Slade, Gwen noue une relation étroite avec quatre de ses condisciples, futures peintres comme elle, Gwen Salmond (1877-1958), Edna Clarke Hall (1879-1979), Ida Nettleship (1877-1907) et Ursula Tyrwhitt (1878-1966).


Les règles de l’atelier sont strictes et les élèves encouragés à copier les maîtres anciens. Gwen va travailler à la National Gallery et s’initie à la technique du glacis en copiant ce tableau de Metsu :

 

Gabriel Metsu (1629-1667)
Femme assise à table tandis qu’un homme accorde son violon – vers 1658
Huile sur toile, 43 x 37,5 cm
National Gallery, Londres


Un des premiers tableaux connus de Gwen est cette vue de la plage de Tenby, un des très rares paysages qu’elle a peints. Les contrastes sont un peu rudes, les personnages ressemblent à des âmes errantes mais le tableau annonce déjà le goût de Gwen pour une certaine économie de moyens.

 

Landscape at Tenby with Figures – 1896
Huile sur panneau, 46 x 57 cm
Tenby Museum & Art Gallery

En 1898, Gwen part quelques mois à Paris pour suivre les cours de James McNeill Whistler à l’académie Carmen. Whistler conçoit la peinture comme une discipline : « Je n’enseigne pas l’art, j’enseigne l’application scientifique de la peinture et des pinceaux ».

Son enseignement a une profonde influence sur Gwen qui adopte dès cette époque une technicité rigoureuse. Elle prépare ses toiles elle-même, selon sa propre méthode, développe un système numérique pour classer les valeurs tonales et applique la peinture en petites touches épaisses pour faire scintiller la surface de la toile. Augustus est vaguement inquiet et se demande si lui-même ne va pas devoir « fermer boutique » devant la rigueur de sa sœur.

A Augustus qui fait remarquer à Whistler que le travail de Gwen a du caractère, celui-ci aurait répondu « Caractère ? Qu'est-ce que c'est, le caractère ? C'est le ton qui compte. Votre sœur a le sens du ton. »


Young woman with a violin (Grace Westray) – 1897
Huile sur toile, 41 x 41 cm
Collection particulière


Mrs. Atkinson – 1897/1898
Huile sur bois, 30,5 x 31 cm
The Metropolitan Museum of Art, New York


En 1900, Gwen rentre à Londres et expose pour la première fois au New English Art Club, le lieu d’exposition habituel des élèves de Slade. Elle se fait remarquer avec son Portrait de l’artiste (voir supra) où percent son assurance et sa détermination, à peine dissimulées par une gravité distanciée et la douceur de la palette.

On comprend aussi le « sens du ton » que lui reconnaissait Whistler, dans ce petit portrait de sa sœur, peint à la même époque (et particulièrement mal photographié…)

 

Winifred John – vers 1900
Huile sur toile, 25 x 20 cm
Tenby Museum & Art Gallery

 

Toujours à la même époque, un de ses amis de Slade, Ambrose McEvoy, fait d’elle ce portrait où l’on sent l’influence de Gwen dans l’utilisation des valeurs tonales.

 

Ambrose McEvoy (1877-1927)
Gwen John – 1901
Huile sur toile, 68,7 x 51 cm
National Museum Wales, Cardiff

 

Gwen a aussi fait bénéficier de ses conseils son amie Edna Clarke Hall, qui l’a raconté plus tard. On pense que le tableau d’Edna, Nature morte au panier sur une chaise, a été peint sous sa direction, avec des accessoires - le chapeau de paille et le panier en osier - qu’on retrouve dans des tableaux postérieurs de Gwen.

 

Edna Clarke Hall (1879-1979)
Still Life of a Basket on a Chair – 1900
Huile sur toile, 55,8 x 40,6 cm
Tate Britain, Londres


En 1903, Gwen doit exposer avec Augustus à la galerie Carfax & Compagny mais elle travaille lentement et ne montre que trois toiles à côté des quarante-cinq de son frère dont la personnalité hors du commun – il est alors considéré comme le meilleur peintre de sa génération - commence à lui faire de l’ombre. Bien que se sachant talentueuse, elle sait qu’on attend principalement d’elle qu’elle se marie… 

Pourtant, le second Autoportrait de Gwen…

 

Self-Portrait – 1902
Huile sur toile, 44,8 x 34,9 cm
 Tate Britain, Londres

… est salué par la critique et immédiatement acheté par un professeur de Slade, Frederick Brown, qui le reproduira dans son propre Portrait de l’Artiste, en 1926 (juste au-dessus de l’épaule droite du peintre).

 

Frederick Brown (1851-1941)
Portrait of the Artist – 1926
Huile sur toile, 97,5 x 66 cm
Ferens Art Gallery, Kingston upon Hull


Gwen décide de partir, en compagnie de son amie Dorelia McNeill dont son frère, marié depuis 1901 avec la peintre Ida Nettleship, est tombé amoureux. L’idée des deux jeunes femmes est de se rendre à Rome à pied.



Elles embarquent dans un paquebot sur la Tamise, arrivent à Bordeaux et commencent à remonter la Garonne à pied, se nourrissant de fruits, dormant dans les champs, dessinant des portraits pour assurer leur subsistance.

Arrivées à Toulouse, les deux jeunes femmes font halte et Gwen peint trois portraits de Dorelia.

 

Dorelia in Black Dress – vers 1903
Huile sur toile, 73 x 48,9 cm
Tate Britain, Londres


Deux d’entre eux se comprennent aujourd’hui comme un manifeste à double signification. Une jeune fille qualifiée « d’étudiante » dans un monde qui ne valorise pas l’étude pour les filles …

 

The Student – 1903
Huile sur toile, 56 x 33 cm

… qui observe puis lit « La Russie » (1839), célèbre ouvrage du marquis de Custine dont la réputation a été perdue par une cabale l’ayant accusé d’homosexualité, licite mais encore mal acceptée socialement en France (où la sodomie a été dépénalisée en septembre 1791) et toujours considérée comme un crime en Angleterre. Livre célèbre, aussi, parce que Custine y fustige le despotisme des tsars.

 

Dorelia by Lamplight, Toulouse – 1903
Huile sur toile, 54,6 x 31,8 cm
Collection particulière


Dans les deux tableaux, la grande ombre révèle l'intensité de la lumière…

Le séjour à Toulouse a été trop long, Gwen et Dorelia prennent finalement le train pour Paris.

Dorelia part à Bruges avec un ami peintre et Gwen s’installe boulevard Edgar-Quinet. Elle adopte un petit chat écaille de tortue qu’elle baptise Edgar-Quinet et portraiture de nombreuses fois. Ses couleurs sont très proches de la palette préférée de sa maîtresse. 

 

Cat – 1904
Aquarelle sur papier brun, 12 x 16 cm
Tate Britain, Londres


Cat – 1904
Graphite et aquarelle sur papier, 11 x 13,7 cm
Tate Britain, Londres


Chat (Edgar Quinet) – vers 1904
Aquarelle sur papier, 22,9 x 15,9 cm
Musée Rodin, Paris


Elle saisit les occasions des passages à Paris de ses amies de Slade, comme Mary Katharine Constance Lloyd (1884-1974) pour les faire poser.

 

Mary Katharine Constance Lloyd – 1905
Huile sur toile, 36.5 x 44 cm
National Library of Wales, Aberystwyth

 

Pour gagner sa vie, Gwen pose comme modèle, notamment pour Rodin qu’elle rencontre par l’intermédiaire d’une sculptrice finlandaise, Hilda Flodin (1877-1958). Rodin lui trouve un « corps admirable » et prend l’habitude de la garder le soir, après le départ des autres assistants. Gwen tombe éperdument amoureuse et lui écrit des lettres (plus de deux mille) dès qu’elle est seule. Des lettres parfois accompagnées de dessin, comme le laisse supposer cet autoportrait conservé au musée Rodin.

 

Autoportrait à la lettre – vers 1907/1909
Aquarelle et crayon graphite sur papier, 22,1 x 16,1 cm
Musée Rodin, Paris


En 1907, elle s’installe dans une chambre mansardée, 85 rue du Cherche-Midi, où elle peint des intérieurs le plus souvent vides de toute présence humaine, mais qu’on ressent cependant « habités ». Aujourd'hui, ils sont souvent associés à des citations de Virginia Woolf. Des œuvres représentatives de son premier style, une peinture fluide accumulée en couches fines sur un fond blanc, sans marques de pinceaux, surface lisse et brillante.

 

A Corner of the Artist's Room in Paris – 1907/1909
Huile sur toile, 31,7 x 26,7 cm
Museums Sheffield


Corner of the Artist's Room in Paris (with open Window) – 1907/1909
Huile sur toile marouflée sur panneau, 31,2 x 24,8 cm
National Museum Wales, Cardiff


La même fenêtre, le même fauteuil où dort le même chat et parfois une femme qui est probablement Gwen elle-même… Une pratique analytique, qui revient plusieurs fois sur le même sujet avec des variations subtiles de tons.

 

La Chambre sur la cour – 1907/1908
Huile sur toile, 31,8 x 21,6 cm
Yale Center for British Art, New Haven, Connecticut


Ces images laissent imaginer une vie assez solitaire mais en fait, ce n'est qu'à moitié vrai. Dans l’atelier de Rodin, elle se lie avec Rainer Maria Rilke qui est alors le secrétaire du maître et rencontre plusieurs artistes de Montparnasse, Brancusi, Matisse, Picasso.

Quant à son style épuré, presque impersonnel, il n’est pas très loin des recherches des peintres modernes, notamment dans ses portraits, comme celui de Chloe Boughton-Leigh (1868-1947), une autre étudiante de Slade qui venait régulièrement à Paris et prenait elle-même Gwen comme modèle.

 

Chloe Boughton-Leigh – 1908
Huile sur toile, 58,4 x 38,1 cm
Tate Britain, Londres

« Chloe Boughton-Leigh représente une femme assise tournée vers l'avant. Sa tête est inclinée vers le bas et à sa gauche, et elle regarde hors de la toile au-delà du spectateur. Ses bras pendent librement et ses mains reposent sur ses genoux, sa main gauche tenant légèrement un morceau de papier. La femme porte une robe grise à carreaux avec une encolure dégagée, une taille haute et des manches larges, qui dévoilent ses poignets élégants et accentuent ses mains. Autour de son cou, elle porte un médaillon en or orné de pendentifs en perles assortis à ses boucles d'oreilles. Ses cheveux noirs tombent lâchement autour de ses épaules et sont attachés avec un ruban noir. L'espace autour d'elle est dénudé en dehors d'une peinture dans un cadre noir accroché au mur. La palette de couleurs est subtile et atténuée, avec des bruns sableux, des gris clairs et des noirs soutenus. Ce portrait a probablement été peint dans la chambre mansardée, rue du Cherche-Midi à Paris. » (Extrait de la notice en ligne du musée)

Le Portrait de Chloe Boughton-Leigh est présenté au New English Art Club et salué par la critique.

Elle peint aussi d’après modèle, mettant toujours en œuvre son regard distancié.


A gauche ; Nude Girl – 1909
Huile sur toile, 44, 5 x 27,9 cm
Tate Britain, Londres

A droite : Girl with Bare Shoulders – 1909
Huile sur toile, 43,4 x 26 cm
Museum of Modern Art, New York

« Bien que sans nom dans le titre, le sujet est Fenella Lovell, un modèle d'artiste que John a peint plusieurs fois. La pose rigide et la légère déformation de la figure suggèrent une tension, et le regard direct défie les attentes du nu féminin passif. Cela peut refléter la propre expérience de John en tant que modèle ou son aversion connue pour Lovell. » (Extrait de la notice de la Tate Britain)

Et encore Chloe…

Chloe Boughton-Leigh – 1910/1914
Huile sur toile, 60,3 x 38,6 cm
Leeds Museum & Galleries


Avec Rodin, elle participe comme modèle à l’élaboration d’un monument à James Abbott McNeill Whistler.  Après sa mort, en 1903, le Whistler Memorial Committee avait commandé à Rodin un monument à sa mémoire.

Pour évoquer l’art et les intuitions de Whistler, Rodin avait l’idée de représenter non pas le peintre lui-même mais sa muse inspiratrice et c’est Gwen qu’il choisit pour la personnifier.

 

Auguste Rodin (1840-1917)
Etude pour une muse (Gwen John) – vers 1904
Plâtre coulé, 10,2 cm de haut
The Metropolitan Museum of Art, New York


La Muse Whistler drapée, grand modèle est le dernier état d’une réflexion inachevée :

 

La Muse Whistler drapée, grand modèle – 1914/1918
Plâtre, épreuves issues de moules à bon-creux et assemblées,
retravaillées au plâtre et à la pâte à modeler,  H. 238 cm ; L. 115 cm ; P. 128 cm
Musée Rodin, Paris

« La muse offre un aspect déroutant – les bras joints après coup sont bizarrement proportionnés – mais majestueux. La pose et le drapé trahissent le souvenir de la Vénus de Milo (150-130 av. J.-C.), mais ce tribut à l’antique, confirmé par le moulage d’un petit autel de la collection personnelle de Rodin, ne suffit pas à convaincre le comité, qui refuse le projet en 1918. » (Extrait de la notice du musée Rodin).

Une version en bronze, la Muse grimpant la montagne de la Renommée, est aujourd’hui visible devant le musée Rodin. Elle a été présentée en 1908 au Salon de la société nationale des beaux-arts.

 


En 1911, Gwen déménage à Meudon, rue Serre-Neuve, et garde sa chambre parisienne comme atelier. Elle a quitté Rodin mais ils resteront en contact jusqu’à la mort du sculpteur.

Par l’intermédiaire d’Augustus, elle fait la connaissance du collectionneur d’art américain John Quinn qui lui assure une rente régulière et lui achète de nombreuses œuvres, notamment Fille lisant à la fenêtre dont elle peint deux versions :

La première est aujourd’hui à Londres. Selon le musée, elle aurait souhaité, grâce à un visage idéalisé, évoquer la Vierge Marie d'Albrecht Dürer, suggérant un lien avec les images traditionnelles de l'Annonciation. On est toujours dans la petite chambre mansardée de la rue du Cherche-Midi et on reconnaît au mur les portraits du chat Edgar-Quinet.

 

Girl Reading at a Window – 1909/1911
Huile sur toile, 40,3 x 25,4 cm
Tate Britain, Londres


La seconde version, celle achetée par John Quinn, est un autoportrait qui sera présenté à l’exposition de l’Armory Show à New York en 1913.

 

Huile sur toile, 40,9 x 25,3 cm
Museum of Modern Art, New York


Selon son catalogue, elle aurait dû montrer aussi une Femme au châle rouge mais le tableau n’est pas arrivé à temps pour l’exposition… C'est dommage car il aurait très bien représenté la seconde manière de Gwen.

 

Young Woman in a Red Shawl – vers 1913
Huile sur toile, 45,1 x 34,9 cm
York Art Gallery

Le soutien de Quinn est précieux pour Gwen. Il l’expose à New York avec les plus grands peintres modernes et elle n’a plus besoin de gagner sa vie comme modèle. La période devient très productive et à partir de 1919, elle commence à exposer au Salon d’Automne puis dans les autres salons parisiens.

En 1913, Gwen s’est convertie au catholicisme. C’est à peu près à la même époque, comme on vient de le voir, que sa manière de peindre commence à changer.

 

Girl in a Blue Dress – 1914/1915
Huile sur toile, 41,8 x 34,5 cm
National Museum Wales, Cardiff


Elle prépare à présent ses toiles avec de la craie et de la colle dont le mélange à chaud produit des petites bulles qui restent en surface. Elle applique ensuite une peinture à l’huile très sèche, en fine couche, créant une apparence de fresque décolorée qui ajoute à l’impression de fragilité de ses modèles, comme cette Fille en robe bleue qui paraît se fondre dans la surface de la toile.

 

Girl in a Blue Dress (détail)



Girl with a Blue Scarf – 1915/1920
Huile sur toile, 41 x 33 cm
Museum of Modern Art, New York


Girl in Profile – fin des années 10
Huile sur toile, 45,7 x 31,7 cm
National Museum Wales, Cardiff

 

Fidèle à sa pratique, elle multiplie les versions des mêmes scènes, ici avec un modèle inconnu. 

 

The Convalescent – 1918/1919
Huile sur toile, 33,7 x 24,5 cm
Tate Britain, Londres


The Precious Book – vers 1920
Huile sur toile, 26,4 x 21 cm
Collection particulière

 

The Convalescent – vers 1923
Huile sur toile, 41,2 x 33 cm
The Fiztwillimam Museum, Cambridge


Young Woman Holding a Black Cat – 1920/1925
Huile sur toile, 46 x 29,8 cm
Tate Britain, Londres

Jusqu’à cette Jeune femme en manteau gris, au format exceptionnellement grand pour l’artiste, qui paraît émerger doucement du fond dont elle conserve la couleur d’argile…

 

Young Woman in a Grey Cloak – vers 1920/1924
Huile sur toile, 64,6 x 46 cm
Musée des Beaux-Arts du Canada, Ottawa


… et cette impression n’est pas totalement fausse si l’on considère la façon dont elle travaille, sans dessin préalable, comme on le voit dans cette étude inachevée.

 

Etude d’une jeune fille nue assise – années 20
Huile sur toile, 32,4 x 24 cm
National Museum Wales, Cardiff


Et, à nouveau, plusieurs versions du même modèle, dans une autre gamme chromatique…

 

Woman with Cloak – vers 1920/1924
Huile sur toile, 64,1 x 49,5 cm
Buffalo AKG Art Museum


Au début des années 20, Gwen se rapproche du couvent des Sœurs dominicaines de la Charité de Meudon et peint de nombreux portraits de religieuses, probablement à leur demande. Elle expose certains d’entre eux au Salon d’Automne.

 

Mère Poussepin – 1920
Huile sur toile, 68,7 x 51,2 cm



The Nun – fin des années 1910
Huile sur toile, 56 x 35,2 cm
Galerie d’art Glynn Vivian, Swansea, Wales


A Young Nun – 1915/1920
Huile sur toile, 65 x 49 cm
National Gallery of Scotland : Modern, Edimbourg


Elle écrit à Quinn en 1922 : « Je suis tout à fait dans mon travail maintenant et je ne pense à rien d’autre. Je peins jusqu’à ce qu’il fasse noir… Et puis je dîne et puis je lis environ une heure et je pense à ma peinture. … J’aime beaucoup cette vie. »

La mort de Quinn, en 1924 met fin à cette période heureuse et la plonge dans une certaine insécurité financière, même si la sœur de Quinn, Julia Quinn-Anderson, continue à lui acheter des tableaux, notamment ce petit bijou de Poupée japonaise !

 

The Japanese Doll – 1920
Huile sur toile, 33 x 40,6 cm
National Museum Wales, Cardiff


En 1926, elle bénéficie de l’unique exposition personnelle de sa vie, aux New Chenil Galleries et en 1935, le musée national du Pays de Galles acquiert la Jeune fille en robe bleue. Gwen écrit au musée pour dire à quel point elle se sent honorée de cet achat.

Progressivement, la production de Gwen diminue. Elle dessine encore rapidement, des personnages saisis dans la rue ou à l’église, toujours de dos.

 

Les chapeaux à bride – 1929
Encre et gouache, 10,2 x 10,8 cm
Collection particulière


Two Hatted Women at Church – vers 1929
Encre et gouache
Collection particulière

Profile of a Girl in Violet with Fur Collar – sans date
Gouache, 16,5 x 16 cm
Collection du Gouvernement britannique

 

Alors qu'une nouvelle guerre menace Paris, Gwen rédige son testament avant de se rendre à Dieppe, envisageant peut-être de retourner en Angleterre ou au Pays de Galles. Mais elle s'effondre en arrivant et meurt quelques jours plus tard à l’hôpital, le 18 septembre 1939. Elle repose au cimetière de Janval où la municipalité de Dieppe a fait poser une plaque à sa mémoire en 2015.

 

*

Augustus John avait dit, sous forme de boutade, « cinquante ans après ma mort, je ne serai plus que le frère de Gwen John. » On n’en est pas là. Mais il faut bien admettre que, contrairement à son frère, Gwen n’a pas gaspillé son talent en peignant à tour de bras des portraits de célébrités de l’époque… Et si son aura est restée plus confidentielle que celle de son célèbre frère, sa discrétion était aussi une stratégie.

Dès 1912, elle écrivait dans son journal « Les dix règles pour éloigner le monde : N'écoutez pas les gens (plus que nécessaire) ; ne regardez pas les gens (idem) ; ayez le moins de relations possible avec les gens ; quand vous devez entrer contact avec les gens, parlez le moins possible ; ne regardez pas les vitrines ». Et la stratégie n’a pas si mal fonctionné puisque la plupart de ses amies de Slade ont vu leur carrière stagner après leur mariage. Pour Gwen, l’isolement était peut-être la solution.

 

Comme l'a écrit l'une de ses biographes, « Le vrai mystère de la vie de Gwen John peut s'avérer être moins lié à sa propre insaisissabilité qu'à la question de savoir pourquoi nous trouvons si difficile d'imaginer le style de vie et l'état d'esprit d'un artiste femme ayant choisi de vivre seule. » (Sue Roe, Gwen John, a Painter’s Life, Chatto & Windus, 2001)

 

L’exposition « Gwen John, Art and Life in London and Paris » est montrée à la Pallant House Gallery de Chichester, jusqu'au 8 octobre 2023.

 

*

 

Je termine avec l’un des aspects les plus touchants de l’œuvre de Gwen John, ses natures mortes dont la succession pourrait s’intituler « d’une théière à l’autre ». Mais quel peintre en a donné une interprétation finale aussi lumineuse et transfigurée ?

 

The Brown Tea Pot – 1915/1916
Huile sur toile, 33,5 x 23,2 cm
Yale Center for British Art, New Haven, Connecticut


Still Life with a Prayer Book, Shawl, 
Vase of Flowers and Inkwell – fin des années 20
Huile sur toile, 26,7 x 21,6 cm
Yale Center for British Art, New Haven, Connecticut


A Birdcage (House in a Landscape) – vers 1920
Huile sur toile, 22,2 x 26,7 cm
National Museum Wales, Cardiff


Ivy Leaves in a White Jug – 1920/1925
Gouache sur papier, 16,3 x 12,6 cm
Aberdeen Art Gallery


Interior – 1926
Huile sur toile, 22,2 x 27 cm
Manchester Art Gallery




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