Gertrude
Stanton est née le 18 mai 1852 à Fort Des Moines, Iowa (aujourd’hui : Des
Moines). Son père, John W. Stanton, ouvrit en 1859 une scierie à Eureka
Gulch, Colorado, dans l'espoir de faire fortune grâce à la ruée vers l'or.
Lorsque Gertrude avait environ huit ans, sa mère l’emmena rejoindre son père,
avec son petit frère. Gertrude aura alors l’occasion de rencontrer et côtoyer des Amérindiens, ce dont elle se souviendra par la suite.
La guerre de Sécession contraint la famille Stanton à quitter le Colorado. Ils déménagent à Brooklyn, New York, en 1864. John Stanton se reconvertit dans le traitement des minéraux et Mme Stanton prend des pensionnaires à demeure pour compléter leurs revenus. De 1868 à 1870, Gertrude fréquente le Moravian Seminary for Young Ladies, alors considéré comme la meilleure école pour jeunes filles, hébergée par sa grand-mère maternelle à Bethlehem, en Pennsylvanie.
Après son retour dans sa famille, elle rencontre un pensionnaire de sa mère, Eduard Käsebier, homme d’affaire d’origine allemande, qu'elle épouse en 1874. Käsebier est un homme traditionnel et d’un caractère difficile dont l’activité d’importation de gomme laque est prospère. Gertrude élève trois enfants mais déteste les travaux ménagers et répète qu’elle veut être artiste. La vie maritale de Gertrude n’est pas heureuse.
En 1889, elle a trente-sept ans et ses enfants sont adolescents. Elle peut enfin s’inscrire Pratt Institute de Brooklyn, où elle étudie la peinture, dans l’objectif de devenir portraitiste, tout en pratiquant la photographie en amateur. A l’institut Pratt, les femmes sont prises au sérieux et on les encourage à devenir des professionnelles. Le croquis et la composition forment la dominante essentielle des cours, complétés par la perspective, l’anatomie et l’histoire de l’art, principalement illustrée par des centaines de photographies, auxquelles Gertrude a également accès. L’institut fournit aussi des conseils aux jeunes femmes qui veulent se lancer dans une carrière. Après son diplôme, obtenu en juin 1893, Gertrude est choisie par l’un des professeur, Frank Vincent DuMond, pour accompagner les étudiants en France pour un stage d’été.
Mais avant, au printemps 1894, elle remporte deux concours de photographie : The Quarterly Illustrator lui décerne un prix de 50 $ pour « la meilleure photographie d’une figure drapée en costume grec » combinant « pose artistique, accessoires artistiques et excellence générale dans la composition ». Encouragée par ce succès, elle participe au concours de photographie pour femmes du New York Herald. Elle remporte la seconde place et deux de ses photos sont publiées.
Alors,
Gertrude décide d’emporter son appareil photo en Europe… Elle se rend d’abord
en Allemagne, pour rencontrer sa belle-famille à Wiesbaden, puis rejoint le
groupe d’étudiants conduit par DuMond à Crécy-en-Brie, village choisi pour son cadre
« pittoresque » permettant aux élèves d’étudier « à partir du
paysage ».
Il semble que Gertrude ait été accompagnée de ses deux filles. L’aînée, Gertrude-Elisabeth, qui avait alors 19 ans, figure sur une photo conservée à la Bibliothèque du Congrès américain. Elle est intitulée Gertrude Käsebier à Crécy-en-Brie et il est précisé qu’il s’agit de la fille de la photographe.
Ne pas hésiter à
cliquer sur les images !
Gertrude elle-même a expliqué qu’un jour où il pleuvait trop pour aller peindre dans les champs, elle a tenté de faire un portrait à l’intérieur, à titre expérimental : « Le résultat a été si surprenant pour moi qu’à partir de ce moment-là, j’ai su que j’avais trouvé ma vocation. »
Certaines
des photos qu’elle prend en France seront publiées à son retour, comme ces
trois femmes vendant des légumes au marché de Crécy-en-Brie :
Après un nouveau séjour en Allemagne pour approfondir ses connaissances techniques en photographie - le temps de se fâcher avec son professeur qui lui conseillait d’enlever les ombres au tirage « parce que le public n’aime pas les ombres » - Gertrude rentre à Brooklyn, satisfaite des progrès techniques qu’elle a accomplis.
En 1896, la
prédiction d’un médecin selon laquelle son mari n’avait plus « qu’un an à vivre
» l’incite à devenir photographe portraitiste professionnelle (aux âmes
sensibles, précisons toutefois que le mari survécut jusqu’en 1909…). Gertrude
se fait d’abord engager comme apprentie chez un voisin photographe, compétent
et prospère, où elle a « développé, imprimé, tonifié, monté, retouché, acquis
le talent de manipuler des matériaux en quantités et pris le virage des
affaires. »
Quelques mois plus tard, elle installe une chambre noire dans sa maison et se lance. Elle n’était pas la seule femme à oser le faire : selon les rapports de recensement, le nombre de femmes photographes professionnelles aux États-Unis est passé de 451 en 1880 à 3.580 en 1900. La photographie est une activité féminine bien acceptée socialement… à condition toutefois qu’elles se bornent à photographier des enfants et des petits chiens !
Gertrude rencontre rapidement le succès. Sa première exposition personnelle a lieu en novembre 1896 au Boston Camera Club, puis, en février 1897, l’Art Studies in Photography de l’institut Pratt montre cent cinquante portraits d’elle, dont cette Cornelia, aux accents très pictorialistes. (On désigne ainsi le courant photographique qui revendique la reconnaissance de la photographie comme un pictoral art, c’est-à-dire un art à part entière, capable d’interprétation).
Je
place en dessous un tirage moderne qui permet d’apprécier la marge d’effets
picturaux réalisés par la photographe, par rapport au cliché initial.
L’impression « floue » est liée à l’utilisation de la gomme bichromatée au moment du tirage, comme dans cette scène qui figure à la bibliothèque du Congrès sous le titre Voulangis indiquant qu’il s’agit de plusieurs personnes, dont Hermine Käsebier (la seconde fille de Gertrude) posant « à la manière des impressionnistes à Voulangis, France ». Or, Voulangis est la commune voisine de Crécy-en-Brie. La date qui figure désigne probablement celle du tirage ou de la première exposition. La même image sera plus tard publiée sous le titre de Serbonne, une autre commune française.
Fin
1897, Gertrude ouvre son premier studio au 12 East 30 Street, près de la
Cinquième Avenue. C’est un espace minuscule mais situé dans le quartier des
photographes les plus réputés. C’est là qu’elle va inviter les Sioux de la
troupe du spectacle de Buffalo Bill, le Buffalo Bill's Wild West Show à venir poser pour elle. Ils viendront
nombreux, de 1898 à 1900, signe de la relation de confiance qu’elle a engagée
avec eux, en dépit de la réticence de ses voisins, moyennement rassurés…
La particularité de ses photographies, comparées à celles d’autres photographes de la même époque comme Edward Curtis (1868-1952), est qu’elle s’intéresse davantage à leurs physionomies et personnalités qu’à leurs costumes. C’est parfois difficile, comme avec le chef Iron Tail qu’elle a dû d’abord photographier en grande tenue de chef avant qu’il accepte de s’en dépouiller :
Si le second portrait nous paraît le plus intéressant aujourd’hui, c’est le premier qui plaisait à ses contemporains, une image de vieil indien, encore un peu « sauvage » …
Le
visiteur qu’elle affectionnait particulièrement s’appelait Sammy Lone Bear. Il
était le plus instruit et le plus « américanisé » de la troupe. Elle
a rendu cette particularité en le photographiant légèrement allongé, le regard
mélancolique, bien loin du stéréotype.
Le chef Joe
Black Fox était également un de ceux avec lesquels elle avait sympathisé. De
lui aussi, elle fait une photographie en costume traditionnel …
…
et une autre beaucoup plus intime où il sourit presque, une sorte d’incongruité
pour un Amérindien de l’époque.
Elle
photographie aussi des couples (mais pas d’enfants car les Amérindiens d'alors pensaient qu’ils pouvaient en mourir).
La
dernière photographie est la plus célèbre, elle l’a prise presque par hasard,
après une séance de poses décevante. Pour elle, ce portrait représente la vraie
personnalité du peuple amérindien. C’est d’ailleurs la seule qu’elle publie
régulièrement. Les autres photos, dont elle est très fière et dont elle prend
grand soin, elle ne les montre qu’à certains de ses interlocuteurs, dans son
atelier.
Elle
photographie aussi une autre personnalité amérindienne, Zitkala-Sa (Oiseau
rouge), également connue sous le nom de Gertrude Simmons Bonnin.
Zitkala-Sa, qui a passé ses premières années dans une réserve indienne, s’est distinguée en 1898, alors qu’elle était étudiante : elle a remporté un concours d’art oratoire organisé par l’État. Pianiste et violoniste de talent, elle est responsable du Carlisle School Indian Band.
En 1899 et 1900, Zitkala-Sa étudie le violon à Boston et l’Atlantic Monthly publie ses Mémoires qui rencontrent un grand succès. Co-fondatrice du Conseil national des Indiens d'Amérique en 1926, créé pour faire pression en faveur du droit des autochtones à la citoyenneté américaine, Zitkala-Sa en restera présidente jusqu'à sa mort en 1938.
Les photos prises par Gertrude capturent les deux « personnalités » de la jeune femme qui accomplit une belle carrière de musicienne.
Gertrude n’évoque
que dans une seule photo le double héritage de Zitkala-Sa : en robe
« à l’américaine », elle serre un panier indien contre sa poitrine,
suggérant ainsi que, tout en assumant ses vêtements modernes, elle chérit son héritage amérindien.
(Ces trois photos
ont été trouvées sur le net. Elles seraient conservées au Smithonian American Art Museum qui ne les montre pas en ligne mais elles ont été publiées plusieurs fois.)
Le studio de Gertrude est proche des locaux du New York Camera Club, où officie Alfred Stieglitz, photographe déjà célèbre et rédacteur en chef du journal, Camera Note. Sous le prétexte un peu fallacieux de se faire expliquer les méthodes de la prise de vue en extérieur (alors que de telles prises de vues de son voyage français ont déjà été publiées), Gertrude prend contact avec lui en juin 1898 et l’invite à visiter son atelier. Une amitié va naître, née de l’admiration mutuelle pour leur travail respectif.
Le premier Salon
photographique de Philadelphie a lieu du 24 octobre au 12 novembre 1898, à
l’Académie des beaux-arts de Pennsylvanie. Les exposants sont choisis par un jury, selon des
critères stricts et l’absence de prix permet aux critiques de s’exprimer
librement. Comme Stieglitz, Gertrude reçoit l’autorisation d’y exposer dix
photographies, soit le maximum possible, et apparaît comme la révélation de
l’année. Elle y présente notamment Mère et enfant, plus tard appelée Adoration.
La scène est caractéristique de l’idée que Gertrude se fait de la relation
entre une mère et un enfant : la mère est toute attention, l’enfant
regarde ailleurs, plus intéressé par le monde qui l’entoure que par sa mère. Une
idée de la maternité extrêmement moderne pour l’époque. Pour s’en persuader, il
suffit de comparer avec les maternités peintes par Mary Cassatt, par
exemple (voir sa notice).
Le succès de
Gertrude se confirme lors de l’exposition du Camera Club en février 1899 et la
publication de cinq de ses travaux dans Camera Notes en avril 1899, y
compris une planche pleine page de Mother and Child. Stieglitz écrit que
Gertrude est « incontestablement le principal photographe portraitiste de
ce pays ».
Pendant l’été, Gertrude loue une maison à Middletown, toute proche de Newport, sur Rhode Island, lieu de villégiature estivale de sa clientèle fortunée. Elle y reçoit sa mère, ses filles et des proches, dont son amie illustratrice Frances Delehanty.
Elle reçoit également F. Holland Day, éditeur fortuné, collectionneur des manuscrits et photographe amateur passionné qui venait d’accéder à la notoriété avec des séries photographiques sur La Crucifixion et Les Sept Dernières Paroles du Christ, dans lesquelles ce jeune dandy de 35 ans – cheveux longs, barbu et à moitié nu – jouait le rôle du Christ. Peut-être est-ce à sa demande que Gertrude improvise une scène de nativité dans une étable voisine, avec Frances dans le rôle de Marie et un paquet de chiffons artistiquement emmaillotés dans celui du petit Jésus. Une des photos les plus célèbres de Gertrude !
Pour Gertrude, cette scène représente la maternité idéale, qui
n’existe pas dans la réalité. Le fait que l’enfant soit un paquet de chiffon n’est
sans doute pas complètement un hasard !
De
retour à New York, Gertrude installe son nouveau studio à une adresse plus
prestigieuse, sur la 5e avenue et croûle littéralement sous le
travail. Elle est une portraitiste appréciée et participe à de très nombreuses
expositions, notamment aux deux Salons photographiques de Philadelphie des années 1899
et 1900, dont elle est, à présent, membre du jury de sélection.
En 1899, sa Crèche est considérée comme la meilleure œuvre du Salon. Au Salon suivant, c’est Blessed Art Thou Among Women, qui représente une amie de Gertrude, Agnes Lee, semblant prodiguer un dernier encouragement à sa petite fille au passage d'une porte (i.e. franchissant une étape de sa vie ?) qui remporte tous les suffrages. Dans les deux photographies, c’est aussi le travail du « blanc sur blanc » que Gertrude a voulu travailler techniquement.
A nouveau, cette « maternité »
montre une mère attentive et une enfant qui regarde bien droit devant elle.
C’est
au Salon de 1899 que Gertrude fait la connaissance d’une autre photographe
talentueuse, Frances Benjamin Johnston. Premier membre féminin du Camera Club
de Washington, elle est considérée comme une pionnière du photojournalisme.
Elle est professionnellement accomplie, publie dans les magazines de nombreux
portraits de célébrités et d’hommes politiques et s’est aussi spécialisée dans
la photographie d’architecture et de jardins. Ses photographies des écoles
publiques de Washington et de l’Institut Hampton en Virginie, lui vaudront une
médaille d’or à l’Exposition universelle de Paris en 1900.
Frances est également très engagée dans la défense des femmes photographes. Ayant
fait ses études à l’Académie Julian au début des années 1880, elle parle
parfaitement le français. Membre du Woman’s Club Movement, elle est
aussi un membre actif du Business Woman’s Club de Washington, premier
club de femmes d’affaires aux États-Unis. Et, dans ce cadre, elle a déjà été
commissaire de deux expositions consacrées à la photographie féminine et à
l’art de l’affiche.
Elle présente donc toutes les qualités requises pour être remarquée par plusieurs personnalités féminines, dont Mrs Bertha Palmer, laquelle avait organisé la première grande exposition d’artistes féminines, le Women’s Pavillon de l’Exposition universelle « Colombienne » de 1893 et venait d’être nommée commissaire honoraire pour les Etats-Unis à l’Exposition universelle de Paris 1900.
Frances
se voit donc désignée comme déléguée au Congrès international de photographie
qui doit se dérouler en marge de l’Exposition. Et Frances décide que la
meilleure façon de faire rayonner l’image de la New Woman américaine est
d’organiser … une exposition ! Habilement, elle a soumis sa liste de
candidates aux deux chefs de file du pictorialisme
américain, Stieglitz et Holland Day.
Puis elle a contacté personnellement chacune des intéressées, dont Gertrude
qui commence par refuser puis se laisse convaincre.
L’exposition des photographes américaines aura un tel succès qu’elle sera montrée à Saint-Pétersbourg et à Moscou, avant de revenir au Photo-Club de Paris en janvier 1901 où la critique s’extasiera sur l’avance des femmes photographes américaines, par rapport aux Françaises…
Ici, le travail de la lumière porte sur les
cheveux et la robe de velours…
A l’été 1901, Gertrude est en Europe. Elle se rend d’abord à Londres, pour rencontrer des collègues de la Linked Ring Brotherhood, une société d’artistes photographes, où elle avait été nommée l’année précédente mais ne paraît pas avoir eu d’affinité avec eux, puis elle va visiter Paris. Elle photographie Frances Delehanty, vêtue d’une blouse et d’un béret, penchée à une fenêtre au-dessus d’un boulevard parisien. On pense évidemment à La Stryge, la célèbre gravure de Charles Meryon, parue en 1850. Gertrude titre sa photo Gargouille.
Gertrude fait aussi connaissance d’Edward
Steichen (1879-1973), un dynamique jeune photographe de 22 ans qui venait de
passer un an à Paris pour étudier l’art. En dépit de leur différence d’âge, ils
deviendront très proches. Plus tard, Steichen appellera Gertrude « Granny »...
La photo capture l’affection qui lie les deux artistes ainsi que le caractère facétieux du jeune homme qui deviendra, lui aussi, un grand photographe.
Gertrude continue
sa production soutenue. On trouve de très nombreux portraits de cette période dans le collections muséales américaines, notamment celui de la famille de
Clarence H. White, autre sommité du pictorialisme américain, également proche de Stieglitz.
Un éclairage et une composition triangulaire très élaborés, peut-être pour évoquer le fait que White était lui-même photographe ?
La première
exposition de la Photo-Sécession au National Arts Club en mars 1902 marque un
tournant dans la carrière de Gertrude comme dans l’histoire de la photographie
américaine. C’était une idée de Stieglitz qui voulait constituer un
« groupe de travailleurs de la caméra » à laquelle Gertrude s’est
associée, apportant sa renommée et son esthétique sophistiquée. Clarence H.
White et Holland Day en sont aussi.
La liste des
exposants a été établie par Stieglitz et c’est lui aussi qui décide de
l’accrochage. L’exposition est un succès et Stieglitz lance un nouveau magazine
indépendant Camera Work, dont le premier numéro est exclusivement
consacré à Gertrude. Y figurent notamment The Red Man, Dorothy et Miss N.
Cette jolie jeune femme qui s’appelait Evelyn Nesbit, était
mannequin, danseuse et l’amie très chère du grand architecte Stanford White.
Plus tard, elle a épousé un monsieur très riche, un certain Harry Thaw ; riche mais fou : il a fini par assassiner Stanford White dans un accès
de jalousie rétrospective…
Pendant
l’été 1902, Gertrude s’installe à nouveau à Newport et produit une nouvelle
série de clichés qui vont rencontrer un grand succès.
Il s’agit du petit-fils de Gertrude laquelle a voulu exprimer ici son amour de l’indépendance : le petit garçon est prêt à prendre la route et un monde immense s’offre à lui. Cette photographie n’a pas du tout été comprise par ses contemporains.
Cette photo, prise à hauteur d’enfant, a été très critiquée parce qu’elle coupait les têtes des enfants en haut de l’image…
La mise en relation de ces deux photos prises à Newport est significative mais c'est moi qui les associe. Je n'ai pas trouvé d'information sur la position de Gertrude sur la condition des Noirs américains.
Les
années suivantes sont difficiles pour Gertrude, notamment parce que son mari a décidé
d’emménager dans une maison qu’il a achetée à Long Island, très loin de l’atelier
de Manhattan. C’est pourquoi le voyage en Europe qu'elle effectue en
compagnie de Frances Benjamin Johnston – qu’elle aime beaucoup mais voit peu
souvent car Frances habite Washington – est un grand moment de plaisir. Elles
se sont d'abord rendues en Italie, notamment à Venise…
…où elles sont reçues fastueusement par Adolf de Meyer, lui aussi photographe, que Gertrude avait rencontré trois ans auparavant à Rhode Island. Il a l’air de flotter au-dessus du buisson, ce qui rétrospectivement lui correspond assez bien !
Ensuite, après un passage à Trouville, les deux femmes se séparent. Frances va visiter l’atelier Lumière pendant que Gertrude, munie d’une lettre d’introduction de Meyer, se rend à Meudon rencontrer le grand Rodin dont elle admire le travail depuis des années. De cette entrevue naîtront quelques superbes clichés…
C’est
à partir de 1906 que des tensions récurrentes s’installent entre Gertrude et Alfred
Stieglitz. Les causes en sont multiples : l’attitude intransigeante de
Stieglitz à l’égard des questions d’argent (pour lui, un artiste n’avait pas à
s’en préoccuper), le sentiment de Gertrude d’être mal comprise par ses
collègues masculins, les attaques sur son style photographique dont elle fait l'objet dans le Camera Work de 1907, les difficultés financières liées à la maladie de son mari qui la conduisent à accepter
les offres commerciales des magazines, ce que Stieglitz ne supporte pas.
Gertrude participe
cependant à ce qui sera la dernière exposition de la Photo-Sécession, en 1910 à
l’Albright Art Gallery. On y montre une rétrospective de son travail, avec
vingt-deux tirages, quatorze réalisés avant 1908, comme The Bat, Heritage of Motherhood et The Bride …
Une
femme nue déploie ses ailes de chauve-souris. Solitaire et libre. Le seul nu de
Gertrude, à ma connaissance.
Agnes Lee est assise seule devant un paysage rocheux,
pleurant la mort récente de sa fille, décédée peu de temps après la photo Blessed Art Thou. Une déclaration sur les
épreuves de la maternité que Gertrude, par respect pour la douleur de son
amie, n’a exposée que plusieurs années après l'avoir prise.
… ainsi que huit photos de 1910, principalement des portraits dont je n’ai pas trouvé la liste. J'en propose ici quelques-unes de la même époque.
Un portrait de femme élégante qui met en valeur la fourrure du
col et du manchon, la transparence de la voilette et symbolise le succès
rencontré par cette artiste, miniaturiste sur ivoire reconnue.
William M. Ivins Jr. est le premier conservateur du nouveau
département des estampes du Metropolitan Museum. Gertrude le représente ici
comme un érudit, entièrement absorbé par le document qu’il consulte…
Mina Turner et sa cousine Elizabeth à
Waban, Massachusetts, dégustant des sucettes « Lolly pops ». Une image assez impressionnante pour l’époque, s’agissant du travail sur la lumière…
Après
cette exposition, Gertrude prend ses distances avec Photo-Sécession. Elle a
d’autres engagements :
La Photographers’ Association of America (PAA) avait été créée en 1869 et sa convention annuelle réunissait tous les photographes professionnels invités à assister à des conférences des praticiens les plus illustres qui présentaient également une exposition, chaque année dans une ville différente.
En 1909, à Rochester, Gertrude et Frances avaient fait partie des vingt-six exposants et Gertrude avait organisé une soirée au cours de laquelle elle avait présenté ses propres œuvres qu'elle avait soumises à la critique. Cette année-là, elle décide avec Frances et quelques autres femmes d’institutionnaliser les rencontres informelles qui les réunissaient chaque année. Elles fondent The Women’s Federation of the Photographers’ Association of America, premier réseau professionnel destiné à donner aux femmes une visibilité, qui sera bientôt reconnue comme une organisation indépendante. Gertrude est nommée responsable de la section de l’Est et, en raison de sa notoriété, chargée de prendre en charge l’un des principaux objectifs de l’association, l’émulation artistique dans les pratiques professionnelles des femmes. (Précisons au passage que seules les photographes blanches sont concernées.)
Il
s’agit donc de créer à leur bénéfice des lieux de rencontre et
d’échanges, comme ceux qui existent déjà pour les hommes. Fin 1909, Gertrude
organise dans son atelier des cours de composition gratuits réservés aux
membres de l’association et organise, en 1910, la première exposition des
femmes photographes, à l’occasion de la convention annuelle de la PAA à
Milwaukee. Même si la participation des femmes concernées a été limitée (moins de 10 % des invitées), elle rassemble tout de même
trois cent photographies venues de tout le pays et constitue un pas décisif
vers l’objectif de susciter une solidarité entre les femmes dans la défense de
leurs intérêts professionnels communs. Il ne s'agit pas d'être contre les hommes, non, mais tout de
même : « s’il n’y a pas de sexe en art, il existe bien dans les
affaires ! »
Bien que Gertrude ait été obligée, pour des raisons de santé, d’abandonner dès l’année suivante ses responsabilités dans l’association, elle continuera à la soutenir activement, par ses cours et envois d’œuvres pour les expositions annuelles.
Cela a-t-il contribué à compliquer davantage les relations avec Stieglitz ? Certains chercheurs pensent qu’il a pris cette initiative pour une trahison. Quoi qu’il en soit, début 1912, Gertrude rompt de façon définitive avec la Photo-Sécession.
La carrière de Gertrude n’a pas été affectée par cette démission. De 1912 à 1915, au moins, son activité de portraitiste continue à prospérer et elle publie dans des magazines commerciaux, y compris Vanity Fair.
Ce qui ne l’empêche
pas de produire des œuvres plus personnelles, comme La Veuve, dont on peut envisager la signification de deux façons : soit comme nouvel exemple du thème récurrent de
la solitude, soit en se souvenant que c'est en 1913 que les premières caisses de retraite au bénéfice des veuves ont été créées aux Etats-Unis.
Sachant que Gertrude n’a guère pleuré son propre mari, je penche pour la
seconde option…
Cette photo veut exprimer le désespoir de l’isolement, avec un vide sombre, à gauche, qui symbolise l’absence
du mari. La présence de l’enfant ne dissipe pas l’atmosphère lugubre, accentuée
par la vue floutée à travers la fenêtre et la pénombre de la pièce. Mais il y a aussi le pied
blanc de la table qui fait apparaître deux formes sombres, agressives et angoissantes, qui se
font face. Depuis que je les ai remarquées, je ne vois plus qu'elles…
Gertrude voyage pour prononcer des
conférences et prend des photos pour son propre plaisir pendant l’été.
Elle commence à exprimer de plus en plus d'opinions personnelles dans sa production photographique, comme par exemple ce qu'elle pense du mariage !
A présent, elle
expose avec des photographes partageant sa conception de la photographie, comme
Clarence White et Alvin Langdon Coburn, qui ont quitté la Sécession peu de
temps après elle.
Clarence White a supplanté Stieglitz en tant que chef du mouvement pictorialiste. Il est élu à la présidence de la nouvelle Pictorial Photographers of America (1916) et ouvre une école à New York où il encourage ses élèves à trouver leur propre style. De 1914 à 1920, Gertrude y enseigne ponctuellement.
En 1917, le rythme de ses activités ralentit et en 1920, sa vue ayant décliné, elle ferme son atelier.
Elle continue cependant à être régulièrement honorée. La Bibliothèque du Congrès lui achète quinze photographies et, en 1929, le Brooklyn Institute of Arts and Science organise une exposition rétrospective de 35 photographies.
Elle y inclut La vie simple, métaphore de sa solitude dans la maison d’Oceanside, à Long Island, où elle se sentait reléguée.
Et Pathos du Jackass, image d’un âne solitaire et étranger, au milieu d’un troupeau de vaches.
Gertrude pensait que ses photographies devaient exprimer « ce qu’elle avait en elle ». Il est à présent assez évident qu’elle avait, sur bien des points, une attitude très progressiste, notamment sur l’éducation des enfants. Elle était probablement adepte des théories de Freidrich Froebel (1782-1852), le fondateur allemand du mouvement des jardins d’enfants, qui pensait que les mères et les enseignants devaient favoriser la croissance intellectuelle et l’indépendance des enfants.
Cela n’a d’ailleurs rien d’étonnant si on se souvient qu’elle avait fait ses études d’art à Pratt, un institut très progressiste pour l’époque.
Enfin, si elle n’a jamais fait partie de l’avant-garde féministe et ne s'est pas impliquée, par exemple, dans la lutte pour le suffrage féminin, elle a lutté pour gagner sa propre indépendance financière, sans se désintéresser pour autant de la situation des autres femmes, comme elle l’a montré lors de son engagement dans la Fédération des femmes photographes.
Gertrude est morte à New York, le 13 octobre 1934.
Son héritage s’exprime dans l’influence qu’a eu son œuvre sur les photographes de son époque, comme Imogen Cunningham (1883-1976) qui a déclaré avoir décidé de devenir photographe après avoir vu Blessed Art Thou, et dans la diffusion du style pictorialiste aux Etats-Unis, un chapitre important de l’histoire de la photographie.
En France, elle est restée pratiquement inconnue jusqu’à l’exposition « Qui a peur des femmes photographes ? », présentée au Musée de l’Orangerie en 2015. La première exposition, en France, à avoir abordé le thème de la photographie féminine entre 1839 et 1919.
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