mercredi 31 août 2022

Paula Modersohn-Becker (1876-1907)

 

Autoportrait à la branche de camélia – 1907
Tempera sur carton, 61,5 x 30,5 cm
Museum Folkwang, Essen
© Photo : Museum Folkwang, Essen


Troisième enfant d’une fratrie de six, Minna Hermine Paula Becker nait le 8 février 1876, à Dresde, où elle passe une partie de son enfance. Sa famille déménage à Brême en 1888, une ville très ouverte sur la vie artistique.

 

La famille Becker, dans le jardin de la maison de Schwachhauser Chaussee, à Brême
Paula est la deuxième en partant de la gauche
Source : Paula Modersohn-Becker Museum, Brême

Elle dessine intensément dès l’enfance ; ses parents ne s’y opposent pas mais tiennent à ce qu’elle apprenne un métier. Elle obtient en 1895 son diplôme d’institutrice tout en prenant des leçons de dessin, notamment avec le peintre aquarelliste Bernhard Wiegandt (1851-1918), grâce auquel elle s’initie au dessin d’après modèle.

Lors d’un voyage familial, en 1893, elle découvre le village de Worpswede où séjournent des artistes qui peignent en plein air et prônent un retour aux valeurs simples de la paysannerie.

En 1896, elle suit les cours de l’École de dessin et de peinture de l'Association des femmes artistes et amateurs d’art de Berlin (Zeichen und Malschule des Vereins der Künstlerinnen und Kunstfreudinnen). C’est une école de qualité où professent des artistes accomplies, comme Käthe Kollwitz (voir sa notice) et Jeanna Bauck (voir sa notice) avec laquelle elle restera en contact amical.

Elle visite les musées, découvre Dürer, Cranach et les peintres de la Renaissance italienne.


Lucas Cranach l'Ancien (1472-1553)
Portrait de Catherine de Bora – 1529
Paula Modersohn-Becker Museum, Brême
© Musées Böttcherstrasse, Brême


Et surtout, à la Nationalgalerie, elle admire les œuvres du peintre symboliste Arnold Böcklin.

Arnold Böcklin (1827-1901)
L’île des morts – 1883
Huile sur bois, 80 x 150 cm
Alte Nationalgalerie, Berlin



Comme elle dispose d’un petit pécule alloué par son oncle, Paula rejoint Worpswede en septembre 1898. Une décision qui démontre son caractère déterminé. Elle y fait la connaissance de la sculptrice Clara Westhoff qui devient son amie.

 

Paula Becker et Clara Westhoff dans l'atelier de Paula Becker, vers 1899
Source : Fondation Paula Modersohn-Becker, Brême

Elle y rencontre aussi le peintre Otto Modersohn, l’un des fondateurs de la colonie.

 

Otto Modersohn (1865-1943)
Lever de lune sur la lande – vers 1898
Huile sur toile, 78,5 x 109,5 cm
Von der Heydt Museum, Wuppertal

Mais bien que les thèmes de ses peintures soient caractéristiques de son époque - des autoportraits, des paysages, des paysans - et qu'elle soit venue à Worpswede par adhésion aux valeurs des peintres de la colonie, la démarche artistique et, par conséquent, le style très personnel et novateur de Paula déplait dès la première année de son séjour.


Portrait d’une vieille dame – 1897
Huile sur toile, 65,7 x 44,7 cm
Paula Modersohn-Becker Museum, Brême

Les vieilles dames constituent un thème récurrent dans l’œuvre de Paula. Elle aimait leur « simplicité biblique. »

 

Autoportrait – 1898
Huile sur carton 28,2 x 23 cm
Kunsthalle - Brême
© Photo : Kunsthalle Bremen / Lars Lohrisch


Portrait de femme aux pavots - 1898
Huile sur toile, 57,5 x 46 cm
Paula Modersohn-Becker Museum, Brême


Tête de fillette, assise – vers 1898
Huile sur toile, 42 x 36 cm
Collection particulière (vente 2019)


Bouleau dans un paysage - 1899
Huile sur panneau composite, 55 × 42 cm
Harvard Art Museums, Cambridge, Massachusetts

La plaine sans fin, les bouleaux, un grand ciel, c’est le paysage typique de Worpswede. Elle lui donne sa touche particulière en plaçant le bouleau juste au centre de la toile. Peut-être parce qu'elle ne peint pas dans la nature et que le pittoresque ne l'intéresse pas. Elle peint, en atelier, des paysages qui sont des pensées.

« Worpswede, Worpswede. Tu es toujours dans mon esprit … Vos bouleaux, les demoiselles délicates et élancées qui attirent le regard. Avec cette grâce langoureuse et rêveuse, comme si la vie ne leur était pas encore venue [...] Certains sont bien masculins, audacieux, avec des troncs forts, droits et noueux. Ce sont mes femmes modernes. » (Journal de Paula, Worpswede 1897)

Paysage gris avec le canal Moor - 1899
Huile sur carton, 46 x 73,5 cm
Paula Modersohn-Becker Museum, Brême
© Photo : Museen Böttcherstraß


En 1899, avec Clara Westhoff et Marie Bock, une autre artiste de Worpswede, Paula expose son travail à la Kunsthalle de Brême, l’une des plus anciennes associations d’art d’Allemagne. Le critique Arthur Fitger est cinglant : il ressent une « nausée » devant ces œuvres « regrettables » et se sent « outragé ».

La même année, Clara sculpte un buste de Paula :

Clara Rilke-Westhoff (1878-1954)
Paula Modersohn-Becker - 1899
Plâtre, 46,50 x 42 x 36,5 cm
© Kunsthalle Bremen - Association artistique de Brême


Le manque d’audace des peintres worpswediens (le terme est de Rilke) incite Paula à partir pour Paris, dans la nuit du 31 décembre 1899. Elle s’inscrit à l’Académie Colarossi, où existe un cours de modèle nu ouvert aux femmes, et prend des cours d’anatomie à l’Ecole des beaux-arts.

Elle est enthousiaste : « J'espère apprendre bien des choses, notamment parce qu'il y a un merveilleux cours d'anatomie, dispensé gratuitement […], qui va compléter mes connaissances insuffisantes. Grâce à des préparations et des planches de dessin on nous a expliqué hier le genou de façon lumineuse. Nulle part ailleurs on ne nous propose cela, à nous les jeunes filles » (Lettre à ses parents en janvier 1900, cité par Catherine GONNARD et Élisabeth LEBOVICI. Femmes artistes, artistes femmes : Paris, de 1880 à nos jours, Paris, Hazan 2007, p. 46)

 Elle peint son autoportrait sur fond d’immeubles parisiens, le visage fièrement levé.


Autoportrait avec vue de la fenêtre sur Paris – 1900
Détrempe sur carton
Collection particulière

Elle s’émerveille lors de sa visite de l’Exposition universelle, visite le Louvre, le musée du Luxembourg alors consacré aux artistes vivants et découvre les tableaux de Cézanne exposés chez le marchand Antoine Vollard. C’est une révélation. Sept ans plus tard, elle écrit à Clara Rilke-Westhoff : « Je pense et repense ces jours-ci à Cézanne, l'un des trois ou quatre peintres qui m'ont frappée comme un orage et un grand événement. » (21 octobre 1907)

Après Paris, l’été à Worpswede est synonyme d’ennui. Un jour, avec Clara, Paula grimpe en haut du clocher de l’église et sonne les cloches à toute volée, à la grande frayeur des habitants du village. 

 

Église de Worpswede - 1900
Tempera sur carton 72,7 x 45 cm
Kunsthalle - Brême
© Photo : Kunsthalle Bremen / Lars Lohrisch

Mais elle fait aussi la connaissance du poète Rainer Maria Rilke, venu rendre visite à un ami. Clara et Paula vont former avec lui un trio teinté d’amitié amoureuse et les échanges épistolaires soutenus entre Paula et Rilke les influenceront mutuellement.

Paula continue à peindre la campagne environnante, les maisons et les gens qui y vivent, surtout des femmes et des enfants qu’elle représente sans idéalisation.

Buste d’une vieille fermière avec un chapeau dans un paysage - vers 1901
Huile sur toile, 50,2 x 74,5 cm
Collection particulière


A l’évidence, ses découvertes parisiennes l’ont confortée dans sa recherche de nouvelles formes d’expression. Elle est pleine d’espoir, en dépit d’étranges prémonitions :

« Je sais que je ne vivrai pas très longtemps. Mais est-ce si triste ? Une fête est-elle meilleure parce qu’elle est plus longue ? Ma vie est une fête, une fête courte et intense. Mes sens s’affinent, comme si, dans les quelques années qui me restent, il me fallait tout, tout assimiler. Et j’aspire tout, j’absorbe tout. (…) Et si l’amour me fleurit encore un peu avant de s’envoler et me fait réaliser trois bonnes peintures dans ma vie, je partirai volontiers, des fleurs aux mains et aux cheveux. » (Journal de Paula, le 26 juillet 1900).

Elle va, à partir de ce voyage, développer son propre langage pictural, au-delà de tout naturalisme. Elle utilise des couleurs plus claires au service d’une expression simple, presque plate.


Autoportrait aux iris bleus – 1900/1907
Huile sur toile 40,7 x 34,5 cm
Kunsthalle - Brême
©  Photo : Kunsthalle Bremen / Lars Lohrisch

Parfois, comme devant ce portrait, on pense à ceux de la Renaissance italienne…

 

Jeune fille à la couronne de perles – vers 1901
Technique mixte sur chêne, 28,5 x 25 cm
Kunsthalle, Hambourg
©  Photo :  Hamburger Kunsthalle / Elke Walford


En janvier 1901, Paula écrit à Otto Modersohn, après avoir appris la mort d’Arnold Böcklin : « Et l'esprit, l'esprit de Böcklin, où est-il ? Nous apparaît-il à nouveau dans les fleurs et les arbres ? Peut-être le verrai-je fleurir au printemps prochain sur la Weyerberge. Quand je pense à ça ainsi mon amour et mon humilité sont multipliés par mille devant chaque brin d'herbe. »

C’est peut-être en hommage à la Flore de Böcklin qu’elle peint sa jeune sœur Herma, avec une couronne de fleurs, tenant entre ses mains en corbeille, un vase en forme d'urne avec un petit bouquet floral, comme un attribut.

 

Jeune fille avec une couronne de fleurs – 1901
Huile sur bois de tilleul, 48 x 33,5 cm
Nationalgalerie, Staatliche Museen, Berlin

La jeune fille élancée, peinte en buste, arbore la même expression impassible que les modèles de Böcklin. Bien que tournés vers le spectateur, ses yeux ne donnent pas accès à ses pensées intimes.

Quant à la position de la main gauche de Flore, je pense qu'on va la retrouver … un peu plus tard.

Arnold Böcklin (1827-1901)
Flore – 1875
Tempera sur bois, 63 x 50,5 cm
Museum der bildenden Künste, Leipzig


L’expression et la robe rose pâle de cette jeune fille, concentrée sur son secret, évoquent aussi un autre tableau de Böcklin…


Jeune fille aux fleurs jaunes dans un verre - 1902
Huile sur carton collée sur bois, 52 x 53 cm
Kunsthalle - Brême
© Photo : Kunsthalle Bremen / Karen Blindow

Arnold Böcklin (1827-1901)
Judith – 1888
Tempera sur bois, 46 x 37 cm
Museum Georg Schaefer, Schweinfurt


Finalement, après ce qui ressemble à quelques hésitations, Paula épouse Otto Modersohn et Rilke épouse Clara (leur union ne durera que deux ans). Avant son mariage, en 1901, Paula est partie deux mois à Berlin … prendre des cours de cuisine !

Rapidement, elle noue une relation très affectueuse avec la fille d’Otto, Elsbeth, qui a quatre ans au moment du mariage.

Paula et Elsbeth vers 1903
Source : Fondation Paula Modersohn-Becker, Brême

 Elle prend souvent la petite fille comme modèle.

Fillette à la couronne de fleurs – vers 1901
Huile sur toile, 38,8 x 49 cm
Nationalgalerie, Staatliche Museen, Berlin

Voici Elsbeth, peinte en gros plan, format paysage, devant un grand ciel vide au-dessus de la plaine où se dressent des arbres dénudés. Une petite fille immobile, un peu pétrifiée, qui paraît avoir besoin de protection et dont la couronne de fleur ressemble à un bonnet de laine.


Elsbeth avec des poules sous un pommier
Huile sur carton montée sur toile, 48,9 x 38,1 cm
Collection particulière

Elle produit beaucoup de petits portraits, souvent saisis au sein d’un paysage un peu rude, comme s’il lui appartenait de rendre compte des conditions de vie des paysans du village. Les garçons sont assez rares mais celui-ci me paraît être un bon exemple, avec son expression soucieuse…


Portrait en buste d’un jeune garçon devant des pommiers – 1901
Huile sur carton, 38,7 x 53,8 cm
Collection particulière (vente 2022)

Cette année-là, l’autoportrait de Paula est environné de fleurs printanières mais avec, derrière elle, deux routes parallèles qui s’éloignent.

 

Autoportrait devant des arbres en fleurs – 1902
Huile sur toile, 51 x 43 cm
Collection particulière


Devant Elsbeth dans le verger et son immense digitale en fleur, Otto s’extasie enfin : « Les écailles me sont tombées des yeux. » L’image de l’unité de l’enfant et de la nature va devenir un thème récurrent dans l’œuvre de Paula.

 

Elsbeth dans le verger – 1902
Huile sur toile
Collection particulière


Pourtant, Paula se débat dans la routine : « L’expérience m’a enseigné que le mariage ne rend pas heureuse. Il ôte l’illusion d’une âme sœur, croyance qui occupait jusque-là tout l’espace. (…) J’écris ceci dans mon carnet de dépenses, le dimanche de Pâques 1902, assise dans ma cuisine à préparer un rôti de veau. »

L’un des tableaux les plus remarquables de cette année difficile, c’est la Jeune fille devant la fenêtre. Son expression méditative, presque absente, contraste avec sa présence très intense. Paula a installé un décor qui paraît refléter les pensées du modèle : une fenêtre fermée, des bouquets un peu rachitiques, une masse noire, sur la gauche, sortant d’une urne et, juste au-dessus, une colline qui ressemble à un volcan d’où l’on peut presque voir jaillir une explosion…

 

Jeune fille devant la fenêtre – 1902
Huile sur ardoise 39,5 x 49,5 cm
Kunsthalle - Brême


Début 1903, elle n’y tient plus et repart à Paris. Elle s’installe au 29 de la rue Cassette, proche de Saint Germain-des-Prés, et passe de beaux moments au Louvre où elle découvre Chardin, les Mantegna et surtout les portraits du Fayoum avec lesquels elle se sent immédiatement en affinité, à cause de leur cadrage serré et de l’expression particulièrement intense des yeux. On les retrouve, en effet, dans ses autoportraits des années suivantes, notamment celui que j’ai placé en exergue et celui qui conclut la notice.

Portrait de momie
Découvert à Saqqara en 1827
Peinture à l’encaustique sur bois de tilleul, 46 x 19 cm
Musée du Louvre, Paris

Elle voit aussi des masques japonais à la vente Hayashi et rencontre Rodin, recommandée par Rilke qui la présente comme « la femme d’un peintre très distingué » (!)

Elle ne reste pas longtemps à Paris, cinq semaines seulement.

Le retour est difficile et on imagine sa solitude quand on lit ce qu’écrit Otto de son travail : « Elle déteste le conventionnel et tombe maintenant dans l’erreur de préférer l’anguleux, le laid, le bizarre, le lourd. Les couleurs sont fameuses — mais la forme ? Mais l’expression ! Des mains comme des cuillères, des nez comme des massues, des bouches comme des plaies ouvertes, des expressions de crétins… Deux têtes, quatre mains sur une surface minuscule, rien de plus pour des enfants. Et il est difficile de vouloir la conseiller, comme souvent. ».

Dans son journal, il y a la réponse à cette attaque qu’elle n’a sans doute pas lue : « En moi brûle le désir ardent de grandir dans la simplicité. ». (P. Modersohn-Becker, Briefe und Aufzüge, Leipzig 1982, p. 235)

Clara met au monde une petite fille puis, trop occupée par son enfant, s’éloigne de Paula.

 

Mère et enfant – 1903
Huile et tempera sur toile, 69 x 58 cm
Kunsthalle, Hambourg
© Photo : Hamburger Kunsthalle / Elke Walford


Quant à Rilke, qui ne s’occupe ni de sa femme, ni de sa fille, il achètera deux ans plus tard à Paula ce tableau qui représente un Bébé avec la main de sa mère. 

Comme souvent, Paula isole un personnage d'une scène et le travaille comme un détail à explorer…

 

Bébé avec la main de sa mère – 1903
Huile sur toile 31,3 cm x 26,7 cm
Kunsthalle - Brême

… exactement comme elle le fait avec ce chat, coincé sous le bras d'un enfant !

Chat sous le bras d’un enfant - vers 1903
Huile sur toile, 32,5 x 25,6 cm
Kunsthalle, Brême
(photo couleur trouvée sur Internet)

Le chat est aussi un personnage récurrent dans l’œuvre de Paula. Ce n’est pas le chat mignon des réseaux sociaux. C’est une présence énigmatique, un chat qui pense. Et on pourrait presque savoir à quoi ! 


Garçon avec un chat – vers 1903
Huile sur toile, 70.4 x 45.2 cm
Kunstmuseum, Bâle


 Paula continue à travailler avec acharnement, en condensant de plus en plus son expression.

Vieille dame – vers 1903
Huile sur toile, 77 x 57 cm
Kunsthalle, Hambourg
© Photo : Hamburger Kunsthalle / Elke Walford


Enfant au lapin - vers 1903
Huile sur toile, 95 x 80 cm
Kunsthalle, Brême
(photo couleur trouvée sur Internet)


Enfant au biberon au berceau - vers 1903
Huile sur carton 38 x 49,2 cm
Kunsthalle - Brême
© Photo : Kunsthalle Bremen / Lars Lohrisch


C’est cette année-là qu’elle peint cette formidable Tête de jeune fille au chapeau de paille, au regard fascinant. Une vue très rapprochée qui est assez typique de son travail mais le visage est modelé, mis en valeur par le chapeau sombre et, surtout, le regard est ouvert et fixe le spectateur avec sérieux, comme dans l’attente. Exactement un regard d’enfant !

 

Tête de fillette au chapeau de paille – 1903
Tempera sur carton, 27 x 33,5 cm
Kunst und Museumsverein, Wuppertal


Paula produit 130 toiles au cours des deux années 1903 et 1904, dont de nombreux enfants, qui semblent toujours absorbés par leurs occupations, comme cette petite fille qui fixe intensément la fleur qu’elle tient à la main et que le cadrage resserré fait paraître presque monumentale, alors qu’elle est vue à hauteur d’adulte.

 

Enfant sur un coussin à carreaux rouges – 1904
Huile sur toile, 66,2 x 58 cm
Paula Modersohn-Becker Museum, Brême


Quant à cette autre fillette, elle paraît fondue dans le paysage, liée aux deux arbres entre lesquels elle s’est assise. La simplicité de l’expression, comme l’unité chromatique renforcent l’impression de recherche de l’essentiel et, aussi, l’expression de la mélancolie dont les enfants semblent parfois saisis… 

 

La fillette et les bouleaux – vers 1904
Huile sur carton, 50 x 38 cm
Staatliche Museen, Berlin


Et cette enfant-là, triste, pensive, qui serre son chat contre elle comme un compagnon… rares sont les vrais solitaires dans les tableaux de Paula : il y a toujours quelques silhouettes au second plan. 

Jeune fille avec un chat dans une forêt de bouleaux – 1904
Huile sur toile, 96 x 81 cm
Paula Modersohn-Becker Museum, Brême


En dépit de la réticence d’Otto et prétextant aller voir sa sœur qui y travaille comme gouvernante, Paula repart à nouveau à Paris, en février 1905. Cette fois, elle trouve une chambre rue Madame, s’inscrit au cours Julien et rend visite à Maurice Denis. Chez lui, elle a probablement vu la fameuse nature morte Fête Gloanec, peinte par Gauguin en 1888 en l'honneur de la pension de Pont-Aven où il logeait. Maurice Denis avait acheté cette petite huile qui constituait, pour les peintres Nabis, un manifeste du synthétisme. 


Paul Gauguin (1848-1903)
Fête Gloanec - 1888
Huile sur bois, 36,5 x 52 cm
Musée des Beaux-Arts d’Orléans

Ensuite, elle va voir une exposition des œuvres de Gauguin et son  travail la saisit pour la première fois.

Otto vient la rejoindre fin mars mais le séjour se passe mal. Il comprend qu’elle est décidée à revenir à Paris chaque hiver, parce que ceux de Worpswede sont trop froids et manquent de lumière. Et il connaît la volonté tenace de Paula !

Dans les œuvres qu’elle produit à son retour de Paris explose l’influence de Cézanne et pas uniquement parce qu’elle « s’attaque » aux pommes…

 

Nature morte aux pommes et aux bananes – 1905
Tempera sur toile, 67 x 84 cm
Kunsthalle - Brême
© Photo : Kunsthalle Bremen - Association artistique de Brême



Nature morte à la soupe au lait 1905
Huile sur toile, 55,2 x 71,8 cm
Paula Modersohn-Becker Museum, Brême

C’est à partir de cette période qu’elle peint ses œuvres les plus abouties, les plus fortes, le Portrait de jeune fille aux doigts écartés devant la poitrine une œuvre frontale et grave qui sonne comme un manifeste de son style à la fois épuré et sensible qui capte le regard du modèle… 

 

Portrait de jeune fille, les doigts écartés devant la poitrine - vers 1905
Huile sur toile, 41 x 33 cm
Von der Heydt Museum, Wuppertal

Dans ces doigts écartés, je ne peux pas m’empêcher de voir une réminiscence du geste de la Flore de Böcklin…

… et parfois se l'interdit.

Tête de petite fille assise sur une chaise – vers 1905
Huile sur panneau, 26 x 21 cm
Collection particulière


Elle commence aussi une série de portraits d’amis, à commencer par Clara, un portrait qui est devenu l’image de la sculptrice pour la postérité.

Portrait de Clara Rilke-Westhoff 1905
Huile sur toile, 52 x 36,8 cm
Kusthalle, Hambourg
©  Photo : Hamburger Kunsthalle / Elke Walford

« Modersohn-Becker évoque les séances de pose dans une lettre à sa mère datée du 26 novembre 1905 : "[…] Le matin, je peins maintenant Clara Rilke en robe blanche, tête, morceau de main et rose rouge. Elle est très jolie comme ça et j'espère que je pourrai y mettre un peu d'elle. Sa petite fille Ruth, un petit enfant dodu, joue à côté de nous. […] Modersohn-Becker dépeint son amie comme un être gracieux et délicat ; avec un empâtement, une application de peinture presque en relief, il évoque cependant la puissante vitalité de la sculptrice talentueuse. » (Extrait de la notice du musée)

A peu près à la même époque, elle exécute le portrait de Martha Vogeler, femme du peintre Heinrich Vogeler, l’un des créateurs du groupe de Worpswede, qui s’était installé dans une ancienne ferme appelée Barkenhoff, devenue le centre de la communauté d’artiste.

 

Portrait de Martha Vogeler – 1906
Huile sur carton, 54,7 × 48,3 cm
Collection particulière


Un autre portrait appelle l’attention, celui d’une femme à laquelle Paula allait souvent rendre visite à l’hospice de Worpswede. On l’appelait « la mère Schröder ». Elle trône au milieu du paysage, comme une sculpture monumentale. Pourtant, l’expression de son regard, comme ses larges mains immobiles, la décrivent parfaitement.

 

Vieille femme pauvre – vers 1905
Huile sur toile, 126 x 95 cm
Von der Heydt Museum, Wuppertal

Selon le musée où la toile est conservée, elle aurait peint à la même époque cette autre vieille dame que je trouve absolument fascinante (même s’il me semble qu’elle est un peu plus tardive…).

Vieille paysanne – vers 1905
Huile sur toile, 75,6 x 57,8 cm
Detroit Institut of Art, Detroit, Michigan


Tout à coup, en février 1906, Paula écrit dans son journal qu’elle vient de quitter Otto Modersohn et qu’elle ne sait plus très bien comment elle se nomme, elle est juste « quelqu’un ».


Autoportrait tourné vers la gauche avec sa main sur le menton – 1906
Huile sur papier marouflé sur panneau, 29 x 19,5 cm
Collection particulière

Elle attrape quelques affaires et file à Paris. Elle met Rilke dans la confidence, il lui prête de l’argent, qui s’ajoute à celui qu’elle a mis de côté en vendant deux des trois toiles qui auront été achetées de son vivant, en comptant celle du bébé, acquise par Rilke.

En mars 1906, elle peint une pièce majeure, un autoportrait presque nu, avec juste son collier à grosses perles d’ambre. Une incongruité pour l’époque, sans compter qu’elle se représente enceinte alors qu’à l’époque où elle le peint, non seulement elle ne l’est pas mais elle vient d’écrire à Otto qu’elle le quittait et n’aurait pas d’enfant de lui. Mais quelle femme ne s’est jamais imaginée enceinte pour voir l’effet que ça fait ? Elle paraît porter sur cette image un regard perplexe et dubitatif…  

 

Autoportrait au sixième anniversaire de mariage 1906
Huile sur toile, 101,8 x 70,2 cm
Paula Modersohn-Becker Museum, Brême

Je ne sais pas à quel moment de 1906 elle a peint cette très belle scène de tendresse maternelle. Mais ces deux tableaux qui associent nudité et maternité se répondent, dans leur modernité.

 

Mère et enfant II – 1906
Huile sur toile, 82,5 x 124,7 cm
Paula Modersohn-Becker Museum, Brême


On sait, en revanche, que c’est à Paris que Paula a peint cette nature morte de tout petit format, un citron encerclé par trois tomates et une orange, dans une assiette fleurie. Elle a retenu les leçons de Cézanne mais c'est plutôt l'influence de Gauguin qui commence à se manifester. On y retrouve sa désinvolture à l'égard de la perspective (il ne faut pas trop penser à la nature quand on peint) mais elle y déploie son propre sens de la couleur.

 

Nature morte avec citron, orange et tomate – 1906
Détrempe à l’huile sur toile, 27 x 35 cm
Collection particulière
(En dépôt permanent au musée Paula Modersohn-Becker)

Elle crée cette année-là ses natures mortes les plus étonnantes. Le bol de poissons rouges fait immédiatement penser à celui de Matisse, sauf que Matisse peindra ses poissons rouges 5 ans plus tard…

 

Nature morte avec un bol de poisson rouge – 1906
Huile sur carton, 50,5 x 74 cm
Von der Heydt Museum, Wuppertal


 et la Nature morte avec plante à feuillage et coquetier, où l’association des couleurs complémentaires éclaire l’orange comme un petit soleil. 

Nature morte avec plante à feuillage et coquetier – 1906
Huile ou tempera sur toile 25,7 x 24 cm
Prêt de la Fondation Ernst von Siemens
Kusthalle, Brême
©  Photo : Kunsthalle Bremen / Karen Blindow


J’aime bien celle-ci aussi, une sorte de déclinaison rigolote des précédentes :

Nature morte aux oranges et au chien de faïence – 1906
Huile sur toile, 90 x 65 cm
Landesmuseum für Kunst und Kultugeschichte, Oldenburg

Enfin, viendra cette Nature morte à la boîte bleue où la représentation perd tout intérêt, au profit du jeu des couleurs entre elles…

 

Nature morte à la boîte bleue – 1907
Huile sur toile, 27,3 x 35,7 cm
Fondation Paula Modersohn-Becker, Brême


Elle exécute aussi le portrait de Rilke, avec des yeux cernés et une barbe verte. Il a l’air halluciné. 

Portrait de Rainer Maria Rilke – 1906
Huile sur papier, 32,3 x 25,4 cm
Paula Modersohn-Becker Museum, Brême


Il écrivait à la même époque à August von der Heydt, dont le musée conserve aujourd’hui plusieurs œuvres de Paula : « La peinture la plus digne d’intérêt est celle de l’épouse de Modersohn, qui a développé un art à la fois très personnel et très worpswédien, direct et sans ambages, représentant les choses comme personne d’autre ne pourrait les voir et les peindre. Et cet itinéraire personnel l’amène à des similitudes singulières avec Van Gogh. » 


Stillleben mit Sonnenblumen, Stockrosen und Georginen - 1907
(Nature morte aux tournesols, roses trémières et georginas)
Huile sur toile, 90 x 65
Kunsthalle, Brême


Paula, elle, est visiblement en pleine recherche stylistique …  


Deux petites filles en robes blanche et bleue, se tenant embrassées – 1906
Tempera sur carton, 58,5 x 40 cm
Kusthalle, Hambourg


Elle passe l’été à Paris, dans une grande solitude.

Et puis, en septembre, Otto vient la retrouver. Ils vont rester à Paris jusqu’en février 1907, au moment où elle finit de peindre le portrait de cette petite fille italienne dont on connaît le nom - Dolores Cataldi - parce que Paula l’évoque dans une lettre qu’elle envoie à Elsbeth, le 27 février 1907. C’est une petite immigrante qui vient d’arriver d’Italie avec sa famille et qui, probablement, pose pour elle contre rétribution. Elle est sage, presque placide mais on sent sa tristesse, comme l'ombre de la dureté de la vie des familles italiennes en France où on ne leur fait pas le meilleur accueil…


Portrait en buste d’une jeune italienne à la robe rouge - 1907
Détrempe à l’huile, 34 x 30.3 cm
Collection particulière

Au moment de rentrer - et alors qu’elle s’était promis à elle-même de commencer vraiment sa carrière parce qu’à trente ans, il était temps - Paula écrit à sa mère pour lui annoncer qu’elle est enceinte.

 

Autoportrait avec chapeau et voile - 1906/1907
Huile sur toile, 67,5 x 57,5 cm
Kunstmuseum, La Haye


Les tableaux de la dernière période révèlent sa proximité stylistique avec Gauguin. Elle est évidente dans ce portrait de la femme d'un de ses amis, le sculpteur Bernhard Hoetger.


Portrait de Lee Hoetger sur un fond fleuri - 1906
Huile sur toile
Paula Modersohn-Becker Museum, Brême
© Photo : Musées Böttcherstrasse, Brême


Et aussi dans l’un de ses derniers autoportraits. Elle en réalise une vingtaine entre 1906 et 1907 et ils sont depuis toujours le support de ses expériences formelles.

 

Autoportrait – 1906
Huile sur toile, 62,2 × 48,2 cm
Paula Modersohn-Becker Museum, Brême


Et revoilà « la mère Schröder », sa lippe dubitative et ses mains comme des battoirs mais elle se dresse à présent dans la lumière du soir, au milieu de pavots exubérants, accompagnés d’une curieuse boule de verre dont je viens tout juste d’apprendre qu’elle était un ornement typique des jardins de Worpswede ! Il y en avait une dans le jardin de Paula, un jardin excentrique, avec des pergolas où elle faisait grimper des courges. 

 

Vieille dame avec une boule de verre et des coquelicots 1907
Huile sur toile, 96,3 cm x 80,2 cm
Paula Modersohn-Becker Museum, Brême

Deux autre œuvres assez proches, qui combinent enfant et nature morte, confirment cette évolution.

On retrouve la digitale en fleur, la fleur unique tenue au bout des doigts, la couronne de fleurs et le rideau rouge, présent dans beaucoup de portraits. Mais la couleur devient beaucoup plus dense, avec des contrastes très appuyés, le corps de l’enfant paraît illuminé.

Tout ce qui n'est pas essentiel a disparu.

 

Jeune fille nue au vase de fleurs – vers 1907
Huile sur toile, 89 x 109 cm
Von der Heydt Museum, Wuppertal





Enfant nue avec un bocal de poissons rouges - 1907
Huile sur toile, 105,5 x 54,5 cm
Pinakothek der Modern, Munich


Quelques semaines encore et tout sera terminé. Sa fille, Mathilde (Tille), nait le 2 novembre 1907. Dix-neuf jours plus tard, Paula meurt, probablement d’une thrombose veineuse. Sa dernière phrase a été « Wie Shade ! », Quel dommage !

 

Autoportrait avec deux fleurs dans la main gauche levée – 1907
Huile sur toile, 55 x 24,8 cm
Museum of Modern Art, New York


Car tu comprenais Cela : les fruits pleins. 
Tu les posais devant toi sur des coupes 
et de couleurs équilibrais leur poids. 
Et ainsi que des fruits tu vis les femmes, 
et ainsi les enfants, de l’intérieur 
poussés jusqu’aux formations de leur être. 
Et te vis toi-même enfin comme un fruit, 
quittas tes vêtements, te transportas 
devant le miroir, t ’y laissas entrer 
sous ta vue, qui devant lui resta grande 
et ne dit pas : c’est moi, mais : cela est.

 

Rainer Maria Rilke Requiem à une amie (extrait) 
Écrit le 31 octobre, le 1er et le 2 novembre 1908 à Paris 
Traduit de l’allemand par Claude-Nicolas Grimbert

 

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Au cours des quatorze années durant lesquelles Paula a exercé son art, elle a réalisé 750 toiles, 13 estampes et environ un millier de dessins.

Le musée Paula Modersohn-Becker a été inauguré le 2 juin 1927 à Brême, grâce à l’action d’un mécène. Il regroupe aujourd’hui une collection d’environ cent trente œuvres de la peintre, acquises en 1988 par la ville de Brême et l’Allemagne fédérale.

En 1978, Tille Modersohn (1907-1998), sa fille, a créé la Fondation Paula Modersohn-Becker à Brême-Mitte.

Mais ce n’est qu’à partir des années 2000 que les expositions sur Paula se sont multipliées en Allemagne.

En France, elle est restée inconnue du grand public jusqu’à l’exposition organisée par le musée d’art moderne de la ville de Paris, en 2016 : « Paula Modersohn-Becker, l’intensité d’un regard. » Connaissant l'attachement de Paula pour Paris, on se dit qu'il était temps. 



Nature morte au potiron – 1905
Huile sur papier, 69,5 x 89,5 cm
Museum Ludwig, Cologne

 




Pour écrire cette synthèse, je me suis inspirée notamment du livre de Marie Darrieussecq : « Être ici est une splendeur, Vie de Paula M. Becker » (Éditions P.O.L, 2016), ainsi que du catalogue publié à l’occasion de l’exposition consacrée à Paula par le musée d’art moderne de la ville de Paris.

 




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