mardi 29 mars 2022

Elisa Counis (1812-1847)

 

Autoportrait – 1839
Huile sur toile
Galerie des Offices – Florence

Etonnée par l’autoportrait de cette jeune femme inconnue, conservé à la Galerie des Offices, j’ai fait quelques recherches

Elisa est née à Florence le 16 novembre 1812.

Son père, Salomon-Guillaume Counis (1785-1859), né à Genève, a été l’élève de Girodet à Paris et s’est rapidement spécialisé dans la miniature sur email. Il écrira du reste deux ouvrages sur le sujet, une Dissertation sur la peinture en émail, sur la peinture en porcelaine et de leur usage et un Petit traité à l'usage du peintre en émail.

 

Salomon Guillaume Counis (1785 - 1859)
Jean-Michel Counis, père de l’artiste - 1803
Miniature sur émail
Musée Oskar Reinhart, Winterthur

Remarqué par Elisa Bonaparte, grande-duchesse de Toscane qui le choisit comme peintre émailleur personnel en 1811, il la suit en Italie et s’installe à Florence. C’est probablement à cette époque qu’il fait la connaissance de Jean Bernard Sancholle-Henraux, ex-officier devenu négociant, chargé de superviser l’achat de marbre de Carrare pour les monuments français et qui fut, à ce titre, reçu par la grande-duchesse. Salomon restera proche de la famille Sancholle-Henraux.

Le 1er avril 1812, il épouse Elisabeth Harmand, une française assurant la charge de chambriste à la cour de la grande-duchesse, laquelle sera la marraine de leur fille aînée, Elisa. Une seconde fille naît en 1817, Judith, qui meurt dans sa première année.


En 1815, alors que son père quitte Florence, Elisa rejoint son père à Genève. C’est lui qui prend en charge son éducation musicale et artistique. Elle retourne avec son père en Toscane en 1830.

 

Salomon-Guillaume Counis (1785 - 1859)
Portrait d’Elisa en Toscane – sans date
Mine de plomb et aquarelle
Source : Association CIS (comité des internautes saintgeyracois)
pour la promotion de la commune de Saint-Geyrac et ses environs.

Elisa peint alors son autoportrait, seule œuvre à l’huile qui soit apparemment restée d’elle. Elle a vingt-sept ans et porte un camée qui représente Elisa Bonaparte, de laquelle elle tient probablement son prénom.


Le 16 septembre 1844, Elisa épouse à Florence le marchand genevois François-Louis Le Comte. Elle eut de lui une fille, Lisina, dont on sait seulement qu’elle fut élevée par ses grands-parents maternels.

Elisa meurt 5 décembre 1847, peu de temps après la naissance de sa fille.

C’est son père, désespéré par sa disparition, qui offrit son autoportrait aux Offices de Florence. Il a été présenté une fois dans une exposition intitulée : « Autorittrate artiste di capriccioso e destrssimo ingengo » (« Artistes de fantaisie et d'ingéniosité » du 17 décembre 2010 au 30 janvier 2011), une exposition qui visait à faire connaître les nombreux autoportraits féminins, historiques ou contemporains, conservés dans les vastes collections des Offices.


Outre cet autoportrait, j’ai trouvé un paysage assez peu convaincant dans les collections en ligne des musées suisses (on notera la taille des petits personnages de gauche qui sont là pour donner l'échelle, je suppose…)  :

 

Elisa Counis (1812-1847)
Paysage d’Italie – 1834
Gouache sur papier, 27 x 21,5 cm
Musée d’Art et d’Histoire, Genève

Enfin, elle est l’auteur du dessin ci-dessous, probablement à la mine de plomb, du neveu de l'ami évoqué plus haut.

 

Elisa Counis (1812-1847)
Portrait de Jean Bernard Sancholle-Henraux - 1844
Source : Association CIS (comité des internautes saintgeyracois)
pour la promotion de la commune de Saint-Geyrac et ses environs.


On attribue à Elisa d’autres œuvres dont je n’ai pu trouver aucune représentation :

-      Deux paysages des Apennins à l’aquarelle, datés de 1835 et 1838 (un troisième similaire date de 1843), qui seraient conservées dans la collection Guillermin à Genève. 

-       Un dessin représentant son père de profil dans la vieillesse, assis sur un fauteuil, dans la collection Maillart-Gosse à Genève. 

-        Sa dernière œuvre serait le portrait (fictif, car le personnage a vécu au milieu des années 1700) de GM Caglieri, un bienfaiteur de l’Hôpital des Innocents de Florence, qui fait partie d’une série de portraits réalisés par divers artistes florentins entre 1845 et 1849 et serait toujours conservé sur place.

Les informations ci-dessus sont issues pour la plupart du Dictionnaire Biographique des Italiens - Volume 30 (1984), notice concernant son père, Salomon-Guillaume Counis. 


A titre d’illustration, j’ajoute ici quelques portraits exécutés par son père. Le dernier souligne le fait qu’Elisa n’aurait probablement pas démérité de l'enseignement de son père, en tant que portraitiste…

 

Salomon Guillaume Counis (1785 - 1859)
Portrait de Pauline Bonaparte dit aussi « la belle Grecque » - 1810
Miniature, 9,5 x 8 cm
Galerie des Offices, Florence



Salomon Guillaume Counis (1785 - 1859)
Portraits de Maria-Anna Bonaparte dite Elisa Baciocchi et de sa fille Napoléone Elisa -1813
Emaux (3x 2,1 cm) décorant la face supérieurs d’une boîte en or, onyx et émail bleu
Musée du Louvre, Paris


Salomon Guillaume Counis (1785 - 1859)
Portrait d’une dame au châle fleuri – 1820
Collection particulière (vente 2001)

Voilà, il arrive parfois que la quête reste vaine.

Mais un autoportrait des Offices méritait bien de figurer dans ce blog !



*

 

N.B : Pour voir d’autres notices de ce blog, si elles n’apparaissent pas sur la droite, vous pouvez cliquer sur « Afficher la version Web » en bas de cette page. 


 







 

lundi 21 mars 2022

Marianne Stokes (1855-1927)

 

Helene Schjerfbeck (1862-1946)
Deux profils (détail : Portrait de Marianne Preindlsberger– 1881
Huile sur bois, 22 x 34 cm
Ateneum Art Museum, Finnish National Gallery, Helsinki


Maria Anna Léopoldine, dite Marianne Preindlsberger est née le 19 Janvier 1855 à Graz, en Autriche. Ses parents, Franz et Agnes, étaient commerçants dans la confection. Marianne reçoit son premier enseignement artistique à la Grazer Zeichenakademie, l’académie de dessin de sa ville natale.

Elle y obtient un prix qui lui permet d’envisager de continuer les études que ses parents n’auraient pas pu financer. C’est ainsi que vers 1874, elle part s’installer à Munich, comme Jeanna Bauck et Bertha Wegmann quelques années plus tôt (voir leur notice). En tant que femme, l’Académie des beaux-arts ne lui est pas accessible mais elle savait pouvoir y trouver d’assez nombreux peintres acceptant d’enseigner à des élèves féminines, bien qu’à des tarifs plus élevés que ceux consentis aux peintres masculins.

Et puis Munich offrait aux femmes une relative liberté : elles pouvaient louer seules un logement-atelier et payer des modèles sans susciter de scandale. Il semble que Marianne ait d’abord été hébergée par une tante puis qu’elle ait pu vendre assez régulièrement des toiles pour subvenir à ses propres besoins.

Marianne suit notamment l’enseignement de Wilhelm von Lindenschmidt le Jeune (1829-1895), un peintre d’histoire, professeur à l’Académie de Munich, dont voici une œuvre de jeunesse :

 

Wilhelm von Lindenschmidt le Jeune (1829-1895)
La femme de l’artiste – 1857
Huile sur toile, 84 x 68 cm
Neue Pinakothek, Munich

Le premier tableau connu de l’époque munichoise de Marianne est cette enfant endormie, dans un style académique et décoratif qui permet d’apprécier sa maîtrise du dessin. Bien que la scène soit censée se passer « sur un banc de jardin », le sujet très éclairé sur un fond très sombre évoque assez peu la peinture de plein air…

 

Enfant endormie avec un bouquet de fleurs sur un banc de jardin – 1875
Huile sur toile, 100 x 82 cm
Collection particulière (vente 2002)

On retrouve la même palette de couleurs précieuses dans une autre de ses huiles contemporaines, En prière, qui témoigne également de la qualité technique qu’elle avait atteinte à vingt ans.

 

En prière – 1875
Huile sur toile, 67 x 55,5 cm
Collection particulière (vente 2021)


En cette même année 1875, son compatriote Johann Strauss (fils) dédie à « la jeune artiste Mademoiselle Marianne Preindlsberger » une mazurka, intitulée Licht und Schatten (Lumière et Ombre).

Selon un article d’Helene L. Postlethwaite qui paraît en 1895 dans le Magazine of Arts (Some Noted Women Painters, p.17 à 22, consultable en ligne), Marianne aurait remporté un prix avec une œuvre intitulée Mutterglück (Bonheur maternel) dont il ne reste pas de trace.

Marianne est représentée dans un tableau d’Helene Schjerfbeck (ci-dessus, en exergue, ou voir la notice d'Helene pour l'œuvre en entier), lors d’une séance de travail en 1881. On pense donc que c’est au début des années 80 qu’elles se sont rencontrées à Paris. On sait qu’elles ont fréquenté toutes deux l’atelier de Madame Trélat de Vigny puis l’Académie Colarossi. Comme dans la plupart des cours privés (voir la notice de Marie Bashkirtseff), des concours internes étaient régulièrement organisés pour stimuler l’émulation entre élèves. A l’Académie Colarossi, Marianne remportera dès 1882 un concours de « tête d’expression ».

Marianne et Helene ont passé l'été 1881 à Concarneau, ce qui explique que les thèmes bretons vont prendre une certaine place dans sa production, comme dans celle d’Helene à la même époque. La ville accueille une importante communauté de peintres.  Peder S. Krøyer les y avait précédées : il avait présenté au Salon de l’année précédente Dans une sardinière à Concarneau. Marianne l’a probablement rencontré à cette occasion, à moins que ce soit au Salon suivant, où Krøyer présentait Le chapelier du village (italien), un tableau très bien reçu à Paris mais qui, selon le musée de la collection Hirschsprung où le tableau est conservé, provoqua un scandale au Danemark, tant le public fut choqué par la saleté du chapelier et la maigreur de ses enfants…

Peder Severin Krøyer (1851-1909)
Dans une sardinière à Concarneau – 1880
Huile sur toile
Statens Museum for Kunst, Copenhague


Marianne est représentée dans un tableau de Michael Ancher, Un Baptême, censé se passer à Skagen en 1882. Mais il semble admis qu’elle n’y était pas. C’est probablement plus tard que Ancher l’a ajoutée.

Si Helene n’est admise au Salon qu’en 1884, c’est dès 1883 que Marianne est autorisée à y exposer une première œuvre, Réflexion, qui aurait été peinte en Bretagne et lui vaut une mention honorable. Le tableau n’est plus localisé aujourd’hui mais on sait qu’il représentait une petite Bretonne allongée dans l’herbe à côté de la cruche qu’elle vient de remplir à la rivière. Il s’agit donc peut-être de celui-ci dont je n’ai trouvé qu’une représentation bien peu satisfaisante, sur un site de vente d’œuvres…

 

Petite bretonne endormie près d’un ruisseau - 1882
Huile sur panneau, 33 x 41 cm
Collection particulière (vente 1989)

Marianne habite alors rue de Seine et selon le registre du Salon, ses deux professeurs sont Gustave Courtois (1853-1923) et Raphaël Collin (1850-1916), tous deux enseignants à Colarossi.

Le style de Marianne va beaucoup évoluer au cours de sa carrière. Pendant ses années parisiennes, tout comme son amie Helene, Marianne est influencée par le style naturaliste de Jules Bastien-Lepage, dont Raphaël Collin est un ami d’enfance et que Marianne a pu rencontrer par son intermédiaire.

 

Le pot de lait – avant 1884
Huile sur toile, 30 x 22 cm
Collection particulière (vente 2012)

L’été 1883 se passe à Pont-Aven, où réside une autre colonie d'artistes, avec Helene et son amie Maria Wiik. C’est là que Marianne aurait rencontré le peintre britannique Adrian Scott Stokes qui y vivait depuis 1876.

 

Theodore Blake Wirgman (1848-1925)
Portrait d’Adrian Stokes – 1888
Huile sur toile, 34,2 x 29 cm
Aberdeen Archives, Gallery & Museum

Adrian était proche du peintre Dagnan-Bouveret avec lequel, selon certaines sources, il aurait étudié à Paris. Dans le répertoire des femmes artistes (1904) de Clara Erskine Clément, (Les Femmes dans les Beaux-Arts du VIIIe siècle avant Jésus Christ au XXe siècle après J.-C., consultable en ligne), dont les notices des artistes vivantes ont été établies sur la base des déclarations des intéressées, Marianne avait indiqué comme ses professeurs, Courtois et Dagnan-Bouveret. Il serait donc également possible que ce soit par son intermédiaire qu’elle ait rencontré son futur mari.

Quoi qu’il en soit, voici une œuvre de Dagnan-Bouveret qui illustre le style naturaliste très en vogue au début des années 1880.

 

Pascal Dagnan-Bouveret (1852-1929)
Un accident – 1879
Huile sur toile, 90,7 x 130,8 cm
The Walters Art Museum, Baltimore, Maryland


Adrian, lui, est paysagiste. Le seul tableau de 1881 que j’ai trouvé de lui n’est pas renversant mais permet de se faire une idée de son style de l’époque, qui va évoluer aussi. En Bretagne, tous ces peintres pratiquent la peinture de plein air. Marianne a visiblement expérimenté cette nouvelle pratique, comme le suggère sa petite Bretonne de 1882.

 

Adrian Scott Stokes (1854- 1935)
Marée basse en Bretagne – 1881
Huile sur toile, 70 x 121,5 cm
Collection particulière (vente 2006)

C’est encore sous son nom de jeune fille que Marianne expose au Salon de 1884 ce petit garçon qui tient tendrement dans ses bras la tête de son veau, Condamné à mort. On imagine la peine du petit mais, comme souvent dans les œuvres de Marianne, le sentiment n’est que suggéré.

 

Condamné à mort (The Parting) – 1884
Huile sur toile, 88,3 x 133,3 cm
Walker Art Gallery, Liverpool

Adrian et Marianne se marient à Graz en août 1884 et partent à Capri un peu plus tard, jusqu’en février suivant. 

En 1885, les Stokes s’installent à Londres et c’est désormais à la Royal Academy et dans les galeries anglaises que les tableaux de Marianne seront exposés. « Marianne Preindlsberger » apparaît dans le catalogue de la Royal Academy en 1884 avec Scared (Fatiguée, n°536) dont le titre laisse penser qu’il s’agit de la petite Bretonne endormie.

En 1885, « Marianne Stokes » fait son entrée dans le catalogue avec The Parting (La Séparation, n°17), nouvelle appellation du Condamné à mort du Salon parisien de 84. Toujours selon Helene L. Postlethwaite, le tableau a été exposé ensuite à Liverpool où il a été acheté (et s’y trouve encore).

Marianne expose également une seconde œuvre, Sorcière de Capri (n°954), une petite fille parée d’un volumineux collier de médailles d’argent, probablement rencontrée lors de son premier voyage italien.

 

Capri Witch – 1884/85
Localisation inconnue
Exposé à la Royal Academy en 1885 (catalogue p.35)

On peut aussi reconstituer une partie de la vie de Marianne et la succession de ses œuvres grâce à la presse de l’époque.

En 1886, The Art Journal publie (p.165-169) un article d’Adrian Stokes intitulé Capri. On peut y voir plusieurs illustrations d’après des dessins de Marianne, des personnages dont la jeune fille ci-dessous, accompagnée du commentaire « Elle porte sur son visage souriant une aube de printemps », nouvelle référence au travail des petites filles portant de l’eau, comme la petite Bretonne… Les autres dessins représentent des paysages ou des natures mortes, dessinés par Adrian. Une première collaboration artistique entre les deux époux.

 

Wears on her smiling face a dawn of Spring
Gravé par R.S. Lueders d’après un dessin de Marianne Stokes
The Art Journal - 1886, p. 167

En 1889, c’est dans The English Illustrated Magazine (p.471 à 476) qu’Adrian publie un article intitulé Lismore où il rend compte d’un voyage de quatre mois dans le sud de l’Irlande, où se trouve le château de Lismore dont les abords et les couleurs sont longuement décrits. Il comporte, en plus de paysages vraisemblablement peints par Adrian, plusieurs illustrations de Marianne, dont cette jeune femme occupée à fabriquer de la dentelle. Adrian explique que vient de s’ouvrir à Cappoquin, à quelques kilomètres de Lismore, une école de formation qui permet à de nombreuses jeunes filles de soutenir leur famille « grâce à ce travail raffiné et admirable. »

Lace Making : Cappoquin
Reproduit dans Lismore, un article d’Adrian Stokes « avec des illustrations de Marianne Stokes et du rédacteur »
The English Illustraded Magazine, 1889/90, p.475

Dans le même article, est également reproduit le tableau ci-dessous, intitulé Evicted (Expulsés) et daté de 1885, année probable de ce séjour en Irlande. La représentation empathique de ces figures paysannes est un peu contredite par le commentaire un brin condescendant d’Adrian : « l’un de nos dessins représente deux enfants qui ont été poussés par la misère à déserter leurs parents et à s’aventurer seuls sur le monde. Espérons qu’ils n’iront pas, sur une route touristique, s’ajouter aux essaims déjà nombreux de ceux qui suivent chaque voiture en pleurant. » Le tableau, de style naturaliste, a été vendu depuis sous le titre Sans Foyer.

 

Sans foyer (Evicted) – 1885
Huile sur bois, 55 x 38 cm
Collection particulière (vente 1999)

Selon les biographies partielles de Marianne (qui sont principalement consacrées à son mari et sont loin de s’accorder sur les dates), c’est vers 1886 que les Stokes vont s’installer à St Ives, en Cornouaille, où Helene Schjerfbeck vient les retrouver. Il semble qu’ils y aient habité jusqu’à la fin des années 90. Adrian devient rapidement l’un des peintres les plus influents de la colonie d'artistes et c’est là qu’il produit certaines de ses œuvres les plus célèbres :

 

Adrian Scott Stokes (1854- 1935)
Uplands and Sky - 1886/1888
Huile sur toile, 149,2 x 208,9 cm
Tate Britain, Londres


Adrian Scott Stokes (1854- 1935)
The Harbour Bar – avant 1890
Huile sur toile, 139,7 x 183 cm
Leeds Art Gallery, Leeds


Mais les Stokes se rendent aussi à Skagen, puisque c’est cette année-là que P.S. Krøyer les portraiture pour la salle à manger de l’auberge Brøndum. Dans ses notes, Krøyer indique que Marianne a très peu peint à Skagen. C’est peut-être parce qu’elle posait pour Michael Ancher qui l’a représentée dans Baptême, un tableau auquel il aurait travaillé plusieurs années (voir la notice d’Anna Ancher).

Peder Severin Krøyer (1851-1909)
Portrait de Marianne et Adrian Stokes – 1886
Huiles sur toile
Skagens Kunstmuseer, Skagen

Adrian, lui, peint plusieurs paysages et ce portrait de la petite fille des Ancher, Helga. La dédicace montre que c’est probablement en français que les peintres, de nationalités différentes, conversaient entre eux…

 

Adrian Scott Stokes (1854 – 1935)
Helga Ancher assise sur l’herbe – 1886
Huile sur carton, 28 x 22,7 cm
Skagens Kunstmuseer, Skagen

A l’Académie royale, les tableaux de Marianne se succèdent, dont les enfants restent le thème favori, peut-être pour ne pas bousculer la sensibilité du public et de la critique… Arrive donc ensuite Merveille d'enfance, exposé en 1886, toujours de style naturaliste et dans une palette à dominante brune.

 

Childhood Wonder – 1886
Huile sur toile, 68,6 x 127 cm
Nottingham City Museums & Galleries, Nottingham
Exposé à la Royal Academy en 1886 (catalogue p.6)

L’année suivante, Marianne montre La Flûte magique, un ballet de petits navets auxquels un petit musicien donne vie : c’est la Flûte enchantée version Marianne ! Je n’en ai trouvé qu’une gravure. Le naturalisme de Bastien-Lepage est toujours là mais avec la touche de merveilleux de Marianne.

 

The Magic Flute – sans date
Gravure
Collection particulière
Original exposé à la Royal Academy en 1887 (catalogue p.22)


La même année, Marianne peint cette petite fille en train de polir des cuivres, une scène de genre qui permet d’admirer le travail de Marianne sur la lumière en évoquant, une nouvelle fois, le travail des enfants. La petite fille sérieuse et appliquée, au visage fatigué, est presque écrasée par le volume de la bouilloire du premier plan, littéralement « plus grosse qu’elle » …

Polishing Pans– vers 1887
Huile sur toile, 59 x 79,3 cm
Walker Art Gallery, Liverpool

Et, en 1888, la Royal Academy expose ce petit garçon essuyant des verres, encore un enfant au travail. Mais, au-delà de l’exercice de style (tous ces reflets dans tous ces verres…), c’est un vrai travail d’exploration des couleurs, transformées par le sujet principal du tableau : la Lumière de la lanterne qui illumine de rouge le visage et les mains de l’enfant et teint de mauve sa blouse trop serrée. 

 

Lantern Light – 1888
Huile sur toile, 82,5 x 102 cm
Penlee House Gallery & Museum, Penzance, Cornwall 


Puis, en 1889, la Royal Academy montre une scène de genre à dimension tragique, Va jouer seul, mon garçon, ta sœur est au ciel, dont l’original m’a également échappé :

 

Go, thou must play alone, my boy, Thy sister is in Heaven - 1889
Gravure – sans date
Collection particulière
Original exposé à la Royal Academy en 1889 (catalogue p.15)


L’année 1890 constitue, dans l'œuvre de Marianne, une sorte de palier, elle abandonne le style naturaliste et change radicalement de format. Fervente catholique, elle se tourne vers une peinture religieuse marquée par le symbolisme. L’œuvre qu’elle expose à la Royal Academy, cette année-là, s’intitule Ave Maria. Sans certitude, il se pourrait que ce soit celle-là :

 

Hail Mary ou L’Annonciation – vers 1890
Huile sur toile, 190,5 x 91, 5 cm
Collection particulière (vente 2000)


Elle produit aussi ce petit saint Jean, visiblement destiné à la dévotion privée, sans son cadre autoportant :

 

Saint Jean enfant – vers 1890
Tempera et craie, sur panneau de bois, 28 x 17,8 cm
Collection particulière (vente 2013)

La période est aussi un tournant technique. Après un séjour en Italie, Marianne change de médium au profit de la tempera, une technique très ancienne consistant en une émulsion de pigments dans du jaune d’œuf, initialement utilisée sur panneau de bois enduit d’une préparation à base de plâtre et de colle mais qu’on peut aussi travailler sur toile. Il va en résulter une modification évidente de sa palette, qui s’éclaircit, tandis que la couche picturale gagne en transparence.

Elle a peint cette année-là une toile qui aurait été beaucoup exposée, Light of light, dont le sujet est l’enfant Jésus endormi et veillé par Marie mais je n’en ai pas retrouvé la trace. Pour l’évoquer, voici une œuvre un peu plus tardive, Anges distrayant l’enfant Jésus. Cette fois, c'est Marie qui est endormie…

 

Angels entertaining the Holy Child - 1893
Huile sur toile, 144,2 x 174,6 cm
Collection particulière (vente 2014)
Exposé à la Royal Academy en 1893 (catalogue p.22)

Cette année-là, comme beaucoup de femmes artistes de sa génération, Elisabeth Butler, Rosa Bonheur, Anna Ancher, Cécilia Beaux, Mary Cassatt, Hélène Bertaux, Marie Bracquemond, Louise Abbéma, Marie Bashkirtseff (pour le plaisir de citer celles qui sont sur ce blog !) Marianne participe à l’Exposition universelle de Chicago – mais elle expose au Palais des Arts et pas au Woman’s Building. Elle présente Hail Mary et Va jouer seul mon garçon… et gagne une médaille d’or.

En 1994, Marianne commence à illustrer des contes de Grimm, comme ce Prince grenouille qui fut exposé à Munich la même année :

 

The Frog Prince – 1894
Huile sur toile, 51 x 51 cm
Collection particulière (vente 1994)

A partir de 1895, Marianne se rapproche clairement des préraphaélites et, comme eux, signe ses toiles d’un monogramme (en bas à droite dans un cartouche) : Sainte Elisabeth de Hongrie filant pour les pauvres constitue le premier exemple de cette évolution, même si les thèmes médiévaux sont aussi la marque de beaucoup de peintres de l’école de la « Newlyn School », nom un peu générique qu’on donnait alors aux peintres de St Ives et des environs.

 

St Elizabeth of Hungary spinning for the poor -1895
Huile sur toile, 96,5 x 61 cm
Localisation inconnue

Ainsi que cette Mélisande, probablement inspirée de la pièce de Maurice Maeterlinck, Pélléas et Mélisande, dont la première représentation a eu lieu en 1893, à Paris et qui fut sans doute présentée à Londres ensuite.

 

Mélisande – 1895
Tempera sur toile, 87 x 523 cm
Wallraf-Richartz Museum, Cologne


L’année suivante, l’imprimerie Franz Hanfstaengl de Munich publie La Reine et le Page qui illustre le poème de Heinrich Heine, Es war ein alter König, l’histoire d’un vieux roi qui prit une trop belle épouse laquelle tomba amoureuse d’un page, ce qui les conduisit tous deux à la mort.

 

La reine et le page – 1896
Huile sur toile, 101 x 96,5 cm
Collection particulière (vente 2015)

Puis, dans la même veine, vient Aucassin et Nicolette, thème tiré d’une fable chantée du XIIe siècle, mais cette fois, l’idylle se termine bien…

 

Aucassin et Nicolette – 1898
Huile sur toile, 124,5 x 81,3 cm
Collection particulière (vente 1994)


Ces années-là, les Stokes voyagent beaucoup, notamment en Hollande. En 1900, la Fine Art Society de Londres montre 32 œuvres de Marianne dans une exposition intitulée « Dutch Life and Landscape ». Je n’ai pas pu trouver le catalogue de cette exposition mais la Tate conserve une des œuvres présentées, Jour de Chandeleur, qui fut aussi exposée à la Royal Académie l’année suivante. Le style décoratif des préraphaélites se synthétise et se dépouille

 

Candelmas Day – 1900
Tempera sur bois, 41,6 x 34 cm
Tate Britain, Londres
Exposé à la Royal Academy en 1901 (catalogue p.24)


En 1902, Marianne expose à la Royal Academy un portrait qu’on croirait tout droit sorti de la Chambre des Epoux des ducs de Mantoue…

 

John Westlake – 1902
Tempera sur panneau, 19,1 x 13,3 cm
National Portrait Gallery, Londres


Après la Hollande, les Stokes visitent le Tyrol en 1904.

 

Adrian Scott Stokes (1854- 1935)
Early Spring in Austrian Tyrol
Huile sur toile, 70 x 85 cm
Victoria Gallery & Museum, Liverpool


Adrian Scott Stokes (1854- 1935)
Wild Cherries in the South Tyrol, Austria – vers 1909
Huile sur toile, 64 x 75 cm
Guildhall Art Gallery, Londres

Puis ils entreprennent un très long périple en Hongrie dont ils publient le récit en douze chapitres, en 1909. En dépit de la carte qui figure à la fin de l’ouvrage, il est assez difficile de suivre leur progression mais on comprend qu’ils ont à peu près fait le tour du pays. Toutes les 5 ou 6 pages, des illustrations, tantôt un paysage d’Adrian, tantôt une figure de Marianne, qui sont vraisemblablement aussi des tableaux puisque certains d’entre eux ont été exposés plus tard, notamment à la Royal Academy. L’ensemble est un ravissement dont je vous montre quelques images mais le lien est en fin de notice, allez voir vous-même et vous repèrerez sans doute le paysage exécuté par Marianne !

 

Bébé hongrois
Illustration de Hongrie par Adrian et Marianne Stokes (A. et C. Black, Londres 1909, 315 p.), p.42
Exposé à la Royal Academy en 1921 (catalogue p.12)


Une couronne de confirmation
Illustration de Hongrie par Adrian et Marianne Stokes (A. et C. Black, Londres 1909, 315 p.), p.136

La marchande d’ail
Illustration de Hongrie par Adrian et Marianne Stokes (A. et C. Black, Londres 1909, 315 p.), p.205

Les illustrations d’Adrian sont moins séduisantes mais cela tient aussi au fait que le format se prête moins au paysage. J’ai tenté de les agrandir, il faut cliquer pour le voir…

 

The Lake of Csorba in June
Illustration de Hongrie par Adrian et Marianne Stokes (A. et C. Black, Londres 1909, 315 p.), p.28


Le Parlement et le pont Margit à Budapest
 Illustration de Hongrie par Adrian et Marianne Stokes (A. et C. Black, Londres 1909, 315 p.), p.260

Marianne est à présent reconnue par ses pairs, elle est élue membre de la Society of Painters in Tempera en 1905 et membre associée de la Royal Society of Painters in Water Colours en 1923.

 

Vierge et enfant – vers 1909
Tempera sur panneau, 80,1 x 61 cm
Wolverhampton Art Gallery, Wolverhampton
© Wolverhampton Art and Heritage

Tandis qu’Adrian, lui, est élu en 1919 à la Royal Academy, qui attendra encore dix ans avant d'accepter l'élection d'une femme

 

Adrian Scott Stokes (1854- 1935)
Lac Majeur – vers 1920
Huile sur toile, 60,5 x 92 cm
Royal Academy of Arts, Londres


Marianne continuera à être exposée à la Royal Academy jusqu’en 1926 et, pour l’anniversaire des cinquante ans de sa mort, en 1977, Candelmas Day y sera à nouveau exposée en souvenir d’elle.


Il existe une œuvre de Marianne dans les collections françaises, au musée d’Orsay :

 

La jeune fille et la mort – 1908
Huile sur toile, 95 x 135 cm
Musée d’Orsay, Paris
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt


Et deux œuvres de Marianne ont été reproduites dans le Women painters of the World de 1905 :

April – sans date
Huile sur toile, 71 x 40 cm
Collection particulière (vente 2019)
Œuvre reproduite dans Women painters of the World de Walter Shaw Sparrow
(The Art and Life Library, Hodder & Stoughton, Londres, 1905, p.79)


Portrait of Lady Northbourne
Tempera, feuille d’or et perles sur bois, diamètre 44,2 cm
Collection particulière (vente 2022)
Œuvre reproduite dans Women painters of the World de Walter Shaw Sparrow 
(The Art and Life Library, Hodder & Stoughton, Londres, 1905, p.129)


Que retenir de cette artiste, en plus de l'exemple de collaboration artistique au sein de son couple qui paraît ne pas avoir entravé son propre épanouissement  ?

En 1912, Marianne a conçu le carton d’une tapisserie intitulée Ehret die Frauen, inspirée d’un poème de Friedrich Schiller (1759-1805), Würde der Frauen, (Dignité des femmes - 1796) dont les deux premiers vers sont ceux qui sont reproduits en caractères gothiques en haut de l’œuvre :

 

« Ehret die Frauen ! Sie flechten und weben Himmlische Rosen ins irdische Leben »

« Honorez les femmes ! Elles tressent et tissent les roses célestes dans la vie terrestre. »


Les figures de gauche à droite représentent le Courage, la Foi, l’Amour, la Sagesse et la Fidélité.

 

Ehret die Frauen - 1912
Tapisserie, 177 x 274 cm
Tissé par Gordon Berry et John Martin pour Morris & Co, d’après Marianne Stokes
Whitworth Art Gallery, Manchester

Comme de la plupart de ses œuvres, il émane de celle-ci une grande douceur associée à une spiritualité tranquille qui me semble être la marque de l’esprit créatif que cette peintre a exprimé à travers tous les styles de son époque, avec prestance et une égale dignité.


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Enfin, pour ne pas perdre les bonnes habitudes, voici la seule nature morte de Marianne que j’ai pu trouver…

 

Coings – sans date
Craies de couleur sur papier chamois, 30,5 x 37,5 cm
Collection particulière (vente 2021)


Le lien vers Hungary est ici :

https://archive.org/details/hungary00stok/mode/2up

 

 


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