dimanche 24 avril 2022

Virginie Demont-Breton (1859-1935)

 

José Maria Veloso Salgado (1864-1945)
Portrait de Virginie Demont-Breton (détail) – 1894
Huile sur toile
Collection particulière


Virginie Breton est née le 26 juillet 1859 à Courrières en Artois.

Son père, le peintre Jules-Adolphe Breton, avait épousé Élodie de Vigne, fille du peintre d’histoire, archéologue et critique d’art, Félix de Vigne (1806-1862) qui avait été son premier maître à l’Académie de Gant, avant qu’il rejoigne l’atelier de Michel Martin Drölling (1791-1861) à Paris. Virginie était leur unique enfant et elle grandit près de l’atelier de son père.

Une enfance modeste mais épanouie. Ses dons précoces sont encouragés par son père qui l’incite à dessiner d’après nature et guide son apprentissage, tandis qu’il s’attache lui-même à représenter une vision naturaliste, pittoresque et un brin idyllique du monde paysan qui l’entoure. « Dès 1861, M. Breton était passionné par les soleils couchants et depuis lors il n’a pas cessé d’être le fidèle amoureux de cette heure délicieuse où les silhouettes dessinent leurs élégances sur le calme des fonds empourprés. Sa passion pour cette minute exquise s’est montrée dans la plupart de ses tableaux comme dans ses poésies. » (Paul Mantz, « La peinture française », Gazette des Beaux-Arts, Tome 2, Paris 1er novembre 1889, p.530)

A titre d'exemple, voici Les Sarcleuses. On peut voir aussi au musée d'Orsay, le Rappel des glaneuses, autre scène de la vie paysanne de Courrières, qui eut un grand succès et fut acheté par le musée du Luxembourg, alors consacré aux artistes vivants (cliquer sur les images pour les agrandir).

 

Jules Breton (1827-1906)
Les Sarcleuses – 1868
Huile sur toile, 71,4 x 127,6 cm
The Metropolitan Museum of Art, New York


Les dessins de jeunesse de Virginie, de facture classique, montrent un trait sûr et vigoureux :


Jeune fille au géranium – 1877
Crayon et fusain sur papier, 64,5 x 49,5 cm
Collection particulière (vente 2022)

Autoportrait  – 1869/1889
Dessin, 18,7 x 16,2 cm
Musée Carnavalet, Histoire de Paris

A dix-sept ans, Virginie se fiance avec une jeune peintre de Douai, Adrien Louis Demont. Deux ans plus tard, son père l’envoie à Paris se familiariser avec la scène artistique et l’autorise à choisir elle-même ce qu’elle présentera au jury de son premier Salon, celui de 1880. Elle s’est mariée entre-temps puisque c’est sous le nom de Demont-Breton qu’elle apparaît sur le registre du Salon.

Virginie a choisi de montrer deux petites filles, Fleur d’avril et La petite source que j’ai eu la surprise de trouver dans le catalogue illustré du Salon. Elle se trouve dans un pêle-mêle de quatre tableaux mais c’est tout de même inhabituel pour une première exposition, tout comme le commentaire d’Oliver Merson, à propos d’un début « qui fait sensation parmi les amateurs […] Pour s’être mise en route tout à l’heure seulement, avouons que Mme Demont a déjà fait un joli chemin. Elle dessine, ma foi, aussi bien que plus d’un parti avant elle, elle peint mieux que beaucoup et, chose certaine, nul n’a le goût de la vérité plus vif, nul ne regarde la nature d’un œil plus sincère, ni plus aimant. » (Olivier Merson, Le Monde Illustré, Paris, 29 mai 1880, p.335)

 

La petite source - 1880
Reproduit dans le catalogue illustré du Salon de 1880, Baschet, Paris 1880, non paginé
Source : Gallica / Bibliothèque nationale de France

Peut-être faut-il y voir les bienfaits de la notoriété de son père qui était membre du jury du Salon depuis 1866 ? Mais quoi qu’il en soit, c’est la seule trace actuelle de ces deux tableaux qui auraient disparu à la fin de la Première Guerre mondiale et qui valurent à Virginie une mention honorable, ce qui n’est pas banal non plus, à l’époque, pour une jeune peintre de 21 ans…

C’est lors de son voyage de noce à Douarnenez qu’elle élabore la composition de l’imposant format qu’elle va présenter au Salon suivant, Femme de pêcheur venant de baigner ses enfants, qui lui vaut une médaille de troisième classe.

 

Femme de pêcheur venant de baigner ses enfants – 1881
Huile sur toile, 203,2 x 126,4 cm
Collection particulière (vente 2019)

J’ai lu qu’il fallait voir, dans cette belle jeune femme aux pieds solidement arrimés aux rochers, une allusion à la Naissance de Venus de Botticelli, réinterprétée deux ans plus tôt par Bouguereau… je vous laisse donc apprécier la différence d'approche des deux peintres, ne serait-ce que parce qu’il n’est jamais inutile de se souvenir du type d’œuvres qui remportaient les suffrages du public des Salons, dans le dernier quart du XIXe siècle et permettait à son auteur de remporter le Grand Prix de Rome :

 

William Bouguereau (1825-1905)
Naissance de Vénus - 1879
Huile sur toile, 300 x 215 cm
Musée d’Orsay, Paris
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt

Les Demont habitent à Montgeron (Seine et Marne) mais passent leurs étés dans le village de Wissant, près de Calais et, comme son père s’était attaché à représenter la vie paysanne, Virginie va se consacrer à celle des familles de marins, dans le style naturaliste de l’époque.

L’année 1883 est particulièrement positive. Elle reçoit une médaille d’or à l’Exposition universelle d’Amsterdam pour La famille, une œuvre aujourd’hui perdue, qu’elle avait présentée au Salon précédent.

Puis Virginie reçoit une médaille de seconde classe au Salon de 1883 et La plage est immédiatement achetée par l’Etat pour le musée du Luxembourg.

La plage – 1883
Huile sur toile, 191 x 34,8 cm
Musée d’Orsay, Paris

Virginie, dont la carrière est lancée, sera présente au salon des artistes français presque sans interruption, au moins jusqu’en 1913. Grâce à son père qui est déjà en contact avec des collectionneurs américains, son travail est diffusé aux Etats Unis et elle s’y constitue une petite clientèle fidèle. (Je ne suis pourtant pas arrivée à trouver le moindre tableau d’elle dans les collections des musées américains.)

Les œuvres qu’elle présente au Salon sont régulièrement reproduites dans la presse, notamment dans le Figaro-Salon, accompagnés de commentaires positifs (même si l’on peut les trouver un poil condescendants aujourd’hui).

Figaro Salon 1888 p.46 
Source : Gallica / Bibliothèque nationale de France

« Les deux tableaux de madame Demont-Breton, Les Jumeaux et Le Bain, semblent peints par la main énergique d’un homme. » (Albert Wolff, Figaro-Salon 1888, p.67)


Le Foyer – 1893
Huile sur toile, 210,8 x 304,8 cm
Collection particulière
(Reproduit dans Le Figaro Salon 1893, p.54)

« Mme Demont-Breton poursuit son œuvre toute de sentiment ; ici c'est la joie du retour au Foyer, là c'est Jeanne à Domrémy, deux toiles qui ont obtenu un légitime succès. La Jeanne d'Arc est certainement la plus originale des deux ; l'artiste a peint notre Jeanne, la bonne Lorraine, à l'aurore de sa vie ; l'idée est charmante et peut-être n'a-t-on pas encore fait à cette toile un accueil assez flatteur. Dans le Foyer, à côté de l'expansion du retour, l'envolée sur la mer qu'on découvre jusqu'à l'horizon, le mouvement des eaux, le travail de la mer, le débarquement joyeux de ceux qui vont retrouver le foyer après de rudes nuits et des jours laborieux, tout concourt au succès mérité de l'œuvre. » (Charles Yriarte, Figaro Salon 1893, p. 46 et 48)

Grâce aux liens que sa mère a conservés avec la Belgique, Virginie participe aux expositions de l’Académie royale à Bruxelles et à Anvers et devient membre de l’Académie royale d’Anvers en 1894. Ce qui explique probablement qu’un de ses tableaux, A l’eau ! présenté au Salon parisien de 1898, se trouve aujourd’hui au musée des beaux-arts de la ville :

 

A l’eau ! – vers 1898
Huile sur toile, 182,1 x 122,5 cm
Musée royal des Beaux-Arts (KMSKA), Anvers

Dès 1883, elle adhère et expose à la Société de l’Union des femmes peintres et sculpteurs, créée par Hélène Bertaux (voir sa notice). Virginie est profondément féministe et écrit un vibrant plaidoyer en faveur de la formation artistique des femmes. Certains de ses arguments font un peu frémir aujourd’hui (« car l’amour est le but de la vie et la maternité est le but de l’amour ») et d’autres laissent un peu songeuse : « la femme a des besoins intellectuels aussi développés que l’homme [… qui] n’attache qu’un importance très relative au rôle que jouera, par la pensée, à son foyer, celle qui sera la mère de ses enfants. Il devrait songer que si elle a pour mission de répondre aux premiers besoins de la vie qu’elle a donnée à son fils, c’est à elle aussi qu’il appartient de répondre à ses premiers ‘’pourquoi ?’’ et en éclairant ses premiers doutes, d’établir les bases de ce qui sera plus tard sa conscience d’homme ». (Virginie Demont-Breton, « La femme dans l’art » in Revue des revues, XVI, 1 mars 1896, pp 448-453).

Mais ce texte éclaire le choix des thèmes qu’elle a traité toute sa vie : un point de vue essentiellement familial, envisagé du côté des femmes et des enfants, qu’en tant que femme elle pense sincèrement être la mieux à même de comprendre et d’interpréter. Ses tableaux d’enfants sont nombreux et ses petits modèles, qui sont parfois ses propres enfants, sont toujours représentés avec empathie.

 

Sous l’oranger – sans date
Huile sur toile, 61,5 x 53,3 cm
Collection particulière (vente 2012)

Fillette à la guirlande de fleurs des champs – 1892
Huile sur toile, 50,8 x 39,4 cm
Collection particulière (vente 2019)

Enfant à la pêche – sans date
Huile sur panneau, 26 x 35,2 cm
Collection particulière (vente 2018)

Dans l’air pur – vers 1907
Huile sur toile, 67,5 x 84 cm
Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la ville de Paris

Les petits goélands – Salon de 1908
Huile sur toile, 54 x 73 cm
Musée Soumaya, Fondation Carlos Slim, Mexico


Virginie s’attache également à évoquer l’attention chaleureuse des marins à l’égard de leur progéniture : elle expose au Salon parisien de 1886 Les loups de mer, une toile de très grand format qui se trouve aujourd’hui au musée de Gand (qui ne la montre pas dans ses collections en ligne). Je n’ai trouvé que cette vignette et un commentaire expliquant qu’elle avait choisi cette scène après avoir vu un soir un groupe de marins discutant et fumant, avec leurs enfants sur les genoux.

 

Les loups de mer – 1886
Huile sur toile, 202 x 266 cm
Museum voor Schone Kunsten, Gand

On retrouve probablement une inspiration de même nature dans cette toile présentée au Salon de 1913. Son titre, France, est le mot que déchiffre le petit garçon sur le bras tatoué de son père.

 

France – vers 1913
Reproduit dans le catalogue illustré du Salon de 1913, Baschet, Paris, 1913, p.58
Source : Gallica / Bibliothèque nationale de France


Et plusieurs de ses tableaux montrent que Virginie a probablement passé des heures à observer, sur la plage, les pêcheurs au travail :

 

Un marin breton – sans date
Huile sur toile, 114,2 x 143,5 cm
Collection particulière (vente 2020)

 

Jeune pêcheur – sans date
Huile sur toile, 61,5 x 50 cm
Photo : Wikimedia

Catalogue illustré du Salon de 1906, Baschet, Paris, 1906, p.201
Source : Gallica / Bibliothèque nationale de France

Enfin, elle ne dédaigne pas d’évoquer la grandeur des marins, avec Jean Bart, célèbre corsaire du XVIIe siècle, une œuvre qui a été détruite pendant la Seconde Guerre mondiale. Le tableau était accompagné d’une glose : « En leur jurant de les mener à l’honneur, il entraîna ces pêcheurs de Dunkerque ; ils s’engagèrent sous ses ordres à bord de la galiote le Roy David. »

Je ne voudrais pas vous priver du commentaire du Monde Illustré qui vaut son pesant de papier journal, même si les descriptions de tableaux de l’époque sont toujours savoureuses : « Nous sommes en dehors d’un cabaret, dans une façon d’enclos, qu’une manière de palissade dépenaillée contourne vaguement. A gauche, le cabaret fait de planches frustes ; de ce côté un chien a rencontré ripaille dans un plat d’étain. Un tonneau à droite, une jeu de grosses quilles. Au milieu, une petite table et ce qu’il faut pour écrire. Alors, Jean Bart enflamme de la parole et du geste son auditoire de loups de mer et d’apprentis matelots, mélangés de femmes et d’enfants. On le voit vers la droite, vêtu de gris, coiffé d’un large feutre, ceint d’une écharpe rouge, parlant haut et ferme. L’attitude est résolue ; le mouvement a de l’autorité, de l’ampleur. Mais - avec Mme Demont-Breton les concessions galantes sont inutiles, on peut la traiter en homme - je trouve la physionomie du héros trop jeune, un peu fade. […] il est permis d’exiger une mine plus caractérisée, plus rude et plus mâle. » (Olivier Merson, Le Monde Illustré, Paris, 5 mai 1894, p.292 et 295)


Jean Bart – 1894
Huile sur toile
Reproduit dans Le Monde Illustré, 5 mai 1894, p.292
et ici dans Le Figaro Salon 1894, p.105
Source : Gallica / Bibliothèque nationale de France

Le commentaire du Figaro Salon est plus sobre et positif : « […] La scène se passe dans une de ces cabanes de pêcheurs aux abords d'une ville maritime. Jean-Bart fait serment de mener ses jeunes compatriotes à l'honneur ; ils signent l'engagement. La vue de la ville dans le fond, avec les moulins, les vieilles tours, les églises, les ponts et la houle font une perspective pittoresque à ce tableau bien agencé. » ((Charles Yriarte, Figaro Salon 1894, p.101 et 104).

Virginie est aussi frappée par l’inquiétude des femmes attendant le retour des marins. Elle l’évoque dans une de ses œuvres le plus connues, L’homme est en mer, qui impressionne non seulement les critiques du Salon de 1889 mais aussi Vincent Van Gogh lequel en peint une copie à l’asile de Saint Rémy, en octobre de la même année (cette copie sera présentée au Salon des Indépendants en 1905).

 

L’homme est en mer - 1889
Huile sur toile, 161 x 134,5 cm
Collection particulière (vente 2000)

« Mme Demont-Breton n’a pas eu besoin, pour nous intéresser, d’accentuer le caractère émouvant du sujet ; il lui a suffi de s’en pénétrer et d’avoir l’ambition de le rendre autrement qu’une nature morte : L’Homme est en mer a eu un grand succès du public ; succès mérité car c’était une des meilleures peintures du Salon. » (Alfred de Lostalot, « Salon de 1889 », Gazette des Beaux-Arts, Tome 2, Paris 1er juillet 1889, p.16). Le tableau est aussi reproduit pleine page, dans le Figaro-Salon (p.80) et l'œuvre vaut à Virginie une médaille d'or au Salon. 

 

Vincent Van Gogh (1853-1890)
L’homme est en mer – 1889
Huile sur toile, 66 x 51 cm
Collection particulière (vente 2014)
Photo : Wikimedia

En 1890, les Demont vont s’installer à Wissant et y font construire par un ami, l'architecte belge Edmond Devigne (1841-1918), une immense maison de style néo-égyptien, isolée en haut des dunes, le Typhonium.

L’édifice, construit en brique, enduit de ciment décoré de motifs et couvert d'une terrasse en béton comporte plusieurs logements et ateliers. En 1911, il a été agrandi et une porte monumentale, inspirée du temple de Denderah (Egypte), aurait été ajoutée à cette occasion, Virginie y aurait sculpté (dans le ciment frais ?) sa famille en costume égyptien avec… un aéroplane de Blériot !

Le Typhonium de Wissant
La maison est privée mais se visite pour les Journées du Patrimoine, les photos ont été prises sur le site d'information des Journées.

Le Typhonium de Wissant
Vue de la porte monumentale


Virginie et Adrien y accueillent de nombreux jeunes peintres qui viennent y recevoir leur enseignement de peinture en plein air, comme Valentine Pèpe, Marie Sergent et Henri Duhem et des peintres plus expérimentés, attirés par la lumière de la Côte d’Opale, comme Fernand Stiévenart (1862 – 1922) et sa femme Juliette de Reul, Pierre Carrière-Belleuse ou Edouard Houssin.

Ce petit portrait d’enfant que Virginie dédicace à ses amis Henri et Marie (Sergent) Duhem exprime l’atmosphère chaleureuse qui devait régner dans la petite colonie. 

 

Bébé au chariot – 1889
Huile sur toile
Collections départementales du Pas-de-Calais
© Photo : Jérôme Pouille

Ils y reçoivent aussi leur ami portugais José Maria Veloso Salgado qui peint leurs portraits où transparaît l’amitié qu’il leur porte. Celui de Virginie debout, en contre-plongée, m’évoque une Diane, sûre d’elle et combative, ses armes à la main.


Portrait d’Adrien Demont – 1891
Huile sur toile
Collection particulière

José Maria Veloso Salgado (1864-1945)
Portrait de Virginie Demont-Breton – 1894
Huile sur toile
Collection particulière

Leur communauté, aujourd’hui connue sous le nom d’Ecole de Wissant et qui appartient au mouvement des Peintres de la Côte d’Opale, aura un impact sur le développement du village à partir de la fin des années 20. Sa renommée attirera des promoteurs des premières stations balnéaires et permettra à la commune de sortir de la pauvreté.

En 1893, Virginie reçoit le grade de chevalier de la Légion d’honneur et participe à l’Exposition universelle « Colombienne » de Chicago. Elle figure à la page 99 du catalogue officiel du Palais des Beaux-Arts où il est précisé qu’elle expose trois œuvres (n° 419 à 421) : La trempée, présentée au Salon de 1892, L’Aube et Le pays des merveilles. 

Figaro Salon 1892, p.43

Le catalogue de Sotheby’s qui a vendu Au Pays bleu en 2019 indique qu’il aurait été présenté à Chicago sous le n° 164 ce qui ne correspond pas aux documents originaux… mystère !

 

Au Pays bleu – 1892
Huile sur toile, 59 x 80 cm
Collection particulière (vente 2019)

La même année, un drame survient à Wissant : une tempête emporte onze marins parmi lesquels un jeune garçon que Virginie prenait souvent comme modèle. Elle en est très affectée et montre, au Salon de 1895, un tableau inspiré de ce naufrage, Stella Maris. La présence visible de la Vierge rappelle évidement la Jeanne d’Arc que Bastien-Lepage a présenté au Salon de 1880, où les saints dont elle entend les voix apparaissent derrière la bergère de Domrémy… (voir la notice de Marie Bashkirtseff).

Le tableau n’est plus localisé mais il a été représenté dans le catalogue illustré du Salon et dans Le Monde Illustré, ce qui permet d’en saisir la composition dramatique : le mas, parallèle à l’oblique du tableau, ne va plus tarder à être aspiré vers le fond après avoir été submergé par les vagues, prêtes à s’abattre sur lui depuis l’angle supérieur droit de la toile :

 

Stella Maris – 1895
Huile sur toile
Reproduit dans Le Monde Illustré du 4 mai 1895, p.289
Source : Gallica / Bibliothèque nationale de France

Comme souvent quand il s’agit d’une femme, la critique élogieuse est à double tranchant : « Le drame s’explique au premier coup d’œil, on en sent la vérité effrayante. […] En un mot, la conception et la réalisation dénotent un esprit très mâle, une main robuste, car, précisément, un des caractère du talent de Mme Demont-Breton est la puissance, mérite dont manquent trop souvent fréquemment les œuvres d’artistes de l’autre sexe. » (Olivier Merson, Le Monde Illustré, 1er juin 1895, p.347) Comme l'écrira Virginie l'année suivante : « quand on a à juger une œuvre sérieuse due au cerveau et à la main d'une femme, on dit : ''c'est peint ou sculpté comme par un homme.''» 

Ainsi que l’a indiqué le critique, le petit mousse disparu lors de ce naufrage était ce Fils de pêcheur dont le portrait figurait au Salon de l’année précédente…

 

Fils de pêcheur – (Salon de 1894)
Huile sur toile, 73 x 59,7 cm
Collections départementales du Pas-de-Calais
© Photo : Philip Bernard


L’autre toile que Virginie présente en 1895 est reproduite dans Le Figaro Salon.


Figaro Salon 1895, p.58

« Madame Demont-Breton a exposé cette année deux œuvres, dont l'une, Stella Maris, est un épisode idéalisé de la cruelle vie des marins ; l'autre est intitulée : Le Gui. Une prêtresse de Velleda vient de cueillir le gui sacré ; d'une main elle tient sa faucille, de l'autre elle tend la panacée et semble l'offrir à une Divinité invisible à nos yeux, mais qu'elle voit se dresser devant elle dans son exaltation religieuse. La toile a du caractère, et le type de la jeune prêtresse est bien indiqué. Nous sommes dans la forêt où croissent les grands chênes ; çà et là se dressent les rochers propices aux sacrifices et les dolmens qui servent d'autels. » (Charles Yriarte, Figaro Salon 1895, p.59)


Au Salon de 1896, apparaît une œuvre en rupture avec les travaux précédents de Virginie : Ismaël.

Elle est liée au fait qu’elle et son mari sont allés découvrir l’Afrique du Nord l’année précédente. Après leur arrivée à Alger, que Virginie a trouvée trop européanisée, ils se rendent à la porte du désert, à Biskra et El Kantara.

Lors de la visite de cette ville, un petit garçon les suit dont Virginie a dû faire quelques croquis qui lui ont servi ensuite pour illustrer un épisode de la Genèse : Abraham a eu un fils avec sa servante égyptienne, Agar qu'il a finalement chassée afin que son fils, Ismaël, n’entre pas en concurrence avec Isaac, le fils de son épouse Sarah. Après s’être perdue dans le désert, Agar trouve un puits grâce à l’intervention d’un ange et peut sauver son enfant à demi-mort de soif.

De nombreux peintres ont donné de cet épisode biblique des représentations à forte connotation religieuse, comme celle de Camille Corot, soixante ans auparavant :

Camille Corot (1796-1865)
Agar dans le désert – 1835
Huile sur toile, 180,3 x 270,5 cm
The Metropolitan Museum of Art, New York


Fidèle à son approche, Virginie en propose une interprétation intimiste, privilégiant la relation entre la mère et son fils, tout en magnifiant Agar qu'elle pare de bijoux berbères, achetés lors de son voyage. 

Ismaël - 1895/1896
Huile sur toile, 203 x 153 (n° 491.R13)
Musée de Boulogne-sur-Mer

© 

Photo : Xavier Nicostrate

Les deux œuvres de Virginie présentées cette année-là ont les honneurs du Catalogue illustré du Salon (p.41 et 48). L’inspiration religieuse de la seconde œuvre présentée est assez explicite :

 

Le pigeonnier d’Isa – 1896
Huile sur toile, localisation inconnue
Catalogue illustré du Salon de 1896, Baschet, Paris 1896, p.41
Source : Gallica / Bibliothèque nationale de France

« Mme Demont-Breton tient son rang accoutumé aux Champs-Elysées. Du désert où elle est allée passer ses dernières vacances, elle a rapporté deux peintures chauffées au soleil, sur le sable des environs de Tunis, l’une représentant Agar et son fils Ismaël, l’autre le petit Jésus dans les bras de sa mère près d’un colombier – et les colombes de voleter autour du groupe divin. C’est charmant de grâce ingénue et d’imprévu. La vierge est vêtue à la bédouine, tout en blanc. Sans doute, l’immobilité de l’Orient étant connue, on peut croire que les Arabes portent encore, aujourd’hui, le même costume que les gens de Palestine des époques les plus reculées ; mais ainsi traités, la Bible et l’Evangile semblent perdre leur couleur historique. […] Dans son autre tableau, Mme Demont-Breton a représenté le jeune Ismaël en plein désert, succombant à la soif, et Agar le faisant boire à l’urne qu’Abraham lui donna au moment de la fameuse séparation. Le groupe est parfaitement ajusté et expressif. Surtout, la figure d’Ismaël, par la souplesse du mouvement affaissé, par l’étude et le modelé des formes grêles, est un morceau hors pair, à ranger parmi les meilleurs que la vaillante artiste ait jamais peints, et le désert qui déploie sa nappe fauve comme un peau de lion, dénué de toute végétation, nu, pulvérulent, laisse dans l’esprit de celui qui regarde la sensation d’une solitude étendue et meurtrière, sous un ciel d’un bleu presque égal. » (Olivier Merson, « Les Salons de 1896 », Le Monde illustré, 27 juin 1896, p.447 et 450)

La même inspiration religieuse et maternelle se retrouve dans cette Mère nourricière, plus tardive :

Mère nourricière - Salon de 1899
Huile sur toile, 92,5 x 66 cm
Collection particulière (vente 2009)


Et dans ce dessin :

La Revue illustrée, 15 juin 1896, p.394
Source : Gallica, Bibliothèque nationale de France


C’est cette même année 96 que Virginie, à présent présidente de l’Union des femmes peintres et sculpteurs (après un conflit avec Hélène Bertaux à propos de l’exposition annuelle, Virginie plaidant pour une sélection plus stricte des œuvres présentées), fait paraître son fameux texte, déjà évoqué supra, qui revendique une meilleure formation artistique des femmes.

Elle commence par démontrer que si les femmes de lettres existent, c’est parce que « les femmes ont toutes appris à écrire, toutes ont pu, quand elles ont voulu, lire et étudier les auteurs les plus célèbres, suivre les cours des professeurs et compléter ainsi leur éducation dans le sens qui les attiraient [car] la plume est un outil qu’elles ont toutes à leur disposition et celles qui ont su voir, observer et éprouver ont écrit. Le jour où l’éducation artistique leur sera donnée comme leur est permise depuis longtemps l’éducation littéraire, il n’y aura aucune raison pour que ne se réalise pas d’une façon complète, par la peinture et la sculpture, tout ce qu’on peut attendre de celles qui regardent, éprouvent et observent. »

Elle considère que le fait d’être parvenues à s’unir pour fonder la société des femmes peintres et sculpteurs (qui, en 1896, compte déjà 450 membres et expose chaque année près d’un millier d’œuvres d’art) est déjà une preuve des ressources des femmes. Et elle conclut : « Ce que nous désirons toutes et appelons de toutes nos forces c’est de voir se réaliser une chose que la simple justice commande […] qu’il soit donné par l’Etat aux jeunes filles françaises une éducation artistique analogue à celle que reçoivent les jeunes hommes à l’Ecole des Beaux-Arts. » (Virginie Demont-Breton, « La femme dans l’art » in Revue des revues, XVI, Paris, 1 mars 1896, pp 448-453).

Comme on le sait, elle arrivera à ses fins et les femmes accèderont de plein droit à l’Ecole des beaux-arts en 1897. Virginie restera présidente de l’Union des femmes jusqu’en 1900.

En 1900, elle participe à l’Exposition universelle avec cinq œuvres, Homme de mer, Ismaël, Dans l’eau bleue, Alma Mater et Giotto, dont trois sont reproduites dans le catalogue officiel.

 

Catalogue de l’Exposition universelle 1900, p.39


Un autre de ses tableaux, Graine de mer a visiblement rencontré un grand succès au Salon de 1903. Je l’ai trouvé reproduit de nombreuses fois :


Le Monde illustré, 2 mai 1903, p.413


Deux autres toiles de Virginie méritent d’être présentées pour terminer.

D’abord son œuvre « imprégnée d’un funèbre sentiment de tristesse » (Journal des artistes, 28 mai 1905, p.4772), Les Tourmentés, un groupe sombre dont la verticalité oppose la dignité de la douleur à la furie de l’océan, tandis qu’au sol gisent les corps des marins.

 

Les Tourmentés – Salon de 1905
Huile sur toile, 141 x 212,2 cm
Palais des Beaux-Arts, Lille
© Photo : RMN-GP / Stéphane Maréchalle


Enfin, les Oiseaux de mer, qui séduisit tant une jeune Brésilienne nommée Violeta Lima Castro qu’elle l’acheta et l’emporta avec elle. Avant que le tableau ne réapparaisse en vente, les chercheurs ne disposaient plus que de sa représentation dans le catalogue illustré du Salon de 1907 (p.123) et d’une étude conservée au musée de Boulogne-sur-Mer :

 

Étude de femme pour Les Oiseaux de mer – vers 1907
Huile sur toile – 50 x 38 cm
Musée de Boulogne-sur-Mer


Un tableau évoqué par ces simples mots « les baignades de Mme Demont-Breton » par M. Guillemot dans son compte-rendu du Salon (L’art et les artistes, Tome V, avril -septembre 1907, p.164). Mais cela fait déjà un moment que la critique soupire devant le nombre excessif et le caractère répétitif des œuvres exposées par la société des artistes français

La vente de cette toile en 2018 nous permet de disposer d’une image imparfaite mais en couleur.

 

Les oiseaux de mer – 1907
Huile sur toile, 150 x 200 cm
Collection particulière (vente 2018)

  

Enfin, Virginie a également écrit des mémoires, que je n’ai pas pu consulter : Les Maisons que j'ai connues -Notre pays natal, Librairie Plon, Paris, 1926.

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Lorsque Virginie participe à son premier Salon, cela fait déjà cinq ans que la première exposition des impressionnistes s’est ouverte aux ateliers Nadar du boulevard des Capucines et, même si elle partage avec eux le goût de la peinture en plein air, son style est resté marqué par son éducation artistique et son inspiration naturaliste.

Comme on a pu le constater dans ses écrits publics, l’approche féministe de Virginie était déterminée sans être révolutionnaire et elle ne l’a pas été non plus dans son art. Peintre à la mode de son temps, elle s’en est visiblement contentée. Mais, si notre œil est habitué à plus d’audace, rien n’empêche de reconnaître son talent et la profondeur émotionnelle qui la distingue de beaucoup de peintres de son époque.

Elle a fait l’objet d’une exposition au musée de Boulogne-sur-Mer « Virginie Demont-Breton, d’Opale et d’Orient », de janvier à avril 2018.



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Je termine par un clin d’œil à un historien de l’art que j’admire particulièrement, le regretté Daniel Arrasse. Dans son livre, Le Détail, il a écrit que « l’histoire de la peinture est faite de découpage de tableaux à fin de jouissance plus efficace et concentrée. »

Virginie n’ayant pas pratiqué la nature morte, j’ai osé une « découpe jouissive » d’un de ses tableaux Le fils est au loin (1914) où trône dans un coin un géranium un peu famélique. Les mânes de Daniel Arrasse, savant bienveillant, me pardonneront sûrement…

 


Le fils est au loin (détail) - 1914
Huile sur panneau, 23 x 32 cm
Collection particulière




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