lundi 31 janvier 2022

Plautilla Bricci (1616-après 1690)

 

 Attribué à Antonio Gherardi (1638-1702)
Portrait d’une architecte
Huile sur toile, 66 x 52,7 cm
Collection particulière

N.B. : il n’est absolument pas établi que ce portrait soit celui de Plautilla mais si ce n’est pas elle, qui peut bien être cette architecte ?

Plautilla est née à Rome, le 13 août 1616, dans une maison de la Via dei Greci, troisième fille de Giovanni Francesco Bricci et de Chiara Recupito.

Giovanni Bricci (1579-1645), issu d’une famille de fabricants de matelas génois, arrivés à Rome dans les années 1570, était l’élève et l’ami du peintre Giuseppe Cesari (1568-1640), dit Cavalier d’Arpin, peintre maniériste membre de l’Académie Saint Luc, qui fut le parrain de la sœur aînée de Plautilla. 

Giovanni compose des musiques et des poèmes, joue de divers instruments, écrit des chroniques et, dans son atelier, peint des enseignes de magasin, des emblèmes pour la noblesse et des peintures de petit format représentant des têtes ou des bustes de Madone et de saints, souvent copiés de toiles des autels des grandes basiliques et destinées à la dévotion privée. Une activité qui se révèle très rémunératrice. 

Il était aussi membre de diverses Académies (degli Affumicati, dei Divisi et dei Taciturni) sur l’activité desquelles j’avoue humblement ne pas m’être penchée… C’est donc probablement lui qui enseigne le dessin à sa fille, avant de l’aider à être admise dans l’atelier de Cesari. C’est probablement lui également qui enseigne son art au jeune frère de Plautilla, prénommé Basilio.

Chiara, son épouse, est une parente de la célèbre soprano napolitaine Ippolita Recupito (1577-1650), qui entra au service du cardinal Alessandro Peretti Montalto en 1604, avec son mari Cesare Marotta, compositeur et claveciniste de renom.

Cette émulation artistique et littéraire est certainement la base de la polyvalence créative de la jeune Plautilla mais on ignore quand et comment elle a bien pu s’initier à l’architecture.

Quoi qu’il en soit, elle commence sa carrière en tant que pittrice et elle a environ vingt ans quand elle peint la Vierge à l’enfant que l’on peut encore voir dans l’une des deux basiliques jumelles de la Piazza del Popolo, à Rome. Une expression encore un peu naïve.


Vierge à l’enfant – 1635/1640
Huile sur toile, 224 x 150 cm
Eglise Santa Maria di Montesanto, Rome

Sont aussi documentés, dans les inventaires après décès de Maffeo Barberini, qui fut pape sous le nom d’Urbain VIII, entre 1623 et 1644, une « nappe » et une nature morte peintes par Plautilla, ainsi que la réalisation d’un emblème pour un collectionneur en 1645.

Plautilla est aussi citée deux fois, en tant que peintre, dans les registres de l’Académie Saint Luc, entre 1655 et 1671 et on lui attribue aujourd’hui la Nativité de la Vierge ci-dessous, qui souligne une montée en puissance artistique assez évidente, même si la dite Nativité aurait bien besoin des soins d'un restaurateur


Attribué à Plautilla Bricci
Nativité de la Vierge – 1660
Huile sur toile
Eglise Santa Maria in Campo Marzio, Rome


Au début des années 1660, Plautilla rencontre, par l’intermédiaire de la sœur carmélite Maria Eufrasia delle Croce, née Flavia Benedetti, le frère de cette dernière, l’abbé Elpidio Benedetti (1608-1690), sur lequel j’ai trouvé des appréciations pour le moins contrastées.

Certains chercheurs le présentent comme un homme de culture aux intérêts multiples, expert en architecture et habile entrepreneur, que Mazarin utilisait pour l’achat d’œuvres d’art sur le marché romain et comme organisateur d’importants évènements festifs, avec de somptueux décors éphémères à la gloire de la couronne française.

Pour d’autres, au contraire, Benedetti était un abbé courtisan, ambigu et agité qui se rêvait conseiller artistique et dont le seul talent était d’avoir été d’être choisi à 27 ans, après des débuts obscurs à la Curie romaine, comme secrétaire de Mazarin dont il gérait les fonds à Rome et pour lequel il exerçait la fonction de « rabatteur » d’objets d’art, d’abord pour le cardinal puis pour le jeune Louis XIV.

Bref, Benedetti était une « créature » du Cardinal, comme on disait autrefois…

C’est par son intermédiaire qu’à la mort de Mazarin, en 1661, Plautilla aurait été invitée à préparer un dessin pour une structure funéraire éphémère. La Bibliothèque nationale de Turin conserve un in- folio avec l'illustration de l'armure et des vertus du puissant secrétaire d'État, accompagnée d'une inscription de la main de Plautilla. Un dessin recto-verso qui montre qu'elle maîtrisait le langage baroque, exprimé ici avec élégance.

 

Dessin pour la tombe du cardinal Giulio Mazzarino - vers 1661
Bibliothèque nationale, Turin

Dessin pour la tombe du cardinal Giulio Mazzarino - vers 1661
Bibliothèque nationale, Turin

C’est aussi Benedetti qui décide, en 1663, de se faire construire une belle demeure, à proximité de la villa Pamphili, construite une dizaine d’années auparavant par la famille éponyme, sur des plans de l’architecte Giovanni Grimaldi. La future « villa Benedetta » bénéficie donc d’une situation exceptionnelle et d’un jardin avec vue sur la campagne romaine et la coupole du Vatican.

Et il en confie l'entière conception à Plautilla : dans les différents devis qui sont attachés à la commande, elle est mentionnée comme architecte, tous les plans sont signés de sa main et son titre est même féminisé pour l’occasion : architettrice.

Le contrat se termine par une formule sans équivoque « Io plautilla Bricci architettrice ho fatto li sudetti capitoli mano propria ». (Moi, Plautilla Bricci architecte ai dessiné les chapitres susmentionnés de ma propre main.) Certes, son frère, Basilio, était censé l’assister dans son travail mais aucun élément de la maîtrise d’œuvre ni la conception, ni la conduite d’opération, ni même la conception du décor intérieur ne lui sont confiés en propre.

L’équipe artistique réunie par Plautilla et son commanditaire est prestigieuse : dans le grand salon, Pierre de Cortone (1596-1669), prince de l’Accademia di San Luca, réalise le compartiment central sous le thème de l’Aurore. Francesco Allegrini (1587-1663) exécute la Chute de Phaéton, et Giovanni Francesco Grimaldi (1606-1680), La Nuit. Le peintre génois Giovanni Andrea Carlone (1626-1697), peint les décors en « clairs obscurs » et le décor en trompe l’œil de la voûte de la chapelle.

Plautilla se charge elle-même des autres parties du décor peint, notamment une Assomption pour le maître-autel de la chapelle et une Félicité qui aurait rencontré un grand succès auprès des visiteurs.

Débutée à l’automne 1663, la construction de la villa dure vingt-deux mois et l’abbé Benedetti en prend possession en juin 1665.

Cependant, et même s’il reste bien peu de traces de son travail, on peut aisément constater que la réalisation finale de l’édifice est assez éloignée du projet original…

Plautilla Bricci
Elévation de la façade principale de la Villa del Vascelo
Roma, ASR, TNC, Uff. 29, vol. 182, p. 402

Anonyme 
Elévation de la façade principale de la Villa del Vascello, telle que réalisée – 1792/1810
Plume, encre noire et aquarelle sur papier
Museo di Roma, Gabinetto delle Stampe, Rome

Plautilla Bricci
Elévation de la façade sur jardin
Source : Thierry Verdier (op.cit. en fin de notice)

Anonyme 
Elévation de la façade sur jardin de la Villa del Vascello, telle que réalisée – 1792/1810
Plume, encre noire et aquarelle sur papier
Museo di Roma, Gabinetto delle Stampe, Rome

Dans son ouvrage Delle Magnificenze di Roma antica e moderna, publié de 1747 à 1761, Giuseppe Vasi, graveur et architecte, évoque la villa en des termes ambigus : la qualifiant de « bizarre », il signale qu’on la désigne comme le Casino del Vascello (le navire). C’est celle qu’on voit sur la partie droite de la gravure ci-dessous, avec ses deux fanions caractéristiques au sommet de la toiture et, là aussi, on est très loin du premier dessin épuré de Plautilla.

 

Giuseppe Vasi (1710-1782)
La Villa Corsini fuori, porte San Pancrazio et la Villa del Vascello – 1761
Eau-forte
Sulla magnificenza di Roma Antica e Moderna (Livre X, planche 199)
Museo di Roma, Gabinetto delle Stampe, Rome
Source : Wikimedia Commons

Un siècle plus tard, dans son ouvrage La Citta di Roma ovvero breve descrizione di questa superba citta, Generoso Salamoni décrit la demeure, devenue la « Villa Giraud », de façon plutôt négative « elle a la forme d’un grand navire de guerre, dont elle représente si parfaitement toutes les parties extérieures qu’il ne lui manque que les mâts et les voiles », sauf en ce qui concerne sa « distribution » qu’il trouve malgré tout « très gracieuse. » (op.cit, Rome, 1779, p. 355 et 345).

Que s’est-il passé ? Selon certains chercheurs, probablement un désaccord entre une architecte rigoureuse et un maître d’ouvrage qui se piquait d’architecture et qui aurait dépossédé Plautilla de son travail pour en confier la réalisation à son frère, Basilio, lequel aurait exécuté sans discuter les desiderata de l’abbé, un brin mégalomane.

Peut-être est-ce Plautilla elle-même qui a dû céder à son maître d’ouvrage ?

La conséquence avérée de cette erreur ne se fit pas attendre : lorsque Colbert créa en 1666 l’Académie de France à Rome, Benedetti s’empressa de proposer sa modeste demeure pour l’accueillir. On lui opposa un refus ferme et définitif et on préféra choisir un bâtiment situé près du monastère Sant’Onofrio, beaucoup moins surchargé.

La pauvre villa fut ensuite poursuivie par la malchance : elle fut bombardée en juin 1849, lors du siège de Rome par les troupes françaises conduites par le général Oudinot.

 

Villa Benedetti, état en 1849
Source : Thierry Verdier (op.cit. en fin de notice)

Il n’en reste aujourd’hui qu’un morceau du mur d’enceinte, déguisé en grotte maniériste dont l’effet n’est guère convaincant.

 

Villa Benedetti, façade sur rue, état actuel
Source : Thierry Verdier (op.cit. en fin de notice)

La première construction de la première architecte romaine lui aurait donc été dérobée pour se terminer en fiasco…

Il reste heureusement une autre œuvre de Plautilla, également commandée par l’abbé (peut-être à titre de contrepartie de son éviction de la villa ?) : la chapelle de Saint Louis de l’église Saint Louis des Français, dont elle a conçu le plan et l’élévation.

A l’entrée, les allégories de la Foi et de l’Eglise soutiennent un grand rideau de stuc fleurdelysé, surmonté de la couronne royale, qui s’ouvre sur une représentation (également peinte par Plautilla) de Saint Louis entre l’Histoire et la Foi où l’on retrouve, sur le côté gauche, le même rideau fleurdelysé qu’à l’entrée, tandis que le décor de marbre polychrome de la chapelle répond, par l’unité et la théâtralité de l’architecture, de la sculpture et de la décoration, au concept berninois de la « belle enceinte » baroque.


Vue d’ensemble de la chapelle Saint Louis
San Luigi dei Francesi, Rome

Saint Louis entre l’Histoire et la Foi – 1671/1680
Huile sur toile, 321 x 164 cm
Saint Louis des Français, Rome

La chapelle, construite entre 1671 et le 25 août 1680, date de sa consécration, valut à sa conceptrice l’usufruit d’une maison, en plus de ses émoluments. Et elle signa son œuvre, sur la base du piédestal du retable, d’un fier « PLAUT[ILL]A BR[ICCI] R[OMA]NA IN[VENIT] » (Plautilla Bricci Romaine l’a conçu).

Un document découvert il y a une dizaine d’années a permis de compléter les informations sur l’œuvre de Plautilla. Il s’agit d’une commande qui lui a été adressée en 1675, à l’occasion du Jubilé de l'Année sainte, par la Compagnia della Misericordia de Poggio Mirteto, une petite ville de la province du Rieti, dans le Latium. Il s’agissait de peindre la bannière de cette confrérie, une toile peinte recto-verso de 247 x 175 cm. La rémunération que Plautilla reçoit pour ce travail est considérable et correspond à celle d’une artiste célèbre. La toile, installée vers 1700 sur le maître-autel de l’église Saint-Jean-Baptiste a été restaurée en 1992, ce qui a permis de l’alléger des interventions d’entretien des siècles précédents.

Les deux faces de la bannière illustrent la naissance et le martyre du saint protecteur de l’église.

 

Naissance de Jean-Baptiste – 1675
Huile sur toile, 247 x 175 cm
Oratoire de San Giovanni Battista
Poggio Mirteto

Les dix figures représentées sont réparties en plusieurs niveaux de façon à suggérer la profondeur de la composition, dont le fond d’albâtre est très proche de celui du retable de saint Louis. Les tons rose et vert pastel des robes des deux jeunes filles du fond sont caractéristiques de la palette de Plautilla. Sainte Elisabeth (la mère de Jean-Baptiste) est tournée en prière vers les deux angelots, eux aussi très semblables à ceux de l’œuvre de référence. On remarque aussi une similitude de profil entre la femme qui verse l'eau dans la bassine et celui de la Foi (à droite du tableau de saint Louis).

 

Salomé recevant la tête de Jean Baptiste – 1675
Huile sur toile, 247 x 175 cm
Oratoire de San Giovanni Battista
Poggio Mirteto

L’autre côté de la bannière présente une scène située dans un espace irrégulier, constitué par différents volumes géométriques. La prison est caractérisée par la fenêtre grillagée ouvrant sur un ciel nocturne et la scène est doublement éclairée, par la torche tenue par l’enfant de gauche et par l’émanation lumineuse provenant de la tête coupée. Au-dessus, un ange tient la couronne de laurier et la palme du martyre.

Dans cet ensemble aux tons assourdis, Salomé, qui tient le bassin d’argent dans lequel elle va recevoir le trophée macabre, se détache par sa tenue colorée, sa coiffure tressée et apprêtée et sa pose presque gracieuse. Plautilla, qui n’a probablement aucune connaissance précise d’anatomie a donc cherché à attirer l’attention sur la figure féminine plutôt que sur la pose du bourreau qui présente des similitudes (moustache, ouverture des jambes, vêtements) avec celle de la gravure de Giovanni Batista Mercati (qu’on pouvait se procurer assez facilement sur le marché romain de l’époque) dont Plautilla s’est peut-être inspirée, de façon assez libre cependant, comme on peut le constater ci-dessous :

 

Giovanni Batista Mercati (1591-1645)
Décollation de Jean-Baptiste – 1626
Gravure, 33,3 x 23,7 cm
Fine Arts Museums, San Francisco, Californie



Une des faces de la bannière, installée comme retable dans l’oratoire de San Giovanni Battista
(Il semble que le dispositif permette de la retourner, si j’ai bien compris…)

Toutes ces découvertes successives ont également permis d’attribuer à Plautilla une autre œuvre, conservée sur le deuxième autel à droite de la Collégiale de l’Assomption dans le même village de Poggio Mirteto, La Madone du Rosaire.


Madonna del Rosario
Santa Maria Assunta
Poggio Mirteto

Le retable est inséré dans un élégant cadre nervuré - peut-être conçu par l’artiste elle-même – dont je n’ai pas pu trouver de reproduction en couleur.

L’identification d’un de ses retables dans la Collégiale a aussi permis au chercheur, Yuri Primarosa, d’émettre l’hypothèse que Plautilla aurait également participé au projet de décoration de l’église, en particulier à celle des stucs des six dômes abaissés des bas-côtés, agrémentés d’ornements inhabituels et, dans les angles, « de figures élancées enveloppées dans des draperies flottantes », dont voici deux exemples ci-dessous.  

Voûte de la deuxième chapelle à gauche
Santa Maria Assunta
Poggio Mirteto
Source : Yuri Primarosa (op.cit. en fin de notice)

Voûte de la troisième chapelle à gauche
Santa Maria Assunta
Poggio Mirteto
Source : Yuri Primarosa (op.cit. en fin de notice)

Enfin, une œuvre de Plautilla, dûment signée de sa main (sous la jambe de l’ange de droite, en tenue bleue et rouge) a été retrouvée… au Vatican.

 

La présentation du Sacré-Cœur de Jésus au Père éternel – 1669/1674
Détrempe sur toile, 166 x 364 cm
Musées du Vatican, Cité du Vatican. Inv. D7074



Toutes ces découvertes récentes ont justifié la présentation d’une exposition sur Plautilla. Elle se tient à la Galerie Corsini à Rome, en ce moment même et vous noterez que son commissaire, le chercheur précité Yuri Primarosa, n’a pas craint d’y associer l’image de la belle architecte d’Antonio Gherardi !

 


Une révolution silencieuse. 

Plautilla Bricci peintre et architecte

Galleria Corsini, via della Lungara 10, à Rome

de novembre 2021 à mi-avril 2022.

 

*

 

Pour écrire cette notice, j’ai notamment travaillé avec deux articles :

Thierry Verdier, La villa Benedetta et la difficile carrière de Plautilla Bricci, femme architecte dans la Rome du XVIIe siècle - (Femmes architecture et paysage – n° 35 / 2018, p.41 à 56)

Yuri Primarosa, Nuova luce su Plautilla Bricci, pittrice e “architettrice”, Studi di Storia dell'Arte, 25 / 2014, ediart (en italien)

 

 

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N.B : Pour voir d’autres notices de ce blog, si elles n’apparaissent pas, vous pouvez cliquer sur « Afficher la version Web » en bas de cette page.

 





lundi 17 janvier 2022

Marie Bashkirtseff (1858-1884)

 

Autoportrait à la palette – 1883
Huile sur toile, 92 x 72 cm
Don de la mère de l’artiste en 1920
Musée des Beaux-Arts Jules Chéret, Nice

Née le 11 novembre 1858 à Gravonzi, dans le district de Poltava, aujourd’hui en Ukraine, dans une famille « riche, élégant[e] et parfois excentrique » de « la vieille noblesse de province » russe, Maria Konstantinovna Bashkirtseva, dite Marie Bashkirtseff, a quitté très tôt son pays natal.

Après le divorce de ses parents intervenu dès sa petite enfance (1860), Marie et Paul, son frère de deux ans plus jeune, vivent chez leurs grands-parents, les Babanine, où Marie, comme c’est l’usage, est confiée à deux institutrices, l’une russe, l’autre française. En 1870, la famille maternelle au grand complet (avec grands-parents, tantes et cousine) et entourée d’une domesticité nombreuse, parcourt l’Europe, Baden-Baden, Genève, Rome et Florence, puis se fixe à Nice et loue la Villa Acquaviva, sur la promenade des Anglais.

Ce départ paraît lié à une sombre histoire de procès, alimentée par des rumeurs qui ne s’éteindront qu’en novembre 1881, par une décision de non-lieu. Je n’ai pas jugé utile d’approfondir mais il semble que cette situation ait empêché la famille d’avoir la vie mondaine à laquelle elle aurait pu prétendre : une partie de la bonne société niçoise ne la reçoit pas et Marie en a probablement souffert.

Dans son Journal, commencé à douze ans, Marie décrit sa famille en ces termes : « Je suis née d’une mère excessivement belle, jeune et bien portante, avec des cheveux bruns, les yeux aussi, une peau éclatante ; et d’un père blond, pâle, d’une santé délicate, fils lui-même d’un père très vigoureux et d’une mère maladive, morte jeune, et frère de quatre sœurs plus ou moins bossues de naissance… Grand-papa et grand-maman étaient bien constitués et ont eu neuf enfants, tous bien portants, grands, dont quelques-uns beaux, par exemple maman et Etienne. Le père maladif de l’illustre produit qui nous occupe est devenu fort bien portant, et la mère éblouissante de santé et de jeunesse, est devenue faible et nerveuse, grâce à l’horrible existence qu’on lui a faite. » (3 février 1881).

Marie bénéficie de l’éducation de son milieu, parle cinq langues, sait le grec et le latin, pratique l’équitation et la chasse, reçoit des cours de dessin, de musique, de piano, de chant et sa voix de mezzo-soprano ravit les amateurs italiens les plus exigeants. Mais elle se plaint très tôt de l’absence de direction donnée à ses études : c’est elle qui décide, plus ou moins, quand et avec qui elle apprend !

Cela ne la satisfait pas car, comme elle le déclare dans la préface - écrite en 1884 – de son Journal « il est évident que j’ai le désir, sinon l’espoir, de rester sur cette terre par quelque moyen que ce soit. Si je ne meurs pas jeune, j’espère rester comme une grande artiste ; mais si je meurs jeune, je veux laisser publier mon journal qui ne peut pas être autre chose qu’intéressant. »

Comme fascinée par sa propre personne, elle s’examine avec un mélange de recul critique et de complaisance, et se fait très régulièrement photographier, dans toutes sortes de poses et de tenues…

 

Auteur inconnu
Portrait au miroir – vers 1875

D’août à novembre 1876, elle retourne pour la première fois en Russie, dans la maison de son père qu’elle ne connaît pas puisqu’elle l’a quittée à deux ans. Elle découvre non seulement la maison « gaie et claire comme une lanterne » mais aussi sa famille paternelle, le village de Gravonzi et ses habitants : « Le costume de tous les jours de la Petite-Russienne consiste en une chemise de grosse toile, avec de large manches bouffantes, brodées de rouge et de bleu ; et d’un morceau de drap noir fabriqué par les paysans dont on s’enveloppe à partir de la ceinture. […] On met un tas de collier au cou et un ruban autour de la tête. Les cheveux sont tressés en une natte au bout de laquelle pendent un ou plusieurs rubans. » (7 septembre 1876)

Et voilà Marie déguisée en « Petite-Russienne » !

 

Photographie : I. Khmélevsky, Poltava
Marie en costume de paysanne de Petite Russie - 1876

Expérience de déguisement qu’elle ne manquera pas de renouveler par la suite :

 

Photographe : W. Bienmüller, Nice
Marie en paysanne russe jouant de la mandoline – vers 1877
(Le petit chien paraît avoir bougé pendant la pose…! )

Et en Niçoise, aussi ! - 1877


Contrairement à ce qu’elle avait d’abord souhaité, ce n’est pas sa voix qui la rendra célèbre. Elle la perd peu à peu, à cause d’une maladie qui n’apparaît d’abord qu’incidemment dans son journal : « vous savez, dis-je au docteur que je crache le sang et qu’il faut me soigner ? » (9 juin 1876) puis de façon plus précise : « Maman m’a emmenée chez le docteur Fauvel et ledit docteur m’a examiné la gorge avec son nouveau laryngoscope ; il m’a déclarée atteinte d’une catarrhe, d’une laryngée chronique, etc. […] pour me guérir, il me faut six semaines de traitement énergique. » (28 novembre 1876).

Elle décide alors de se consacrer à la peinture qu’elle a découverte à Rome en prenant des cours avec Wilhelm Kotarbiński (1848-1921), un peintre symboliste polonais. Mais elle est lucide sur le caractère décousu des enseignements qu’elle a reçus jusqu’alors « Je tâche de me calmer en pensant que cet hiver, je me mettrai au travail. Mais mes dix-sept ans me font rougir jusqu’aux oreilles ; presque dix-sept ans et qu’ai-je fait ? Rien… cela m’anéantit. » (24 mai 1877) Pour travailler vraiment, il faut que s’interrompe le ballet incessant des voyages.  « Rester à Paris. C’est à quoi je suis définitivement arrêtée […] Et je sens que le moment est enfin venu de M’ARRÊTER. Avec mes dispositions, en deux années je rattraperai le temps perdu. » (6 septembre 1877).

Le 2 octobre 1877, la famille s’installe 71 avenue des Champs-Elysées.

Le même jour, Marie entre à l’Académie Julian.

A ce stade, je me dois de préciser que j’ai travaillé sur le premier tome du Journal 1873-1877 paru en collection 10/18 (2019), puis sur le Tome II de l’édition en ligne sur Gallica (Paris, Charpentier, 1890). On sait que ces versions ont été expurgées par la mère de Marie, après son décès. La seule version complète du Journal (en 16 tomes !) n’a été éditée qu’entre 1995 et 2005 par le Cercle des amis de Marie Bashkirtseff. Mais je ne fais ici ni œuvre d’historienne ni de prétention biographique : je n’évoque que son travail artistique et la façon dont elle s’y est confrontée, au fil des quelques années pendant lesquelles elle a fréquenté l’Académie Julian. Pour cela, le Journal consultable en ligne m’a paru suffisant.

Il confirme bien la date à laquelle Marie est entrée chez Julian. Et pourtant, Jenny Zillhardt, sœur aînée de Madeleine Zillhardt (1863-1950) - qui deviendra la compagne de Louise-Catherine Breslau -, décrit quelques années plus tard son arrivée en ces termes : « Ce fut par une belle matinée de printemps que nous vîmes arriver, dans un tourbillon de soie et de dentelles, Marie Bashkirtseff, précédée d’un petit nègre, en livrée, qui portait son manteau et ses fourrures ! » (Jenny Zillhardt, « Marie Bashkirtseff à l’atelier Julian », Le Figaro 14 avril 1932, p.5). Visiblement, l’arrivée ne fut pas discrète et la légende était en marche… il convient donc d’être prudent avec les témoignages du temps.

Marie se met immédiatement au travail, à un rythme plus que soutenu : huit heure-midi, deux heures-cinq heures, plus les ateliers du soir. Elle est obsédée par « les années entières [qu’elle] a perdues. » Mais, enfin, elle travaille « avec des artistes, de vrais artistes qui ont exposé au Salon et dont on paye les tableaux et les portraits, qui donnent même des leçons ». Les vrais artistes en question, ce sont Rodolphe Julian (1830-1907) et Tony Robert-Fleury (1837-1911) « un homme fort, un artiste sérieux, un académicien, un classique, et les leçons de ces gens-là sont toujours excellentes. En peinture comme en littérature, apprenez d’abord la grammaire, puis votre nature vous dira s’il faut composer des drames ou des chansonnettes. » (15 janvier 1881)

Ses deux professeurs relèvent immédiatement la qualité de ses premières esquisses mais Marie garde la tête froide : « Ne pensez pas que je fasse des merveilles parce que M. Julian s'étonne. Il s'étonne parce qu'il s'attendait à des fantaisies de fille riche et de commençante. » Au cours du temps, il apparaît qu’elle accorde à « Tony » une confiance totale, très attentive à ses commentaires qu’elle sollicite avec empressement, dans un désir assez évident de se réconforter…

Ses relations avec ses condisciples sont beaucoup plus délicates : elle les traite avec un certain mépris, appelant Amélie Beaury-Saurel « l’Espagnole », une autre « la Polonaise », etc. Et il y a « Breslau » qu’elle considère immédiatement comme sa seule rivale, qui la désespère par l’avance qu’elle a pris sur elle : « Breslau a reçu beaucoup de compliments de Robert-Fleury, moi pas. Il y a juste quinze jours que je travaille, naturellement, excepté les deux dimanches. Quinze jours ! Breslau travaille depuis deux ans à l'atelier, et elle a vingt ans, j'en ai dix-sept ; mais Breslau a beaucoup dessiné avant de venir ici. Et moi ! misérable ? Je ne dessine que depuis quinze jours… Comme cette Breslau dessine bien ! » (20 octobre 1877)

Le temps de l’Académie est rythmé par les concours organisés entre les élèves, source d’inquiétude à l’annonce des résultats : « Le concours sera jugé demain, j’ai si peur d’être mal placée… ! » (29 janvier 1878)

Marie travaille sans relâche, produisant des esquisses par dizaines.

 

Portrait d’homme – 1878
Fusain sur papier gris, 44,5 x 60,2 cm
Musée russe, Saint Pétersbourg

Tête de vieille italienne – 1878
Fusain rehaussé de blanc sur papier gris, 44,6 x 60,7 cm
Musée russe, Saint Pétersbourg

Tête de femme – 1878
Fusain rehaussé de blanc sur papier gris, 43 x 60,5 cm
Musée russe, Saint Pétersbourg

Et continue à se faire photographier, comme pour composer son propre personnage…d'artiste ?

Photographe inconnu
Marie pose « regardant au loin » - 1878

Elle est tenaillée par une idée fixe : « A vingt-deux ans, je serai célèbre ou morte » (13 avril 1878) et sa quête d’elle-même est sans répit : « Je suis un caractère essentiellement tripoteur, tant pas excès de finesse que par amour-propre, désir d’analyse, recherche du vrai, crainte de faire fausse route, de non-réussite. » (3 mai 1878)

Elle aborde progressivement toutes les étapes de sa formation, ne cesse jamais de travailler et de réfléchir à ce qu’elle doit faire : « j’ai peint ma première nature morte. Un vase de porcelaine bleue et un petit livre rouge et usé, à côté […] Chaque dimanche, je ferai quelque chose d’autre. » (12 mai 1878)

« Je vais sculpter le soir… pour ne pas penser que je suis jeune et que le temps passe, que je m’ennuie, que je me révolte, que c’est affreux ! » (17 mai 1878) « J’ai fait ma première peinture officielle. (30 septembre 1878)

Peut-être s’agit-il de ce tableau-là mais rien n’est sûr car Marie produit également en dehors de l’atelier, pour aller plus vite que la progression suggérée par ses maîtres. Le musée Ziem date ce portrait de 1878, ce qui me paraît un peu prématuré car, à cette époque, Marie se plaint beaucoup de ne pas arriver à peindre.

 

Jeune femme au chapeau orné d’une plume bleue – 1878
Huile sur toile, 55 x 46 cm
Musée Ziem, Martigues

Cette Jeune femme pourrait aussi être « Jeanne », qui pose pour elle, fin mars 1879. « C’est une femme bien née, parfaitement élevée, très instruite et intelligente. […] Elle a des yeux magnifiques, la bouche est de la même dimension que les yeux et que la largeur du nez. Le nez est grand mais beau et noble. Un cou de cygne. […] Comme vous le savez, elle a épousé le baron de W… fils, une affreuse brute. La pauvre femme était sur le point de mourir quand sa famille l’a sauvée en plaidant en séparation. »

Le mardi 14 janvier 1879, Marie remporte sa première médaille au concours interne de l’Académie : « c’est un travail de garçon a-t-on dit de moi, cela a du nerf ; c’est nature. […] On m’a félicitée, car beaucoup s’imaginent que je suis arrivée au comble de mon ambition et qu’elles seront débarrassées de moi. » C’est bien mal la connaître !

De temps en temps, elle craque et s’enfuit : « Eh ! bien, je suis à Nice ! J’ai voulu prendre un bain d’air, m’inonder de lumière et entendre le bruit des vagues. » (21 février 1879) ou bien s’interroge sur sa vocation : « La gloire ? Zut, la gloire ! Je vais me marier. A quoi bon retarder ce dénouement ? Qu’est-ce que j’attends ? Du moment que je supprime la peinture, le champ est vaste. » (5 mars 1879)

L’été 79 se passe à Dieppe et, en novembre, Marie installe son propre atelier : « L’atelier du n°37 est loué et presque aménagé. J’y ai passé la journée, c’est très grand avec des murailles grises. J’y ai apporté deux mauvais Gobelins qui masquent le mur du fond, un tapis persan, des nattes de Chine, un grand pouf algérien carré, une table à modèle, un tas de morceau d’étoffes, des grandes draperies de satinette d’une nuance indécise et chaude. Beaucoup de plâtres : les Vénus de Milo, de Médicis, de Nîmes ; l’Apollon, le Faune de Naples, un écorché, des bas-reliefs, etc. » (24 novembre 1879).  Elle en rêvait depuis son entrée en peinture : « Nous avons visité un bel atelier, je frémissais d’aise en le parcourant ; c’est que la seule vue d’un atelier bien éclairé, vous fait croire qu’on va faire de belles choses. » (3 juin 1878)

A la fin de l’année, son jeune frère qui vit le plus souvent en Russie, annonce son mariage : « Paul se marie, moi je consens. Je vais vous dire pourquoi. Elle l’adore et tient beaucoup à l’épouser. Elle est d’assez bonne famille, connue, du même pays, voisine, assez riche, jeune, jolie et, d’après ses lettres, bonne nature. Et puis elle y tient. On croit qu’elle a un petit peu la tête montée, parce que Paul est fils d’un maréchal de la noblesse et qu’il a une famille chic à Paris. Raison de plus pour que je consente. » (28 décembre 1879).

Au début de l’année qui suit, la maladie progresse : « Je tousse autant que possible ; mais par miracle, loin de m’enlaidir, cela me donne un air de langueur qui va bien. (3 janvier 1878) mais ce n’est pas cela qui inquiète Marie : « Et le Salon qui approche ! Je vais causer de tout cela avec le grand Julian et nous sommes d’accord – surtout lui – que je ne suis pas prêteOh ! pour moi, cela ne ferait rien, j’attendrais, je suis courageuse et si on me dit d’attendre un an, je répondrai sincèrement : C’est bien. Mais mon public, mais ma famille ; on ne croira plus en moi ! Je pourrais exposer mais ce que Julian voulait, c’est que je fisse un portrait à tapage et je ne pourrai m’en tirer que médiocrement. […] C’est mon opinion aussi ; mais mon public, ma famille et en Russie ! … » (5 janvier 1880)

Pour autant, Marie finit par trouver un sujet : une Jeune femme lisant la Question du divorce (Alexandre Dumas). « Ce livre vient de paraître et la question passionne tout le monde. » (10 février 1880) et c’est sa cousine Dina, avec laquelle elle vit depuis le départ de Russie, qui sera son modèle. Il faut aller vite, le tableau doit être prêt le 19 mars (le Salon ouvre le 1er mai). Le jour du rendu, Robert-Fleury suggère de demander un sursis et Marie obtient six jours, en faisant jouer les relations de sa mère. Les professeurs sont satisfaits : « Julian en est toqué, Tony aussi trouve que c’est bien de ton, harmonieux, joli, énergique. […] Je le finirai donc. Une journée immense. »

Elle expose, sous le pseudonyme de Marie Constantin Russ, une toile qui a été revendue il y a quelques années et qui correspond à la description que Marie en fait (sauf qu’on ne voit pas le bouquet de violettes !) : « La jeune femme est assise devant une table de peluche vieux vert d’un ton très riche et, appuyée sur sa main droite, le coude posé sur la table, lit un livre à côté duquel est posé un bouquet de violettes. Le blanc du livre, le ton de la peluche et les fleurs à côté du bras nu font bien. La femme est en déshabillé de damas bleu très clair, un fichu de mousseline avec de la vieille dentelle. La main gauche tombe naturellement sur les genoux et semble à peine tenir le coupe-papier.  […] La tête est de trois quarts. Les cheveux adorables, blond doré de Dina, sont défaits. » (25 mars 1880)

Jeune femme lisant La question du divorce – 1880
Huile sur toile, 130 x 98 cm
Collection particulière (vente 2012)

Au Salon, Marie trouve que le tableau a été mal placé, dans la galerie extérieure, mais « c’est mon premier début, un acte indépendant, public. » Elle reçoit des compliments de ses professeurs mais son tableau n’est pas remarqué et ne figure pas dans le catalogue illustré du Salon. Finalement, la sentence de Marie sera sans appel : « Ce n’est pas digne de moi, il faut sortir de là, il faut, il faut, il faut ! Je suis humiliée d’avoir exposé ce que j’ai exposé ; c’est joli, mais pas digne de moi. » (10 avril 1880)

Au même Salon, elle admire la Jeanne d’Arc de Bastien-Lepage : « la vraie, la paysanne appuyée à un pommier, tenant une branche de l’arbre de la main gauche, qui est une perfection ainsi que le bras ; le bras droit pend le long du corps, c’est un morceau admirable. La tête renversée, le cou tendu et les yeux qui ne regardent rien, des yeux clairs, prodigieux ; la tête est d’un effet étourdissant ; c’est la paysanne, le fille des champs, stupéfaite, souffrant de sa vision. […] La figure est sublime et m’a donné une émotion si forte qu’en écrivant je me retiens de pleurer. » (30 avril 1880)

Jules Bastien- Lepage (1848-1884)
Jeanne d’Arc – 1879
Huile sur toile, 254 x 279,4 cm
The Metropolitan Museum of Art, New York

Même à l’époque, la vision des saints qui apparaissent derrière Jeanne n’avait pas convaincu la critique…

Le 8 mai, elle remarque : « Quand on parle bas, je n’entends pas !! Ce matin Tony m’a demandé si j’avais vu du Pérugin et j’ai dit non, sans comprendre. » « A l’atelier, on rit et on me dit que je suis devenue sourde ; je parais préoccupée et je me plaisante : mais c’est horrible ! » (13 mai 1880)

« En dehors de mon art, que j’ai commencé par fantaisie et ambition, que j’ai continué par vanité et que j’adore maintenant ; en dehors de cette passion, car c’est une passion, je n’ai rien ou la plus atroce des existences ! Ah misère de misère. » (27 juin)

En juillet, c’est le départ pour une cure dans le Mont Dore : « Nous sommes mal logés, tout est plein, cuisine atroce. » (20 juillet) « J’ai commencé mon traitement […] bain, douche, boisson, aspiration. Je me prête à tout ; c’est la dernière fois que je me soigne et je ne me soignerais pas si je ne craignais de devenir sourde. »

« Je trouve des modèles en masse, tous ces Auvergnats sont d’une complaisance rare […] leur boutique prend le jour sur le nord, et les jours de pluie, je ferai une étude de la boutique. »

 

Intérieur d’une boutique au Mont Dore
Huile sur toile, 60 x 55 cm
Reproduit dans le catalogue de l’exposition sur Marie Bashkirtseff,
Union des femmes peintres et sculpteurs, Ludovic Baschet, 1885, p.100
Source : Gallica / Bibliothèque nationale de France

« La scène se passe chez le menuisier : à gauche, la femme essaie au petit, qui a dix ans, le costume d’enfant de chœur ; la petite fille, assise sur une vieille caisse, regarde son frère, ébahie ; la grand’mère est près du poêle, au fond les mains jointes et sourit en regardant l’enfant. Le père, près de l’établi, lit La Lanterne et regarde de travers la soutane rouge et le surplis blanc. […] Je n’ai pas le temps de finir mais j’ai fait ce tableau pour me familiariser avec les choses. Des êtres en pied, les planchers, les autres détails m’épouvantaient et je ne me risquerais qu’en désespérée si je devais faire un tableau d’intérieur. […] Et puis, il y a aussi et surtout la question de milieu. Le mien peut se qualifier, malgré la meilleure volonté du monde, d’abrutissant. » (17 août)

De retour à Paris, Marie loue un jardin rue du Ranelagh, à Passy, pour faire des études en plein air, ce qui montre que, bien qu’admirative du naturalisme de Bastien-Lepage, elle ne reste pas insensible aux préoccupations des impressionnistes dont elle ne dit jamais un mot. « Je commence par Irma, nue, sous un arbre, nu-corps, grandeur naturelle. » (2 septembre)

Mais l’amélioration de l’été ne dure pas : « Le Dr Fauvel qui m’a auscultée il y a huit jours et qui n’a rien trouvé, m’a auscultée aujourd’hui et trouvé les bronches attaquées ; il a pris un air… grave. […] Moi, cela m’amuse. Il y a longtemps que je me soupçonne quelque chose, j’ai toussé tout l’hiver et je tousse et j’étouffe à présent. Du reste, l’étonnant serait que je n’eusse rien. » (10 septembre) « Et il m’a avoué qu’il ne s’attendait pas à voir la chose si grave, que je n’entendrai jamais aussi bien qu’avant. J’en suis restée comme assommée. C’est horrible. » (17 septembre)

Marie s’accroche à son travail et à ses lectures.

« J’ai passé la matinée au Louvre et je suis éblouie ; jusqu’à présent, je n’avais pas compris comme ce matin. Je regardais et je ne voyais pas. C’est comme une révélation. […] Ah ! quand on voit et sent les arts comme moi, on n’a pas une âme ordinaire. » (10 octobre)

« J’ai montré à Julian le tableau que j’ai fait au Mont-Dore. Il m’a naturellement brutalisée, tout en disant que certains artistes modernes trouveraient ça très bien. » (21 octobre)

« Notre atelier devient comme celui des hommes, c’est-à-dire que nous avons l’académie toute la journée, le même modèle, dans la même pose ; par conséquent, on pourra peindre de grands morceaux. Il y a déjà deux ou trois mois que j’ai besoin de cela ; avant cela n’aurait servi à rien mais je suis à point pour ce travail. » (1er novembre)

« Je me suis refait un manteau brun à capuchon de moine pour l’atelier, quand il m’arrive de prendre une place près de la fenêtre de laquelle il vient un vent d’enfer. Donc, j’ai un capuchon de moine, ce qui m’a toujours porté malheur. » (11 novembre)

 

Photographe inconnu
Marie en costume de moine

« Julian a éreinté ma peinture au dernier point.  - C’est mal dessiné, froid de mouvement, pas vrai de ton et mal compris d’effet… Si avec ça je ne suis pas contente ! Mais je me console un peu en pensant que je savais que ce n’était pas bon, et alors ça fait moins de peine. […] Ah ! j’ai compté sur la peinture pour m’en sortir ! Attend un peu, ma vieille ! J’ai tout le temps peur de fondre en larmes. » (19 novembre)

Fin 1880, apparaît la première démarche effectuée par Marie pour se rapprocher des féministes. Cela fait longtemps qu’elle a relevé que l’enseignement artistique des femmes n’est pas satisfaisant et que l’Académie Julian valorise davantage « l’atelier d’en bas », celui des hommes.

« Les succès obtenus au concours des Beaux-Arts par les élèves de chez Julian ont posé son atelier sur un bon pied. […] L’atelier des femmes participe de cet éclat. A chaque chose, Julian dit -Que dirait-on en bas ? ou, je voudrais bien montrer cela aux messieurs d’en bas. Je soupire après l’honneur de voir un de mes dessins descendus. C’est qu’on ne leur descend des dessins que pour se vanter et les faire rager, parce qu’ils disent que des femmes ça n’est pas sérieux. » (9 octobre 1878)

« On voyait les Beaux-Arts. C’est à faire crier. Pourquoi ne puis-je aller étudier là ? ! » (20 octobre 1878)

Les interdits qui s’imposent à la condition féminine l’exaspèrent : « Ce que j’envie, c’est la liberté de se promener tout seul, d’aller, de venir, de s’asseoir sur les bancs du jardin des Tuileries et surtout du Luxembourg, de s’arrêter aux vitrines artistiques, d’entrer dans les églises, les musées, de se promener le soir dans les vieilles rues ; voilà ce que j’envie et voilà la liberté sans laquelle on ne peut pas devenir un vrai artiste. […] Vous croyez qu’on profite de ce qu’on voit quand on est accompagnée ou quand, pour aller au Louvre, il faut attendre sa voiture, sa demoiselle de compagnie ou sa famille ? […] La pensée est enchaînée par suite de cette gêne stupide et énervante. » (2 janvier 1879)

Alors, ce mercredi 1er décembre 1880, elle se rend avec une amie au 12 rue Cail, chez Hubertine Auclerc. « Droits des femmes, siège social. Ces mots écrits sur la porte m’avaient déjà donné, avant l’arrivée de la demoiselle, un accès d’enthousiasme d’autrefois. » Elle se présente sous le nom de Pauline Orell et son but secret est de faire le portrait d’Hubertine pour le Salon suivant. Elle s’engage à verser sa cotisation, à venir aux conférences. Le mercredi suivant, elle assiste aux travaux de la société. Elle n’est pas le moins du monde conquise par la « vingtaine de typesses, des espèces de concierges en ruptures de loges » qui composent le public de la réunion. Mais elle reste convaincue de la position d’Hubertine. Alors, « nous sommes inscrites, nous avons voté, payé. Voilà. »

Elle continue à chercher son sujet pour le Salon suivant et se désespère de ne pas progresser : « tant qu’il s’agissait de dessin, ‘’j’épatais’’ les professeurs ; mais voilà deux ans que je peins : je suis au dessus de la moyenne, je sais, je montre même des dispositions extraordinaires, comme dit Tony, mais il me fallait autre chose. Enfin, ça n’y est pas. » (23 décembre) Le lendemain, Julian propose à Marie et Amélie Beaury-Saurel un sujet qui leur vaudra « au moins la notoriété de six jours après l’ouverture du Salon » : représenter l’atelier des femmes grandeur nature, avec quelques sujets seulement, un thème encore inexploré dans ce format. Marie n’est qu’à moitié convaincue mais Tony approuve. Alors elle s’y met, en dépit des complications techniques : l’atelier est minuscule, la toile sera très encombrante. Ce qui l’exaspère le plus est de se trouver en compétition avec Amélie.

Elle négocie avec Julian une diminution de format (demi-nature) et se persuade qu’Amélie ne finira pas. Il y aura des hauts et des bas mais elle arrivera au bout. Au passage, notons que Marie n’a jamais appris la perspective…et décide finalement de ne pas faire appel à un « perspecteur » extérieur. Elle va peindre comme elle voit et, finalement, arrive à y loger « seize personnes et un squelette, ça fait dix-sept » dont elle-même en robe noire, de dos, dans le coin droit du tableau. Le tableau est fini le 18 mars 1881. Marie n’est pas contente, surtout du petit garçon qui sert de modèle « d’un dessin commun, sans caractère et absolument indigne de moi : c’est le plus mauvais des tableaux. »

Il faut ensuite attendre pendant un mois éprouvant la réponse du jury. Elle est acceptée et expose sous le pseudonyme d’Andrey.  La rencontrant au Salon, Louise Abbéma viendra la complimenter. Mais Marie n’obtiendra aucune attention du jury et, à nouveau, son tableau ne figure pas dans le catalogue illustré du Salon…Il constitue aujourd'hui une des rares représentations d'un atelier de femmes à la fin du XIXe siècle et sa valeur documentaire ne fait aucun doute.

Atelier (L’Académie Julian) – 1881
Huile sur toile, 165 x 185 cm
Musée d’Art d’Etat, Dnipropetrovsk

Ceci étant, il existe une autre représentation de l'atelier, peut-être plus objective, réalisée par une autre élève qui a sûrement connu Marie et a été amie avec Louise-Catherine Breslau :

Mina Carlson-Bredberg (1857-1943)
Atelier Julian - 1884
Encre sur papier, 27 x 41 cm
Collection particulière

Pendant qu’elle préparait son tableau et sans en dire (apparemment) un mot dans son journal, Marie a écrit un article pour le journal féministe La Citoyenne d’Hubertine Auclerc. L’article paraît dans le n°4 du 6 mars 1881 et son style incisif fait mouche. Je ne résiste pas à l’envie d’en citer quelques extraits :

« […] Ainsi, vous qui vous proclamez bien haut plus forts, plus intelligents, mieux doués que nous, vous accaparez pour vous seuls une des plus belles écoles du monde où tous les encouragements vous sont prodigués. Quant aux femmes que vous dites frêles, faibles, bornées, dont un grand nombre est privé même de la banale liberté d'aller et de venir par le mot convenances, vous ne leur accordez ni encouragement, ni protection, au contraire.

C'est peu logique. Ne recommençons pas la scie des femmes du foyer, n’est-ce pas ? Toutes les femmes ne se font pas artistes, de même que toutes ne veulent pas être députés. C'est d’un très petit nombre qu'il s'agit, qui n'enlève rien au fameux foyer ; vous le savez fort bien. […] Parlez donc aux gens comme il faut d'envoyer leurs filles dessiner d'après le nu, sans lequel il n'y a pas d'études possibles. La plupart, qui n'hésitent pas à conduire ces mêmes jeunes filles sur les plages où elles contemplent leurs danseurs en tenue de tritons, pousseront des cris aigus.

Quant aux femmes trop pauvres pour avoir de ces délicatesses, elles n'ont pas le moyen d'avoir un enseignement que l'Etat leur refuse. […] »

On se prend à regretter que peu de gens, sans doute, aient eu accès à ce petit pamphlet… ! (Il est aujourd’hui consultable en ligne sur le site des bibliothèques patrimoniales de la ville de Paris)

Marie rédige aussi, quelques semaines plus tard, une critique sans concession du Salon de 1881 (La Citoyenne des 16 mai, 22 mai et 5 juin 1881). L’Annaïs de Louise Catherine Breslau devient « la petite Crétine des champs, d'une tonalité sale et d'un modelé insuffisant » […] « Mlle Abbéma nous montre un portrait de femme qui n'a rien de remarquable, et un joli petit tableau "l'heure de l'étude" ». Même Bastien-Lepage en prend pour son grade et elle ne se loupe elle-même qu’à moitié : « "L'atelier de femmes dirigé par M. Julian", par Mlle Andrey. L'artiste nous montre toutes ces jeunes filles au travail, il y en a de jolies. C'est assez amusant, vivant et bien composé, mais que de duretés, que de choses lâchées ! Le modèle qui pose sur la table n'est pas du bon côté du tout. On dit que c'est une jeune débutante, elle est alors presque excusable. »

Ses médecins la pressent de s’arrêter, de se soigner. Elle rêve d’Italie, de tout abandonner. « Je suis très malade je tousse très fort, je respire avec peine et il se fait dans mon gosier un clapotement sinistre… Je crois que cela s’appelle une phtisie laryngée. »

Est-ce à ce moment-là que Marie se fait prendre en photo avec cet humour noir dévastateur ?

Photographe inconnu
« Ci-git Marie, 21 ans » - vers 1881

Son père, venu à Paris, lui demande de l’accompagner en Russie. Elle refuse puis finit par s’y rendre seule quelques jours plus tard, le 25 mai.

Soirée à Gravonzi, près Poltava - 1881
Reproduit dans le catalogue de l’exposition sur Marie Bashkirtseff
Union des femmes peintres et sculpteurs, Ludovic Baschet, 1885, p.43
Source : Gallica / Bibliothèque nationale de France

Le 13 juin, dans sa maison de Gravonzi, elle commence à peindre une paysanne, grandeur nature. Elle en est contente mais voit des symboles de mort partout. Lorsqu’elle repart, à la mi-juillet, elle peut à peine respirer. Au couvent de la Lavra, près de Kieff, « Maman a prié avec une ferveur sans égale ; moi je suis bien sûre que Dina et papa ont tous prié pour moi. Mais le miracle ne s’est pas fait. Vous riez ? Eh bien, j’y comptais presque, moi. »

Dès le lendemain de son arrivée à Paris, le 27 juillet, elle est de retour chez Julian, furieuse d’apprendre que « Breslau a eu la mention, elle a des commandes […] elle a vendu trois ou quatre choses. Et moi ? Et moi, je suis poitrinaire. » En août, elle va peindre dans le jardin de Passy, se désespère de ne rien faire de bon, passant son temps à ressasser les succès de Breslau.

Mi-septembre, elle part pour Biarritz qu’elle va trouver sans intérêt. Heureusement que « J’ai de petites robes de batiste ou de laine blanche sans garniture, mais faites à ravir, très fraîches et très pimpantes. Des souliers de toile achetés ici, mais jolis, et des chapeaux blancs, jeunes, des chapeaux de femme heureuse. Cela forme un ensemble très remarqué. » Début octobre, elle est à Madrid et explose de colère devant une corrida, « infâmie sanglante ».

Au Prado, Velázquez l’éblouit « Il faut, comme Velasquez, exécuter en poète et penser en homme d’esprit. » et elle copie son Vulcain, en petit format.


Diego Velázquez (1599-1660)
La forge de Vulcain - 1630
Huile sur toile, 223 x 290 cm
Musée du Prado, Madrid

Elle découvre Tolède et Séville, s’y ennuie et se désole en pensant que cela fait cinq mois qu’elle n’a pas été à l’atelier puis s’émerveille des ruelles de Grenade. Il lui vient aussi la « fantaisie » de visiter la prison puis de peindre les prisonniers « Mais quelles têtes ! […] Je recommande cette sombre visite avant de voir le Généralife, dont les jardins sont une succursale du paradis ». Le lendemain, elle revient au bagne pour peindre « Antonio Lopez, condamné à mort », puis s’en va visiter l’Alhambra.

Grenade - 1881
Musée des Beaux-Arts V. Sourikov, Krasnoïarsk
Source : Cercle des amis de Marie Bashkirtseff, bulletin n°41 – Juin 2012

Elle arrive à Paris le 6 novembre, des idées de tableaux espagnols plein la tête, et apprend quelques jours plus tard que le procès, le fameux procès qui dure depuis si longtemps et empoisonne la vie de sa famille est « fini, gagné, c’est-à-dire que l’enquête démontre qu’il n’y a pas motif à procès. Voilà un jour heureux. »

Mais le lundi 21 novembre… « On a envoyé chercher Potain mercredi, il est venu aujourd’hui ; pendant ce temps-là, j’aurais pu crever. Je savais bien qu’il m’enverrait encore dans le Midi, j’en avais d’avance les dents serrées et la voix tremblante. […] Aller dans le Midi, c’est se rendre. »

Elle est sur le flanc pendant plus d’un mois. Julian, pour la consoler, lui conseille de faire des esquisses sur les choses qui la frappent. « Et que voulez-vous qu’on trouve dans le milieu où je vis ? Brelau est pauvre mais elle vit dans une sphère éminemment artistique. La meilleure amie de Maria est musicienne ; Schaeppi est originale, quoique commune, et il y a en plus Sara Purser, peintre et philosophe, avec laquelle on a des discussion sur le Kantisme, sur la vie, sur le moi et sur la mort qui font réfléchir et qui gravent dans l’esprit ce qu’on a lu ou entendu ; tout, jusqu’au quartier où elle habite : Les Ternes. Mon quartier à moi, si propre, si uniforme où on ne voit ni une pauvresse, ni un arbre non taillé, ni une rue tortueuse. Bref, je me plains contre la fortune ?... Non, mais je constate que l’aisance empêche le développement artistique et que le milieu dans lequel on vit est la moitié de l’homme. » (18 décembre 1881)

Dès qu’elle va mieux, elle commence l’esquisse du portrait de sa belle-sœur, venue passer les fêtes à Paris. Elle n’a toujours pas trouvé l’idée du tableau pour le prochain Salon…


Maria Stepanovna Bashkirtseff (1833-1920) – 1881
Belle-sœur de l’artiste
Huile sur toile, 92,5 x 73 cm
Rijksmuseum, Amsterdam

En janvier, entre deux mondanités - « Nous donnons une soirée demain, veille de notre jour de l’an ; il y a huit jours que cela est en train ; on a envoyé plus de deux cent cinquante invitations, car on a demandé beaucoup, beaucoup parmi nos amis. Comme personne ne reçoit encore, c’est un évènement, et je crois bien que nous aurons du monde très chic ; bref, ce sera très bien. » (11 janvier 1882), elle rencontre enfin son idole, Jules Bastien-Lepage « qui est tout petit, tout blond, les cheveux à la bretonne, le nez retroussé et une barbe d’adolescent. […] J’adore sa peinture et il est impossible de le regarder comme un maître. On a envie de le traiter en camarade et ses tableaux sont là pour remplir d’admiration, d’effroi et d’envie. » (21 janvier) Jules viendra lui rendre visite quelques jours plus tard et lui dira qu’elle est « merveilleusement douée ».


Jules Bastien- Lepage (1848-1884)
Autoportrait - 1880
Huile sur toile, 31 x 25 cm
Musée Bastien-Lepage, Montmédy

Là-dessus, Marie part à Nice pour le Carnaval.

« Je suis cuite – Wolff [le critique d’art du Figaro] consacre une dizaine de lignes des plus flatteuses à Mlle Breslau. Ce n’est du reste pas ma faute. On fait comme on est doué. Elle est uniquement à son art ; moi, je m’invente des robes, je rêve à des draperies, à des corsages, à des revanches sur la société niçoise ; je ne veux pas dire que j’aurais son talent si je faisais comme elle ; elle suit son naturel, moi le mien. Mais j’en ai les bras coupés. » (7 février)

Elle ne revient à Paris que le 20 avril. Il n’y aura pas de Salon pour elle, cette année-là. Elle en profite pour aller voir les expositions, rencontre Carolus Duran qu’elle trouve charmant (« il dit des banalités qui plaisent »).

Et à un moment ou un autre - elle ne l’évoque pas dans son journal, sauf l’année suivante avec d’autres œuvres, pour souligner le fait qu’elle a quand même travaillé pendant cette période - elle a exécuté un portrait de sa cousine Dina. Peut-être est-ce le tableau ci-dessous qui n’est pas daté. Marie n’avait pas souhaité conserver ce portrait qu’elle avait découpé. Après son décès, sa mère l’a fait restaurer avant de l’envoyer à l’exposition « Woman’s Art » de la Sécession viennoise en 1910 puis en a fait cadeau à l’une des mécènes de la manifestation. Il est réapparu récemment sur le marché de l’art…


La lectrice, portrait de Dina Baranine, cousine de l’artiste – sans date
Huile sur toile marouflée sur bois, 64 x 53 cm
Collection particulière (vente 2021)

En juin, Marie doit quitter son premier atelier et se passionne pour un hôtel particulier, 30 rue Ampère : « tout un étage à moi, avec atelier et balcon ». Elle l’obtient : « l’atelier et la bibliothèque sont réunis par une immense ouverture, ce qui fait un espace de douze mètres de long sur sept de large. » Mais cela ne l’empêche pas de se désoler de devoir quitter les Champs-Elysées… !

 

L’atelier de Marie Bashkirtseff en 1884
Illustration du catalogue de l’exposition sur Marie Bashkirtseff
Union des femmes peintres et sculpteurs, Ludovic Baschet, 1885, p.11
Source : Gallica / Bibliothèque nationale de France

On voit plusieurs tableaux de Marie, dont Le parapluie et la grande toile de La Rue, et une version grandeur nature de Douleur de Nausicaa

En juillet, elle revient brusquement sur l’idée d’une scène religieuse qu’elle avait évoquée presque incidemment dans son journal l’année précédente : « Un sujet qui m’empoigne : Marie Madeleine et l’autre Marie au tombeau du Christ. Seulement pas de convention, ni de sainteté, mais faire comme on croit que c’était et sentir ce qu’on fait. » (25 mai 1880). Elle se persuade qu’il lui faudrait aller à Capri pour trouver un paysage comme elle le voit, avec un vrai tombeau creusé dans la roche. Elle prévoit son départ en octobre. Julian paraît d’accord sur le principe.

 

Les saintes femmes au tombeau
Esquisse
Se trouverait à la Galerie Tretiakoff, Moscou

Mais le 7 août, elle découvre « La Rue ! […] les concierges, les enfants, les garçons de course, les ouvriers, les femmes, tout cela aux portes ou sur les bancs publics, ou causant devant les marchands de vins.  Mais il y a là des tableaux admirables ! […] Je ne voudrais pas toucher à la campagne ; Bastien-Lepage y règne en souverain ; mais pour la rue, il n’y a pas encore eu de…Bastien. » A partir de cette époque, elle commence à croquer régulièrement des portraits d’enfants et, dans la rue, elle ne fait « que regarder les types » (de personnages) « les attitudes, les gestes, la vie prise sur le fait. » ; « Je me promène ; oui, mademoiselle fait des promenades d’artiste, et observe ! »

Le 13 août, le « tableau des saintes femmes » l’empêche de dormir : « ce tableau est relativement facile à faire […] puisque ça se passe à une heure indécise ; les silhouettes se détachent en sombre. Le tout, entendez bien, le tout est de bien saisir les rapports du ciel, des figures et du terrain. Et puis, surtout, et puis de rendre la poésie de l’heure, la désolation profonde, épouvantable, de ce qui vient de se passer. » Peu à peu, elle dessine chacune des figures du tableau. « Dumas a bien raison : on ne tient pas son sujet, c’est le sujet qui vous tient. » (28 août)

Elle s’interroge sur son désir de sculpture, notamment d’un sujet, donné chez Julian, dont elle a fait une première esquisse en 1879 : Ariane se retrouvant seule dans l’île de Naxos, après le départ de Thésée et qui voit, à l’aurore, son bateau s’en aller dans le lointain… soit exactement la scène que Sophie Rude a peint en 1826 (voir sa notice).

Elle a l’impression de se disperser : « qu’est-ce que je fais ? Une petite fille qui a mis sa jupe noire sur ses épaules et qui tient son parapluie ouvert. » Probablement le Parapluie, daté de l’année suivante… mais « c’est mauvais et la petite fille avait une tête odieuse ; une de ces petites gamines de neuf ans, jolie et antipathique comme tout. » (5 septembre) Mais quand elle le montre à Julian, celui-ci trouve que le tableau est bon.

 

Le Parapluie – 1883
Huile sur toile, 93 x 74 cm
Musée russe, Saint-Pétersbourg

Elle se rend aussi à « l’Asile des enfants » pour y trouver des modèles mais « n’ose pas entreprendre deux petits garçons à la fois. » Selon le Cercle des amis de Marie Bashkirtseff, il s’agirait de l’actuelle école maternelle du 18 rue Ampère, autrefois vouée à l’accueil de jour des enfants nécessiteux. C’est dans la cour de cette école, toute proche de son domicile, qu’elle aurait réalisé plusieurs de ses toiles des années 83 et 84.

Brusquement, le 14 octobre, elle est en Russie : « ma tante m’a lâchée à la frontière et c’est avec Paul que je voyage. » Il s’agissait visiblement de la présenter à deux princes, dont la propriété voisine celle de sa famille maternelle. Au cours de la visite, un « incident » : « Leur cocher s’est grisé et c’est, paraît-il, chaque fois comme cela ici ; alors, sans avoir l’air de rien, le prince Basile est sorti et a assommé le pauvre homme à coups de poings et à coup de pieds avec ses éperons. N’est-ce pas que ça fait froid dans le dos ? Ce garçon est horrible et son frère m’en paraît plus sympathique. Je ne crois pas que je fasse la conquête de l’un ni de l’autre. Je n’ai rien qui puisse leur plaire […] au moral, je crois que, sans trop d’orgueil, je leur suis assez supérieure pour qu’ils ne m’apprécient point. »

Le 15 novembre, elle est de retour à Paris, après un tourbillon de chasses, de fêtes et…d’ennui. Le lendemain, elle va à l’hôpital voir un nouveau médecin qui lui annonce froidement son état : « JE NE GUERIRAI JAMAIS » quand elle a « eu pour la première fois le courage de dire : Monsieur je deviens sourde. »

Et le 20 décembre : « Je n’ai encore rien d’en train pour le Salon et rien ne se présente. C’est une angoisse ! … » Mais trois jours plus tard, elle a enfin à dîner « le grand, le vrai, le seul, l’incomparable Bastien-Lepage et son frère. » Se joint à eux son ami, le prince Bojidar, qu’elle connait depuis Nice et traite comme un frère. Un peu plus jeune qu’elle, il lui sert de chevalier-servant en de multiples occasions. Bastien-Lepage l’exhorte à la patience : « concentrez-vous, donnez tout ce que vous pourrez, tâchez de rendre scrupuleusement la nature ».

Là-dessus, son nouveau médecin lui annonce que ses deux poumons sont atteints. « Enfin, qu’on me laisse encore dix ans […] je mettrai tous les vésicatoires qu’on voudra, mais je veux peindre[…] Je ne le dirai à personne, sauf à Julian. »

Elle a dû trouver son sujet puisqu’elle annonce, le 22 février suivant, que « la tête du plus petit des garçons est entièrement peinte. » Il faut dire que début janvier, elle a été préoccupée par la mort et les obsèques de Gambetta qu’elle a suivies avec passion d’autant que Bastien Lepage était chargé de peindre son portrait mortuaire et de dessiner le « char » des obsèques officielles.

Mais là, elle a dû travailler sans relâche car le 25 février : « je crois avoir fait quelque chose de bien. Un instant, j’ai été contente de moi et j’en ai une peur qui me poursuit encore. Maintenant si ce n’est pas très bien, ce sera doublement douloureux. » […] « Ce sont deux gamins qui marchent le long d’un trottoir en se tenant par la main : l’aîné a sept ans et regarde dans le vague, devant lui, une feuille entre les lèvres ; le petit regarde le public, une main dans la poche de son pantalon de gamin de quatre ans. Je ne sais que penser, car j’ai encore été contente de moi ce soir. C’est vraiment épouvantable ! »

Jean et Jacques – 1883
Huile sur toile, 155 x 115 cm
Localisation inconnue

Et deux jours plus tard : « Mais ce soir, ce soir, c’est une heure de joie immense […] j’ai fait l’esquisse de ma statue.

Vous lisez bien. Je veux, sitôt après le 15 mars, faire une statue. »

Tony vient voir le tableau début mars et en est très content. Le 15 mars, Marie va admirer, en nombreuse compagnie, le dernier Bastien-Lepage, L’amour au village : « c’est la nature même. […] Jamais personne n’est entré plus avant dans la réalité de la vie que Bastien. Rien n’est plus élevé, plus admirablement humain. » Mais après l’avoir revu plus tard, au Salon, elle assure que le tableau lui « déchire les yeux. Quelle faute que ce fond ! Comment ne le voit-il pas ? » (15 juin)


Jules Bastien- Lepage (1848-1884)
L’Amour au village - 1883
Huile sur toile, 194 x 180 cm
Musée national des Beaux-Arts Pouchkine, Moscou


Marie envoie au Salon – où elle expose sous son nom pour la première fois - en plus de Jean et Jacques, le portrait d’un modèle de l’Académie Julian, exécuté l’année précédente, qu’elle a intitulé La Parisienne ainsi qu’un pastel Mlle D. de B…

 

La Parisienne, portrait d’Irma, modèle à l’Académie Julian - 1882
Huile sur toile, 55,5 x 46 cm
Don de la mère de l’artiste
Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la ville de Paris

Puis, comme elle se l’était promis : « Hier, j’ai appelé deux praticiens qui m’ont construit la carcasse de la statue en grand, d’après la petite que j’ai faite en terre. […] Je suis très empoignée. Les saintes femmes en peinture, que je tâcherai de faire cet été ; et en sculpture, ma grande préoccupation c’est Ariane. En attendant, je fais cette femme qui est en somme la figure debout, la figure de l’autre Marie du tableau. » (22 mars 1883)

Elle aura la satisfaction de savoir que deux pastels seulement, le sien et celui de Breslau sont reçus avec le n°1. Mais le Portrait de Mlle Isabelle de Rodays de Breslau, à l’huile, est « accroché à la cimaise » - c’est-à-dire à une bonne place – alors que ses propres tableaux n’y sont pas…

Cette année-là, c’est Georges Rochegrosse qui attire les foules du Salon avec la scène qui représente « le prince royal Astyanax arraché aux bras de sa mère Andromaque, sur l’ordre d’Ulysse, pour être jeté par-dessus les remparts. » Un tableau qui met un peu mal à l’aise aujourd’hui… « C’est de l’antique original et moderne. Il ne suit personne et ne s’inspire de personne. La couleur et la peinture sont d’une vigueur sans pareille. […] Il n’a que vingt-quatre ans et c’est sa deuxième exposition. »

 

Georges-Antoine Rochegrosse (1859-1938)
Andromaque
Huile sur toile, 479 x 235 cm
Musée des Beaux-Arts de Rouen

L’idée du prochain tableau de Marie commence à se dessiner : « Six gamins groupés, les têtes près les unes des autres, à mi-corps […] Le plus grand, vu presque de dos, tient un nid, et les autres regardent avec des attitudes variées et justes. (4 avril)

Mais dès le 7 mai : « Je recommence entièrement les gamins ; je les fais en pied, une toile plus grande : c’est plus amusant. » Elle fait venir Julian « je ne veux pas de conseils, mais seulement l’impression du public ; or Julian représente la majorité bien pensante. » Et elle tient compte de son avis : « il me fait carrément supprimer le réverbère qui était dans le coin gauche, il a raison. »

Son tableau des saintes femmes l’obsède, « je suis si enthousiasmée par la façon dont se présente le tableau que j’ai une peur folle qu’un autre le fasse avant… » « Mon tableau est là ! il est tout fait. Je le vois, je le sens. Rien au monde n’y changera rien ; aucun voyage, aucune nature, aucun conseil. » (12 mai)

Fin mai, le Salon ferme quelques jours avant la distribution des récompenses. A la grande fureur de Marie, c’est le pastel et non un de ses tableaux qui reçoit une mention. « La mention au pastel, c’est un camouflet, une stupidité, un chagrin. » Elle aura bien du mal à s’en remettre.

Pourtant, selon le catalogue des œuvres de Marie, édité pour l’exposition de 1885, les échos de la presse auraient été plutôt positifs : « Mlle Marie Bashkirtseff a envoyé avec une élégante Parisienne deux figures de petits garçons, Jean et Jacques, très réussies ; tous les deux en blouse de cotonnade noire, l'un d'eux un parapluie sous le bras, se tenant par la main, longent les quais, se rendant sans doute à l'école. Les deux physionomies, très enfantines, très naïves, sont d`une grande vérité ; la touche est généralement très ferme. » (Dalligny, Journal des Arts. - 18 Mai 1883.)

« Oh, avoir du talent !! Effacer cette misérable mention ! Exposer les gamins, les saintes femmes dans un cadre tout noir et au bas le texte …"Et ayant roulé une grande pierre à l’ouverture du sépulcre, il s’en alla. Or, Marie-Madeleine et l’autre Marie étaient demeurées là en face du sépulcre." Et une statue, Nausicaa ou Ariane. » (17 juillet)

« Je deviens toute rouge en pensant que, dans une semaine, il y aura cinq mois que j’ai fini le tableau du Salon. Qu’ai-je fait en cinq mois, Rien encore. De la sculpture, il est vrai mais ça ne compte pas. Les gamins ne sont pas finis. […] L’idée d’un tableau ou d’une statue me tient éveillée des nuits entières ; jamais la pensée d’un joli monsieur n’en a fait autant. » (7 août)

« Cette idée que Bastien-Lepage va venir m’énerve à ce point que je n’ai rien pu faire. […] Il est petit, il est laid pour le vulgaire ; mais pour moi et pour les gens de mes régions, cette tête est charmante. Qu’est-ce qu’il pense de moi ? J’ai été gauche, riant trop souvent… Il se dit jaloux de Saint-Marceaux [son ami sculpteur] Joli triomphe ! » (12 août)

« Non, je ne mourrai que vers 40 ans ; vers 35 ans, je serai bien malade et, à 36 ou 37 ans, en un hiver au lit, tout sera dit. Et mon testament ! Il se bornera à demander une statue et une peinture, de Saint-Marceaux et de Jules Bastien-Lepage ; dans une chapelle à Paris, entourée de fleurs, dans un endroit apparent ; et, à chaque anniversaire, on y fera chanter des messes de Verdi et de Pergolèse […] à chaque anniversaire et à perpétuité, par les plus célèbres chanteurs. » (21 août)

« Je suis malade à fond. Et je m’applique un immense vésicatoire sur la poitrine. Après cela, doutez de mon courage et de mon désir de vivre. » (15 septembre)

Elle travaille sans relâche, cependant :

« Le portrait de Bojidar me paraît…bien ; Julian dit que c’est peut-être un grand succès, que c’est original, très neuf et que ça paraîtra comme un Manet savant. […] Il est accoudé au balcon, le corps presque de face et la tête de profil se détachant sur le ciel ; on voit le chantier, les maisons, la rue, un fiacre, c’est très ressemblant. […] Il y a des capucines au balcon. Il en chiffonne une entre ses doigts, mais je remplacerai la fleur par la cigarette. » (9 octobre).


Portrait du prince Bojidar Karageorgévitch - 1883
Huile sur toile, 116 x 73 cm
Reproduit dans le catalogue de l’exposition sur Marie Bashkirtseff
Union des femmes peintres et sculpteurs, Ludovic Baschet, 1885, p.65
Source : Gallica / Bibliothèque nationale de France
(Original au Musée national de Belgrade)

« Je vais travailler à la Grande-Jatte. Une allée d’arbres aux tons dorés, toile moyenne. Bojidar est venu avec moi, heureusement, car je n’ai pas pensé que c’est fête et, en arrivant là, nous avons trouvé des tas de canotiers, et Rosalie aurait peut-être été insuffisante comme porte-respect ». (1er novembre)

Paysage d’automne – 1883
Huile sur toile, 97 x 115 cm
Musée russe, Saint Pétersbourg

Pour la première fois, elle est approchée par un journal russe : « L’illustration universelle (de Russie) publie sur la première page le dessin de mon tableau (Jean et Jacques). C’est le plus grand journal russe, et me voilà comme chez moi. » (22 novembre)

Puis elle apprend avec plaisir qu’une de ses toiles, un Pêcheur à la ligne qu’elle avait donné pour une loterie est mis en vente à l’hôtel Drouot : « le mari d’une des femmes de chambre est venu me dire avec effarement qu’un toile signée Bashkirtseff était à l’hôtel des ventes et se vendait ce soir. Maman et Dina y sont allées et ont assisté à l’adjudication au prix de 130 francs. Ça ne vous fait pas d’effet, 130 francs mais à moi ça en fait un grand. » (24 novembre).

Dès qu’elle retrouve l’énergie de travailler, elle se réassure : « J’ai fait le portrait de Dina, une harmonie blanche, c’est superbe. » (28 novembre)

 

Portrait de Dina Babanine – vers 1883 (photographie)
Huile sur toile, 115 x 140 cm
Aurait été perdu lors de l’évacuation du musée de Saint Pétersbourg pendant la Seconde guerre mondiale

« Matin, sculpture, Après-midi, je peins le corsage et le bouquet de la tête qui rit […] c’est fini. Au gaz : un dessin, femme qui lit près du piano ouvert. Fini. Si c’était comme ça tous les jours, ce serait charmant. » (10 décembre)

La lecture - 1883
Dessin reproduit dans le catalogue de l’exposition sur Marie Bashkirtseff
Union des femmes peintres et sculpteurs en 1885, p.44
Source : Gallica / Bibliothèque nationale de France

« Après-midi, ébauché une tête de gamine de cinq ans, de profil et qui rit. J’ai l’intention de faire cinq ou six têtes, toutes riant. » (11 décembre)

Fillette - 1883
Huile sur toile, 55 x 46 cm
Source : Cercle des amis de Marie Bashkirtseff, bulletin n°43 - janvier 2014

« Il est deux heures ; c’est la nouvelle année, à minuit juste, au théâtre, et, montre en main, j’ai fait un souhait en un seul mot ; un mot qui est beau, sonore, magnifique, enivrant, écrit ou prononcé : La gloire ! » (31 décembre 1883)

Le 5 janvier 1884, arrive enfin dans le journal de Marie un nom que j’attendais depuis avril de l’année précédente : Manet. Était-ce possible que personne à l’Académie Julian n’ait été chagriné par son décès ? « Ouverture de l’exposition Manet à l’Ecole des Beaux-Arts ! J’y vais avec maman. Il n’y a pas un an que Manet est mort. Je ne connaissais pas grand’chose de lui. L’ensemble de cette exposition est saisissant. C’est incohérent, enfantin et grandiose ! Il y a des choses folles mais il y a des morceaux superbes. Avec un peu plus ce serait un des grands génies de la peinture. C’est presque toujours laid, souvent difforme mais c’est toujours vivant. Il y a là des expressions splendides. Et dans les choses les plus mauvaises on sent un je ne sais quoi qui fait qu’on regarde sans dégoût ni lassitude. Il y a là un tel aplomb, une si formidable confiance unie à une ignorance non moins formidable… C’est comme l’enfance d’un génie. »

A la vente de l’atelier Manet, en février suivant, Marie achète un tableau. J'ai lu qu'il s'agissait  probablement la Gitane à la cigarette mais ce tableau faisait partie de la collection de Degas, ce n'est donc pas possible… 

Sur le front de sa propre gloire, les choses avancent : « Ce brave et bon T. Robert-Fleury dîne ici ce soir ; il dit que mes gamins ont beaucoup gagné et qu’en somme, c’est sérieusement bien et que ça comptera au Salon. J’oublie de dire que mes gamins sont intitulés : Un meeting. » (11 mars) « Abbéma est venue voir mon tableau ce matin. » (15 mars)

Le lendemain, Un Meeting part au Salon.

Un Meeting – 1884
Huile sur toile, 195 x 177 cm
Acquis par l’Etat en 1885
Musée d’Orsay, Paris
© Musée d’Orsay, RMN Grand Palais / Patrick Schmidt

Le 31 mars, elle apprend qu’elle n’est classée que n°3 (tandis que Breslau a obtenu un n°2). Son tableau sera mal placé au Salon : « je n’aurai pas de médaille […] Ah ! jamais, jamais, jamais, je n’ai touché le fond du désespoir comme aujourd’hui. […] Et dire que je ne puis même pas raconter tout cela, échanger des idées, me consoler en causant… Rien, personne, personne ! ... »

Cette solitude, Marie l’évoque de façon récurrente. Sans jamais se départir d’une image d’elle-même qui confine à l’orgueil, elle comprend parfaitement ce qui se joue dans sa relation aux autres : « En somme, mon cœur est absolument vide, vide, vide… […] Du reste, je crois qu’un être, femme ou homme, travaillant toujours et préoccupé de gloire, n’aime pas comme ceux qui n’ont que ça à faire. » (2 décembre 83) « C’est triste mais je n’ai pas d’amie, je n’aime personne et personne ne m’aime. Si je n’ai pas d’amie, c’est que (je le sens bien) malgré moi je laisse trop voir de quelle hauteur ‘’je contemple la foule.’’ Personne n’aime à être humilié. » (20 janvier 1884)

Un sentiment, jamais avoué mais bien présent, auquel on ne peut s'empêcher de penser devant Douleur de Nausicaa… 

Douleur de Nausicaa – 1884
Bronze, 83 x 23,7 x 23 cm
Don de la mère de l’artiste, 1909
Musée d’Orsay, Paris

En mai de l’année précédente, elle avait déjà pensé à une composition « Je vais peindre un panneau décoratif : Printemps. Une femme appuyée à un arbre, les yeux clos et souriant comme dans un beau rêve. Et tout autour un paysage délicat, des verts tendres, des roses pâles, des pommiers et des pêchers en fleurs. » (18 mai) Mais comme elle craignait que Bastien-Lepage ne crée avant elle un paysage du même style, elle avait précisé : « je ne lui parlerai de rien ». Le tableau prend forme : « J’ai commencé hier un assez grand tableau dans le vieux verger de Sèvres, une jeune fille assise sous un pommier en fleurs, un sentier qui s’en va au loin, et partout des branches d’arbres fruitiers en fleurs, de l’herbe très fraîche, des violettes, des petite fleurs jaunes. La femme est assise et rêve les yeux fermés et la tête appuyée sur sa main gauche, le coude sur le genou. » (24 mars)

Le 5 avril, elle élabore son calendrier de travail : d’abord finir le tableau de Sèvres (Printemps), puis une statue (sans doute son projet d’Ariane), ce qui la conduit en juillet, puis un tableau intitulé le Soir « un grand chemin sans arbre, une plaine, le grand chemin se confond avec le ciel où le soleil se couche », puis, ayant fini ça et deux ou trois petites choses, « je partirai pour Jérusalem où je passerai l’hiver pour mon tableau et ma santé. »

Et le 12 avril, elle apprend que Meeting « est sur la cimaise ».

Le vernissage est le 30 avril. Il s’agit donc d’avoir l’écho de la presse qui publie ce jour-là un premier compte rendu « à vol d’oiseau ».

« Le désastre n’est pas complet, car Le Gaulois parle de moi très bien. J’ai une notice à part. C’est très chic, c’est Fourcaud, le Wolff du Gaulois, et Le Gaulois paraissant avec un plan du Salon le même jour que le Figaro, a une importance égale. […] Le Voltaire, qui publie un numéro dans le même genre, me traite comme le Gaulois. Suis-je contente ? C’est une simple question. Ni trop, ni trop peu. Il y en a juste assez pour que je ne sois pas désolée, voilà tout. » Elle est citée aussi dans le Journal des Arts et L’Intransigeant.

 

Le Gaulois, 30 avril 1884, p.2
Source : Gallica / Bibliothèque nationale de France

Le Gaulois est le seul journal où j’ai trouvé mention de la petite fille qui s’éloigne dans le coin droit du tableau… On a voulu y voir depuis un signal féministe mais, Marie n’en dit mot dans son Journal, du moins dans la version dont je dispose.

Au Salon, elle reste longtemps assise devant son tableau, heureuse de constater que beaucoup de gens s’y attardent et note avec satisfaction que les deux portraits présentés par Louise-Catherine Breslau - alors en plein questionnement artistique - ne sont pas bons « ça ne me chagrine pas. Je ne suis pas non plus contente, non ; il y a de la place pour tout le monde. Pourtant, j’avoue que j’aime mieux que ce soit comme ça. » Emile Bastien (l’architecte, frère de Jules) passe la voir le surlendemain pour lui dire qu’elle a un « vrai et très grand succès d’artiste ». Emile Friant (1863-1932) est enthousiaste et le Monde illustré va reproduire le tableau.

Dès le 5 mai, pourtant : « Mourir, c’est un mot qu’on dit et qu’on écrit facilement ; mais penser, croire qu’on va mourir bientôt ? Est-ce que je le crois ? Non mais je le crains. » Elle apprend aussi que Bastien-Lepage, parti quelques jours à Blida (Algérie) pour se reposer, souffre d’un cancer de l’estomac. « Alors, il est donc flambé ? On se trompe, peut-être. » (15 mai)

La presse est assez largement laudative :

« Mlle Bashkirtseff a réuni sur une grande toile six gamins conférant auprès d'une palissade : c'est le Meeting ; ces figures de plein air ont une tonalité grise, en modernité, d'un sentiment sobre et juste ; elles sont bien serrées, bien dessinées. Ce morceau de peinture mériterait une récompense, car les progrès du peintre sont saillants. » (Jean Alessan, La Gazette des Femmes. - 10 Mai 1884, p.68)

« … Ce n’est rien mais c’est intéressant au possible » (Etienne Carjat, La petite République française, 23 mai 1884)

« L’enfant de Paris, immortalisé par Hugo, a trouvé aussi dans Mlle Bashkirtseff une fidèle interprète. Ces petits clubistes qui vous ont déjà des airs de conspirateurs sont groupés avec beaucoup de naturel, et chaque physionomie, prise sur le vif, a été rendue avec un soin extrême. » Just, Journal des Artistes, 27 juin 1884

La journée de vote des médailles est une torture même si elle prétend le contraire : elle la termine « la gorge serrée jusque dans les mâchoires et les oreilles. »

Le 27 mai, c’est fini, elle n’a pas été primée. Sa colère est immense et elle aura la fièvre toute la nuit suivante. Elle apprendra quelques jours plus tard qu’on ne lui a « pas donné la médaille parce que j’ai fait du tapage pour la mention l’année dernière et que j’ai traité tout haut le Jury d’idiot… C’est vrai que j’ai dit ça… […] Je suis absolument déroutée. » (25 mai) La presse va protester, évidemment sans succès.

 

"Un Meeting - Tableau de Mlle Marie Baskirseft" [sic]
Le Monde illustré, 31 mai 1884, p.5
Source : RetroNews / Bibliothèque nationale de France

« Ils sont là, une demi-douzaine de marmots de face, de profil, de dos surtout, en vêtements quassi [sic] débraillés, en souliers éculés témoignant d’un long et turbulent usage dans la poussière et dans la boue ; ils discutent, et le sujet de leur conférence doit être bien intéressant, car leurs lèvres et leurs yeux sont suspendus à ceux du plus grand, qui tient à la main une sorte d’arc fait d’une baleine et d’une ficelle. Le quartier est écarté, des palissades entourant des terrains vagues et au loin des maisons pittoresques forment le décor. Tout cela est peint avec largeur et rendu avec un grand esprit d’observation. Le public s’arrête nombreux devant cette scène, mais le groupe n’en est pas distrait, la conversation continue, le complot se trame toujours, pas une de ces petites têtes intelligentes ne se détourne et le public attend toujours. Il attendait aussi une récompense pour l’auteur : il est à regretter qu’elle ne soit pas inscrite au bas de ce charmant tableau. » (Le Monde illustré, 31 mai 1884, p.6)

Marie a quelques compensations : elle vend deux œuvres à un collectionneur et obtient une mention honorable pour Jean et Jacques qu’elle a présenté à l’Exposition internationale de Nice. A cette occasion, Le Sport publie une bonne critique : « Le Sport avait bien raison de prédire que Mlle Marie Bashkirtseff deviendrait une peinteresse célèbre. » (Marcillac, Le Sport, 21 mai 1884)

Pendant ce temps, Marie lit Zola en entier (« C’est un géant. Chers Français, c’en est encore un que vous faites semblant de méconnaître ! »), Sully-Prudhomme et Lucrèce dans le texte, note ses efforts de compréhension et de réflexion : « Si j’avais eu une éducation raisonnable, je serais très remarquable. » Elle ne peint plus du tout pendant un mois…

« Ce que mon tableau m’embête !! et il y a encore les mains à faire ! Ça ne m’intéresse plus ce pommier en fleurs et ces violettes ! » (17 juin)

Le 20 juin, elle reçoit des nouvelles d’Algérie. Elle avait envoyé la photo de son tableau à Bastien-Lepage. C’est « l’architecte » qui répond. Jules est trop malade mais lui fait dire qu’il a trouvé le tableau « tout à fait bien ». Elle va le voir dès son retour, le 28 juin. Elle le trouve « changé, très changé » et ressent « un sentiment maternel très calme, très tendre et dont je suis fière comme d’une force. Il en réchappera, … c’est sûr. »

Elle s’acharne sur le tableau de Sèvres « il a fallu me tenir à quatre pour ne pas crever ma toile à coups de couteau. Il n’y a pas un coin fait comme je le voudrais. » (30 juin). Le 4 juillet, il est enfin terminé. Elle a visiblement tenté d’opérer une symbiose colorée entre le personnage et la nature environnante. Le tableau s’appellera Avril et elle le trouve, finalement, mauvais.


Avril – 1884
Huile sur toile, 215,5 x 199,5 cm
Musée russe, Saint-Pétersbourg

Le 14 juillet, elle commence en même temps le traitement « qui doit [la] guérir » et le grand tableau d’un banc « tout ce que contient un banc, quel roman ! Le déclassé avec un bras appuyé au dossier et l’autre sur le genou ; le regard fuyant – la femme et l’enfant sur les genoux ; la femme du peuple qui trime – le garçon épicier très gai qui s’est assis, liant un petit journal. L’ouvrier endormi, le philosophe ou le désespéré qui fume. Ça y est, ça y est, ça y est, il me semble que j’ai trouvé ! […] C’est comme un flot de vie qui entre ! »

« Un sujet au repos peut seul donner des jouissances complètes, il laisse le temps de s’absorber en lui, de le pénétrer, de le voir vivre. Les imbéciles et les ignorants pensent que c’est plus facile à faire. Ah ! misère ! »

« Et mon tableau qui est esquissé, les modèles trouvés. » (21 juillet)

La Rue - 1884
247 x 315 cm
Reproduit dans le catalogue de l’exposition sur Marie Bashkirtseff
Union des femmes peintres et sculpteurs, Ludovic Baschet, 1885, p.85
Source : Gallica / Bibliothèque nationale de France

Le 9 août, le tableau est ébauché en couleur mais Marie ne se sent « pas vaillante ».  Le 12 août, elle note « En somme, mes amis, tout cela signifie que je suis malade. Je me traîne et je lutte mais ce matin, j’ai bien cru être sur le point de capituler. […] ma faiblesse et ma préoccupation [pour son tableau] m’éloigne du monde réel ; jamais je ne l’ai compris avec une telle lucidité. »

« Je suis tellement patraque que j’ai à peine la force de mettre une robe en toile sans corset pour sortir et aller chez Bastien. Sa mère nous reçoit avec des reproches. Trois jours ! trois jours sans venir ! » (19 août)

Le 21 août, Marie fait faire une photographie « du coin que je peins, pour avoir les lignes du trottoir bien exactes. » Mais… « Choses sérieuses. Je ne fais rien.  Je dors des heures entières en plein jour… Le tableau est installé, tout est là, il n’y a que moi qui manque. » (30 août)

La suite du Journal est presque entièrement consacrée à Bastien-Lepage : « C’est fini, il est condamné ! […] je ne me rends pas encore compte de l’effet que produit sur moi cette nouvelle abominable. » (22 août)

« Nous sommes des amis, il nous aime ; il m’estime, il m’aime, je l’intéresse. Il a dit hier que j’ai bien tort de me tourmenter, que je devrais… m’estimer heureuse… Pas une femme, dit-il, n’a eu le succès que j’ai eu en si peu d’années de travail. » (13 septembre)

« Il va plus mal. Nous ne savons que faire : partir ou rester devant cet homme criant de douleur, puis nous souriant. » (19 septembre)

« Je n’ai pas pu sortir. Je suis tout à fait malade, quoique pas couchée. Oh mon Dieu, mon Dieu, et mon tableau, mon tableau, mon tableau ! » (12 octobre)

« J’ai des fièvres terribles qui m’épuisent. […] Je ne peux pas sortir du tout mais ce pauvre Bastien-Lepage sort ; alors il se fait porter ici, s’installe dans un fauteuil, les jambes allongées sur des coussins, moi, tout près dans un autre fauteuil et comme ça jusqu’à six heures. » (16 octobre)

« Il ne peut presque plus marcher ; son frère le soutient sous chaque bras, le porte presque. Emile est un frère admirable. […] Depuis deux jours mon lit est dans le salon […], il m’est trop difficile de monter l’escalier. » (20 octobre)

Le Journal se termine ici. Marie est morte le 31 octobre et Jules Bastien-Lepage, le 10 décembre suivant.

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Marie fut inhumée en grande pompe, dans un mausolée dessiné par Emile Bastien-Lepage où sera déposé son buste exécuté, comme elle le souhaitait, par son ami Saint-Marceaux.

 

René de Saint-Marceaux (1845-1915)
Buste de Marie Bashkirtseff
Source : Cercle des amis de Marie Bashkirtseff, bulletin n°42 – mars 2013

Sur le mur, derrière le buste, était installée la grande toile des Saintes femmes au tombeau, restée inachevée.

 

Les Saintes femmes au tombeau  – 1884
Tableau inachevé (localisation inconnue)
Source : Cercle des amis de Marie Bashkirtseff, bulletin n°40 – août 2011

Emile Bastien-Lepage (1845-1938), architecte
Chapelle de Marie Bashkirtseff au cimetière de Passy
© Photo : Site en ligne du cimetière de Passy

On présenta, à titre posthume, trois œuvres de Marie Bashkirtseff au Salon de 1885 : Avril, son autoportrait de 1883 et un portrait au pastel de Dina.

Portrait de la comtesse Dina de Toulouse-Lautrec, née Babanine – 1883
Pastel et fusain sur papier, 61 x 50 cm
Don de la mère de l’artiste - 1892
Musée d’Orsay, Paris
© Musée d’Orsay, RMN Grand Palais / Hervé Lewandowski


La même année, une exposition posthume est organisée par l’Union des femmes peintres et sculpteurs, avec un catalogue préfacé par François Coppée (1842-1908). L’État achète Un Meeting à cette occasion.

Mais la célébrité, Marie ne l’a obtenue qu'en 1887, lors de la publication de son Journal, régulièrement réédité depuis sous différents titres. 

Les réactions contemporaines ont été contrastées, certains lecteurs ont applaudi son honnêteté rafraîchissante, d’autres ont été outrés par son narcissisme obsédant. 

Le Journal a surtout rencontré un immense succès auprès des jeunes filles du temps. Ainsi, Julie Manet, la fille de Berthe Morisot, en parle dans son propre Journal, le 28 octobre 1897 : « En lisant le journal de Marie Bashkirtseff, cela m’étonne toujours de penser qu’elle vivait il y a si peu de temps. […] il y a des choses très intéressantes, seules les histoires d’atelier et d’admiration pour de mauvais peintres m’ennuient. Je me souviens que Papa et Maman lisaient ce journal à Mézy ; ils en parlaient beaucoup et avaient nombre de discussions à son sujet. Papa, loin de trouver comme M. Degas que Marie Bashkirtseff était une femme à fouetter en place publique, l’admirait, alors Maman lui disait : ‘’je vous vois avec une femme comme celle-là, vous la trouveriez insupportable.’’ […] mais je crois qu’il ne faut pas la juger sur ce qu’elle dit, elle n’avait en somme pas tant d’admiration pour elle-même. Contrairement à la généralité des livres (d’après ce qu’on dit), celui-là doit être compris par une jeune fille qui pénètre l’esprit de celle qui vous raconte sa vie et ses pensées et qui même compare avec ses propres pensées. » (Journal de Julie Manet, 1893-1899, Mercure de France, 2017, p.259)

Sans surprise, de nombreuses femmes, en particulier des artistes, ont été fascinées par son personnage, sans même avoir connaissance de la photo de 1881 où elle pleure sa propre mort - comme pour transformer sa tragédie en performance ou conjurer sa peur – à côté de laquelle la photographie publicitaire de Sarah Bernhardt allongée les yeux fermés dans un cercueil, les bras croisés sur la poitrine, paraît finalement beaucoup plus anecdotique. 

Plus tard, les chercheurs n’ont pas été tendres, en soulignant sa jalousie presque enfantine à l’égard de Louise-Catherine Breslau et son obsession de sa propre apparence, ce qui revient quand même un peu à lui reprocher la société dans laquelle elle est née… On s’est aussi beaucoup disputé sur le féminisme, le choix de carrière et la soif d’admiration de Marie. Même Simone de Beauvoir s’est intéressée à elle dans Le Deuxième Sexe (1949) pour souligner la difficulté qui s’attache à l’accomplissement personnel d’un individu maintenu en situation d’infériorité.

En résumé, une héroïne imparfaite, certes, mais tout de même l’une des rares à avoir osé s’exposer au monde avec ses forces et faiblesses.

C’est égal, une telle notoriété pour un rendez-vous quasi quotidien avec elle-même, certes exigeant mais qui lui procurait du plaisir, et si peu pour sa peinture qui fut son tourment permanent…

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Benque & Cie, Paris
Marie Bashkirtseff, vêtue d’une robe blanche, debout mains croisées sur le ventre sans date
Aristotype (épreuve au citrate) contrecollé sur carton, 19,7 x 12,8 cm
Don Fondation Kodak-Pathé, 1983
Musée d’Orsay, Paris
© Musée d’Orsay, RMN Grand Palais /Alexis Brandt


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Je n'ai pas précisé les pages des citations. Pour les retrouver, le cas échéant, voici celles du 1er janvier de chaque année : 1877 : p.18 / 1878 : p.41 / 1879 : p.105 / 1880 : p.165 / 1881 : p.243 / 1882 : p.343 / 1883 : p.425 / 1884 : p.523 (Source : Gallica, Journal de Marie Bashkirtseff, Tome 2, Paris, Charpentier et Cie, 1890, 591 p. consultable en ligne)

Qui voudra de forger une idée de l’état de la recherche, à présent basée sur la version non expurgée du Journal de Marie, pourra lire l’ouvrage de Colette Cosnier, Marie Bashkirtseff, un portrait sans retouche, Presse universitaire de Rennes, 2022, 312 p.

 

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