dimanche 5 mai 2024

Sophie Taeuber-Arp (1889-1943)

 

Nic Aluf, photographe
Sophie Tauber-Arp avec une tête Dada – 1920
Source : Museum of Modern Art, New York

Sophie Henriette Gertrud Taeuber est née le 19 janvier 1889, à Davos, en Suisse, dans une famille bourgeoise germano-suisse. Benjamine de sa fratrie, après un frère et une sœur, elle n’a pas quatre ans lorsque son père meurt de la tuberculose. Sa mère, artiste amateure, fait construire à Trogen, au nord de la Suisse, une maison dont elle dessine elle-même les plans et qu’elle voue à l’accueil d’étudiants. Dès l’enfance, Sophie s’intéresse aux arts textiles car Trogen est proche de Saint-Gall, une ville réputée pour sa production artisanale dans ce domaine.

Sophie commence sa formation à l’Ecole des arts et métiers de Saint-Gall, puis se rend à Munich en 1911, pour s’inscrire dans la prestigieuse Ecole des beaux-arts et arts appliqués créée par le peintre Wilhelm von Debschitz. C’est là qu’elle apprend l’histoire de l’art, le dessin textile et les techniques artisanales qui constitueront la base de son travail d’artiste. Enfin, elle part à Hambourg pour étudier à la Kunstgewerbeschule (école d’arts appliqués) où elle s’initie à la sculpture et à l’architecture d’intérieur.

Au cours de cette période allemande, il est assez probable que Sophie ait eu l’occasion de voir des œuvres de Klee ou de Kandinsky. A Munich, elle s’est aussi frottée à l’idée utopiste d’intégrer l’art à la vie, dans un esprit « Art & Craft ».

Diplômée en 1914, elle s’intéresse alors à la danse et suit l’enseignement du chorégraphe hongrois Rudolf von Lábán qui prône une danse « expressive » d’improvisation dans le cadre d’un enseignement basé sur l’étude des mouvements et de la dynamique du corps dans l’espace.

 

Sophie Taeuber à Munich en 1914
© Photo : Edward von Wasow / Fondation Arp


En 1915, Sophie rejoint le « Schweizer Werkbund », qu’on peut traduire par « Atelier suisse », une association de créateurs fondée en 1913 à Zürich, pour favoriser le débat sur le processus créatif et sa conceptualisation.

C’est donc une jeune femme déjà bien armée intellectuellement qui rencontre, en novembre 1915, dans l’exposition « Tapisseries, broderies, peintures et dessins modernes » de la Galerie Moderne de Zürich, Hans (dit « Jean » quand il est en France) Peter Wilhelm Arp, qui y présente ses œuvres.

 

Jean Arp (1886-1966)
Der Hirsch (Le Cerf) – 1914
Relief en bois peint à l’huile, 115,5 x 78 cm
Centre Pompidou, Musée national d’Art Moderne, Paris
© Photo : Philippe Migeat / Centre Pompidou, MNAM-CCI/Dist RMN-GP

Artiste autodidacte de vingt-neuf ans, il a déjà exposé avec Matisse et Signac à Paris avant de fonder en 1911 l'association « Der moderne Bund » avec plusieurs artistes dont Paul Klee, qui seront rejoints ensuite par Ferdinand Hodler et Cuno Amiet. Proche de Wassily Kandinsky, il a exposé avec le groupe « Blauer Reiter » de Munich et à la galerie Der Sturm de Berlin. Mais Hans Arp est né à Strasbourg, alors allemande. Aussi, lorsque la Grande Guerre a éclaté, a-t-il décidé de s’installer en Suisse.

Et c’est à Zürich qu’avec d’autres artistes réfugiés, comme le poète roumain Tristan Tzara et l’écrivain allemand Hugo Ball, qu’il fonde dans un bistrot désaffecté, le « Cabaret Voltaire », lieu de rencontre de l’avant-garde artistique. Le Cabaret n’existera que six mois, avant d’être fermé pour tapage nocturne, mais c’est dans ses murs qu’a lieu, le 5 février 1916, la première apparition du mouvement Dada, critique déterminée de la guerre et du bellicisme ambiant.

 

Le Cabaret Voltaire en 1916
Source : Internet archives

Sophie rejoint la joyeuse bande et se produit dans des « danses abstraites », lors de soirées qu’on imagine assez festives !

 

Sophie Taeuber dansant au Cabaret Voltaire,
avec un masque créé par Marcel Janco
Zürich – 1916/1917
© Photo : Archives Fondation Arp

Pour se faire une idée du déguisement en question, voici un autre masque du même artiste :

 

Marcel Janco (1895-1984)
Papiers collés, carton, ficelle, gouache et pastel, 45 x 22 x 5 cm
Centre Pompidou, Musée national d’Art Moderne, Paris
© Photo : Service de la documentation photographique du MNAM/
Centre Pompidou, MNAM-CCI/Dist RMN-GP

Dès cette époque, Sophie commence à exposer et vendre ses œuvres, dans un style géométrique qu’on appelle à l’époque art « abstrait ».

 

Composition verticale-horizontale – 1916
Laine sur canevas, 38,5 x 50 cm
Fondation Marguerite Arp, Locarno


Tenture – vers 1916
Laine tissée et brodée au point de croix, 88 x 82 cm
Museum für Gestaltung, Zürich



Composition avec des lignes obliques et un petit cercle transparent – vers 1916
Support, technique et dimensions non précisés
Arp Museum Bahnhof Rolandseck, Remagen
© Photo Mick Vincenz



Atelier de tissage Manufacture d’Aubusson, Atelier Tabard – 1964
Porteuse de vase – 1916
Œuvre textile d'après un dessin de Sophie Taeuber, 198 x 176 cm
Musée d’Art Moderne de la ville de Paris
© Photo : Eric Emo / Parisienne de Photographie

Parallèlement, Sophie devient aussi enseignante en dessin textile et broderie à l’École des arts appliqués de Zürich.

 

Tapisserie Dada, Composition à triangles, rectangles et parties d’anneaux – 1916
Tapisserie au point de croix, 41 x 41 cm
Centre Pompidou, Musée national d’Art Moderne, Paris
© Photo : Georges Meguerditchian / Centre Pompidou, MNAM-CCI/Dist RMN-GP

Pour autant, il n’est pas certain que Sophie ait considéré l’art « abstrait » comme une fin en soi. Selon ce qu’en a dit Jean Arp beaucoup plus tard, « elle savait donner une forme directe et palpable à sa réalité intérieure. […] elle divisait déjà la surface d'une aquarelle en carrés et en rectangles, qu'elle juxtaposait de façon horizontale et perpendiculaire. Elle les construit comme un ouvrage de maçonnerie. Les couleurs sont lumineuses, allant du jaune le plus cru au rouge ou au bleu profond. Dans certaines de ses compositions elle introduit à différents plans des figures trapues et massives qui rappellent celles que plus tard elle façonnera en bois tourné. » (Jean Arp, Jours effeuillés, poèmes, essais, souvenirs, Paris, Gallimard 1966, p.288)

Pendant cette première période, qui va de 1915 à 1920, Sophie paraît travailler principalement en format carré ou rectangulaire-vertical et la structure orthogonale de ses compositions a clairement à voir avec la technique textile, chaîne et trame. Est-ce un simple transfert d’une technique vers une autre ? C’est en tout cas dans sa pratique artisanale qu’elle a d’abord expérimenté son style mais elle ne cesse de passer d’un mode d’expression à un autre (tissage, dessin, danse), sans pour autant changer de personnalité. Elle n’a donc pas besoin, comme le font Mondrian ou Malevitch, de justifier d’une « intuition supérieure » pour imaginer de nouvelles formes qui découlent simplement de sa pratique.

C’est alors que Jean et Sophie décident ensemble d’abandonner la peinture à l’huile, qu’ils jugent « caractéristique d’un monde prétentieux et suffisant ». Ils travaillent ensemble le collage et Sophie crée des gouaches qui ressemblent à des bijoux…

 

Vertical, horizontal, carré, rectangulaire – 1917
Gouache et peinture métallisée sur papier, 22,2 x 15,9 cm
Museum of Modern Art, New York


… des compositions pleines de fantaisie …

 

Le Bateau – 1917
Gouache sur papier, 27 x 18,4 cm
Centre Pompidou, Musée national d’Art Moderne, Paris
© Photo : Audrey Laurans / Centre Pompidou, MNAM-CCI/Dist RMN-GP


… des sacs-œuvres d’art …

Sac de perles à dessins géométriques – vers 1917
Perles de verre et de métal, tissées et crochetées, 20,5 x 7 cm
Museum für Gestaltung, Zürich



Sac de perles (recto-verso) - vers 1918
Perles de métal et de verre tricottées, 16 x 12 x 2 cm
Museum für Gestaltung, Zürich


… des tissages miniatures qui ressemblent à des icônes et qu’elle encadre, comme pour affirmer leur parenté avec une œuvre picturale…


Sans titre – 1918
Coton sur toile dans un cadre, 11,1 x 8,3 cm
Museum of Modern Art, New York


… et le tout respire la gaîté et l’épanouissement qu’elle ressentait sans doute, sans jamais se départir d’une distance enjouée et de l’humour Dada.

 

En collaboration avec Jean Arp
Objet Dada - vers 1918/1919
Boîte en bois à bords dorés contenant des formes en soie
et en laine rembourrées, 15,2 x 12,7 cm
Collection particulière
Publié in Carolyn Lancher, Sophie Taeuber-Arp
Museum of Modern Art, New York 1981, p.28
 

Le couple travaille souvent ensemble, créant à quatre mains. Cela ne sera pas sans conséquence sur la reconnaissance du rôle joué par Sophie dans l'œuvre de son mari, sur laquelle une partie de la critique s’interroge encore aujourd’hui. Si Jean Arp a indéniablement permis à Sophie de prendre conscience de l’importance de sa propre production artistique, il a aussi bénéficié des recherches de sa femme, passionnée de mathématiques et de géométrie…

Lorsque Sophie recommence à travailler à l'huile, elle peint l'œuvre majeure de sa première période, un triptyque. (cliquez sur l'image pour l'agrandir)

 

Triptyque, Composition verticale-horizontale avec triangles réciproques – vers 1918
Huile et peinture métallisée sur toile, 112 x 52,5 cm (chacun)
Kunsthaus, Zürich

Des ors et bronzes intenses, incorporés dans des rectangles bleus, roses, bruns, oranges, gris, qui évoquent les peintures médiévales, tout comme le choix du triptyque lui-même.

L’autre indice de la façon dont elle envisage son propre processus créatif se trouve dans son Guide pour l’enseignement du dessin dans les métiers du textile de 1926 : « La découverte de l’essence du matériau vint s’ajouter à celle de la signification de la fonction de l’objet. » 

 

Coussin – 1918
Laine et broderie au point de croix, 53 x 52 cm
Museum für Gestaltung, Zürich


En septembre 1918, Sophie monte un spectacle, Le Roi Cerf d’après Carlo Gozzi (1720-1806) pour inaugurer le théâtre de marionnettes suisse. Elle conçoit son spectacle comme une présentation de l’ensemble des arts qu’elle pratique, sculpture pour les figures, artisanat textile pour les costumes, mime et danse pour exprimer l’intention dramatique de la pièce. La même année, Sophie et Jean ont adhéré à l’association « Das Neue Leben » (La vie nouvelle), composée d’artistes dada qui veulent intégrer l’art dans tous les aspects de la vie.

 

Photographe inconnu
La forêt de Roneisloppe, décor du Roi-Cerf – 1918
Collection particulière


Sophie Taeuber-Arp
Scénographie pour le Roi-Cerf – 1918
Source : Archive photographique de la Fondation Arp
© Photo : E. Link

 

Les articulations et mécanismes des marionnettes sont volontairement laissés visibles.

 

König Deramo – 1918
Bois tourné, collé et peint, laiton (couronne et cloches), 
tissu de brocart, 58,5 x 14 x 10 cm
Museum für Gestaltung, Zürich


Angela - 1918
Bois tourné et peint à l’huile, œillets de métal, tulle et fil, 50 x 14 x 15 cm
Museum für Gestaltung, Zürich



Le veilleur – 1918
Bois tourné et peint à l’huile, œillets de métal, 55,5 x 18 cm
Museum für Gestaltung, Zürich



Tartaglia - 1918
Bois tourné et peint à l’huile, œillets de métal, 
taffetas de soie et perles, 49 x 16 x 11 cm
Museum für Gestaltung, Zürich


Le Cerf - 1918
Bois tourné et peint à l’huile, tôle de laiton, 
œillets métalliques, papier, 50 x 17,8 x 18 cm
Museum für Gestaltung, Zürich


Le spectacle, regard critique sur la société, ne s’adresse pas aux enfants. Il ne sera présenté que trois fois, à cause de la grippe espagnole qui sévit en cette fin d’année 1918. Mais les marionnettes, libérées de toute référence à la réalité, font sensation.

« Sophie Taeuber décompose les objets dans leurs formes élémentaires transparentes pour en faire ensuite des hommes, des animaux, des pans de mur, des arbres. Aussi ces poupées minces et pointues, ou larges et sphériques, n'atteignent-elles plus seulement la représentation humaine, car elles prennent et varient le rythme des formes très simples. C'est purement accidentel, si elles se révèlent être des reines, des dames d'honneur, des magiciens, une forêt, des animaux, si les poupées humaines semblent assises dans une chambre et gesticuler. Sophie Taeuber a réussi à faire oublier complètement ces attributs extérieurs ; l'élément corporel, l'or emblème de la royauté, le plumage du dessin des tapisseries, ne deviennent jamais fin en eux-mêmes, ils ne veulent pas être de ce réalisme que le théâtre contemporain poursuit avec tant d'amour, pour tomber finalement dans le mauvais goût des grands magasins. Tout en appréciant extérieurement les compositions humaines, animales ou végétales de ces êtres nouveaux, nous ne manquons pas d'entendre ici les mélodies fondamentales de la vie, et de ressentir avec joie ou surprise la structure de toute création. Ceci est nouveau. Toutes les parties de cette œuvre d'art sont issues de la même idée, irréelle comme un rêve, et pourtant unies à une réalité plus importante, que chacun ressent en soi quand le monde extérieur familier nous apparaît subitement singulièrement inaffranchi. En renonçant entièrement au service du monde et en créant un monde avec ses propres moyens, l'art libère l'homme. Peut-être est-il donné au théâtre de marionnettes, qui jusqu'ici ne savait être que plaisanterie et jeu, de réveiller dans l'esprit des gens avertis le sentiment du symbolique dans l'évènement. » (Waldemar Jollos, revue Werk n°8, août 1918)

La dernière année complète d'activité dada à Zürich fut 1919, et vers la fin de cette période – entre 1918 et 1920 – Sophie réalise une série de quatre têtes en bois tourné et polychromé, dont la plupart sont des portraits dadaïstes de Jean Arp.

Ce n’est pas la première fois qu’elle crée un objet dada. Elle fait fabriquer des formes en bois tourné par des artisans, selon ses directives : autre différence avec dada qui utilise des objets préexistants, « ready made », comme la fameuse Fontaine.

 

Coupe dada – 1916
Sculpture, ronde bosse, bois tourné laqué noir, 20,4 x 15 cm
Musée d’Art Moderne et Contemporain de la ville de Strasbourg
© Photo Mathieu Bertola / Service photographique des musées de la ville de Strasbourg


Les Têtes de Sophie sont, en fait, des porte-chapeaux, mais chacune d’elles présente l’élégance et le sens de la forme qui caractérise leur créatrice. Plus tard, l’artiste américain d’origine suisse, Hugo Weber (1918-1971) - auquel Jean Arp a confié la rédaction du catalogue raisonné de l’œuvre de Sophie après sa mort - les qualifiera de « nuance féminine du jeu dada : un non-sens avec un but utilitaire. » ( !!?)

 

A droite : Portrait de Jean Arp – 1918
Bois tourné et peint, H : 25,4 cm
Collection particulière
Publié in Carolyn Lancher, Sophie Taeuber-Arp
Museum of Modern Art, New York 1981, p.25

A gauche : Tête - 1920
Huile sur bois avec perles de verre sur fil, H : 23,5 cm
Museum of Modern Art, New York


Tête dada – 1918
Bois tourné et peint, H : 34, D : 20 cm
Centre Pompidou, Musée national d’Art Moderne, Paris
© Photo : Audrey Laurans / Centre Pompidou, MNAM-CCI/Dist RMN-GP



Tête dada – 1920
Bois tourné et peint, H : 29,4, D : 14 cm
Centre Pompidou, Musée national d’Art Moderne, Paris
© Photo : Philippe Migeat / Centre Pompidou, MNAM-CCI/Dist RMN-GP


Et j’ajoute aussi ce dessin qui montre qu’un « non-sens » n’est pas forcément dénué de pertinence…

 

Tête – vers 1918
Couleur opaque sur papier, 40 x 25,8 cm
Kunstmuseum, Winterthur


La fin de la période Dada à Zurich apporte des changements importants dans la vie de Sophie. Elle s’est mariée avec Jean en 1922 mais il voyage beaucoup et réside souvent à Paris où il a loué un atelier à la Villa des Fusains, au pied de Montmartre, près de ceux de Ernst et Miró. Et, pour des raisons économiques, Sophie ne peut quitter son poste à l’Ecole des arts appliqués. Indice de son état d’esprit, Sophie paraît avoir produit relativement peu d’œuvres entre 1920 et 1926, même si plusieurs d’entre elles sont considérées comme majeures.

Ainsi, cette Tête au plat dada, qui présente la particularité d’être signée (Sophie Henriette Taeuber, sht) en bas à droite, ce qu’elle faisait rarement, exprime la continuité de son objectif de mettre fin à hiérarchisation des arts.

 

Composition dada (Tête au plat) – 1920
Huile sur toile collée sur carton, 35 x 43 cm
Centre Pompidou, Musée national d’Art Moderne, Paris
© Photo : Hélène Mauri / Centre Pompidou, MNAM-CCI/Dist RMN-GP


Autre œuvre importante, ce tapis qui renouvelle une tradition ancienne en brouillant les distinctions traditionnelles entre art et artisanat. On peut y voir quelques références figuratives, comme le soleil en demi-cercle, en haut, et ce qui peut figurer un être humain, au centre, avec une colonne verticale pour le corps, deux demi-cercles pour les bras et une forme ovale à trois couches pour la tête. Signée aussi, en haut à droite, verticalement.

 

Tapis ovale à composition abstraite – vers 1922
Laine nouée, 120 x 145,5 cm
Arp Museum Bahnhof Rolandseck, Remagen


Des références qu’on retrouve dans plusieurs tapisseries de la même période.

 

Composition, tapisserie – milieu des années 20
Laine, 119 x 73 cm
Arp Museum Bahnhof Rolandseck, Remagen


Tapis – 1924
Laine et coton, 50 x 40
Fondation Marguerite Arp, Locarno


Sans titre, (danseuse) - vers 1924
Gouache sur carton, 12 x 8 cm
Stiftung Arp eV, Remagen

 

Une photo de ces années-là évoque la personnalité gaie et enjouée de Sophie, un « art total » à elle toute seule !

 

Sophie déguisée pour une pendaison de crémaillère
chez l’artiste Walter Helbig à Ascona en août 1925
Source : Fondation Arp, Clamart.

 

Même quand elle dessine pour la mode, elle ne se départit pas de son regard distancié.

 

Dessins de mode – vers 1925
A gauche : Les enfants, à droite : L’extravertie
Crayon et aquarelle, 26 x 18,7 cm chacun
Collection particulière
Publié in Carolyn Lancher, Sophie Taeuber-Arp
Museum of Modern Art, New York 1981, p.35


Signe de sa notoriété professionnelle, Sophie est membre du jury, dans la classe 13 (textile), de « l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes » qui a lieu à Paris en 1925, à la suite de quoi ses tapisseries sont présentées à « l’Exposition internationale des tapisseries modernes » au Toledo Museum of Arts.

 

Figures – 1926
Laine sur canevas, 48,5 x 50 cm
Fondation Arp, Berlin


En 1926, Sophie réalise plusieurs décorations intérieures, notamment celle d’un bar dancing…

 

Décoration murale du bar-dancing de l’hôtel Hannong, Strasbourg, 1926
© Photo : Archives Fondation Arp, Clamart

… et celle du vestibule de l’appartement d’un pharmacien strasbourgeois, André Horn. 


Composition géométrique verticale-horizontale (triptyque) – 1926/1927
Vitraux, verre et plomb, 107 x 34 cm (chacun)
Ancien appartement d’André Horn, déposés vers 1968
Musée d’Art Moderne et Contemporain de la ville de Strasbourg
© Photo : Service photographique des musées de la ville de Strasbourg

Avec son frère architecte, celui-ci sollicite Sophie pour un chantier d’une toute autre dimension, la restauration de l’Aubette.

L’Aubette, c’est un grand bâtiment en pierre rose construit dans les années 1770 par l’architecte théoricien Jacques-François Blondel (1705-1774) pour abriter le corps de garde de la ville. Transformé en musée en 1869, le bâtiment brûle pendant la guerre de 1870. Reconstruit cinq ans plus tard, il intègre une grande salle de concert et des commerces en rez-de-chaussée.

En 1922, les frères Horn ont obtenu un bail de longue durée pour transformer une aile du bâtiment en « complexe de loisirs ». Café, restaurant, brasserie, salon de thé, cinéma-dancing, cabaret et salle de billard doivent fonctionner ensemble sur plusieurs niveaux. Les travaux de conception et de décoration de l'ensemble sont confiés à Sophie qui appelle à la rescousse Jean et l’un de leurs amis, l’architecte et artiste hollandais Theo van Doesburg (1883-1931) qui avait fondé en 1917 la revue De Stijl avec Mondrian. Ensemble, ils vont mettre en œuvre les préceptes du mouvement De Stijl : placer l’homme « à l’intérieur de la peinture plutôt que devant », c’est-à-dire réaliser une œuvre d’art totale (Gesamtkunstwerk).

 

Leur intervention se déploie au rez-de-chaussée, au sous-sol et dans trois espaces du premier étage :

- un Ciné-dancing où l’on peut à la fois danser et regarder des films, comportant un mobilier et des éclairages standardisés qui s’accordent avec le vocabulaire abstrait de la décoration de l’ensemble…

 

Projet pour l’un des murs du Ciné-dancing
Source : Musées de Strasbourg



Le Ciné-Dancing aujourd’hui
© Photo : Mathieu Bertola, Musées de Strasbourg


- une Salle des Fêtes dont le décor est une composition orthogonale de lignes verticales et horizontales en relief intégrant des panneaux peints dans une gamme chromatique de couleurs primaires (bleu, rouge, jaune, noir et blanc) et dont l’éclairage est réalisé dans des rectangles d’émail contenant des ampoules…

 

La Salle des Fêtes aujourd'hui
Photo trouvée sur le Net


- et un Foyer-Bar reliant les deux espaces précédents.

 

Le Foyer-Bar aujourd'hui
Photo trouvée sur le Net


On peut imaginer l’effet produit par ce projet d’une modernité radicale, effet qui n’enthousiasma guère la clientèle, gênée par les couleurs trop vives. Pourtant, pendant les douze années qui ont suivi l’ouverture du complexe de l’Aubette, en février 1928, a fonctionné le premier bâtiment public d’art total, qualifié de « Chapelle Sixtine de la modernité ».

Puis, un nouveau propriétaire a détruit des vitraux dessinés par Sophie et fait recouvrir une partie des décors peints. Enfin, les nazis ont terminé le saccage, sous prétexte d'entartete Kunst (« art dégénéré ») …

Aujourd’hui, les trois entités du premier étage et l’escalier qui y conduit, ont été réhabilités et classés.

 

L’escalier aujourd'hui
© Photo : Mathieu Bertola, Musées de Strasbourg


En revanche, les espaces du sous-sol (Bar américain et Caveau-Dancing) et du rez-de-chaussée (Café-restaurant et Five-o’Clock) sont irrémédiablement perdus.

 

Vue du café restaurant de l'Aubette - 1928
Source : Musées de Strasbourg


Jean Arp (1886-1966)
Peinture murale Aubette - 1959
Sérigraphie d’après une gouache originale de 1926
Buffalo AKG Art Museum, New York



Vue du Salon de thé-Pâtisserie-Five O’clock à l’Aubette – 1928
© Photo : Archives Fondation Arp, Clamart


Il reste dans les collections muséales quelques traces (ci-dessous) des recherches de Sophie, pour les vitraux dont on voit des variantes dans le décor réalisé dans le salon de thé, avec des formes géométriques qui évoquent des danseurs stylisés.

 

Composition verticale-horizontale – vers 1928
Huile sur carton, 103 x 145 cm
Australian National Gallery, Canberra



Composition désaxée à lignes blanches - – 1926/1927
Maquette pour vitrail
Gouache sur papier, 45 x 43,5 cm
Musée d’Art Moderne et Contemporain de la ville de Strasbourg
© Photo : Service photographique des musées de la ville de Strasbourg

Pendant toute la réalisation, Sophie a dû conjuguer les obligations du chantier de Strasbourg et celles de son poste d’enseignante à Zürich.

 

Sophie pendant le chantier de l’Aubette, à Strasbourg – vers 1927/1928
© Photo : Archives Fondation Arp, Clamart



Composition pathétique avec rectangles plans – 1928
Laine sur canevas, 52 x 51,5 cm
Fondation Arp, Berlin


Composition pathétique avec des rectangles et des bras angulaires – 1928
Gouache, peinture métallique sur papier, 25 x 28,5 cm
Fondation Arp, Berlin


Formes désaxées – 1928
Sérigraphie en couleur sur bristol, estampe : 29 x 26 cm
Centre Pompidou, Musée national d’Art Moderne, Paris
© Photo : Georges Meguerditchian / Centre Pompidou, MNAM-CCI/Dist RMN-GP



Composition verticale-horizontale à cercles et demi-cercles – 1928
Sérigraphie en couleur sur bristol, estampe : 27,5 x 17,4 cm
Centre Pompidou, Musée national d’Art Moderne, Paris
© Photo : Georges Meguerditchian / Centre Pompidou, MNAM-CCI/Dist RMN-GP




Café – 1928
Huile sur toile, 54 x 73 cm


A Strasbourg, le couple Arp a obtenu la nationalité française et, une fois le projet terminé, Sophie peut enfin quitter son poste d’enseignante, rejoindre Paris et s’installer avec Jean dans la maison de Meudon qu’elle a conçue elle-même, en mettant en œuvre les préceptes du Bauhaus.

 

La maison-atelier de Meudon, conçue par Sophie Taeuber
(Elle se situe aujourd’hui à Clamart, à cause d’un remembrement)
© Photo : Fondation Arp

Elle en a également créé le mobilier, fonctionnel bien sûr, dont quelques exemples ont été montrés dans une exposition au MoMA en 2021 :


Mobilier conçu par Sophie Taeuber-Arp
Exposition « Sophie Taeuber-Arp : Living Abstraction »
Museum of Modern Art, New York, novembre 2021-mars 1922


On retrouve deux de ces éléments, conservés à la fondation Arp, où trônent une sculpture créée en commun avec Jean Arp et un dessin de Sophie. 

 

Source : Fondation Arp, Clamart
© Photo : J.P. Pichon


Pour Sophie et Jean, la maison de Meudon ouvre une période d’épanouissement : ils peuvent travailler sans contrainte, en contact permanent avec l’avant-garde parisienne.

Au début des années 30, Sophie commence plusieurs séries.

Dans une grille orthogonale sous-jacente, elle dispose des bandes rectangulaires en damier et des formes rondes, dans des compositions où elle conjugue progressivement formes et couleurs primaires, sur des fonds monochromes, d’abord blancs puis noirs.

 

Composition de rectangles et cercles – 1930
Huile sur toile, 32,6 x 25,2 cm
Kunstmuseum, Bâle


Composition à cercles-à-bras et rectangles – 1930
Huile sur toile, 65 x 54 cm
Centre Pompidou, Musée national d’Art Moderne, Paris
© Photo : Audrey Laurans / Centre Pompidou, MNAM-CCI/Dist RMN-GP


Selon le Musée national d’Art Moderne, ces « cercles à bras » sont inspirés du langage chorégraphique. Au cours du temps; les compositions deviennent de moins en moins statiques.

 

Composition – 1930
Huile et paillettes métalliques sur toile, 49,5 x 64,1 cm
Museum of Modern Art, New York



Composition de rectangles et cercles sur fond noir - 1931
Huile sur toile, 64,5 x 92 cm
Kunstmuseum, Bâle


Pour Sophie, le cercle serait une métaphore cosmique, une forme qui intègre toutes les autres. Les jeux de cercles paraissent d’abord dominants puis on comprend que les rectangles les organisent. Cela m’évoque une sorte d'arrêt sur image, un mouvement suspendu dans l’instant.

 

La série des Compositions à cercles se déploie en se complexifiant jusqu’à la fin des années 30. Elles paraissent soumises à des principes d’organisation stricts. Peu de couleurs, formes limitées aux carrés, rectangles et cercles.

Mais les relations et les distances entre les formes circulaires et les rectangles sont variables et parfois, les cercles sortent de la structure logique…

 

Composition avec cercles, carrés, rectangles – 1933
Gouache sur papier, 35,3 x 47 cm
Arp Museum Bahnhof Rolandseck, Remagen
© Photo Mick Vincenz


Triptyque I, II, III – 1933
Huile sur toile, 50 x 50 cm (chacun)
Collection particulière
Source : Kunsthalle Bielefeld
© Photo : Von Bartha, Bâle


… et au cours du temps, paraissent de plus en plus « agités ».

 

Cercles en mouvement – 1934
Huile sur toile, 72,5 x 100 cm
Kunstmuseum, Bâle



Composition avec cercles et demi-cercles – 1938
Support, technique et dimensions non précisées
Arp Museum Bahnhof Rolandseck, Remagen
© Photo Mick Vincenz


Composition à carrés, rectangles et cercles coïncidant - 1939
Huile sur toile, 33 x 40,5 cm
Kunstmuseum, Bâle


Invités par le critique Michel Seuphor en 1930, Sophie et Jean rejoignent l’association « Cercle et Carré » (née de la volonté, assumée, de lutter contre le surréalisme, perçu comme un adversaire « dangereux et malsain ») puis le groupe « Abstraction-création », collectif d’artistes destiné à promouvoir l’art abstrait, grâce à des expositions spécifiques (voir la notice de Paule Vezelay).

Dans le premier cahier publié par le collectif en 1932, sous la direction d’Auguste Herbin, sont présentées les œuvres de trente-six artistes, classés par ordre alphabétique, deux photos par artistes. Voici celles de Sophie :

 

Sophie Taeuber-Arp – 1931
Publié dans cahier édité par l'association Abstraction-Création, 1932, p.36
Source : Gallica /Bibliothèque nationale de France

Sophie Taeuber-Arp – 1931
Publié dans cahier édité par l'association Abstraction-Création, 1932, p.36

Elles sont accompagnées d’un texte que je me fais un devoir de recopier comme il a été écrit (sans majuscules) car il évoque assez bien – malgré l’amitié qui existait entre Sophie Taeuber et Michel Seuphor – la difficulté pour les femmes de cette génération à être perçues comme des artistes à part entière.

« sophie taeuber tisse (jamais ne triche) à sa peinture, applique la règle de trois et collectionne depuis l'enfance de beaux emblèmes neufs de sérénité , de calme application et de sagesse. on est tout étonné que l'ombre de ce grand enfant sans dimensions ne l'incommode guère. ses valses et ses arpèges l'enchantent mais ne l'influencent pas .

l'homme travaille sur la lisière de la forêt où il fauche en souriant (sur un pied , sur l'autre pied) et sans fatigue les arbres innombrables et périmés (gothiques) qui nous empêchent de voir la clarté blanche du jour. Vous savez tous que ses trophées — qu'il a la manie de scier en menus morceaux tout ronds — sont visibles dans nombre de musées et de collections particulières.

la destinée de la femme ne contient pas ces vastes entreprises ni ces conquêtes : le plan social chez elle se limite à ses enfants. elle les lave tout blancs, les brosse , les ponce, les peint en rouge , en bleu, en jaune, en rond, en demi-rond et en carré. elle les éduque avec patience et amour, mais avec sévérité aussi afin qu'ils apprennent à s'accorder entre eux et afin qu'ils se présentent devant le monde (qui n'est pas toujours beau) avec une tenue sans reproche et un visage franc — et qu'ils prêchent l'exemple en face du clair- obscur, du tape-à-l’œil, du pessimisme édulcoré ou travesti de vague-dans-l'âme, de la négligence coupable et de la crasse croûteuse du siècle et de tous les siècles. » (Michel Seuphor, « L’art nouveau et le surréalisme », Cahier Abstraction-Création, 1932, p.36)

 

Passons !

A partir de 1931, Sophie intègre des lignes et des équilibres dans ses compositions.

 

Deux cercles, deux plans et lignes croisées – 1931
Sérigraphie en couleur sur bristol, estampe : 25 x 30 cm
Centre Pompidou, Musée national d’Art Moderne, Paris
© Photo : Georges Meguerditchian / Centre Pompidou, MNAM-CCI/Dist RMN-GP


Equilibre à plan rouge – 1932
Huile sur toile, 41 x 33 cm
Kunstmuseum, Winterthur



Triangles, cercles, segments de cercles et lignes – 1932
Crayons de couleur sur papier, 25,9 x 35 cm
Kunstmuseum, Winterthur

 

Equilibre – 1934
Huile sur toile, 99,8 x 73,3 cm
Kunstmuseum, Bâle



Publié dans Cahiers d’Art, 1-4, 1934, p.200


En 1934, Sophie expose avec trois autres artistes à la galerie des Cahiers d’Art qui, dans l’article qui lui est consacré, publie Equilibre ci-dessus – mais à l’horizontale - ce que je ne peux m’empêcher de trouver plus logique…

« Quoique si près de la puissante individualité de Arp, Mme Taeuber-Arp a su se garder de subir son influence. Tout en continuant ses recherches, séduite par la joie de la discipline, comme un moine du moyen âge, Mme Taeuber-Arp n'a pas évolué vers la froideur de certaines églises romanes et n'a pas perdu le côté humain, nécessaire à tout art, même le plus discipliné. Elle a réussi à réunir dans ses œuvres les facteurs picturaux vraiment objectifs, pour atteindre et exprimer l'universel.

Ce qui est le plus frappant dans l'art de Mme Taeuber-Arp, c'est cet élan vers la purification plastique, vers la perfection de la forme. Après avoir passé par la multitude des formes succulentes— elle est arrivée aujourd'hui à avoir davantage d'espace dans ses tableaux, à détacher les formes et en établir le rythme nouveau, à ouvrir ses toiles par un clignement de lignes et de couleurs, comme par des rayons du soleil levant ou par la vitesse d'un diaphragme d'appareil photographique. Ses formes géométriques s'animent d'une vie nouvelle dans leurs juxtapositions de lignes et de couleurs, dans leurs variations de nombre et d'intensité, déterminant des phrases plastiques, elles sont en mouvement et se suivent, comme les images d'un film abstrait. Hantée par le sens de la recherche et de l'inconnu, Mme Taeuber-Arp ressemble à un explorateur se frayant difficilement le chemin dans des régions polaires. » (Jan Brzekowski, « Les quatre noms, Hans Arp, Ghika, Jean Helion, S.H. Taeuber-Arp, à propos de leur exposition à la galerie des Cahiers d'Art », Cahiers d’Art, 1-4, 1934, p.197/198)

C’est aussi la période où elle crée des Echelonnements

 

 

Echelonnement – 1934
Huile sur toile, 65 x 50,8 cm
Musée de Grenoble
© Photo : Ville de Grenoble / Musée de Grenoble / J.L. Lacroix

 

Echelonnement – 1934
Encadrement au crayon graphite sur carton, 24,8 x 18,8 cm
Kunsthaus, Zürich

… qui inaugurent une série sur les courbes.


Plans profilés en courbe – 1935
Huile sur toile, 55,5 x 46 cm
Kunstmuseum, Winterthur


Plans profilés en courbes et plans – 1935
Sérigraphie en couleur sur bristol, estampe : 35 x 26 cm
Centre Pompidou, Musée national d’Art Moderne, Paris
© Photo : Georges Meguerditchian / Centre Pompidou, MNAM-CCI/Dist RMN-GP


Forme bleue – 1935
Sérigraphie sur papier, estampe : 60,5 x 48,5 cm
Centre Pompidou, Musée national d’Art Moderne, Paris
© Photo : Philippe Migeat / Centre Pompidou, MNAM-CCI/Dist RMN-GP

 

… que Hugo Weber classe dans les « compositions à éléments symétriques et asymétriques ». Mais on peut aussi considérer qu’il s’agit plus simplement de cercles, représentés sous forme de segments.

 

Composition – 1935
Huile sur toile, 50 x 65 cm
Kunstmuseum, Bâle


Puis Sophie commence à travailler des œuvres organisées en quatre, puis six, puis douze espaces. La succession de deux Quatre espaces à croix brisée, à la gouache puis à l’huile, montre le caractère expérimental de sa pratique. Entre les deux, les deux espaces en haut à gauche et en bas à droite ont été modifiés.

 

Quatre espaces à croix brisée – 1932
Gouache sur papier, 27 x 35 cm
Arp Museum Bahnhof Rolandseck, Remagen
© Photo Mick Vincenz


Quatre espaces à croix brisée – 1932
Huile sur toile, 74,5 x 64,5 cm
Centre Pompidou, Musée national d’Art Moderne, Paris
© Photo : Bertrand Prévost / Centre Pompidou, MNAM-CCI/Dist RMN-GP

« L’unité de la facture, la précision du tracé, l’emploi de couleurs primaires sur un fond blanc, gris ou noir, inscrivent ces tableaux dans les principes esthétiques d’un art concret, défendus par les artistes regroupés autour de Michel Seuphor et de la revue Cercle et Carré, puis autour d’Auguste Herbin et du cycle des expositions d’Abstraction-Création, auxquelles Taeuber participe. Quatre espaces à croix brisée s’ordonne autour d’une symétrie décalée où, en fonction des formes qui s’y inscrivent, chaque espace génère une perception spécifique. Dans le champ supérieur gauche, la barre noire oblique semble être repoussée hors de la toile par la croix bleue, telle une intruse perturbant l’équilibre formé avec la surface vide. » (Notice du MNAM)

 

Six espaces à plans et bandes rectangulaires – 1938
Gouache sur papier, 37 x 29 cm
Arp Museum Bahnhof Rolandseck, Remagen
© Photo : Mick Vincenz


Six espaces distincts – 1939
Gouache sur papier, 31 x 43 cm
Source : Fondation Arp, Clamart
© Photo : J.P. Pichon


Douze espaces à plans, bandes angulaires et pavés de cercles – 1939
Huile sur toile, 80,5 x 116 cm
Kunsthaus, Zürich


En même temps, Sophie crée des reliefs peints, qui constituent des développements de ses dessins, notamment pour l’Aubette. Ainsi ce Relief, croisement entre peinture et sculpture, une sorte de tableau de bois…

 

Relief – 1936
Formes en bois peint, 50 x 68,5 cm
Kunstmuseum, Bâle


… ou bien cet autre qui évoque une maquette d’architecte.

 

Relief rectangulaire, cercles découpés, carrés peints et découpés,
cubes et cylindres surgissants - 1938
Formes en bois peint, 55 x 65 x 21,6 cm
Kunstmuseum, Berne


Avec Jean, la collaboration est constante. Il existe plusieurs exemples de leur travaux communs et, même si la première sculpture ci-dessous est présentée comme une œuvre d’Arp par la Fondation, d’autres auteurs pensent qu’il s’agit d’une œuvre de collaboration.

 

Jean Arp (et Sophie Tauber-Arp ?)
Un grand et deux petits – 1931
Bois tourné
Source : Fondation Arp, Clamart
© Photo : J.P. Pichon


Les deux suivantes sont reconnues comme œuvres communes et le style de Sophie est assez reconnaissable.

 

Sophie Taeuber-Arp et Jean Arp
Jalon – 1936
Bois tourné
Source : Fondation Arp, Clamart
© Photo : M. Constandini


Sophie Taeuber-Arp et Jean Arp
Sculpture conjugale – 1937
Bois scié et tourné au tour
Collection particulière


Et Sophie continue aussi à créer ses propres sculptures en bois tourné, toujours selon sa méthode, elle dessine le concept et le fait réaliser par un professionnel :

 

 

Tête – 1937
Bois tourné, H : 38,9, D : 19,7 cm
Yale University Art Gallery, New Haven, Connecticut

« La sculpture présente un élément humoristique, à travers une allusion au gnome des forêts Kaspar, figure populaire de la littérature jeunesse allemande. La vision artistique de Taeuber-Arp, basée sur la recherche formelle et l'allusion ludique à l'enfance, s'exprime formidablement dans cette œuvre. » (Notice du musée)


Assez rapidement, le groupe « Abstraction-création » connaît ses premières ruptures et piétinement théoriques sur la place à laisser au surréalisme. La question se résout avec la création de la revue Plastique - fondée par César Domela, Sophie et Jean en 1937 - qui finira par ouvrir les colonnes de son 4e numéro à des surréalistes, comme Max Ernst et Eluard. Domela en est une figure importante : il a fait partie du groupe De Stijl et ses prises de position sont assez proches de celles de Sophie : « Pour ma part, je souhaiterais que mes tableaux-objets soient dans leurs structures l'expression exacte et absolue de la réalité intérieure qui les provoquent. Le sens profond que je voudrais transmettre est repos en soi, et je souhaite qu'ils soient la représentation d'une certitude et d'un savoir qui emplit l'âme et reflète un ordre strict. » (César Domela, « Quelques aperçus et conceptions personnelles sur l'art moderne », conférence inédite.)

 

César Domela (1900-1992)
Relief 115 – 1938
Sculpture, cuivre rouge, acier doux, bois peint, 104,5 x 89 x 36 cm
Centre Pompidou, Musée national d’Art Moderne, Paris
© Photo : Philippe Migeat / Centre Pompidou, MNAM-CCI/Dist RMN-GP


L’année 1937 apporte à Sophie une forte visibilité internationale. Quelques-unes de ses œuvres sont présentées à l’exposition « Fantastic Art, Dada, Surrealism » au MoMA de New York (décembre 1936 – janvier 1937) et surtout à Bâle où l’exposition du Groupe Constructiviste est organisée au Kunstmuseum, bénéficie d'un important retentissement.


Le synthèse de ses travaux précédents apparaît dans cette composition…

 

Composition dans un cercle – 1938
Sérigraphie en couleur sur bristol, estampe : 35 x 25,8 cm
Centre Pompidou, Musée national d’Art Moderne, Paris
© Photo : Georges Meguerditchian / Centre Pompidou, MNAM-CCI/Dist RMN-GP


… qui peut tout aussi bien être traitée en volume intégrant une sorte de biomorphisme abstrait…

 

Coquilles et fleurs – 1938
Relief en bois peint, diamètre 59,5 cm, hauteur 8,2 cm
Kunsthaus, Zürich


… qu'elle décline dans plusieurs dessins.

 

Quatre figures écartelées – 1938
Crayon gras sur papier vélin, 32,5 x 23,7 cm
Musée de Grenoble
© Photo : Ville de Grenoble / Musée de Grenoble / J.L. Lacroix


 Ex-Libris pour Elisabeth Muller – 1942
Collection particulière
Publié in Carolyn Lancher, Sophie Taeuber-Arp
Museum of Modern Art, New York 1981, p.18


La Seconde Guerre mondiale et surtout l’occupation conduisent Jean et Sophie à quitter la région parisienne. Après un court séjour en Dordogne, chez leur amie Gabrielle Buffet-Picabia, puis en Savoie, ils se réfugient à Grasse où ils retrouvent notamment Sonia Delaunay et Nelly van Doesburg (la veuve de Theo).

Conséquence probable des pénuries, Sophie adopte les crayons de couleur sur papier pour exécuter des dessins à main levée auxquels elle attribue parfois les noms des lieux qu’elle découvre.

 

Route Napoléon – 1940
Dessin au crayon, 26,5 x 34,7 cm
Arp Museum Bahnhof Rolandseck, Remagen
© Photo Mick Vincenz

Grasse – 1942
Dessin au crayon, 26,5 x 34,5 cm
Arp Museum Bahnhof Rolandseck, Remagen
© Photo Mick Vincenz


Cinq constructions et cinq compositions - 1941
Planche n° 15 d’un livre illustré, 32 x 30,5 cm
Museum of Modern Art, New York

Un dessin repris pour la couverture de la revue 
Art d’aujourd’hui en 1950 (tome I, n°10/11)


Lignes d’été – 1942
Huile sur carton, 46 x 38 cm
Stiftung Arp eV, Remagen


Avec Sonia Delaunay et Alberto Magnelli, Sophie et Jean travaillent à un album d’estampes, Les quatre de Grasse, qui sera publié en 1950.

Sophie participe aussi à d'autres publications, des portfolios intitulés « 5 Constructionen + 5 Compositionen » et « 10 Origin » qui intègrent des œuvres de Max Bill, Domela, Leuppi, Richard Lhose et Kandinsky.

 

Planche de 10 Origines – 1942
Linoléum découpé, 27 x 21 cm
Portfolio de six coupes de linoléum, trois gravures sur bois 
et une lithographie
Museum of Modern Art, New York


Après avoir tenté sans succès d’émigrer aux États-Unis, le couple Arp se rend en Suisse en 1942.

 

Sophie meurt accidentellement d'une intoxication au monoxyde de carbone dans la nuit du 12 au 13 janvier 1943, dans la maison de son ami Max Bill, à Zürich.

 

*

Dévasté par la mort de Sophie, Jean tente de conserver la mémoire de leur collaboration en reproduisant sous d’autres formes des œuvres qu’elle avait créées, comme des dessins géométriques qu’il fait éditer en laiton.

 

Composition géométrique – 1942
Encre sur papier, 25,4 x 20,9 cm
Stiftung Arp eV, Remagen


Il publie en 1946 Le Siège de l'air, illustré de dessins exécutés en collaboration avec Sophie.

 

Le Siège de l’air (Poèmes 1915-1945)
avec huit duo-dessins de Arp et Taeuber-Arp
Paris, Pro-Francia, 1946
Collection particulière (vente 2020)


« Il est possible aussi que l'illustrateur et l'auteur du texte se confondent. Le Siège de l'air (poèmes 1915-1945) de Arp (Ed. Vrille) est illustré de dessins au trait, pratiquement abstraits, dus à la collaboration d'Arp lui-même et de sa femme, la regrettée Sophie Taeuber-Arp. Les poèmes sont splendides, depuis les magnificences verbales et les cocasseries du début jusqu'aux déchirements contenus de la fin. Les dessins ? Ils sont aussi parfaitement adaptés aux poèmes qu'une musique peut l'être à un film. » (Léon Degand, « Art illustratif », Les lettres françaises, 3 janvier 1947, p.4)

On ne peut s’empêcher de s’interroger un peu sur cette appropriation, comme on s’étonne de la reconnaissance tardive – notamment en France - de cette artiste assez prodigieuse. Les raisons sont connues car elles ont concerné toutes les artistes féminines dans les cercles très masculins de l’avant-garde. Et c’était encore moins simple pour celles qui étaient en couple avec un autre artiste avec aussi, en ce qui concerne Sophie, le choix d'avoir exclu son travail artisanal du premier catalogue raisonné de son œuvre artistique, ce qui relève d'une probable décision commune de Jean Arp et d'Hugo Weber. 

Il y a bien eu des « petites reconnaissances », comme celle d’une exposition de 1948 à Paris :

« Colette Allendy, en réunissant, dans son joli hôtel de la rue de l’Assomption, des aquarelles de Berthe Morisot, Maria Blanchard, Marie Laurencin, Marie Nel-Conguy, Sophie Taeuber-Arp et Christine Boumeester, prouve que la qualité des œuvres domine toujours les théories fragiles. » (René Barotte, « Disparues - Dans le joli hôtel de Colette Allendy », Libération, 2 juillet 1948, p.2)

Mais il faudra attendre le milieu des années 50 pour que des rétrospectives soient organisées : en 1954 au Kunstmuseum de Berne, en 1964 au musée national d’Art moderne à Paris, en 1977 au musée d’Art moderne de Strasbourg.

En 1981, une quarantaine de ses œuvres est installée au Museum of Modern Art de New York. Retraçant plusieurs périodes de la maturité de l'artiste, l'exposition visait « à présenter une rétrospective sélective pour démontrer la qualité, l’originalité et l’importance de son travail. »

 

Vue de l'entrée de l’exposition de Sophie Taeuber-Arp,
The Museum of Modern Art, New York,
du 17 septembre au 13 décembre 1981

En 1989, nouvelle exposition présentée dans les musées d’Aarau, Lugano et Lausanne et au musée d’art moderne de la ville de Paris, à l’occasion du centenaire de sa naissance.

En 1995, la Suisse lui offre une reconnaissance posthume en faisant figurer son portrait sur un billet de cinquante francs.


Photo trouvée sur le net.

En 2021, l’exposition « Sophie Taeuber-Arp, Abstraction vivante », présentée au Kunstmuseum de Bâle, à la Tate de Londres et au MoMA de New York est (enfin) à sa mesure. Les photos qui suivent ont été prises sur le site du MoMA. (cliquer pour agrandir)

 

Vue de l’exposition au MoMA en 2021


Vue de l’exposition au MoMA en 2021


Vue de l’exposition au MoMA en 2021



Vue de l’exposition au MoMA en 2021



Vue de l’exposition au MoMA en 2021



Vue de l’exposition au MoMA en 2021


Sophie Tauber a démontré que son ambition d'intégrer l'art abstrait à la vie quotidienne n’était pas si utopique et qu’il est difficile de ne pas voir la créativité, la cohérence et le talent, quand ils sautent aux yeux !

 

 

 

*

 

 

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