lundi 12 décembre 2022

Pauline Auzou (1775-1835)

 

Autoportrait – 1822
Huile sur toile, 59 x 48,4 cm
Collection particulière
Source : The Currier Gallery of Art, Bulletin n°2, 1974, p.12


Jeanne-Marie-Catherine Desmarquest est née à Paris, le 24 mars 1775. Pour une raison que j'ignore, elle a décidé ensuite de se prénommer Pauline. On sait qu’elle a fréquenté l’atelier de Jean-Baptiste Regnault, notamment grâce à l’une de ses condisciples, Albertine Clément-Hémery, qui l’évoque dans ses Souvenirs : 

« Je ne parlerai pas de madame Auzou, artiste distinguée, que rien ne pouvait distraire de ses études ; ses tableaux, mentionnés honorablement dans toutes les expositions, suffisent à sa gloire, son nom ne se rattache à notre atelier que pour l'honneur du maître, car, ainsi que madame Mongez, et trois ou quatre autres inspirées, nous n'étions, aux yeux de ces dames, que de petites étourdies, bien fraîches, bien gracieuses, qui fournissaient, au besoin, de charmans modèles. » (Madame Clément-Hémery, Souvenirs de 1793 et 1794, Cambrai, Lesne-Daloin, 1832, p.10)

« L’artiste distinguée » n’a que dix-huit ans quand elle expose, au deuxième Salon ouvert aux non académiciens, une Tête d’étude et une Bacchante dont, exceptionnellement, on connaît les dimensions (97,8 x 70,7 cm), ce type de précisions étant fort rares dans les catalogues de l’époque.  Selon sa nécrologie parue dans le Journal des artistes du 28 juin 1835 (pp.415/417), cette Bacchante aurait été « distinguée, en ce que la composition et le sentiment annonçaient déjà du talent. »

Je m’interroge, en revanche, sur l’affirmation (lue plusieurs fois) selon laquelle Pauline aurait été l’élève de David. Cela paraît peu probable, d’une part parce que David était l’ennemi juré de Regnault qui lui avait « volé » sa place à l’Académie en 1783 ; d’autre part parce que Pauline ne s’en est jamais déclarée l’élève dans les registres du Salon, alors même que David était beaucoup plus célèbre que Regnault.

En outre, ni son article dans le Bénézit (Tome 1, p.281) ni la nécrologie précitée n’en font état.

On remarquera également que Pauline a probablement bénéficié d’une formation artistique assez complète même si elle a exclusivement étudié dans un atelier réservé aux femmes, comme l’explique Albertine Clément-Hémery : « L'atelier était dans la galerie du Louvre qui donne sur le Quai, au-dessous du Muséum ; on entrait par la rue Froid-Manteau. M. Regnault et sa famille occupaient l'entresol. Il fallait passer dans l'antichambre de madame Regnault, pour monter à notre atelier, qui que ce soit n'aurait pu se glisser inaperçu, l'antichambre étant constamment occupée par madame Regnault, à qui nous parlions toutes en arrivant. L'atelier particulier de M. Regnault, et son atelier de jeunes gens, étaient dans le Louvre. » (Madame Clément-Hémery, op.cit., p.44) La morale était sauve !

Pour autant, le maître passait tous les jours « donner sa leçon » et corrigeait le travail des élèves : « ses observations, toujours polies, ne blessaient jamais l’amour-propre, il devinait les talents, encourageait les essais avec une indulgence qui faisait éclore le génie. La paresse seule le rendait inflexible ; j’ai vu renvoyer de l’atelier quelques jeunes personnes pour ce seul motif. » (Madame Clément-Hémery, op.cit., Notes, p.44)

 

C’est probablement dans l’atelier de Regnault que Pauline a dessiné cette belle Jeune fille en buste :

Portrait de jeune fille en buste – vers 1790
Craie noire et blanche sur papier vergé marron clair, 45,7 x 41,7 cm
Snite Museum of Art, Université of Notre-Dame, Indiana


En revanche, je suis plus dubitative sur la date présumée de l’étude d’Académie d’homme ci-dessous car l’étude de nu masculin était pour le moins inhabituelle dans les ateliers de jeunes femmes. Quoi qu’il en soit, comme on le verra, Pauline dessine excellement et elle a étudié le nu, dans l’atelier de Regnault ou ailleurs…

 

Académie d’homme – vers 1793/1794
Pierre noire, 60 x 46 cm
Nationalmuseum, Stockholm


Pauline se marie en décembre 1793 avec le citoyen Charles-Marie Auzou, descendant d’une dynastie de papetiers parisiens, et met au monde son premier enfant, François-Victor, en octobre 1794. Elle aura cinq enfants mais ses obligations familiales ne paraissent pas l’avoir empêchée de s’adonner à son art.

Dès le Salon suivant, celui de 1795, Pauline présente trois peintures qui semblent avoir disparu. On devra se contenter de la description de celle qui est imaginée « d’après Gesner », probablement Salomon Gessner (1730-1788), un écrivain suisse, célèbre à cette époque pour ses églogues :

Daphnis présente à son frère, Philis, sa Bergère chérie. Amyntas, après l’avoir considérée attentivement, s’écrie : Ah ! quels traits mes yeux découvrent sur ton visage ingénu ! Ce sont ceux de Palémon ! Oui : ce sont les traits du plus sincère des Amis !


En 1796, ce sont cinq œuvres de Pauline qu’on accroche à la cimaise du Salon. On en connaît encore une, ces Deux jeunes filles faisant de la musique, où l’influence de Regnault me paraît encore assez sensible…

 

Deux jeunes femmes faisant de la musique – 1796
Huile sur toile, 146,1 x 147,3 cm



Jean-Baptiste Regnault (1754-1829)
Les trois Grâces (détail) – 1793/1794
Huile sur toile, 153,5 x 179 cm
Musée du Louvre, Paris


D’une autre œuvre de cette année-là, intitulée Dinomaché, mère d’Alcibiade, pleurant sur les cendres de Clinias, son époux, Joachim Lebreton, le chef du bureau des Beaux-Arts dont Adélaïde Labille-Guiard a fait un fort beau portrait (voir sa notice) écrira :

« Aux expositions de 1796 et de 1806, le tableau qui représentait la mère d'Alcibiade pleurant sur les cendres de Clinias, son époux, et celui du Départ pour un duel, où le sujet est profondément senti et fortement exprimé, ont prouvé que Mme Auzou savait s'élever aux idées et à la noble expression du style historique. » (Joachim Lebreton, Rapport sur les Beaux-Arts, Paris, Institut de France, 1908, p.82)

 

Deux des tableaux du Salon de 1798 traitent de la même idée, l’un en scène de genre : L’incertitude : « Une jeune fille trouve, en entrant dans sa chambre, un bouquet et une lettre à son adresse ; reconnaissant l’écriture de son amant, elle combat entre l’amour et le devoir. » ; l’autre en scène allégorique : La Prudence éloignant l’Amour : « L’Amour s’est glissé auprès de l’Innocence, il est parvenu à l’intéresser ; mais la Prudence l’oblige à s’éloigner ».

Les œuvres, aujourd’hui non localisées, présentées par Pauline lors des deux Salon suivant de 1799 et 1800, confirment son intérêt pour le portrait (dont celui de Regnault), la scène de genre mettant en scène des femmes (trois œuvres) et la mythologie, représentée par Une Hébé (divinité personnifiant la jeunesse).

 

Pauline ne participe pas au Salon de 1801. Cette absence est probablement liée au décès de son fils aîné l’année précédente. Elle le représente ici l’année de sa mort, dans un dessin où se sent encore l’influence de Regnault.

 

François-Victor Auzou – vers 1800
Dessin au crayon, diamètre 11,4 cm
Collection particulière
Source : The Currier Gallery of Art, Bulletin n°2, 1974, p.5


Au cours de sa carrière, Pauline n’a cessé de dessiner et il en reste de nombreuses traces. Vers 1800, elle ouvre un atelier pour les jeunes femmes et fait publier à leur intention des Têtes d’étude, chez l’éditeur Didot.

 

Etude de jeune homme vu de trois-quarts et études de deux autres jeunes hommes,
oreilles, yeux, cavalier tenant son cheval
Pierre noire et estompe sur papier ivoire 60 x 46 cm
Collection particulière


Portrait de jeune garçon de profil gauche et trois études de têtes
Pierre noire et estompe sur papier ivoire, 60 x 45.5 cm
Collection particulière



Portrait d’un jeune garçon assis, la tête reposant sur sa main droite (détail) 
Craie noire rehaussée de craie blanche, 59 x 45 cm
Collection particulière (vente 2014)



Etude de tête de vieillard 
Pierre noire, 57,8 x 54 cm
Collection particulière


En 1802, le temps du deuil est passé et Pauline expose à nouveau, comme elle le fera à chaque Salon jusqu’en 1817. Trois peintures, trois thèmes : une scène allégorique, L’Amour dissipant les alarmes, un portrait et une scène de genre Deux jeunes filles lisant une lettre, laquelle retient l’attention de L’observateur au museum : « Têtes charmantes pour le dessein et l’opposition adroitement ménagée, exécution large et facile. » Les scènes représentant des jeunes filles constituent une des constantes de l’œuvre de Pauline.


Une des trois œuvres du Salon de 1804 nous est parvenue, Le premier sentiment de la coquetterie : une toute jeune fille, aux traits soigneusement modelés, s’est introduite dans la pièce de toilette de sa mère (comme l’indique le fait qu’elle soit juchée sur un petit tabouret) et admire avec ravissement son image parée de bijoux dont la taille laisse supposer qui ne lui appartiennent pas.

 

Le premier sentiment de la coquetterie – vers 1804
Huile sur toile, 139,7 x 107,9 cm
Collection particulière

Pauline a traité avec une attention particulière les différentes textures du velours du tabouret et de la soie posée sur la table de toilette, le marbre de son plateau, l’acajou du miroir et de son support. Son sens du détail s’exprime dans le traitement de la tablette de la cheminée, où l’on aperçoit un flacon de parfum, un verre, une petite brosse et un coussin où sont piquées des épingles à chignon. Elle s’est visiblement intéressée aussi à l’effet de la lumière du foyer sur le sol et les jambes de la jeune fille.

Encore une scène de genre représentant une jeune fille : un thème qui devait répondre à l’intérêt de sa clientèle.

Selon sa nécrologie précitée, ce tableau et La Sollicitude maternelle, du même Salon, « la placèrent au rang des artistes distingués ; ce n’était plus seulement du talent, il y avait de la poésie dans ses compositions. »

En 1806, à nouveaux trois œuvres dont le Portrait de Picard l’aîné dont on retrouvera l’image dans un tableau plus tardif.

Son Départ pour un duel a suscité l’admiration de Joachim Lebreton, comme on l’a vu un peu plus haut, et il n’a pas été le seul à l'apprécier (au moins au plan des principes !) :

« Il appartenait sans doute à une personne de ce sexe estimable et sensible, souvent victime de l’absurde préjugé du point d’honneur, d’en peindre les déplorables effets. Quel spectacle plus affligeant que celui de ce jeune homme intéressant qui jette un regard, peut-être le dernier, sur son épouse adorée et ses enfans chéris ! Les malheureux dorment du sommeil de l’innocence, tandis qu’un plomb meurtrier, guidé par le hasard, va leur ravir leur protecteur, leur appui, celui seul dont les talens et les travaux soutenaient leur existence. […] Ainsi il y aurait déjà un grand mérite à madame Auzoux [sic] d’avoir traité ce sujet que recommande si puissamment la Morale et la Philosophie. Mais ce n’est pas le seul mérite du Tableau : il est bien composé, l’action et la figure du jeune homme sont remplies d’expression […] La femme et l’enfant ne sont pas aussi bien ; et en général la couleur ne semble pas d’un ton vrai. » (Chaussard Pierre Jean-Baptiste, Le Pausanias français, ou Description du Salon de 1806 : état des arts du dessin en France, à l'ouverture du XIXe siècle, Paris, Buisson, 1808, p.401-404)

Le Duel vaut à son auteur une médaille de première classe.

En revanche, l’avis de Chaussard sur le Portrait de Picard est cinglant : « Le Tableau de Picard est très-ressemblant mais voilà tout : Madame Auzoux n’aurait pas dû l’exposer. Il est malheureux de manquer un portrait de Picard, qui a si bien fait celui de tant d’originaux. »

L’année suivante, Pauline peint ce petit portrait qui n’a probablement pas été exposé de son vivant. Il est intéressant en ce qu’il laisse percevoir de son activité soutenue de portraitiste et de son style : une peau légèrement porcelainée, une grande attention aux détails de la toilette et à la ressemblance du modèle.

 

Portrait de dame – 1807
Huile sur toile, 55,5 x 46,5 cm
Musée des Beaux-Arts Denys Puech, Rodez



Portrait de Mademoiselle Mathilde de Saint-Sylvain – sans date
plus tard comtesse de Los Vallos 
Pierre noire, 46,4 x 34,1 cm
Collection particulière (vente 1999)


Portrait d’une fillette – 1809
Huile sur toile, 55 x 46 cm
Collection particulière (vente 2021)


Au Salon suivant, Pauline expose Agnès de Méranie, qui est reproduit dans les Annales de Charles Landon, accompagné d’un long commentaire. Un tableau d’histoire médiévale vu par l’anecdote, c’est la définition du style troubadour, qu’elle affectionnera tout au long de sa carrière. Pour autant, celui-ci est visiblement d'un format assez inusité pour ce type d'œuvre 

 

Agnès de Méranie 
Reproduit dans Charles Landon, Annales des musées et de l’école moderne des beaux-arts,
Salon de 1808, Tome 1er, Planche 57
Source : Gallica / Bibliothèque nationale de France

« Philippe-Auguste, roi de France, avait épousé en 1193 Ingelburge, fille de Waldemar Ier, roi de Danemarck [sic], princesse d'une beauté rare et d'une vertu accomplie. Quatre mois après son mariage, il la répudia, et, trois ans après, il épousa Agnès, fille du duc de Méranie, dont il eut deux enfans. Mais, ayant irrité le pape par ce second mariage, il craignit l'excommunication, et reconnut sa première femme, qu'il ne reprit néanmoins qu'au bout de douze ans. Agnès se retira avec ses enfans au château de Poissy, où elle mourut de douleur.

Mme Auzou a choisi pour sujet de son tableau le moment où Agnès, sentant approcher sa fin, écrit au roi, Philippe, souviens-toi de nos enfans ! et charge de cet écrit la comtesse des Barres, la seule amie qui lui soit restée.

Ce tableau, formé d'un seul groupe dont les figures sont de grandeur naturelle, se distingue par la sagesse de la composition. Le dessin de Mme Auzou est correct ; son pinceau n'est ni sec ni timide, et, ce qui vaut mieux encore, son ouvrage se fait remarquer par la douceur et la vérité de l'expression. » (Charles-Paul Landon, Annales des musées et de l’école moderne des beaux-arts, Salon de 1808, Paris, Bureau des Annales du musée, p. 61)

 

Un second tableau de ce Salon, Monsieur Picard et sa famille a été conservé par les descendants des personnes représentées :


Monsieur Picard et sa famille – Salon de 1808
Huile sur toile, 92,2 x 113,2 cm
Collection particulière

Selon les descendants, le tableau représenterait Louis-Benoit Picard, écrivain et dramaturge, probablement souffrant le jour où le portrait de son père - celui du Salon de 1806 – lui a été offert. La scène représenterait sa famille rassemblée à cette occasion, sa femme, assise près de lui sur le lit et ses frères, sœurs, neveux et nièces, dont les visages sont mis en valeur par le fond noir. 


L’année suivante, Pauline peint un portrait qui n’a probablement pas été exposé à l’époque, celui d’un musicien. Il se trouve aujourd’hui au musée Currier qui n’en publie sur son site qu’une représentation couleur très peu lisible. On le distingue mieux en noir & blanc.

La notice du musée est cependant intéressante en ce qu’elle compare ce tableau avec une autre portrait, celui de Philibert Rivière, peint par Ingres quatre ans auparavant. La similitude de la tenue, redingote noire et cravate blanche, des deux modèles - ainsi que celle du dossier en demi-cercle des chaises sur lesquelles ils sont assis - saute effectivement aux yeux.

 

Portrait d’un musicien - 1809
Huile sur toile, 81,3 cm x 65,4 cm
Currier Museum of Art, Manchester, New Hampshire



« Portrait d'un musicien est un portrait en buste d'un personnage masculin assis, reposant son coude sur un piano ouvert près de plusieurs feuilles de musique manuscrite légèrement roulée. L'encrier et la plume d'oie suggèrent que l'arrivée du spectateur a détourné son attention de l'écriture soit de la musique, soit des paroles. La lumière, venant de la droite de l'image, met en valeur le haut de la plume, les traits de son visage et sa bague de couleur cuivre proéminente. Il ne parvient pas à éclairer l'espace peu profond, contre lequel il est représenté. […]

Ce portrait est typique de ce qu'on appelle le style néoclassique de l'art français. En plus de certains éléments « antiques », comme [le camée de] la bague qui semble représenter une figure classique, des portraits comme celui-ci reflétaient le « bon goût » de l'époque. Ils mettaient l'accent sur une vue flatteuse mais reconnaissable du visage, des vêtements simples mais à la mode et une pose qui montrait le caractère et les intérêts du modèle. Ce portrait remplit tous ces critères par sa spécificité physique, sa composition simple et l'inclusion de quelques objets stratégiquement placés, qui signalent les intérêts ou la profession du modèle. » (Extraits de la notice du musée, traduction par mes soins).

Ce portrait de général d’Empire au regard un peu rêveur, plus tardif, est cependant d’une facture moins ingresque que le musicien…


Portrait du général de brigade Charbonnel de Salès, en grand uniforme – 1812
Huile sur toile, 65 x 55 cm
Collection particulière (vente 2009)


La commande que reçoit Pauline de la famille impériale est le signe de sa notoriété grandissante, à moins que cette faveur ne soit l’une des conséquences de celle qui fut adressée à Regnault en 1804,  Triomphe de Napoléon au temple de l’Immortalité. Destiné initialement à orner une salle du Sénat, le tableau se trouve aujourd’hui… au Fralin Museum of Art de Charlottesville !

Dans la description qu’il en donne, Charles Landon précise : « Autour du cortège, le Bonheur et l'Allégresse répandent des fleurs, et des jeunes filles brûlent des parfums. […]  Rien de plus gracieux que toutes les figures de femmes qui entourent le char du Vainqueur, surtout celles de la Victoire et de la Renommée. » (Charles Landon, Annales du musée et de l’école moderne des beaux-arts, 1805, p.95-98) 

Pauline a été sollicitée pour évoquer l’arrivée de la nouvelle épouse de Napoléon au Château de Compiègne. Marie-Louise est âgée de dix-huit ans, elle est la petite-nièce de Marie-Antoinette. Pour l’empereur, l’intérêt d’une union avec l’une des dynasties les plus importantes d’Europe s’ajoute à l’objectif d’avoir enfin un héritier. La scène, qui représente la jeune femme accueillie par son futur époux et une procession de jeunes filles en blanc qui répandent des fleurs, participe à la création de l’image dynastique napoléonienne : un charmant tableau de propagande.

 

Arrivée de l’Archiduchesse Marie-Louise à Compiègne, le 28 mars 1810 - 1810
Huile sur toile, 114,5 x 153 cm

L’accueil critique est cependant mitigé si l’on en croit le Journal de Paris : « Cette scène a de l’intérêt ; le pinceau de Mme Auzou se distingue par beaucoup de grâce et de légèreté ; mais il n'est pas aussi ferme que brillant, et la délicatesse de son coloris dégénère quelquefois en fadeur. Peut-être faut-il attribuer cet effet à la manière trop égale dont elle distribue sa lumière. » (« Variétés, 6eme article », Journal de Paris, n° 330, 26 novembre 1810, p.2542).

Le commentaire de Landon est plus positif : « Ce tableau dont les personnages sont de proportion demi-nature, est un des plus agréables de l’exposition. Il se distingue non-seulement par la disposition pittoresque de ce groupe nombreux et animé, mais encore par la naïveté et la grâce des attitudes, par la variété et la gentillesse des physionomies. Quoique toutes ces jeunes personnes soient vêtues de blanc, l’effet de la composition n’est pas monotone ; il est même assez piquant, et l’œil s’y repose avec plaisir. » (Charles Landon, Annales des musées, Salon de 1810, p.69)


Au Salon suivant, Pauline présente un autre épisode de la jolie histoire, Les adieux de Marie-Louise à sa famille. On pense évidemment à ceux, déchirants, de Marie-Antoinette et de sa mère. Ici, tout n’est que tendresse et légèreté alors que la jeune archiduchesse distribue à ses sœurs ses bijoux de jeune fille. Elle sera de retour à Vienne quatre ans plus tard…


Les adieux de Marie-Louise à sa famille, le 13 mars 1810 - 1812
Huile sur toile 115,5 x 153,5 cm
Musée national des Châteaux de Versailles et du Trianon

Le Moniteur est emballé : « Cette scène est charmante, pleine de goût, de mouvement et d'expression. C'est à une femme surtout qu'il appartenait de saisir avec autant de finesse, les poses gracieuses et naturelles qui conviennent à chacun des personnages, et qui toutes ont trait aux détails de l'ajustement et de la toilette, et y joindre l'expression des sentimens doux et affectueux qui animent toutes les phisionomies [sic] » (« Beaux-Arts, Salon de 1812 », Le Moniteur, n° 69, 10 mars 1813, p.257)

 

Le changement de régime n’a pas atteint le succès de Pauline qui présente au Salon suivant, celui de 1814, une scène de genre qui sera acquise par la duchesse de Berry et reproduite dans l’ouvrage de présentation de la collection de la duchesse, accompagnée de ce commentaire : « La délicatesse et la perfection des détails ne le cèdent en rien au sentiment exquis de la composition ; chaque figure a bien le caractère, l'expression qui convient à son âge, à sa situation particulière ; la tête, les mains de la femme malade sont d'une couleur transparente et vraie. L'action du petit garçon qui retient sa plus jeune sœur se précipitant avec l'étourderie de l'enfance vers la fenêtre ouverte est naturelle, et jette dans cette scène domestique un intérêt local qui ajoute à la vérité du tableau.

Tous les ouvrages de madame Auzou sont remarquables par la manière simple et toujours juste dont les sentiments de l'âme y sont exprimés ; mais dans aucun plus que dans celui-ci, son pinceau facile n'a su rendre les émotions douces et tendres, les sensations vives et délicieuses. » (Féréol Bonnemaison, Galerie de son altesse royale Madame la duchesse de Berry,1822, non paginé)

Une des croisées de Paris, le jour de l’arrivée de S.M. Louis XVIII 
Reproduit dans Charles Landon, Annales des musées et de l’école moderne des beaux-arts,
Salon de 1814, Planche 20
Source : Gallica / Bibliothèque nationale de France


Le commentaire des Annales est, lui aussi, plutôt flatteur : « Ce très-petit tableau est un des plus agréables que l'évènement qu’il rappelle ait inspiré à nos artistes. L’idée en est nouvelle et d’autant plus heureuse qu'elle laisse à penser au spectateur. Il voit se développer dans son imagination la scène dont le peintre ne lui offre qu’un léger épisode.

Une mère de famille, affaiblie par la maladie et les chagrins, se traîne jusqu’à sa croisée pour voir passer celui en qui elle met toutes ses espérances. Elle serre son fils contre son cœur, comme un bien qui ne lui sera pas enlevé. Sa fille, âgée d’environ quinze ans, semble l’inviter à sécher ses larmes. La plus jeune avance ses petites mains, et crie vive le Roi ! La croisée, ouverte sur le toit, est ornée d’une couronne et d’une guirlande de fleurs. »

Appréciation d’autant plus positive que Landon ajoute : « Mme Auzou, soit dit en passant, et sans que cela tire à conséquence, paraît être du petit nombre des dames artistes qui font elles-mêmes, c’est-à-dire elles seules leurs tableaux. » (Charles Landon : Annales du musée et de l’école moderne des beaux-arts, Salon de 1814, Paris, Bureau des Annales du musée, p.32)

 

Landon précise que Pauline a exposé aussi « un autre ouvrage, les Bains de Luxeuil, sujet composé de plus de vingt figures, mais de très-petite proportion ; et deux anciens tableaux, Diane de France et Montmorency et l’Effroi d'une jeune Livonienne. »

Le premier de ces « anciens tableaux » date de 1812 et Landon l’a déjà commenté dans les Annales correspondantes :


Diane de France et Montmorency
Reproduit dans Charles Landon, Annales des musées et de l’école moderne des beaux-arts,
Salon de 1812, Tome 1er, Planche 8

« Diane de France, fille de Henri II et de Diane de Poitiers, était tendrement aimée du fils du connétable et le payait de retour. La duchesse de Brissac favorisait leur amour, et les deux jeunes gens se trouvaient souvent chez elle. Le roi, sachant un jour qu'ils étaient seuls dans l'appartement de la duchesse, lui en témoigna son mécontentement, et manifesta des craintes sur la facilité qu'elle leur accordait. La duchesse, voulant justifier la confiance qu'elle avait dans les jeunes gens, offrit au roi et à Diane de Poitiers de les introduire à l'instant dans son appartement. Le moment est celui où le roi surprend Diane de France et Montmorency, sans en être aperçu. Diane tient une marguerite sur laquelle elle vient de déposer un baiser. Son amant attend le don de cette fleur, gage de l'amour de la princesse.

L'œil se repose avec plaisir sur ce petit tableau d'un aspect riant et gracieux ; les trois figures du fond sont touchées avec beaucoup d'esprit. Les sujets tirés des anciennes anecdotes sont depuis quelque temps fort recherchés des artistes, et conviennent particulièrement à ceux que leur goût ou leurs études n'ont pas portés vers le grand style, surtout aux dames, pour lesquels ils semblent spécialement réservés. Cette sorte de sujets susceptibles d'un intérêt général et d'une exécution précieuse, tient le milieu entre le genre purement historique ou héroïque et les scènes familières. » (Charles Landon, Annales des musées et de l’école moderne des beaux-arts, Salon de 1812, Tome 1er, Paris, Bureau des Annales du musée, p.22)

« Le milieu entre le genre purement historique ou héroïque et les scènes familières », toujours le style troubadour, dont on peut donc imaginer les tons clairs et la touche légère…

 

Quant à la Jeune Livonienne, elle avait déjà été exposée au Salon de 1810 sous le titre Daria ou l’effroi maternel, avec ce commentaire du catalogue : « Une jeune femme trouve brisé l’arbre qu’elle a planté à la naissance de son fils. » J’imagine que le choix de cette nationalité (la Livonie est la Lettonie actuelle) est prétexte à la représentation d’un costume un peu « exotique » …

Charles Landon, qui reproduit le tableau (planche 57e) dès sa première exposition, ne manque pas de le souligner : « Mme Auzou n’indique point la source où elle a puisé son sujet. La tête de la jeune femme a de l’expression, l’enfant est bien dessiné ; le costume et tous les accessoires du tableau sont rendus avec soin, avec goût, et d’un coloris agréable. » (Charles Landon, Le Salon de 1810, Pillet Ainé, 1829, p.77).

 

 

Daria ou l’effroi maternel (Effroi d’une jeune Livonienne) – 1810
Huile sur toile, 195 x 154 cm
Collection particulière (vente 2017)


Le Salon de 1817 sera le dernier où exposera Pauline, celui aussi où elle présente le plus grand nombre de tableaux, six peintures. Cette fois, aucune de ses œuvres n’est reproduite dans les Annales de Landon. Une seule est commentée par le livret, Boucicault et Mlle de Beaufort : « Le maréchal de Boucicault, au moment de partir pour l’armée avec Charles VI, presse mademoiselle de Beaufort de lui signer une promesse de mariage. Ils sont avertis de l’arrivée de la Reine Isabeau qui s’opposait à leur union. » Un tableau d’histoire à la manière de Pauline.

Une autre toile de ce Salon est encore connue. Elle aussi présente toutes les caractéristiques du style troubadour :

 

Novès et Alix de Provence -1816
Huile sur toile, 38,8 x 46,9 cm
Musée du monastère royal de Brou, Bourg-en-Bresse

Le livret du Salon nous livre (heureusement) l’explication de la scène : « Novès, jeune troubadour, s’était introduit dans l’oratoire de la jeune comtesse, et se disposait à lui chanter une romance ; la nourrice d’Alix veut le faire sortir. La jeune personne cherche à l’adoucir par ses caresses, et Novès parvient à la gagner en lui laissant voir une croix d’or dont il orne son chapelet. »

Si l'on ajoute que l’un des autres tableaux présentés s’intitule Deux jeunes filles jouant à qui rira la dernière et qu’il y figure aussi un portrait, on peut en déduire que ce dernier Salon présente une sorte de résumé de la carrière de Pauline…

 

Entre les années 1816 et 1820, Pauline participe aussi au décor du salon du presbytère de Saint-Nicolas-des-Champs, où une galerie de portraits de curés, ceux qui ont, j’imagine, présidé aux destinées de la paroisse éponyme.

 

Source : Base Joconde

Le presbytère a été détruit par le percement de la rue de Turbigo mais les portraits ont été conservés. Voici donc celui du qui relève du pinceau de notre artiste :

 

 

Portrait de l’abbé Placide Brunot Valayer – 1820
Huile sur toile, 85 x 95 cm
Galerie des curés, sacristie
Eglise Saint-Nicolas-des-Champs, Paris


En 1821, Pauline perd sa fille âgée de 23 ans et, selon sa nécrologie, ce décès met un terme à sa carrière officielle. C’est aussi à cette époque qu’elle ferme son atelier de jeunes femmes.

Elle continue pourtant à peindre puisqu’on connaît encore d’elle l’autoportrait que j’ai placé en exergue de cette notice et dont, selon la tradition familiale (mais on sait qu’il vaut mieux considérer les souvenirs avec prudence), Ingres aurait dit « « Quand on a fait cela, on n’a plus qu’à déposer ses pinceaux » (The Currier Gallery of Art, Bulletin n°2, 1974, p.15).

Elle exécute aussi ce beau portrait, peut-être d'un membre de sa famille… 


Jeune femme – 1830
Mine de plomb sur papier, 52 x 34,5 cm
Collection Tomaselli, Lyon


Enfin, une autre œuvre d’elle, plus tardive et d’une facture assez différente de ses travaux précédents, a été récemment acquise par le Monastère royal de Brou.

 

Scène de l’époque d’Henri II - 1834
Huile sur toile, 38,8 x 46,9 cm
Musée du monastère royal de Brou, Bourg-en-Bresse

Elle m'évoque les Adieux de Charles Ier à ses enfants de Sophie Rude (voir sa notice), peint deux ans plus tôt, dans un style plus proche du romantisme, alors prisé du public.

 

Pauline Auzou est morte à Paris, le 15 mai 1835.

 

Après avoir été choyé par la critique dans les années 1800, son œuvre n'a pas survécu dans les mémoires. Il est vrai que ni ses thèmes, ni son style ne sont particulièrement appréciés aujourd’hui. Toutefois, certaines de ses œuvres, comme le Sentiment de coquetterie sont attachantes par leur vérité d’expression et témoignent très agréablement de son époque.

Enfin, ses deux tableaux « napoléoniens », revêtent un intérêt documentaire et historique, ne serait-ce que par leur dimension d’élaboration d’une légende dynastique …

 



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N.B : Pour voir d’autres notices de ce blog, si elles n’apparaissent pas sur la droite, vous pouvez cliquer sur « Afficher la version Web » en bas de cette page. 

 





samedi 3 décembre 2022

Gertrude Käsebier (1852-1934)

 

Autoportrait – vers 1899
Epreuve au platine et encre sur papier, 15,8 x 12,7 cm
Milwaukee Art Museum – Wisconsin


Gertrude Stanton est née le 18 mai 1852 à Fort Des Moines, Iowa (aujourd’hui : Des Moines). Son père, John W. Stanton, ouvrit en 1859 une scierie à Eureka Gulch, Colorado, dans l'espoir de faire fortune grâce à la ruée vers l'or. Lorsque Gertrude avait environ huit ans, sa mère l’emmena rejoindre son père, avec son petit frère. Gertrude aura alors l’occasion de rencontrer et côtoyer des Amérindiens, ce dont elle se souviendra par la suite.

La guerre de Sécession contraint la famille Stanton à quitter le Colorado. Ils déménagent à Brooklyn, New York, en 1864. John Stanton se reconvertit dans le traitement des minéraux et Mme Stanton prend des pensionnaires à demeure pour compléter leurs revenus. De 1868 à 1870, Gertrude fréquente le Moravian Seminary for Young Ladies, alors considéré comme la meilleure école pour jeunes filles, hébergée par sa grand-mère maternelle à Bethlehem, en Pennsylvanie. 

Après son retour dans sa famille, elle rencontre un pensionnaire de sa mère, Eduard Käsebier, homme d’affaire d’origine allemande, qu'elle épouse en 1874. Käsebier est un homme traditionnel et d’un caractère difficile dont l’activité d’importation de gomme laque est prospère. Gertrude élève trois enfants mais déteste les travaux ménagers et répète qu’elle veut être artiste. La vie maritale de Gertrude n’est pas heureuse.

En 1889, elle a trente-sept ans et ses enfants sont adolescents. Elle peut enfin s’inscrire Pratt Institute de Brooklyn, où elle étudie la peinture, dans l’objectif de devenir portraitiste, tout en pratiquant la photographie en amateur. A l’institut Pratt, les femmes sont prises au sérieux et on les encourage à devenir des professionnelles. Le croquis et la composition forment la dominante essentielle des cours, complétés par la perspective, l’anatomie et l’histoire de l’art, principalement illustrée par des centaines de photographies, auxquelles Gertrude a également accès. L’institut fournit aussi des conseils aux jeunes femmes qui veulent se lancer dans une carrière. Après son diplôme, obtenu en juin 1893, Gertrude est choisie par l’un des professeur, Frank Vincent DuMond, pour accompagner les étudiants en France pour un stage d’été.

Mais avant, au printemps 1894, elle remporte deux concours de photographie : The Quarterly Illustrator lui décerne un prix de 50 $ pour « la meilleure photographie d’une figure drapée en costume grec » combinant « pose artistique, accessoires artistiques et excellence générale dans la composition ». Encouragée par ce succès, elle participe au concours de photographie pour femmes du New York Herald. Elle remporte la seconde place et deux de ses photos sont publiées.

Alors, Gertrude décide d’emporter son appareil photo en Europe… Elle se rend d’abord en Allemagne, pour rencontrer sa belle-famille à Wiesbaden, puis rejoint le groupe d’étudiants conduit par DuMond à Crécy-en-Brie, village choisi pour son cadre « pittoresque » permettant aux élèves d’étudier « à partir du paysage ».

 

Il semble que Gertrude ait été accompagnée de ses deux filles. L’aînée, Gertrude-Elisabeth, qui avait alors 19 ans, figure sur une photo conservée à la Bibliothèque du Congrès américain. Elle est intitulée Gertrude Käsebier à Crécy-en-Brie et il est précisé qu’il s’agit de la fille de la photographe.

Ne pas hésiter à cliquer sur les images !

 

Gertrude Käsebier à Crécy-en-Brie – 1894
Plaque de verre, 25 x 20 cm
Bibliothèque du Congrès, Washington, D.C.


Gertrude elle-même a expliqué qu’un jour où il pleuvait trop pour aller peindre dans les champs, elle a tenté de faire un portrait à l’intérieur, à titre expérimental : « Le résultat a été si surprenant pour moi qu’à partir de ce moment-là, j’ai su que j’avais trouvé ma vocation. »

Certaines des photos qu’elle prend en France seront publiées à son retour, comme ces trois femmes vendant des légumes au marché de Crécy-en-Brie :

 

 « An art village »
Publiée par The Monthly Illustrator. New York, 1895, vol. 4, no. 12 (Avril), p. 11.
Bibliothèque du Congrès, Washington, D.C.

Après un nouveau séjour en Allemagne pour approfondir ses connaissances techniques en photographie - le temps de se fâcher avec son professeur qui lui conseillait d’enlever les ombres au tirage « parce que le public n’aime pas les ombres » - Gertrude rentre à Brooklyn, satisfaite des progrès techniques qu’elle a accomplis. 

En 1896, la prédiction d’un médecin selon laquelle son mari n’avait plus « qu’un an à vivre » l’incite à devenir photographe portraitiste professionnelle (aux âmes sensibles, précisons toutefois que le mari survécut jusqu’en 1909…). Gertrude se fait d’abord engager comme apprentie chez un voisin photographe, compétent et prospère, où elle a « développé, imprimé, tonifié, monté, retouché, acquis le talent de manipuler des matériaux en quantités et pris le virage des affaires. »

Quelques mois plus tard, elle installe une chambre noire dans sa maison et se lance. Elle n’était pas la seule femme à oser le faire : selon les rapports de recensement, le nombre de femmes photographes professionnelles aux États-Unis est passé de 451 en 1880 à 3.580 en 1900. La photographie est une activité féminine bien acceptée socialement… à condition toutefois qu’elles se bornent à photographier des enfants et des petits chiens !

Gertrude rencontre rapidement le succès. Sa première exposition personnelle a lieu en novembre 1896 au Boston Camera Club, puis, en février 1897, l’Art Studies in Photography de l’institut Pratt montre cent cinquante portraits d’elle, dont cette Cornelia, aux accents très pictorialistes. (On désigne ainsi le courant photographique qui revendique la reconnaissance de la photographie comme un pictoral art, c’est-à-dire un art à part entière, capable d’interprétation).

 

Cornelia – 1896
Impression à la gomme bichromatée, 32,5 × 20,7 cm
Museum of Modern Art, New York

Je place en dessous un tirage moderne qui permet d’apprécier la marge d’effets picturaux réalisés par la photographe, par rapport au cliché initial.

 

Cornelia
Tirage moderne
Bibliothèque du Congrès, Washington, D.C

L’impression « floue » est liée à l’utilisation de la gomme bichromatée au moment du tirage, comme dans cette scène qui figure à la bibliothèque du Congrès sous le titre Voulangis indiquant qu’il s’agit de plusieurs personnes, dont Hermine Käsebier (la seconde fille de Gertrude) posant « à la manière des impressionnistes à Voulangis, France ». Or, Voulangis est la commune voisine de Crécy-en-Brie.  La date qui figure désigne probablement celle du tirage ou de la première exposition. La même image sera plus tard publiée sous le titre de Serbonne, une autre commune française.


 Serbonne (Voulangis) – 1898
Impression à la gomme bichromatée, 24,5 x 18,7 cm
Bibliothèque du Congrès, Washington, D.C


Fin 1897, Gertrude ouvre son premier studio au 12 East 30 Street, près de la Cinquième Avenue. C’est un espace minuscule mais situé dans le quartier des photographes les plus réputés. C’est là qu’elle va inviter les Sioux de la troupe du spectacle de Buffalo Bill, le Buffalo Bill's Wild West Show à venir poser pour elle. Ils viendront nombreux, de 1898 à 1900, signe de la relation de confiance qu’elle a engagée avec eux, en dépit de la réticence de ses voisins, moyennement rassurés… 

La particularité de ses photographies, comparées à celles d’autres photographes de la même époque comme Edward Curtis (1868-1952), est qu’elle s’intéresse davantage à leurs physionomies et personnalités qu’à leurs costumes. C’est parfois difficile, comme avec le chef Iron Tail qu’elle a dû d’abord photographier en grande tenue de chef avant qu’il accepte de s’en dépouiller :

 

Chef Iron Tail – 1898
Epreuve gélatino-argentique, 25 x 20 cm
Bibliothèque du Congrès, Washington, D.C.

Chef Iron Tail – vers 1900
Plaque de verre, 25 x 20 cm
Bibliothèque du Congrès, Washington, D.C.

Si le second portrait nous paraît le plus intéressant aujourd’hui, c’est le premier qui plaisait à ses contemporains, une image de vieil indien, encore un peu « sauvage » …

Le visiteur qu’elle affectionnait particulièrement s’appelait Sammy Lone Bear. Il était le plus instruit et le plus « américanisé » de la troupe. Elle a rendu cette particularité en le photographiant légèrement allongé, le regard mélancolique, bien loin du stéréotype.

 

Sammy Lone Bear – vers 1900
Plaque de verre, 20 x 25 cm
Bibliothèque du Congrès, Washington, D.C.


Le chef Joe Black Fox était également un de ceux avec lesquels elle avait sympathisé. De lui aussi, elle fait une photographie en costume traditionnel …

 

Joe Black Fox, Sioux – vers 1899
Epreuve au platine, 20,5 × 15,3 cm
Museum of Modern Art, New York

… et une autre beaucoup plus intime où il sourit presque, une sorte d’incongruité pour un Amérindien de l’époque.


Joe Black Fox – vers 1900
Plaque de verre, 25 x 20 cm
Bibliothèque du Congrès, Washington, D.C.


Elle photographie aussi des couples (mais pas d’enfants car les Amérindiens d'alors pensaient qu’ils pouvaient en mourir).

 

Charles American Horse tenant un calumet de la paix – vers 1900
Plaque de verre, 25 x 20 cm
Bibliothèque du Congrès, Washington, D.C.

Mrs. American Horse – vers 1900
Plaque de verre, 20 x 25 cm
Bibliothèque du Congrès, Washington, D.C.


La dernière photographie est la plus célèbre, elle l’a prise presque par hasard, après une séance de poses décevante. Pour elle, ce portrait représente la vraie personnalité du peuple amérindien. C’est d’ailleurs la seule qu’elle publie régulièrement. Les autres photos, dont elle est très fière et dont elle prend grand soin, elle ne les montre qu’à certains de ses interlocuteurs, dans son atelier.

 

The Red Man – 1900
Tirage gélatino-argentique, 35,2 × 27,3 cm
Museum of Modern Art, New York


Elle photographie aussi une autre personnalité amérindienne, Zitkala-Sa (Oiseau rouge), également connue sous le nom de Gertrude Simmons Bonnin.

Zitkala-Sa, qui a passé ses premières années dans une réserve indienne, s’est distinguée en 1898, alors qu’elle était étudiante : elle a remporté un concours d’art oratoire organisé par l’État. Pianiste et violoniste de talent, elle est responsable du Carlisle School Indian Band.

En 1899 et 1900, Zitkala-Sa étudie le violon à Boston et l’Atlantic Monthly publie ses Mémoires qui rencontrent un grand succès.  Co-fondatrice du Conseil national des Indiens d'Amérique en 1926, créé pour faire pression en faveur du droit des autochtones à la citoyenneté américaine, Zitkala-Sa en restera présidente jusqu'à sa mort en 1938.

Les photos prises par Gertrude capturent les deux « personnalités » de la jeune femme qui accomplit une belle carrière de musicienne.

 

Zitkala-Sa (1876-1938) – vers 1900

Zitkala-Sa (1876-1938) – vers 1900


Gertrude n’évoque que dans une seule photo le double héritage de Zitkala-Sa : en robe « à l’américaine », elle serre un panier indien contre sa poitrine, suggérant ainsi que, tout en assumant ses vêtements modernes, elle chérit son héritage amérindien.

 

Zitkala-Sa (1876-1938) – vers 1900

(Ces trois photos ont été trouvées sur le net. Elles seraient conservées au Smithonian American Art Museum qui ne les montre pas en ligne mais elles ont été publiées plusieurs fois.)


Le studio de Gertrude est proche des locaux du New York Camera Club, où officie Alfred Stieglitz, photographe déjà célèbre et rédacteur en chef du journal, Camera Note. Sous le prétexte un peu fallacieux de se faire expliquer les méthodes de la prise de vue en extérieur (alors que de telles prises de vues de son voyage français ont déjà été publiées), Gertrude prend contact avec lui en juin 1898 et l’invite à visiter son atelier. Une amitié va naître, née de l’admiration mutuelle pour leur travail respectif.

 

Alfred Stieglitz (1864-1946)
Kitty Stieglitz, Central Park, New York - 1901
Photogravure, 24,3 x 30,4 cm
Museum of Modern Art, New York
© 2022 Estate of Alfred Stieglitz / Artists Rights Society (ARS), New York

Le premier Salon photographique de Philadelphie a lieu du 24 octobre au 12 novembre 1898, à l’Académie des beaux-arts de Pennsylvanie. Les exposants sont choisis par un jury, selon des critères stricts et l’absence de prix permet aux critiques de s’exprimer librement. Comme Stieglitz, Gertrude reçoit l’autorisation d’y exposer dix photographies, soit le maximum possible, et apparaît comme la révélation de l’année. Elle y présente notamment Mère et enfant, plus tard appelée Adoration. La scène est caractéristique de l’idée que Gertrude se fait de la relation entre une mère et un enfant : la mère est toute attention, l’enfant regarde ailleurs, plus intéressé par le monde qui l’entoure que par sa mère. Une idée de la maternité extrêmement moderne pour l’époque. Pour s’en persuader, il suffit de comparer avec les maternités peintes par Mary Cassatt, par exemple (voir sa notice).

 

Adoration – 1897
Impression à la gomme bichromatée, 29,2 × 22,9 cm
Museum of Modern Art, New York


Le succès de Gertrude se confirme lors de l’exposition du Camera Club en février 1899 et la publication de cinq de ses travaux dans Camera Notes en avril 1899, y compris une planche pleine page de Mother and Child. Stieglitz écrit que Gertrude est « incontestablement le principal photographe portraitiste de ce pays ».

Pendant l’été, Gertrude loue une maison à Middletown, toute proche de Newport, sur Rhode Island, lieu de villégiature estivale de sa clientèle fortunée. Elle y reçoit sa mère, ses filles et des proches, dont son amie illustratrice Frances Delehanty.

Elle reçoit également F. Holland Day, éditeur fortuné, collectionneur des manuscrits et photographe amateur passionné qui venait d’accéder à la notoriété avec des séries photographiques sur La Crucifixion et Les Sept Dernières Paroles du Christ, dans lesquelles ce jeune dandy de 35 ans – cheveux longs, barbu et à moitié nu – jouait le rôle du Christ. Peut-être est-ce à sa demande que Gertrude improvise une scène de nativité dans une étable voisine, avec Frances dans le rôle de Marie et un paquet de chiffons artistiquement emmaillotés dans celui du petit Jésus. Une des photos les plus célèbres de Gertrude !

 

The Manger [La Crèche] – 1899
Epreuve au platine, 31,8 x 25,4 cm
Smithsonian American Art Museum, Washington D.C.

Pour Gertrude, cette scène représente la maternité idéale, qui n’existe pas dans la réalité. Le fait que l’enfant soit un paquet de chiffon n’est sans doute pas complètement un hasard !

 

De retour à New York, Gertrude installe son nouveau studio à une adresse plus prestigieuse, sur la 5e avenue et croûle littéralement sous le travail. Elle est une portraitiste appréciée et participe à de très nombreuses expositions, notamment aux deux Salons photographiques de Philadelphie des années 1899 et 1900, dont elle est, à présent, membre du jury de sélection. 

En 1899, sa Crèche est considérée comme la meilleure œuvre du Salon. Au Salon suivant, c’est Blessed Art Thou Among Women, qui représente une amie de Gertrude, Agnes Lee, semblant prodiguer un dernier encouragement à sa petite fille au passage d'une porte (i.e. franchissant une étape de sa vie ?) qui remporte tous les suffrages. Dans les deux photographies, c’est aussi le travail du « blanc sur blanc » que Gertrude a voulu travailler techniquement.

Blessed Art Thou Among Women [Tu es bénie entre toutes les femmes] – 1899
Tirage gélatino-argentique, 33,5 × 19 cm
Museum of Modern Art, New York

A nouveau, cette « maternité » montre une mère attentive et une enfant qui regarde bien droit devant elle.

 

C’est au Salon de 1899 que Gertrude fait la connaissance d’une autre photographe talentueuse, Frances Benjamin Johnston. Premier membre féminin du Camera Club de Washington, elle est considérée comme une pionnière du photojournalisme. Elle est professionnellement accomplie, publie dans les magazines de nombreux portraits de célébrités et d’hommes politiques et s’est aussi spécialisée dans la photographie d’architecture et de jardins. Ses photographies des écoles publiques de Washington et de l’Institut Hampton en Virginie, lui vaudront une médaille d’or à l’Exposition universelle de Paris en 1900.

 

Frances Benjamin Johnston (1864-1952)
Autoportrait dans un jardin – vers 1903
Support et dimensions non précisés
Bibliothèque du Congrès, Washington, D.C.


Frances est également très engagée dans la défense des femmes photographes. Ayant fait ses études à l’Académie Julian au début des années 1880, elle parle parfaitement le français. Membre du Woman’s Club Movement, elle est aussi un membre actif du Business Woman’s Club de Washington, premier club de femmes d’affaires aux États-Unis. Et, dans ce cadre, elle a déjà été commissaire de deux expositions consacrées à la photographie féminine et à l’art de l’affiche.

Elle présente donc toutes les qualités requises pour être remarquée par plusieurs personnalités féminines, dont Mrs Bertha Palmer, laquelle avait organisé la première grande exposition d’artistes féminines, le Women’s Pavillon de l’Exposition universelle « Colombienne » de 1893 et venait d’être nommée commissaire honoraire pour les Etats-Unis à l’Exposition universelle de Paris 1900.

Frances se voit donc désignée comme déléguée au Congrès international de photographie qui doit se dérouler en marge de l’Exposition. Et Frances décide que la meilleure façon de faire rayonner l’image de la New Woman américaine est d’organiser … une exposition ! Habilement, elle a soumis sa liste de candidates aux deux chefs de file du pictorialisme américain, Stieglitz et Holland Day. Puis elle a contacté personnellement chacune des intéressées, dont Gertrude qui commence par refuser puis se laisse convaincre.

L’exposition des photographes américaines aura un tel succès qu’elle sera montrée à Saint-Pétersbourg et à Moscou, avant de revenir au Photo-Club de Paris en janvier 1901 où la critique s’extasiera sur l’avance des femmes photographes américaines, par rapport aux Françaises…

 

Flora (Forentine Boy) – 1900
Photogravure, 15,1 × 10,2 cm
Museum of Modern Art, New York

Ici, le travail de la lumière porte sur les cheveux et la robe de velours…

 

A l’été 1901, Gertrude est en Europe. Elle se rend d’abord à Londres, pour rencontrer des collègues de la Linked Ring Brotherhood, une société d’artistes photographes, où elle avait été nommée l’année précédente mais ne paraît pas avoir eu d’affinité avec eux, puis elle va visiter Paris. Elle photographie Frances Delehanty, vêtue d’une blouse et d’un béret, penchée à une fenêtre au-dessus d’un boulevard parisien. On pense évidemment à La Stryge, la célèbre gravure de Charles Meryon, parue en 1850. Gertrude titre sa photo Gargouille.


The Gargoyle – 1901
Epreuve au platine, 20,6 x 13,5 cm
National Gallery of Victoria, Melbourne

Gertrude fait aussi connaissance d’Edward Steichen (1879-1973), un dynamique jeune photographe de 22 ans qui venait de passer un an à Paris pour étudier l’art. En dépit de leur différence d’âge, ils deviendront très proches. Plus tard, Steichen appellera Gertrude « Granny »...

 

Edward Steichen – 1901
Epreuve au platine, 20,9 x 15,8 cm
Museum of Modern Art, New York

La photo capture l’affection qui lie les deux artistes ainsi que le caractère facétieux du jeune homme qui deviendra, lui aussi, un grand photographe.

Gertrude continue sa production soutenue. On trouve de très nombreux portraits de cette période dans le collections muséales américaines, notamment celui de la famille de Clarence H. White, autre sommité du pictorialisme américain, également proche de Stieglitz.

 

Family Portrait (le photographe Clarence H. White et sa famille) – 1902
Epreuve à la gomme de platine, 33,8 × 24,8 cm
Museum of Modern Art, New York

Un éclairage et une composition triangulaire très élaborés, peut-être pour évoquer le fait que White était lui-même photographe ?

 

 

Harmony (Family) – 1901
Tirage au platine, 32,4 × 24,4 cm
Museum of Modern Art, New York


Mr. and Mrs Frederick. H. Evans – vers 1901
Tirages au platine, 24,8 x 14,1 cm et 19 x 14,6 cm
The Metropolitan Museum of Art, New York

 

La première exposition de la Photo-Sécession au National Arts Club en mars 1902 marque un tournant dans la carrière de Gertrude comme dans l’histoire de la photographie américaine. C’était une idée de Stieglitz qui voulait constituer un « groupe de travailleurs de la caméra » à laquelle Gertrude s’est associée, apportant sa renommée et son esthétique sophistiquée. Clarence H. White et Holland Day en sont aussi.

 

Portrait of Alfred Stieglitz – 1902
Epreuve à la gomme de platine, 34.3 × 26 cm
Museum of Modern Art, New York

La liste des exposants a été établie par Stieglitz et c’est lui aussi qui décide de l’accrochage. L’exposition est un succès et Stieglitz lance un nouveau magazine indépendant Camera Work, dont le premier numéro est exclusivement consacré à Gertrude. Y figurent notamment The Red Man, Dorothy et Miss N.

 

Dorothy – 1900
Impression à la gomme bichromatée, 24,3 × 19,3 cm
Museum of Modern Art, New York


Miss N. – 1903
Héliogravure, 19,5 x 14,7 cm
Musée d’Orsay, Paris

Cette jolie jeune femme qui s’appelait Evelyn Nesbit, était mannequin, danseuse et l’amie très chère du grand architecte Stanford White. Plus tard, elle a épousé un monsieur très riche, un certain Harry Thaw ; riche mais fou : il a fini par assassiner Stanford White dans un accès de jalousie rétrospective…

 

Pendant l’été 1902, Gertrude s’installe à nouveau à Newport et produit une nouvelle série de clichés qui vont rencontrer un grand succès.

 

The Picture Book [Le livre d’image] – 1902
Tirage au platine, 24.1 × 34.6 cm
Museum of Modern Art, New York


The Road to Rome – 1902
Tirage au platine, 23.8 × 34 cm
Museum of Modern Art, New York

Il s’agit du petit-fils de Gertrude laquelle a voulu exprimer ici son amour de l’indépendance : le petit garçon est prêt à prendre la route et un monde immense s’offre à lui. Cette photographie n’a pas du tout été comprise par ses contemporains.



Happy Days – 1903
Epreuve à la gomme de platine, 33.8 × 24.8 cm
Museum of Modern Art, New York

Cette photo, prise à hauteur d’enfant, a été très critiquée parce qu’elle coupait les têtes des enfants en haut de l’image…


The Sketch [Le croquis] – 1903
Tirage au platine, 15,3 x 20,7 cm



Pastoral – 1902
W. Mason Turner and Hermine Käsebier à Newport
Plaque de verre, 25 x 20 cm
Bibliothèque du Congrès, Washington, D.C.



Black and white - 1903
Plaque de verre, 20 x 25 cm
Bibliothèque du Congrès, Washington, D.C.

La mise en relation de ces deux photos prises à Newport est significative mais c'est moi qui les associe. Je n'ai pas trouvé d'information sur la position de Gertrude sur la condition des Noirs américains. 


Les années suivantes sont difficiles pour Gertrude, notamment parce que son mari a décidé d’emménager dans une maison qu’il a achetée à Long Island, très loin de l’atelier de Manhattan. C’est pourquoi le voyage en Europe qu'elle effectue en compagnie de Frances Benjamin Johnston – qu’elle aime beaucoup mais voit peu souvent car Frances habite Washington – est un grand moment de plaisir. Elles se sont d'abord rendues en Italie, notamment à Venise… 

 

Photographe anonyme
Frances Benjamin Johnston et Gertrude Käsebier, dans le jardin d’un hôtel de Venise – 1905
Tirage photographique,16.5 x 26,6 cm
Bibliothèque du Congrès, Washington, D.C.

 

…où elles sont reçues fastueusement par Adolf de Meyer, lui aussi photographe, que Gertrude avait rencontré trois ans auparavant à Rhode Island. Il a l’air de flotter au-dessus du buisson, ce qui rétrospectivement lui correspond assez bien ! 

  

Baron Adolf de Meyer – 1903
Tirage au platine, 34 × 25,5 cm
Museum of Modern Art, New York


Ensuite, après un passage à Trouville, les deux femmes se séparent. Frances va visiter l’atelier Lumière pendant que Gertrude, munie d’une lettre d’introduction de Meyer, se rend à Meudon rencontrer le grand Rodin dont elle admire le travail depuis des années. De cette entrevue naîtront quelques superbes clichés…

Rodin dans son atelier – 1905
Epreuve au platine, 32,7 x 24,9 cm
Museum of Modern Art, New York



Le jardin de Rodin à Meudon – 1905
Plaque de verre 35,5 x 30 cm
Bibliothèque du Congrès, Washington, D.C.

C’est à partir de 1906 que des tensions récurrentes s’installent entre Gertrude et Alfred Stieglitz. Les causes en sont multiples : l’attitude intransigeante de Stieglitz à l’égard des questions d’argent (pour lui, un artiste n’avait pas à s’en préoccuper), le sentiment de Gertrude d’être mal comprise par ses collègues masculins, les attaques sur son style photographique dont elle fait l'objet dans le Camera Work de 1907, les difficultés financières liées à la maladie de son mari qui la conduisent à accepter les offres commerciales des magazines, ce que Stieglitz ne supporte pas.

 

The Letter – 1907
Tirage au platine, 20,8 x 15,5 cm
Victoria & Albert Museum, Londres


Gertrude participe cependant à ce qui sera la dernière exposition de la Photo-Sécession, en 1910 à l’Albright Art Gallery. On y montre une rétrospective de son travail, avec vingt-deux tirages, quatorze réalisés avant 1908, comme The Bat, Heritage of Motherhood et The Bride

 

The Bat [La Chauve-souris] – 1902
Epreuve au platine, 20,6 x 15,4 cm

Une femme nue déploie ses ailes de chauve-souris. Solitaire et libre. Le seul nu de Gertrude, à ma connaissance.

 

Heritage of Motherhood [Héritage de la maternité] – 1904
Tirage au platine, 23 x 29,2 cm
The Art Institute, Chicago, Illinois

Agnes Lee est assise seule devant un paysage rocheux, pleurant la mort récente de sa fille, décédée peu de temps après la photo Blessed Art Thou. Une déclaration sur les épreuves de la maternité que Gertrude, par respect pour la douleur de son amie, n’a exposée que plusieurs années après l'avoir prise. 

 

The Bride [La mariée] - 1905
Impression à la gomme bichromatée, 26,4 x 19,6 cm
Museum of Modern Art, New York

… ainsi que huit photos de 1910, principalement des portraits dont je n’ai pas trouvé la liste. J'en propose ici quelques-unes de la même époque.

 

Portrait d'Eulabee Dix - vers 1910
Epreuve à la gélatine argentique, 19,8 x 15,2 cm

Un portrait de femme élégante qui met en valeur la fourrure du col et du manchon, la transparence de la voilette et symbolise le succès rencontré par cette artiste, miniaturiste sur ivoire reconnue.

 

William M. Ivins, Jr. – vers 1910
Epreuve au platine, 19,3 x 13,5 cm
The Metropolitan Museum of Art, New York

William M. Ivins Jr. est le premier conservateur du nouveau département des estampes du Metropolitan Museum. Gertrude le représente ici comme un érudit, entièrement absorbé par le document qu’il consulte…

 

Mrs. Turner [Hermine Käsebier] et ses enfants 
devant une fenêtre à Waban, Massachussetts - 1910
Plaque de verre, 25 x 20 cm
Bibliothèque du Congrès, Washington, D.C.


Lolly pops – 1910
Collection particulière

Mina Turner et sa cousine Elizabeth à Waban, Massachusetts, dégustant des sucettes « Lolly pops ». Une image assez impressionnante pour l’époque, s’agissant du travail sur la lumière…


Après cette exposition, Gertrude prend ses distances avec Photo-Sécession. Elle a d’autres engagements :

La Photographers’ Association of America (PAA) avait été créée en 1869 et sa convention annuelle réunissait tous les photographes professionnels invités à assister à des conférences des praticiens les plus illustres qui présentaient également une exposition, chaque année dans une ville différente.

En 1909, à Rochester, Gertrude et Frances avaient fait partie des vingt-six exposants et Gertrude avait organisé une soirée au cours de laquelle elle avait présenté ses propres œuvres qu'elle avait soumises à la critique. Cette année-là, elle décide avec Frances et quelques autres femmes d’institutionnaliser les rencontres informelles qui les réunissaient chaque année. Elles fondent The Women’s Federation of the Photographers’ Association of America, premier réseau professionnel destiné à donner aux femmes une visibilité, qui sera bientôt reconnue comme une organisation indépendante. Gertrude est nommée responsable de la section de l’Est et, en raison de sa notoriété, chargée de prendre en charge l’un des principaux objectifs de l’association, l’émulation artistique dans les pratiques professionnelles des femmes. (Précisons au passage que seules les photographes blanches sont concernées.)

Il s’agit donc de créer à leur bénéfice des lieux de rencontre et d’échanges, comme ceux qui existent déjà pour les hommes. Fin 1909, Gertrude organise dans son atelier des cours de composition gratuits réservés aux membres de l’association et organise, en 1910, la première exposition des femmes photographes, à l’occasion de la convention annuelle de la PAA à Milwaukee. Même si la participation des femmes concernées a été limitée (moins de 10 % des invitées), elle rassemble tout de même trois cent photographies venues de tout le pays et constitue un pas décisif vers l’objectif de susciter une solidarité entre les femmes dans la défense de leurs intérêts professionnels communs. Il ne s'agit pas d'être contre les hommes, non, mais tout de même : « s’il n’y a pas de sexe en art, il existe bien dans les affaires ! »

Bien que Gertrude ait été obligée, pour des raisons de santé, d’abandonner dès l’année suivante ses responsabilités dans l’association, elle continuera à la soutenir activement, par ses cours et envois d’œuvres pour les expositions annuelles.

Cela a-t-il contribué à compliquer davantage les relations avec Stieglitz ? Certains chercheurs pensent qu’il a pris cette initiative pour une trahison. Quoi qu’il en soit, début 1912, Gertrude rompt de façon définitive avec la Photo-Sécession.

La carrière de Gertrude n’a pas été affectée par cette démission. De 1912 à 1915, au moins, son activité de portraitiste continue à prospérer et elle publie dans des magazines commerciaux, y compris Vanity Fair.


John Murray Anderson, producteur de théâtre et sa femme, actrice – vers 1914
Deux plaques de verre, 25 x 20 cm
Bibliothèque du Congrès, Washington, D.C.

Ce qui ne l’empêche pas de produire des œuvres plus personnelles, comme La Veuve, dont on peut envisager la signification de deux façons : soit comme nouvel exemple du thème récurrent de la solitude, soit en se souvenant que c'est en 1913 que les premières caisses de retraite au bénéfice des veuves ont été créées aux Etats-Unis. Sachant que Gertrude n’a guère pleuré son propre mari, je penche pour la seconde option…

 

The Widow [La Veuve] – 1913
Epreuve au platine, 22,6 x 18,5 cm
Museum of Modern Art, New York

Cette photo veut exprimer le désespoir de l’isolement, avec un vide sombre, à gauche, qui symbolise l’absence du mari. La présence de l’enfant ne dissipe pas l’atmosphère lugubre, accentuée par la vue floutée à travers la fenêtre et la pénombre de la pièce. Mais il y a aussi le pied blanc de la table qui fait apparaître deux formes sombres, agressives et angoissantes, qui se font face. Depuis que je les ai remarquées, je ne vois plus qu'elles… 

 

Gertrude voyage pour prononcer des conférences et prend des photos pour son propre plaisir pendant l’été. 

 

La famille de Clarence White dans le Maine – 1913
Plaque de verre 25 x 20 cm
Bibliothèque du Congrès, Washington, D.C.


Elle commence à exprimer de plus en plus d'opinions personnelles dans sa production photographique, comme par exemple ce qu'elle pense du mariage !


Yoked and Muzzled, Marriage [Joug et muselière, le mariage] – avant 1915
Impression à la gomme bichromatée, 23,9 x 30,5 cm
The Art Institute, Chicago, Illinois


A présent, elle expose avec des photographes partageant sa conception de la photographie, comme Clarence White et Alvin Langdon Coburn, qui ont quitté la Sécession peu de temps après elle.

Clarence White a supplanté Stieglitz en tant que chef du mouvement pictorialiste. Il est élu à la présidence de la nouvelle Pictorial Photographers of America (1916) et ouvre une école à New York où il encourage ses élèves à trouver leur propre style. De 1914 à 1920, Gertrude y enseigne ponctuellement.

En 1917, le rythme de ses activités ralentit et en 1920, sa vue ayant décliné, elle ferme son atelier.

Elle continue cependant à être régulièrement honorée. La Bibliothèque du Congrès lui achète quinze photographies et, en 1929, le Brooklyn Institute of Arts and Science organise une exposition rétrospective de 35 photographies.

Elle y inclut La vie simple, métaphore de sa solitude dans la maison d’Oceanside, à Long Island, où elle se sentait reléguée.

 

The Simple Life [La vie simple]
Epreuve au platine sur papier japonais, 21,7 x 28,6 cm


Et Pathos du Jackass, image d’un âne solitaire et étranger, au milieu d’un troupeau de vaches.

Pathos of the Jackass – 1912/1916
Impression à la gomme bichromatée, 14 × 33.2 cm


Gertrude pensait que ses photographies devaient exprimer « ce qu’elle avait en elle ». Il est à présent assez évident qu’elle avait, sur bien des points, une attitude très progressiste, notamment sur l’éducation des enfants. Elle était probablement adepte des théories de Freidrich Froebel (1782-1852), le fondateur allemand du mouvement des jardins d’enfants, qui pensait que les mères et les enseignants devaient favoriser la croissance intellectuelle et l’indépendance des enfants.

Cela n’a d’ailleurs rien d’étonnant si on se souvient qu’elle avait fait ses études d’art à Pratt, un institut très progressiste pour l’époque.

Enfin, si elle n’a jamais fait partie de l’avant-garde féministe et ne s'est pas impliquée, par exemple, dans la lutte pour le suffrage féminin, elle a lutté pour gagner sa propre indépendance financière, sans se désintéresser pour autant de la situation des autres femmes, comme elle l’a montré lors de son engagement dans la Fédération des femmes photographes.

Gertrude est morte à New York, le 13 octobre 1934.

Son héritage s’exprime dans l’influence qu’a eu son œuvre sur les photographes de son époque, comme Imogen Cunningham (1883-1976) qui a déclaré avoir décidé de devenir photographe après avoir vu Blessed Art Thou, et dans la diffusion du style pictorialiste aux Etats-Unis, un chapitre important de l’histoire de la photographie.

 

En France, elle est restée pratiquement inconnue jusqu’à l’exposition « Qui a peur des femmes photographes ? », présentée au Musée de l’Orangerie en 2015. La première exposition, en France, à avoir abordé le thème de la photographie féminine entre 1839 et 1919.

 

 

The Still Water – 1908
Héliogravure, 14,9 x 20 cm
The Nelson-Atkins Museum of Art, Kansas City, Missouri



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