N.B. : il n’est absolument pas établi que ce portrait soit celui de Plautilla mais si ce n’est pas elle, qui peut bien être cette architecte ?
Plautilla est née à Rome, le 13 août 1616, dans une maison de la Via dei Greci, troisième fille de Giovanni Francesco Bricci et de Chiara Recupito.
Giovanni Bricci (1579-1645), issu d’une famille de fabricants de matelas génois, arrivés à Rome dans les années 1570, était l’élève et l’ami du peintre Giuseppe Cesari (1568-1640), dit Cavalier d’Arpin, peintre maniériste membre de l’Académie Saint Luc, qui fut le parrain de la sœur aînée de Plautilla.
Giovanni compose des musiques et des poèmes, joue de divers instruments, écrit des chroniques et, dans son atelier, peint des enseignes de magasin, des emblèmes pour la noblesse et des peintures de petit format représentant des têtes ou des bustes de Madone et de saints, souvent copiés de toiles des autels des grandes basiliques et destinées à la dévotion privée. Une activité qui se révèle très rémunératrice.
Il était aussi membre de diverses Académies (degli Affumicati, dei Divisi et dei Taciturni) sur l’activité desquelles j’avoue humblement ne pas m’être penchée… C’est donc probablement lui qui enseigne le dessin à sa fille, avant de l’aider à être admise dans l’atelier de Cesari. C’est probablement lui également qui enseigne son art au jeune frère de Plautilla, prénommé Basilio.
Chiara, son épouse, est une parente de la célèbre soprano napolitaine Ippolita Recupito (1577-1650), qui entra au service du cardinal Alessandro Peretti Montalto en 1604, avec son mari Cesare Marotta, compositeur et claveciniste de renom.
Cette émulation artistique et littéraire est certainement la base de la polyvalence créative de la jeune Plautilla mais on ignore quand et comment elle a bien pu s’initier à l’architecture.
Quoi qu’il en soit, elle commence sa carrière en tant que pittrice et elle a environ vingt ans quand elle peint la Vierge à l’enfant que l’on peut encore voir dans l’une des deux basiliques jumelles de la Piazza del Popolo, à Rome. Une expression encore un peu naïve.
Sont
aussi documentés, dans les inventaires après décès de Maffeo Barberini, qui fut
pape sous le nom d’Urbain VIII, entre 1623 et 1644, une « nappe » et
une nature morte peintes par Plautilla, ainsi que la réalisation d’un emblème
pour un collectionneur en 1645.
Plautilla est aussi citée deux fois, en tant que peintre, dans les registres de l’Académie Saint Luc, entre 1655 et 1671 et on lui attribue aujourd’hui la Nativité de la Vierge ci-dessous, qui souligne une montée en puissance artistique assez évidente, même si la dite Nativité aurait bien besoin des soins d'un restaurateur…
Au début des années 1660, Plautilla rencontre, par l’intermédiaire de la sœur
carmélite Maria Eufrasia delle Croce, née Flavia Benedetti, le frère de cette
dernière, l’abbé Elpidio Benedetti (1608-1690), sur lequel j’ai trouvé des appréciations pour
le moins contrastées.
Certains chercheurs le présentent comme un homme de culture aux intérêts multiples, expert en architecture et habile entrepreneur, que Mazarin utilisait pour l’achat d’œuvres d’art sur le marché romain et comme organisateur d’importants évènements festifs, avec de somptueux décors éphémères à la gloire de la couronne française.
Pour d’autres, au contraire, Benedetti était un abbé courtisan, ambigu et agité qui se rêvait conseiller artistique et dont le seul talent était d’avoir été d’être choisi à 27 ans, après des débuts obscurs à la Curie romaine, comme secrétaire de Mazarin dont il gérait les fonds à Rome et pour lequel il exerçait la fonction de « rabatteur » d’objets d’art, d’abord pour le cardinal puis pour le jeune Louis XIV.
Bref, Benedetti était une « créature » du Cardinal, comme on disait autrefois…
C’est par son intermédiaire qu’à la mort de Mazarin, en 1661, Plautilla aurait été invitée à préparer un dessin pour une structure funéraire éphémère. La Bibliothèque nationale de Turin conserve un in- folio avec l'illustration de l'armure et des vertus du puissant secrétaire d'État, accompagnée d'une inscription de la main de Plautilla. Un dessin recto-verso qui montre qu'elle maîtrisait le langage baroque, exprimé ici avec élégance.
C’est
aussi Benedetti qui décide, en 1663, de se faire construire une belle demeure,
à proximité de la villa Pamphili, construite une dizaine d’années auparavant
par la famille éponyme, sur des plans de l’architecte Giovanni Grimaldi. La
future « villa Benedetta » bénéficie donc d’une situation
exceptionnelle et d’un jardin avec vue sur la campagne romaine et la coupole du
Vatican.
Et il en confie l'entière conception à Plautilla : dans les différents devis qui sont attachés à la commande, elle est mentionnée comme architecte, tous les plans sont signés de sa main et son titre est même féminisé pour l’occasion : architettrice.
Le contrat se termine par une formule sans équivoque « Io plautilla Bricci architettrice ho fatto li sudetti capitoli mano propria ». (Moi, Plautilla Bricci architecte ai dessiné les chapitres susmentionnés de ma propre main.) Certes, son frère, Basilio, était censé l’assister dans son travail mais aucun élément de la maîtrise d’œuvre ni la conception, ni la conduite d’opération, ni même la conception du décor intérieur ne lui sont confiés en propre.
L’équipe artistique réunie par Plautilla et son commanditaire est prestigieuse : dans le grand salon, Pierre de Cortone (1596-1669), prince de l’Accademia di San Luca, réalise le compartiment central sous le thème de l’Aurore. Francesco Allegrini (1587-1663) exécute la Chute de Phaéton, et Giovanni Francesco Grimaldi (1606-1680), La Nuit. Le peintre génois Giovanni Andrea Carlone (1626-1697), peint les décors en « clairs obscurs » et le décor en trompe l’œil de la voûte de la chapelle.
Plautilla se charge elle-même des autres parties du décor peint, notamment une Assomption pour le maître-autel de la chapelle et une Félicité qui aurait rencontré un grand succès auprès des visiteurs.
Débutée à l’automne 1663, la construction de la villa dure vingt-deux mois et l’abbé Benedetti en prend possession en juin 1665.
Cependant, et même s’il reste bien peu de traces de son travail, on peut aisément constater que la réalisation finale de l’édifice est assez éloignée du projet original…
Dans son ouvrage Delle Magnificenze di Roma
antica e moderna, publié de 1747 à 1761, Giuseppe Vasi, graveur et
architecte, évoque la villa en des termes ambigus : la qualifiant de
« bizarre », il signale qu’on la désigne comme le Casino del Vascello
(le navire). C’est celle qu’on voit sur la partie droite de la gravure
ci-dessous, avec ses deux fanions caractéristiques au sommet de la
toiture et,
là aussi, on est très loin du premier dessin épuré de Plautilla.
Un
siècle plus tard, dans son ouvrage La Citta di Roma ovvero breve descrizione
di questa superba citta, Generoso Salamoni décrit la demeure, devenue la « Villa
Giraud », de façon plutôt négative « elle a la forme d’un grand
navire de guerre, dont elle représente si parfaitement toutes les parties
extérieures qu’il ne lui manque que les mâts et les voiles », sauf en ce qui
concerne sa « distribution » qu’il trouve malgré tout « très
gracieuse. » (op.cit, Rome, 1779, p. 355 et 345).
Que s’est-il passé ? Selon certains chercheurs, probablement un désaccord entre une architecte rigoureuse et un maître d’ouvrage qui se piquait d’architecture et qui aurait dépossédé Plautilla de son travail pour en confier la réalisation à son frère, Basilio, lequel aurait exécuté sans discuter les desiderata de l’abbé, un brin mégalomane.
Peut-être est-ce Plautilla elle-même qui a dû céder à son maître d’ouvrage ?
La conséquence avérée de cette erreur ne se fit pas attendre : lorsque Colbert créa en 1666 l’Académie de France à Rome, Benedetti s’empressa de proposer sa modeste demeure pour l’accueillir. On lui opposa un refus ferme et définitif et on préféra choisir un bâtiment situé près du monastère Sant’Onofrio, beaucoup moins surchargé.
La pauvre villa fut ensuite poursuivie par la malchance : elle fut bombardée en juin 1849, lors du siège de Rome par les troupes françaises conduites par le général Oudinot.
Il
n’en reste aujourd’hui qu’un morceau du mur d’enceinte, déguisé en grotte
maniériste dont l’effet n’est guère convaincant.
La
première construction de la première architecte romaine lui aurait donc été dérobée pour se terminer en fiasco…
Il reste heureusement une autre œuvre de Plautilla, également commandée par l’abbé (peut-être à titre de contrepartie de son éviction de la villa ?) : la chapelle de Saint Louis de l’église Saint Louis des Français, dont elle a conçu le plan et l’élévation.
A l’entrée, les allégories de la Foi et de l’Eglise soutiennent un grand rideau de stuc fleurdelysé, surmonté de la couronne royale, qui s’ouvre sur une représentation (également peinte par Plautilla) de Saint Louis entre l’Histoire et la Foi où l’on retrouve, sur le côté gauche, le même rideau fleurdelysé qu’à l’entrée, tandis que le décor de marbre polychrome de la chapelle répond, par l’unité et la théâtralité de l’architecture, de la sculpture et de la décoration, au concept berninois de la « belle enceinte » baroque.
La
chapelle, construite entre 1671 et le 25 août 1680, date de sa consécration,
valut à sa conceptrice l’usufruit d’une maison, en plus de ses émoluments. Et
elle signa son œuvre, sur la base du piédestal du retable, d’un fier « PLAUT[ILL]A
BR[ICCI] R[OMA]NA IN[VENIT] » (Plautilla Bricci Romaine l’a conçu).
Un document découvert il y a une dizaine d’années a permis de compléter les informations sur l’œuvre de Plautilla. Il s’agit d’une commande qui lui a été adressée en 1675, à l’occasion du Jubilé de l'Année sainte, par la Compagnia della Misericordia de Poggio Mirteto, une petite ville de la province du Rieti, dans le Latium. Il s’agissait de peindre la bannière de cette confrérie, une toile peinte recto-verso de 247 x 175 cm. La rémunération que Plautilla reçoit pour ce travail est considérable et correspond à celle d’une artiste célèbre. La toile, installée vers 1700 sur le maître-autel de l’église Saint-Jean-Baptiste a été restaurée en 1992, ce qui a permis de l’alléger des interventions d’entretien des siècles précédents.
Les deux faces de la bannière illustrent la naissance et le martyre du saint protecteur de l’église.
Les
dix figures représentées sont réparties en plusieurs niveaux de façon à
suggérer la profondeur de la composition, dont le fond d’albâtre est très
proche de celui du retable de saint Louis. Les tons rose et vert pastel des
robes des deux jeunes filles du fond sont caractéristiques de la palette de
Plautilla. Sainte Elisabeth (la mère de Jean-Baptiste) est tournée en
prière vers les deux angelots, eux aussi très semblables à ceux de l’œuvre de
référence. On remarque aussi une similitude de profil entre la femme qui verse l'eau dans la bassine et celui de la Foi (à droite du tableau de saint Louis).
L’autre
côté de la bannière présente une scène située dans un espace irrégulier, constitué
par différents volumes géométriques. La prison est caractérisée par la fenêtre
grillagée ouvrant sur un ciel nocturne et la scène est doublement éclairée, par
la torche tenue par l’enfant de gauche et par l’émanation lumineuse provenant de la tête
coupée. Au-dessus, un ange tient la couronne de laurier et la palme du martyre.
Dans cet ensemble aux tons assourdis, Salomé, qui tient le bassin d’argent dans lequel elle va recevoir le trophée macabre, se détache par sa tenue colorée, sa coiffure tressée et apprêtée et sa pose presque gracieuse. Plautilla, qui n’a probablement aucune connaissance précise d’anatomie a donc cherché à attirer l’attention sur la figure féminine plutôt que sur la pose du bourreau qui présente des similitudes (moustache, ouverture des jambes, vêtements) avec celle de la gravure de Giovanni Batista Mercati (qu’on pouvait se procurer assez facilement sur le marché romain de l’époque) dont Plautilla s’est peut-être inspirée, de façon assez libre cependant, comme on peut le constater ci-dessous :
Toutes
ces découvertes successives ont également permis d’attribuer à Plautilla une
autre œuvre, conservée sur le deuxième autel à droite de la Collégiale
de l’Assomption dans le même village de
Poggio Mirteto, La Madone du Rosaire.
Le
retable est inséré dans un élégant cadre nervuré - peut-être conçu par
l’artiste elle-même – dont je n’ai pas pu trouver de reproduction en couleur.
L’identification d’un de ses retables dans la Collégiale a aussi permis au chercheur, Yuri Primarosa, d’émettre l’hypothèse que Plautilla aurait également participé au projet de décoration de l’église, en particulier à celle des stucs des six dômes abaissés des bas-côtés, agrémentés d’ornements inhabituels et, dans les angles, « de figures élancées enveloppées dans des draperies flottantes », dont voici deux exemples ci-dessous.
Enfin, une œuvre
de Plautilla, dûment signée de sa main (sous la jambe de l’ange de droite, en
tenue bleue et rouge) a été retrouvée… au Vatican.
Toutes
ces découvertes récentes ont justifié la présentation d’une exposition sur
Plautilla. Elle se tient à la Galerie Corsini à Rome, en ce moment même et
vous noterez que son commissaire, le chercheur précité Yuri Primarosa, n’a pas
craint d’y associer l’image de la belle architecte d’Antonio Gherardi !
Une révolution silencieuse.
Plautilla Bricci peintre et architecte
Galleria Corsini, via della Lungara 10, à
Rome
de novembre 2021 à mi-avril 2022.
Pour
écrire cette notice, j’ai notamment travaillé avec deux articles :
Thierry Verdier, La villa Benedetta et la difficile carrière de Plautilla Bricci, femme architecte dans la Rome du XVIIe siècle - (Femmes architecture et paysage – n° 35 / 2018, p.41 à 56)
Yuri Primarosa, Nuova luce su Plautilla Bricci, pittrice e “architettrice”, Studi di Storia dell'Arte, 25 / 2014, ediart (en italien)
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