lundi 20 décembre 2021

Marie-Geneviève Bouliard (1763-1825)

 

Portrait de l’auteur – vers 1791/1792
Huile sur toile, 56 x 51 cm
Musée des Beaux-Arts de Dijon

On ne connaît pas la date de naissance exacte de Marie-Geneviève, il semblerait que ce soit en 1763.

Elle était la fille unique d'un tailleur et aurait fréquenté les ateliers de Joseph-Benoit Suvée (1743-1807), un peintre néoclassique et Joseph-Siffred Duplessis (1725-1802), essentiellement portraitiste. Il est possible qu’elle ait aussi travaillé avec Jean-Baptiste Greuze (1725-1805) qui avait plusieurs élèves féminines à l’époque mais Marie-Geneviève elle-même ne s’en est jamais réclamée et les contemporains la désignent plutôt comme une élève de Duplessis.

Le premier portrait qu’on connait d’elle date de 1785. Elle a vingt-deux ans, sa formation est achevée et c’est probablement Duplessis, membre de l’Académie et portraitiste de la famille royale, qui a aidé sa jeune élève à trouver des commanditaires. En l’espèce, Léonce Bénédite dans son article sur les femmes peintres, reproduit le tableau et indique qu’il s’agit du portrait d’une comédienne. (Bénédite Léonce, Des femmes peintres en France, Londres, Hodder & Stroughton,1905)

 

Portrait de femme au corsage fleuri (Portrait présumé de Mlle Bélier) – 1785
Huile sur toile, 55 x 45,5 cm
Collection particulière (vente 2013)

Elle paraît avoir été très active pendant la période révolutionnaire : « Les peintres accrédités pour le portrait étaient alors Laneuville, la citoyenne Auzou, élève de Regnault, et la citoyenne Bouliar [sic], élève de Duplessis. Ils se partagèrent, avec Ducreux, les personnages de l’époque. » (Jules Renouvrier, Histoire de l’art pendant le Révolution, publication posthume par Anatole Montaiglon, Paris, Renouard, 1863, p.25)

Au Salon de 1791, le premier ouvert aux peintres non académiciens, elle expose deux œuvres : une Tête de femme couronnée de roses et un Portrait de femme, son autoportrait, qui plaît à la critique (voir en tête de notice et ci-dessous, reproduit dans Join Henry, « Marie-Geneviève Boulard, peintre de portraits », L’artiste, revue de l’art contemporain, 1845).

 


J’ai retrouvé un Portrait de femme portant une couronne florale mais je ne sais pas si c'est celui qui a été présenté au Salon en 1791. Les dimensions de l’œuvre ne sont pas précisées sur le livret.

Portrait d’une jeune femme portant une couronne florale – sans date
Huile sur toile, 62,8 x 51,2 cm
Collection particulière (vente 2016)

Son autoportrait, en revanche, a été exposé ensuite au Salon de la société des amis des arts et il y remporte un tel succès qu’elle en fait plusieurs copies : on en connaît aujourd’hui une dizaine de versions, comme celle qu’on trouve au musée de Pasadena.

 

Autoportrait – 1792
Huile sur toile, 55,5 x 46 cm
Norton Simon Museum, Pasadena, Californie

La Société des amis des Arts est une association fondée en 1789 par l’architecte Charles de Wailly, pour encourager les artistes français, à une époque où l’institution académique est contestée et qu’il est difficile, pour les artistes, de se faire connaître. 

Entreprise de mécénat collectif, la Société repose sur une « souscription de douze cents amateurs, qui donneraient chacun seulement une somme de 50 livres par année ». Elle organise des expositions de 1791 à 1798 et, grâce à la souscription de ses membres, acquiert des œuvres d’art pour sa propre collection, puis une loterie répartit les œuvres entre les souscripteurs. La Société des Amis des Arts connaît un réel succès, réforme ses statuts en 1817 et conserve son activité, sous une forme renouvelée, jusqu’à la fin du XIXe siècle.

L’activité de ce type de société ne s’est pas limitée à la capitale : comme l’a montré une étude de l’INHA de 2019, les sociétés d’amis des arts se sont implantées sur tout le territoire au cours des XIXe et XXe siècles. Celles de Grenoble, Vichy, Tournus, Louhans, Pau, Amiens, Nancy, Metz et Strasbourg sont encore en activité.


Son nom apparaît en 1793 dans le livret du Salon mais avec une autre orthographe et une autre adresse, ce qui est curieux car, en 1795, on la retrouve à sa première adresse, rue de Bailleul. Dans son article précité, Henry Jouin relève aussi cette incongruité mais l’écarte car elle paraît changer de domicile assez souvent… Si c'est bien d'elle qu'il s'agit, elle a présenté plusieurs dessins et trois portraits dont on n’a plus trace. Elle aurait, au même moment, obtenu un atelier au Louvre – ce qui prouve qu’elle disposait de soutiens importants - mais n’y loge visiblement pas.

Quoi qu’il en soit, elle a peint l’année précédente le Portrait de Monsieur Olive, trésorier des États de Bretagne, avec sa famille - ce qui confirme qu’elle avait déjà accès à une clientèle aisée - œuvre  que je trouve fort intéressante pour ce qu’elle donne à voir de la représentation de la vie familiale.

 

Portrait de Monsieur Olive, trésorier des États de Bretagne, avec sa famille – 1792
Huile sur toile, 145 x 113 cm
Musée des Beaux-Arts de Nantes
© Photo : Gérard Blot/Réunion des Musées Nationaux - Grand Palais des Champs Elysées

Alors que c’est le nom du mari qui donne son titre au tableau, c’est assez évidemment l’épouse, dont la tenue blanche attire le regard, qui en constitue le centre et Monsieur Olive n’a d’yeux que pour elle. L'ainé(e) des enfants porte une attention tendre au plus jeune, tandis que leur père entoure sa famille de ses bras. Une image de félicité domestique assez nouvelle dans la peinture de l’époque qui privilégiait plutôt la relation de la mère avec ses enfants.

 

C’est au Salon de 1795 qu’elle obtient son plus grand succès critique, avec son Aspasie, une courtisane célèbre pour son esprit et sa beauté, dans un format de « grandeur naturelle » comme le précise le livret du Salon.

Pour cette œuvre, elle reçoit un prix d’encouragement.

 

Aspasie – 1794
Huile sur toile, 160 x 130 cm
Musée des Beaux-Arts, Arras
(Photographié dans l’exposition « Peintres femmes, naissance d’un combat (1780-1830) » du musée du Luxembourg, Paris, en juillet 2021)

« Aspasie est une courtisane cultivée et influente de la Grèce du Ve siècle avant J.C. Elle a connu Socrate et eut un fils avec Périclès. Marie-Geneviève réalise un autoportrait en proposant une mise en abyme d’elle-même. Aspasie, belle jeune femme, parfois accusée de prostitution, contemple son image dans un miroir. La peintre nous montre une image d’elle-même comme elle dût le faire pour peindre son visage. Ainsi, la peintre se regarde : les deux actions fusionnent sous les pinceaux de l’artiste.  » (Notice du musée)

Je ne doute pas des informations détenues par le musée mais il se trouve quand même que le tableau n’est pas présenté comme un autoportrait dans le livret du Salon. Ce serait en tout cas, à ma connaissance, la première fois qu’une peintre s’y présenterait en partie dévêtue, ce qui me paraît moyennement correspondre à la personnalité de Marie-Geneviève, peintre célibataire qui n’avait pas intérêt à ce qu’on mit en doute son honorabilité.

Je pense surtout que, même si Marie-Geneviève a prêté ses traits à Aspasie, ce n’était sans doute pas pour se présenter elle-même. Peut-être souhaitait-elle simplement représenter, dans un tableau d’histoire, une femme d’influence…

En tout état de cause, le Salon de 1796 permet de vérifier sa notoriété : elle y montre notamment les portraits d’Alexandre Lenoir, médiéviste et conservateur du musée des monumens (sic) français et de sa femme, peintre elle-même, ainsi que ceux du citoyen Mazade, administrateur du théâtre des Arts, et de son épouse, portraits qui ne sont plus localisés.

Et les deux époux Lenoir portent chacun les attributs de leur activité !

 

Portrait d’Alexandre Lenoir – 1796
Huile sur toile, 73 x 60 cm
Musée Carnavalet, Histoire de Paris


Portrait d’Adélaïde Binart, épouse Lenoir (1769-1832) – vers 1796
Huile sur toile, 82 x 62 cm
Musée Carnavalet, Histoire de Paris

C’est en 1798 que Marie-Geneviève expose au Salon Les enfants du citoyen Vernet, peintre, se tenant embrassés, en souvenir d’une fusillade qui aurait eu lieu cette année-là au Louvre et à laquelle les enfants de Vernet, son voisin d’atelier, auraient échappé de peu. L’histoire est jolie mais le tableau est introuvable…

A titre de consolation, voici deux autres charmants bambins dont le regard espiègle pourrait parfaitement être celui d’enfants d’aujourd’hui… Je trouve que son talent de portraitiste s’exprime tout particulièrement dans ses tableaux d’enfants.

 

Portraits présumés de Joseph Cros et de son frère - sans date
Huile sur toile, 47 x 38,5 cm
Collection particulière (vente 2016)

Elle présente aussi à ce Salon une Femme couverte d’un voile noir, demi figure qui pourrait bien être ce tableau parti depuis à La Havane…

Portrait de femme – sans date
Huile sur toile, 61,5 x 51,5 cm
Museo National de Bellas Artes de Cuba, La Havane

Elle n’apparaît pas aux Salons de 1799 à 1801 mais continue probablement à exécuter des portraits.

La Joye tranquille - 1801
Tête de Jeune femme dessinée par Mademoiselle Bouliard et gravée par Antoine Carrée


En 1802, elle est contrainte, comme tous les artistes qui y résidaient encore, de quitter le Louvre. Elle reçoit en contrepartie de l’État une indemnité de 300 francs par an, qui lui est versée jusqu’à sa mort. Elle s’installe alors au 38 rue du Faubourg Saint Denis, adresse qu’elle fournit pour le Salon de 1802.

Elle y montre un tableau d’histoire, Herminie écrivant le nom de Tancrède sur l’écorce des arbres et un portrait de famille. Et – surprise - elle se déclare pour la première fois élève de Duplessis.

L’année suivante, elle présente plusieurs portraits dont celui de trois enfants. J’en profite pour montrer celui qui suit, qui me paraît dater de cette époque, en raison de sa tenue.

 

Portrait présumé du marquis de Cubières enfant – sans date
Huile sur toile, 32,4 x 24,4 cm
Musée d’Arts de Nantes
© Photo : Alain Guillard/Musée d'arts de Nantes

Elle continue jusqu’en 1817 à exposer irrégulièrement au Salon, essentiellement des portraits, puis on perd sa trace.

 

Portrait d’homme – sans date
Huile sur toile, 60 x 49 cm
Collection particulière (vente 2007)


Portrait d’une jeune femme – sans date
Huile sur toile, 46 x 38 cm
Collection particulière (vente 2019)


On ne connaît à Marie-Geneviève ni élève ni mari.

Elle meurt à Vindecy, en Bourgogne, où elle s’était peut-être retirée, en 1825 ou plus tard - de cela non plus on n’est pas très sûr - c’était peut-être en 1832.

A sa mort, le montant de sa succession est supérieur à 30 000 francs, ce qui souligne qu’elle avait continué à vivre dans des conditions confortables mais on ne sait pas si c’était de son art.

Marie-Geneviève Bouliard, une peintre sans histoire…

 

*

 N.B : Pour voir d’autres notices de ce blog, si elles n’apparaissent pas, vous pouvez cliquer sur « Afficher la version Web » en bas de cette page.



 

lundi 13 décembre 2021

Angélique Mongez (1775- 1855)

 

Jacques Louis David (1748-1825)
Buste d’Angélique Mongez - 1806
Fusain sur papier vergé blanc cassé, marouflé sur vélin crème, 15,6 x 10,4 cm
The Art Institute of Chicago, Illinois

Marie-Jeanne-Angélique Levol est née le 1er mai 1775, à Conflans-l’Archevêque, village aujourd’hui intégré dans la ville de Charenton-le-Pont (94), au confluent de la Marne et de la Seine. Il ne semble pas qu’elle ait été fille de peintre, ce qui constitue déjà une singularité.

Vers l’âge de 15 ans, Angélique est l’élève de Jean-Baptiste Regnault (1754-1829) - peintre néo-classique déjà évoqué à propos de la jeune Constance-Marie Charpentier (voir sa notice). Dans ses Souvenirs, une de ces condisciples d’alors l’évoque en ces termes : « Madame Mongez, femme du savant médailliste, avait à peine 18 ans, déjà elle était artiste ; lorsque ses beaux yeux se dirigeaient vers le ciel, nous suivions involontairement ce regard intuitif, persuadées que les nuages allaient s'ouvrir pour lui révéler un mystère ; tout à son art, madame Mongez parlait peu ; il y avait de la beauté dans l'expression de sa physionomie, de l'enthousiasme dans ses mots, nous avions pour elle de l'admiration, de l'estime, du respect même. » (Madame Clément-Hémery, Souvenirs de 1793 et 1794, Cambrai, Lesne-Daloin, 1832, p.7 et 8)

Comme Constance avant elle, Angélique rejoint ensuite l’atelier de l’académicien Jacques-Louis David (1748-1825), chef de file du mouvement néoclassique, dont le tableau Bélisaire reconnu par un soldat qui avoit servi sous lui, au moment qu’une femme lui fait l’aumône (1780) est considéré aujourd’hui comme le premier véritable tableau néoclassique. 

 

Jacques-Louis David (1748-1825)
Bélisaire reconnu par un soldat…- 1780
Huile sur toile, 288 x 312
Palais des Beaux-Arts, Lille

C’est probablement dans l’entourage de David qu’elle rencontre son futur mari, Antoine Mongez (1747-1835), fils de négociant lyonnais, de vingt-sept ans son aîné et qui a déjà une longue carrière académique à son actif.

Entré sans conviction dans l’ordre des chanoines réguliers de la congrégation de Sainte-Geneviève (les fameux Génovéfains dont la mémoire subsiste à la bibliothèque du lycée Henri IV, à Paris) au début des années 1770, il est devenu numismate, tout en poursuivant des études de zoologie et de botanique. Interdit d’Académie en raison de son état ecclésiastique, il en devient membre « libre » et entreprend en 1786 la rédaction du Dictionnaire d’antiquités, une publication qui traite non seulement de l’art mais aussi de l’histoire, des mœurs et de la mythologie antiques et qui était destinée à constituer un des quarante dictionnaires scientifiques de la grande Encyclopédie méthodique (Panckouke 1782-1832).

Il achève son ouvrage l’année où il épouse Angélique, après que la Révolution lui a fourni l’occasion de quitter la vie religieuse. Il va d’ailleurs épouser Angélique deux fois : une première fois en juin 1792 puis une seconde, le 1er juillet 1793, devant un officier municipal d’état civil, conformément à la loi votée le 20 septembre 1792 qui mettait fin à la longue controverse sur la question du mariage civil. Ce qui n’empêchera pas les époux Mongez de célébrer leur mariage religieux le 26 octobre 1814 !

Visiblement, le mariage n’empêche pas Angélique de se consacrer à l’activité qu’elle a choisi, puisqu’en 1802, elle participe pour la première fois au Salon, en se déclarant l’élève des citoyens Regnault et David.

Surprise pour qui connaît la réprobation générale à l’égard de toute incursion des femmes dans le niveau le plus élevé de la hiérarchie des genres, elle montre un tableau d’histoire, Astyanax arraché à sa mère, ainsi décrit dans le livret du Salon : « Lorsque les Grecs entrèrent dans Troie, Andromaque renferma, selon quelques traditions, son fils Astyanax dans le tombeau de son père Hector. Ulysse l’apprit, força l’asile de ce malheureux enfant, et le fit arracher des bras de sa mère pour le précipiter du haut des murs de Troie. »

Le thème d’Astyanax dans les bras de sa mère est un classique. A titre d’illustration, voyez ce dessin de Pierre-Narcisse Guérin, exact contemporain d’Angélique :

Pierre-Narcisse Guérin (1774-1833)
Andromaque et Astyanax
Pierre noire sur papier, 14,7 x 12,1 cm
Musée du Louvre, Paris

Le tableau ne passe pas inaperçu et fait l’objet d’un commentaire de six pages dans l’article « Suite de l’exposition faite par les artistes vivants : ouverture du salon d’exposition annuelle » du Journal des Arts de 1802 (Manuscrit, Collection Deloynes. Tome 29, pièces 782 à 806, p. 16 à 21, consultable en ligne sur Gallica) :

« […] c’est la première fois que madame Mongez expose, et ce tableau annonce un grand talent […] Il eut été à désirer aussi qu’une artiste qui débute par un ouvrage aussi recommandable, eut soigné davantage le fond et les ciels. Quoi qu’il en soit de ces remarques, ce tableau est fait pour tenir un des premiers rangs parmi les productions de l’école moderne ; sa couleur appartient en entier à l’école de David, et l’on doit féliciter madame Mongez d’entrer dans la carrière par une production qu’aucun maitre ne désavouerait. »

 

La Salon suivant se tient en 1804. Sous l’égide des mêmes maîtres, Angélique expose Alexandre pleurant la mort de la femme de Darius, un thème qui rappelle la célèbre Famille de Darius (1660) de Charles le Brun. Selon le livret : « Alexandre ayant mis en fuite Darius et son armée, sous les murs d'Issus, fit prisonnière sa mère Sysigambis, sa femme, son fils enfant, et ses deux filles. Pendant que le héros macédonien poursuivait le roi de Perse dans l’Assyrie, la femme du prince fugitif succomba sous le poids de sa douleur et des fatigues du voyage. Alexandre instruit de sa mort, ne put retenir ses larmes (Quinte-Curce, liv. 4, chap. 10). Il se rendit dans la tente où l’infortunée Sysigambis pleurait la reine de Perse. »

On frémit un peu à la lecture du « Premier coup d’œil au Salon de 1804 » du Journal des spectacles (Manuscrit, Collection Deloynes. Tome 36, pièces 974 à 1022, consultable en ligne sur Gallica, p.124 à 127).

Après avoir noté qu’il y a trente-deux femmes parmi les exposants et que « leurs mains délicates osent se charger de la palette des peintres d’histoire et sans s’effrayer d’études longues et multipliées qu’exige le genre historique », l’auteur annonce que « madame Mongez se place au premier rang par son grand et riche tableau de la famille de Darius, après la bataille d’Issus. Il y a dans cette composition des beautés dignes du pinceau de David, une recherche des convenances et du costume qui prouvent une profonde connaissance de l’antiquité. La nature y est d’un beau choix et rendue avec noblesse et vérité », puis après quelques critiques de formes, notamment sur le ton d’une draperie du fond du lit « trop clair et trop simple pour le lit de la reine de Perse », l’auteur conclut : « il est bien d’essayer ainsi ses forces sur des toiles d’une grande dimension, cela force à l’étude, mais peut-être une femme acquerrait-elle un degré de gloire assez éminent en se bornant à des tableaux dont la proportion serait pareille à ceux d’un coussin (…) c’est un avis que nous osons proposer à l’artiste estimable et courageuse qui a entrepris une tâche aussi difficile et s’en est acquittée avec autant de bonheur. »

Et, devant les louanges adressées à Henriette Lorimier (1775-1854) par le même critique anonyme : « mademoiselle Lorimier a fait preuve d’un sentiment exquis et d’un talent délicat dans son intéressant tableau d’une jeune femme qui confie à regret son enfant à une chèvre pour achever sa nourriture » (op.cit.p. 127,128), on comprend que ce qui est en cause n’est évidemment pas le talent mais bien le fait qu’on préfère voir les femmes s’occuper d’édifiantes (!) scènes de genre que de peintures d’histoire, surtout quand elles dépassent le format de leurs habituelles broderies…

Toutefois, gardons-nous d’imaginer que la critique résume l’opinion générale. Nous aurions tort puisque, en dépit des esprits fâcheux, Angélique remporte à ce Salon l’unique médaille d’or de première classe qui y fut attribuée !

*

Dès cette année-là et jusqu’en 1811, paraissent progressivement les 760 planches dessinées - et gravées par Angélique sous la direction de Jacques Bouillard (1744-1806) - qui seront réunies dans un supplément au Dictionnaire des Antiquités de son mari, accompagné d’un volume intitulé Explication des planches des Antiquités de l’Encyclopédie.

Dans les observations générales qui l’introduisent, Mongez indique que le recueil est destiné « à faciliter l’intelligence des auteurs anciens, et à procurer aux artistes les moyens de peindre avec vérité les anciens peuples » en les dispensant « de rassembler plus de cent volumes d’antiquités, la plupart très rares et tous fort chers. »

Je n’ai pas retrouvé la publication d’origine mais on peut consulter sur Gallica les 200 premières planches de cet ensemble, republiées par le même éditeur vingt ans plus tard (Planches des Antiquités de l’Encyclopédie, Agasse, Paris, 1824). La comparaison avec le récapitulatif par chapitre qui clos le volume des Explications permet de s’assurer qu’il s’agit bien des cent-cinquante dessins de toutes les têtes mythologiques connues, dont voici trois exemples, accompagnés des commentaires (parfois synthétisés) parus dans les Explications :

 

Planche I
Source : Gallica / Bibliothèque nationale de France

1 : (au milieu à droite) : Cybèle : Belle tête de la mère des dieux.
Les tours dont elle est chargée forment son attribut caractéristique.

2, 3,4 : Saturne : la tête recouverte d’une draperie & la harpé (espèce d’épée armée d’un crochet) font reconnaître ordinairement Saturne sur les médailles & les pierres. La draperie dont il a la tête couverte désigne l’obscurité de l’avenir.

5 : Janus : Cette double tête désignait la fonction de portier du ciel que les Romains donnaient à Janus.


Planche II
Source : Gallica / Bibliothèque nationale de France

1 & 2 : Jupiter : Le premier de ces deux Jupiter est le précieux buste de sardoine conservé dans la galerie de Florence, le second est gravé sur une pierre de la même collection

3 : Junon : Cette tête est prise d’un bas-relief d’Herculanum. On l’attribue à Junon à cause du diadème qui la caractérise ordinairement, de la grandeur des yeux et de la forme impérieuse de la bouche

4 & 5 : Océan : Ce dieu, père de tous les autres, & de plus père de tous les êtres, était représenté avec deux pinces de crabe, placées sur sa tête comme deux cornes. Les poètes ennoblirent cet attribut & lui substituèrent des cornes, symbole de force chez les Orientaux.

6 Neptune : Ce bronze a été trouvé dans les fouilles d’Herculanum. Presque toutes les pierres gravées ne présentent pas la tête seule de ce dieu mais la tête est jointe à la poitrine. Un bas-relief présente cette tête que le trident fait reconnaître pour celle de Neptune.

Planche VII 
Source : Gallica / Bibliothèque nationale de France

1 : Psyché : Les artistes en ont souvent besoin, soit qu’ils aient à représenter l’épouse de l’Amour, ou l’âme dont Psyché était le symbole. Son nom grec désigne & l’âme & le papillon dont elle porte les ailes.

2 & 3 : Hercule : On remarque ordinairement dans le front et le cou d’Hercule les formes du taureau, le plus fort des animaux qui naissent en Europe. Hercule n’est point ici couronné des branches de peuplier , son attribut ordinaire, c’est une couronne de chêne qu’il porte.

4 & 5 Bacchus : Si Bacchus n’est, comme Apollon, qu’un symbole du soleil ou de l’âme de l’Univers, comme lui aussi il est ordinairement représenté avec les traits & les grâces de la jeunesse, couronné de lierre.

6 : Faune : Les faunes avaient la forme humaine, hors les oreilles & la queue de bouc.

* 

Il reste (enfin) une trace de l’une des deux œuvres exposées par Angélique au Salon de 1806. Pas son Portrait de femme mais un tableau de grande dimension intitulé Thésée et Pirithoüs purgeant la terre des brigands, délivrent deux femmes des mains de ces ravisseurs.

Le tableau d’origine a été acquis par le prince russe Nikolaï Borisovitch Youssoupoff (1751-1831), grand collectionneur qui ne craignait pas d’acheter des tableaux de peintres féminines (notamment Angelika Kauffmann, Marguerite Gérard et Nisa Villers). L’œuvre se trouverait aujourd’hui au château d’Arkhangelskoïé, près de Moscou.

Mais Angélique en avait réalisé un dessin, peut-être préparatoire.

Thésée et Pirithoüs, défrichant la terre des brigands délivrent deux femmes des mains de leurs ravisseurs - 1806
Craies noire, blanche, bleue, et ocre sur papier ivoire, 59,4 x 74,9 cm
The Minneapolis Institute of Art, Minneapolis, Minnesota

« Le dessin de Mongez se rapporte à une peinture exposée au Salon de 1806 dont la Vie de Thésée de Plutarque a inspiré la composition. Le héros grec légendaire cherchait à débarrasser son royaume des brigands. Ici, Thésée et son compagnon, le lapithe Pirithoüs, sauvent deux jeunes filles de leurs ravisseurs. Thésée brandit une massue sur le bandit qui tente de s'enfuir à cheval, tandis que Pirithoüs, après avoir maîtrisé un deuxième bandit avec son épée, rattrape une jeune fille tombant d'un cheval cabré. La maîtrise de Mongez des leçons de David se révèle dans les personnages, les chevaux et les draperies habilement dessinés, tous disposés dans une composition rythmique. Mongez colore subtilement le fourreau de l'épée de Pirithoüs avec de la craie bleu clair et les tons chair à la craie ocre. » (Extrait de la notice en ligne du musée)

On a beaucoup écrit sur ce tableau.

Dans « Suite de l’exposition de l’an 1806 – Salon de 1806 » du Journal de la revue philosophique, p.116 à 121 (consultable en ligne sur Gallica), après l’habituelle description de l’action du tableau (les deux héros, les brigands, les victimes), vient la considération centrale : « le tableau le plus grand du salon est cependant l’ouvrage d’une femme. Il mérite d’être examiné avec d’autant plus d’attention qu’on y voit le talent lutter contre un sujet ingrat et des difficultés de tous genres. » Suivent des critiques relatives à l’unité d’action, les couleurs, assez semblables à celles adressées aux peintres masculins. La fin mérite cependant d’être reproduite in extenso : « on désirerait que le principal personnage Thésée ne fut pas vu par le dos. Cependant, il y a une sorte d’adresse délicate à madame Mongez de l’avoir présenté ainsi. Que d’écueils pour une femme dans les grandes compositions historiques ! Le spectateur sévère n’en tient nul compte et l’auteur devient responsable de fautes inhérentes au sujet qu’il s’est choisi.

Pour nous, plus juste envers le talent, lors même qu’il s’égare, nous reconnaissons dans ce tableau un mérite peu commun chez une femme. Madame Mongez a montré dans son art une science qu’on a cru jusqu’ici l’apanage d’un autre sexe. La critique l’a moins traitée en femme qu’en artiste distinguée qui mérite par ses beautés qu’on l’avertisse de ses fautes. »

Autrement dit : traiter la nudité masculine vous étant interdit par votre délicatesse, on vous conseille d’exercer vos talents sur des sujets compatibles avec votre condition de femme…

Certains, toutefois, tentent de défendre l’honneur de la dame : « « Mais tandis que les artistes admirent le mérite toujours croissant de son dessin, et une vigueur de pinceau sans exemple pour une femme, les hommes austères se sont effrayés du genre d’étude que toute cette science leur fait supposer. Il se pourrait cependant que madame Mongez eût étudié, et travaillé même ses tableaux beaucoup plus d’après l’antique, et ce qu’on appelle la bosse, que d’après le modèle. […] Il se pourrait, par exemple, que des trois figures d’homme du tableau que nous examinons, qu’il n’y ait eu de posée que celle du brigand renversé dans le coin du tableau et qui est drapée. […] Qu’on y fasse attention : cette figure est la seule dont les formes et le dessin n’ont pas le caractère idéal de l’antique, qui est au contraire très remarquable des deux figures nues. » (Salon de 1806, « M. Ingres, Mme Mongez », Journal de l’Empire, 4 octobre 1806, p.4)

Le Pausanias français, dans « Etat des arts en France à l’ouverture du XIXe siècle, salon de 1806 » résume finalement l’opinion générale en relevant que « Le livret du salon n’offre pas moins de cinquante dames ou demoiselles peintres […] c’est plus qu’il n’en avait jamais paru à-la-fois, et je ne sais s’il est fort à désirer pour leur sexe, pour la société en général, et pour les Arts, que cette affluence se soutienne. La plupart d’entre elles se bornent, il est vrai, au portrait ; mais quelques-unes s’élèvent jusqu’aux Tableaux d’histoire. Madame Mongez est la seule qui ait osé faire en grand cette tentative hardie. » (p.135) Et de poursuivre, un peu plus loin : « Il y a long-tems qu’on l’a dit : on ne connaît point de femme qui ait réussi à faire soit une tragédie, soit un grand Tableau d’histoire. Madame Mongez aura au moins l’honneur de l’avoir entrepris. » La suite devient cocasse : « Dans les pays où on enlève les Femmes, il faut honorer ceux qui ont le courage de les défendre. Mais à Paris, de quoi peut servir l’exemple de Thésée ? […] Madame Mongez aurait pu faire servir son beau talent à nous donner quelque leçon plus utile, à tracer quelque trait de vertu plus nécessaire à l’époque où nous vivons. » (op.cit., p.204)

Ces textes laissent imaginer les pressions auxquelles Angélique dut faire face, d’autant qu’on se souvient des arguments de son maître, Jacques-Louis David, pour exclure les femmes de l’Institut, lors de sa création en 1795 : « il serait impolitique et dangereux que les récompenses et les encouragements assignés pour les arts sur les dépenses publiques excitassent les femmes à préférer la carrière des arts à leur véritable vocation, aux fonctions respectables et saintes d’épouse, de mère, de maîtresse de maison. »

 

Mais qu’importe : au Salon suivant (1808), Angélique récidive avec Orphée aux enfers, ainsi décrit dans le livret : « Inconsolable de la perte de sa chère Eurydice, Orphée descend aux enfers pour la demander à Pluton, qui la lui accorde, attendri par les sons touchans [sic] de sa lyre. »

 Dans le Journal des dames et des modes du 20 octobre 1808 (p.457), on apprend seulement que « Quarante-huit Dames sont inscrites sur le livret : deux seulement ont exposé des tableaux d’histoire.  Celui de Mme Mongez est vu avec intérêt. »

 

Orphée aux enfers – 1808
Huile sur toile, 487 x 390 cm environ
 (Original non localisé)
Gravure publiée dans Landon, Charles, 
Annales du musée et de l’école moderne des beaux-arts, Salon de 1808, Tome 1
Planche 50 et 51
Source : Gallica / Bibliothèque nationale de France

« Pluton et Proserpine sont assis sur leur trône. Près d’eux, on voit d’un côté, Minos, la main élevée au-dessus de l’urne fatale, Caron, Earque et Rhadamanthe ; de l’autre les trois Parques qui pour un moment ont suspendu leurs travaux. Orphée, guidé par l’amour, dont les doigts légers [illisible] les accords de la lyre, tâche de fléchir le souverain de ce terrible séjour. Pluton paraît vaincu par le charme de la mélodie : Eurydice, qu’on aperçoit au loin, accompagnée de Mercure, va être rendue à son époux.

Ce tableau dont les figures sont au moins de grandeur naturelle, paraît de dimension considérable (il a environ 15 pieds de longueur sur 12 de hauteur). Le sujet appelait toutes les richesses de la verve poétique ; le sentiment du beau idéal a dû seul y régler le choix des formes, le degré d’expression convenable, et n’y admettre rien de faible ni de trop prononcé. Mme Mongez a rempli quelques-unes de ces conditions : il en fallait beaucoup moins pour faire remarquer son ouvrage. On y aperçoit de l’inégalité dans l’exécution ; mais on y reconnaît un esprit orné, un style épuré, et, sur-tout dans le dessin de nu, ce contour assuré qui annonce une excellente école. La figure de l’Amour, celles de l’une des Parques, de Pluton et de Proserpine, ne seraient pas désavouées par un habile professeur. Les carnations tirent un peu sur le gris et le violâtre, et peut-être le ton général est-il un peu froid. » (Commentaire de Charles Landon, op.cit. p. 56)

 

La même année, David est sollicité par le directeur de la Régie des droits réunis pour faire réaliser par un de ses élèves mais sous sa direction, les dessins du premier « jeu de carte officiel », imposé par décret impérial du 16 juin 1808. David crée une planche d’esquisses de style néoclassique et confie à Angélique le soin de terminer le travail dont les matrices seront réalisées par le typographe Firmin Didot. (1764-1836). Les quatre souverains traditionnels (Alexandre, David, Charlemagne et César) sont conservés mais les traits de Napoléon sont prêtés à César.

Mis en circulation le 1er octobre 1810, le jeu est boudé par les joueurs et sera finalement remplacé un an plus tard…

 

Source : Gallica / Bibliothèque nationale de France

Source : Gallica / Bibliothèque nationale de France

Source : Gallica / Bibliothèque nationale de France


En 1810, Angélique revient au Salon avec une œuvre dont la figure masculine centrale est moyennement délicate

La mort d’Adonis – 1810
Huile sur toile (dimensions et localisation inconnues)
Gravure publiée dans Landon, Charles, Annales du musée et de l’école moderne des beaux-arts, Salon de 1810
Planche 53
Source : Gallica / Bibliothèque nationale de France

La critique de Landon est en demi-teinte : « Après le tableau d’Andromaque, par M. Guérin, le tableau de la mort d’Adonis, par madame Mongez, est un des plus considérables de l’exposition, sous le rapport du style héroïque et poétique. Le nom de l’auteur lui a attiré de la part du public une attention particulière.

L’exécution du tableau composé de plusieurs figures de grande proportion, où dominent les parties les plus difficiles de l’art, est une tâche imposante pour un homme consommé par la pratique de la peinture ; combien ne l’est-elle davantage pour un artiste d’un sexe à qui la nature a donné la douceur et la faiblesse en partage, et comme refusé à dessein l’énergie et la constance nécessaire pour entreprendre et conduire à son terme un ouvrage fortement conçu. Cependant le tableau de la Mort d’Adonis ne manque ni de nerf dans la pensée, ni de fermeté dans la touche, ni de vigueur dans le coloris. Les nus sont dessinés correctement, et offrent de belles formes ; l’exécution est moëlleuse [sic] et généralement soignées, du moins dans les figures principales, qui sous ce rapport sont infiniment supérieures à quelques-unes des figures accessoires […]

Le public, toujours moins occupés des détails que de l’ensemble, […] a généralement blâmé la pose de la principale figure. En effet, madame Mongez ne s’est point montrée asse sévère dans le choix de cet objet capital. […] Cependant, nous considérons que cette faute que comme accidentelle ; et nous la croyons très-rémissible.

Au surplus, soit dans les anciennes écoles de peinture, soit dans l’école moderne, on ne peut citer aucune femme qui ait porté aussi loin que Mme Mongez le goût des compositions historiques et le grandiose du dessin ; et lorsque quelques hommes d’un talent distingué se bornent à des petits ouvrages dont la molesse[sic] et le fini minutieux semble annoncer un pinceau féminin ; il est glorieux pour Mme Mongez de traiter son art en homme expérimenté. » (Commentaire de Charles Landon, op.cit. p.71 - 73)

 

En 1812, voici Persée et Andromède (avec un Persée allègrement perché sur un monstre marin terrassé à propos duquel Le Pausanias français serait en droit de se demander « de quoi cela peut servir à Paris » où les monstres marins sont rares… !)

Persée et Andromède – 1812
Huile sur toile (dimensions et localisation inconnues)
Gravure publiée dans Charles Landon, Annales du musée et de l'école moderne 
des beaux-arts, Salon de 1812, Planche 61
Source : Gallica / Bibliothèque nationale de France

Cette fois, Charles Landon se borne, après une longue, précise et louangeuse description, à conclure sobrement que « Ce tableau, l’un des plus remarquables de l’exposition, se distingue principalement par le grandiose et la correction du dessin. Il est d’une couleur vigoureuse et d’une fort belle exécution. » (op.cit. p. 81,82)

Aurait-on enfin accepté la place remportée par Angélique sur la scène artistique de son temps ? On peut en douter en regardant le double portrait du couple Mongez, exécuté par leur ami David, la même année :

 

Jacques Louis David (1748-1825)
Mon ami Antoine Mongez et son épouse Angélique  - 1812
Huile sur bois, 74 x 87 cm
Musée du Louvre, Paris

Que voyons-nous ? Un Antoine Mongez revêtu de son habit d’académicien des Inscriptions et des Belles-Lettres, accompagné des attributs de sa fonction :  un livre et une pièce rappelant son activité d’administrateur des monnaies. Et une Angélique en… épouse !

Et pourtant, David avait de la considération pour son élève, au point qu’il la laissait, comme il le fera plus tard avec Sophie Rude (voir sa notice), copier certaines de ses compositions et qu’il se raconte même qu’il l’a peinte, avec son mari, dans les tribunes de Sacre de Napoléon.

Jacques Louis David (1748-1825)
Sacre de l'empereur Napoléon Ier et couronnement de l'impératrice Joséphine dans la cathédrale Notre-Dame de Paris, le 2 décembre 1804 (détail)
Musée du Louvre, Paris

Ceux qu’on reconnaît au premier coup d’œil sont David lui-même, debout à gauche et dessinant, et Joseph-Marie Vien, assis au milieu du premier rang (voir son portrait par Marie-Gabrielle Capet dans L'Atelier de Madame Vincent). On sait que David a représenté devant lui, assises, son épouse encadrée par ses deux filles. Rien n’interdit donc de penser, sous réserve d’inventaire, que le couple assis derrière elles, sur le côté droit, soit Mongez et Angélique, avec un joli chapeau à plume blanche !

 


Mais voici déjà le Salon de 1814. On a perdu le tableau d’origine de Mars et Vénus mais le musée des Beaux-Arts d’Angers en conserve une réplique autographe, peinte en 1841.

Mars et Vénus – 1841
Huile sur toile, dimension non précisée
Musée des Beaux-Arts d’Angers
(Photographié dans l’exposition « Peintres femmes, naissance d’un combat (1780-1830) » 
au musée du Luxembourg, Paris, en juillet 2021)

Cette fois, le tableau n’est pas reproduit en gravure dans les Annales et le commentaire de Charles Landon est sévère : « le public a revu avec satisfaction son tableau de Persée et Andromède, exposé en 1810. Il s’en faut de beaucoup que son nouveau tableau, représentant Mars et Vénus, et exécuté dans les mêmes dimensions que le premier, ait obtenu le même succès. Dessin, agencement, coloris, fermeté du pinceau, tout s’y montre à un degré très-inférieur. » (Annales du musée et de l’école moderne des beaux-arts, Salon de 1814, p.111, consultable en ligne)

L’année suivante, Angélique exécute un portrait de Louis XVIII (que j'ai l'outrecuidance de trouver assez peu convaincant…)

 

Portrait du roi Louis XVIII – 1815
Huile sur toile, 256 x 183 cm
Musée des Beaux-Arts, Tours

Après l’épisode des 100 jours, le roi tenait sans doute à asseoir son image… Comme le fera le baron Gros un peu plus tard, Angélique le représente en grand costume du sacre, avec le manteau doublé d’hermine en velours bleu fleurdelisé et les insignes de sa fonction, le sceptre dans la main droite, la main de justice et la couronne, posées derrière lui.

Le Salon suivant a lieu en 1817, Angélique n’y apparaît pas.

En 1819, Angélique expose Saint Martin partage son manteau pour en couvrir un pauvre. Le tableau serait actuellement dans une église du Var mais je n’en ai pas trouvé confirmation dans la base Mérimée…

Saint Martin partage son manteau pour en couvrir un pauvre - 1819
Huile sur toile, 482 x 335,8 cm
Notre-Dame des Grâces, Cotignac, Var ?
Gravure publiée dans Landon, Charles, Annales du musée et de l’école moderne des beaux-arts, 
Salon de 1819, Planche 30 

Cette fois, Landon n’est pas du tout conquis « c’est l’ouvrage d’un dame honorablement citée pour son attachement aux vrais principes de l’art », note-t-il, « En accueillant ses ouvrages, nous payons le tribut d’estime dû à ses talens [sic] et à son zèle. » (Op.cit. p.53)

Angélique n’est présente ni au Salon de 1822, ni à celui de 1824, premier salon où la peinture romantique commence à être évaluée et saluée par certains critiques.

En 1827, dernier coup d’éclat : Les sept chefs devant Thèbes, ainsi décrit dans le livret du Salon :

Après la mort d'Œdipe, roi de Thèbes, Etéocle et Polynice, ses deux fils, convinrent d'occuper le trône alternativement, chacun pendant une année. Polynice y monta le premier, et le céda à Etéocle ; celui-ci, après l'année révolue, gardant la couronne, au mépris de la convention, Adraste, beau-père de Polynice, Tydée, son beau-frère, le devin Amphiaraüs, Capanée, Hippomédon et Pharthénopée, fils d'Atalante, se réunirent à Polynice, et marchèrent contre Thèbes. / A la vue de cette ville, les sept chefs immolent un taureau noir, et jurent sur la victime de venger Polynice.

Je commence par la gravure des Annales de façon à donner à voir le dessin central, peu lisible sur l’œuvre originale.

Les sept chefs devant Thèbes – 1826
Gravure publiée dans les Annales du musée et de l’école moderne des beaux-arts, 
Salon de 1827, Planche VIII
Source : Gallica / Bibliothèque nationale de France

Et bien  qu’elle souligne le fait que l'œuvre mériterait une restauration (mais il faut se souvenir que restaurer une œuvre de 3 m de haut sur 4 de long constitue une dépense très importante qui ne peut être assumée qu'en faveur des œuvres exposées, ce qui n'est sans doute pas le cas de ce tableau), je montre la photographie que m’a obligeamment transmise le musée d’Angers car elle donne une image réaliste de l’œuvre et permet de bien comprendre les critiques qui lui sont adressées à l’époque.

Les sept chefs devant Thèbes - 1826
Huile sur toile, 323 x 425 cm 
MBA J 140 (J1881) P
Musée des Beaux-Arts d’Angers
© Photo : Musées d'Angers / Pierre David

Le nouvel auteur des commentaires des Annales du musée (Charles Landon est mort l’année précédente) émet une appréciation pour le moins contrastée : « Il n’y a cette année qu’un seul tableau qui rappelle le haut style introduit dans l’école par l’illustre David, et ce tableau est d’une femme ; mais cette femme est madame Mongez, la digne et fidèle élève de son maître.

Long-tems avant que ce tableau parût, nous en avions entendu parler avec les plus grands éloges. Nous l’avons vu ; nous y avons remarqué, en effet, des beautés de premier ordre, mais il nous semble que les éloges ne peuvent être accordés sans importantes restrictions. […] L’effet général était donné par ces vers superbes que Boileau a traduit d’Eschyle :

[…] La composition de ce tableau est sagement et trop sagement pensée. On lui adressera le même reproche qu’on a fait souvent à l’école de David, et quelquefois à tort, d’offrir des poses plus théâtrales que naturelles. […]

Les deux figures qui occupent le devant méritent d’être critiquées sous ce rapport ; celle de Polynice [personnage de droite], surtout, ne remplit nullement l’idée que nous nous en étions formée. Dans ce visage blanc et rose, dans ces traits sans courroux, dans ce beau corps qui pèse avec grâce sur deux jambes non moins belles, mais qui se contentent de le soutenir et ne l’enlèvent pas, dans ce bras droit si paisible dont la main s’arrondit pour étendre le javelot vers la victime, nous ne reconnaissons pas cet impétueux Polynice qu’une rage ambitieuse dévore, et que les Euménides ont voué au fratricide. […]

Disons encore que le taureau noir qui occupe le centre du tableau offre une masse confuse dont il est assez difficile de deviner le dessin.  Mais c’est surtout sous le rapport de la couleur que pèche le tableau de madame Mongez, elle est monotone et froide. Ce tableau manque d’air et de plan. […] Quoi qu’il en soit, le tableau des sept Chefs offre assez de parties remarquables pour être placés au nombre des plus estimables productions de madame Mongez. […]

Il y a, dans le dessin surtout, des beautés d’un ordre tel qu’elles soutiendraient la comparaison avec plusieurs productions de David et qu’on serait tenté d’attribuer à son pinceau si on ne savait pas que ce n’est que depuis trois ans seulement que madame Mongez a conçu et exécuté son tableau [David est mort en 1825]. Un tel éloge rachète toutes nos critiques. Nous avons dépassé pour madame Mongez les bornes ordinaires de nos notices, le nom de cette femme célèbre, et l’importance du travail qu’elle a soumis cette année au public, méritaient cette exception. » (Commentaire d’Antony Béraud, Annales du musée et de l’école moderne des beaux-arts, Salon de 1827, p. 16 à 19) 

On a envie d’écrire « enfin, on nous parle de style ! » Ce n’est sans doute pas un hasard : le Salon de 1827 est celui qui marque la charnière entre l’époque néo-classique, dont Angélique est une digne représentante, et celle du romantisme qui y fait une entrée fracassante. Ce qui est clairement reproché ici à Angélique est d'être une « davidienne » (au point que si David n'était pas mort, on « aurait été tenté » de lui attribuer le tableau !). En outre, le « genre noble » devient minoritaire au Salon et s’il reste acheté par l’Etat, ce sont les sujets « nationaux » ou religieux qui sont privilégiés.

Le temps d’Angélique est passé et elle ne participera plus aux Salons.

Elle continue cependant à peindre mais si certaines de ses œuvres tardives sont aujourd’hui dans les collections publiques, c’est grâce à des dons effectués par l’artiste elle-même. Il en est ainsi des Sept Chefs, qu'elle a donné au musée d’Angers en 1854 et de La mort de Darius, qu’elle offrit au musée des Beaux-Arts de Lyon en 1851.

La mort de Darius – 1838
Huile sur toile, 291,5 x 355 cm
Musée des Beaux-Arts, Lyon  n° A 2837
Image © Lyon MBA – photo Martial Couderette


Enfin, le seul portrait que l’on connaisse de la main d’Angélique est conservé au musée Carnavalet auquel il a été offert en 1889.


Portrait d’Alexandre Auguste Ledru-Rollin, journaliste et homme politique - 1838
Huile sur toile, 101 x 81,5 cm
Musée Carnavalet, Histoire de Paris
(Photographié par mes soins au musée Carnavalet)


Un an avant sa mort, le 20 février 1855, Angélique aurait peint un Christ en croix (1854) pour l'église de Saint-Pierre à Charenton mais je n’en ai pas trouvé trace.


*

Soyons honnêtes, les peintres néoclassiques ne sont guère à la mode aujourd’hui : la dernière exposition parisienne sur David doit dater d’une bonne quinzaine d’années et la renommée de ses élèves n’est pas meilleure. De ce point de vue, l’effacement du nom d’Angélique Mongez n’a rien d’exceptionnel et n'est pas intrinsèquement lié à sa féminité.

Finalement, si des chercheurs écrivent sur elle aujourd’hui, c’est surtout pour examiner les conditions qui lui ont permis de devenir et rester peintre, en dépit du conservatisme de ses contemporains. Nul ne doute qu’elle dut faire preuve d'un degré de volonté et de persévérance hors du commun. 

C'est aussi pour cela qu'elle doit rester dans nos mémoires !


 *


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