J’ai choisi d’associer dans une même notice ces deux peintres dont les vies et les carrières sont mêlées, même si, en raison de la prudence et de la retenue qui était de mise à leur époque, on ne sait pas exactement quelle a été leur relation, entre l’amour et l’amitié. Par ailleurs, c’est Bertha qui fut de loin la plus célèbre et il est aujourd’hui difficile de trouver les travaux de Jeanna.
Jeanna Maria Charlotta Bauck est née la première, le 19 août 1840 à Stockholm. Elle est la fille du compositeur et critique musical (Carl) Wilhelm Bauck. Benjamine de quatre enfants, elle a une sœur aînée musicienne, Hanna Lucia Bauck. Elevée à Stockholm, elle suit des études d’art à Dresde puis à Düsseldorf avant de s’installer à Munich en 1863, une ville où le marché de l’art était florissant.
Bertha Wegmann est née le 16 décembre 1847 à Soglio (Suisse) mais sa famille déménage au Danemark en 1851. Elle est donc considérée comme une peintre pleinement danoise. En 1867, elle part pour Munich avec l’intention de devenir peintre d’histoire. On pense qu’elle a pu le faire grâce au soutien de mécènes, commerçants prospères amis de son père, lui-même commerçant.
A l’époque, les femmes n’étaient pas admises à l’Académie de Munich mais certains professeurs organisaient des cours particuliers « officieux » pour les artistes féminines. On suppose que les deux artistes ont dû se rencontrer rapidement après l’arrivée de Bertha, puisque dès 1869, elles partagent le même atelier qui était probablement aussi leur lieu de vie, comme le montre le tableau de Jeanna, ci-dessous, dont on perçoit l’atmosphère domestique. C'est le seul tableau de Jeanna où apparaît Bertha et on ne voit pas son visage…
L’homme que l’on voit sur ce tableau est un certain Peter Dethlefsen que Bertha a portraituré en 1869, avec le même gant noir à la main gauche et le même pot blanc derrière lui, ce qui laisse supposer que les deux peintres ont travaillé en même temps, dans le même atelier.
La même année, les peintres de l’école de Barbizon,
Corot, Millet, Daubigny, sont exposés à l’Exposition internationale d’art de
Munich et beaucoup de peintres, comme Wilhelm von Lindenschmit (1829-1895), auprès duquel étudie Bertha,
admirent leur travail.
A partir de 1870, Bertha commence à exposer régulièrement. Elle est visiblement déjà connue comme portraitiste.
Jeanna, elle, s’exprime
par le paysage et de nombreuses scènes de bateaux :
A la fin des années 70,
de nombreux artistes scandinaves commencent à quitter l’Allemagne pour se
rendre à Paris, attirés par l’Exposition universelle de 1878 puis séduits par
l’exposition d’art français de Munich en 1879.
Les deux amies partent pour Paris à l’automne 1879. Elles s’installent ensemble dans la pension de Madame Tissier, 23 rue de Bruxelles (9e) où elles rencontrent une autre peintre, Hildegard Thorell, dont Bertha exécutera le portrait l’année suivante et avec laquelle elle entretiendra aussi une amitié fidèle.
Bertha suit les cours
de l’Académie de Madame Trélat de Vigny. Elle y reçoit les enseignements
irréguliers de Léon Bonnat (1833-1920), Jean-Léon Gérôme (1824-1904) et Jules
Bastien-Lepage (1848-1884).
Elle y a probablement
rencontré une autre artiste suédoise née en Finlande, Helene Schjerfbeck (1862-1946), arrivée la même année
qu’elle à Paris (voir sa notice ).
Jeanna est la première à exposer au Salon, dès 1880, un paysage de grande dimension, dans le style de Barbizon :
Leur amie Hildegard est
acceptée au Salon, elle aussi, avec un portrait qui remporte un joli succès
auprès du public :
L’année
suivante, c’est Bertha qui figure au Salon, sous le nom francisé de Berthe
Vegman, avec… un portrait de Jeanna, à la fois intime et lumineux, pour lequel
elle reçoit une mention honorable, jolie réussite pour un premier essai !
Pendant les étés 81 et 82, les
deux amies s’installent à Ecouen pour faire des croquis en plein air.
Au
Salon de 1882, Jeanna et Bertha exposent toutes deux et Jeanna s’inscrit comme
élève de Bertha Wegmann, laquelle continue à se présenter sous son nom francisé.
Elle présente cette fois un portrait de sa sœur, Anna Seekamp, qui a
probablement séduit le jury par le regard franc et direct, presque espiègle, du
modèle et la délicatesse de la laine qu’elle tient entre ses doigts : on lui accorde une médaille de 3e classe.
Je n’ai pas pu retrouver Sous
les vieux saules, le tableau que Jeanna présente au Salon de cette
année-là… vous verrez donc Le retour de l’aube, où figure aussi un vieux
saule !
Dès
l’année suivante, tandis que Jeanna rentre à Munich, Bertha retourne au Danemark.
Elle y est déjà connue grâce aux œuvres qu’elle a régulièrement envoyées, lors
des expositions annuelles de
l'Académie royale des Beaux-Arts de Copenhague. Le portrait de sa sœur a ainsi
remporté la médaille Thorvaldsen,
l'une des plus hautes distinctions artistiques décernées au Danemark.
Bertha revient régulièrement à Munich, heureuse de retrouver Jeanna dont les conseils lui sont précieux et qui l’accueille dans l’appartement qu’elle partage avec sa sœur musicienne, Hanna Lucia Bauck.
Le
tableau de référence de Bertha, cette année-là, est cette Jeune mère avec
enfant, pour lequel elle doit lutter afin d’obtenir la lumière qu’elle
recherche. On peut ne pas aimer le thème, un peu mièvre, mais difficile de ne
pas admirer la technique des touches de lumière sur les têtes et les bras des
modèles…
Le
tableau sera acheté presque immédiatement par le musée national de Stockholm. A
la fin des années 80, auréolée de ses médailles en France et au Danemark, Bertha
est célèbre et le public se presse devant ses tableaux aux expositions de la
« Kunsthal » de Charlottenborg, salle d’exposition de l’Académie
royale du Danemark.
Bertha commence à prendre en charge l’enseignement de plusieurs élèves dans son atelier, à Copenhague. C’est ainsi qu’elle reçoit, en 1883, la jeune Marie Triepcke qui rêve de devenir peintre et suivra son enseignement pendant deux ans. Elle deviendra peintre un peu plus tard, sous le nom de Marie Krøyer (à retrouver bientôt sur ce blog !)
Pendant
cette période, Bertha fait d’elle un portrait dans une pose curieusement « ramassée » où on entrevoit une influence française dans le traitement de la lumière, même si, en ce qui concerne le style, on est plus proche de Bastien-Lepage que de Berthe Morisot…
Pourtant,
Bertha a intitulé son portrait Une jeune fille. Elle ne se positionnait
donc pas, ici, en tant que portraitiste. Elle l’a écrit la même année à son amie,
la peintre suédoise Hildegard Thorell (1850-1930) : « [...] Presque tous les
jours, je refuse une commande de portrait, les gens sont comme des fous mais je
n’ai pas l’intention de devenir uniquement portraitiste. »
Elle le rappelle l’année qui précède sa mort : « [...] à cette époque, je ne pensais pas devenir portraitiste, j’étais bien plus intéressée par ce qu’on a appelé la ‘’peinture de situation’’. Pas la ‘’peinture de genre’’ qui raconte une anecdote, j’ai toujours détesté ça. Mais juste une image de situation, comme ‘’Mère avec son enfant dans un jardin’’, ce qu’on appelle maintenant mes vieilles peintures jeunesse ! Le fait que je sois devenue portraitiste venait simplement du fait que j’avais utilisé un modèle identifiable pour l’une de mes peinture de situation et que le portrait avait été trouvé ressemblant ! »
Certains auteurs rappellent
à ce sujet le travail d’une de ses amies, Anna Petersen, qui a peint la même
année une Jeune Bretonne s’occupant des plantes dans une serre qui
peut être envisagée de façon métaphorique : elle s’occupe des plantes tout
en pensant à quelque chose de précis. Une façon de d’exprimer le fait que les
femmes ne sont pas des êtres uniquement guidés par leurs pulsions mais qu’elles
ont une vie intérieure et sont maîtresses de leurs destinées.
Ainsi,
la Jeune femme dans une serre que Bertha peindra presque vingt ans plus
tard ne serait pas non plus un portrait mais surtout une jeune femme moderne et
sûre d'elle qui porte des vêtements à la mode et qui regarde directement le
spectateur avec audace. L'arrière-plan n'est plus un verre transparent comme celui
de la Jeune Bretonne mais un vitrage opaque, disposé en grille qui crée
un espace spécifique derrière la jeune femme.
Pourtant, c’est surtout l’activité de portraitiste de Bertha qui a laissé de nombreuses traces dans les collections privées et publiques, des portraits de commande de la bourgeoisie danoise où l’on perçoit son talent pour saisir la ressemblance des modèles… Elle deviendra d’ailleurs, après la mort du célèbre peintre danois P.S. Krøyer, en 1909, la portraitiste incontestée de la société danoise.
En
mai 1884, Jeanna rendit visite à Bertha à Copenhague puis passa l’hiver à
Dresde où elle devait recevoir un traitement médical assez lourd. Bertha prit
soin d’elle et, pour l’aider à retrouver sa productivité artistique, alla
copier avec elle les maîtres anciens de la Gemäldegalerie de Dresde.
C’est
au cours de cette période que Bertha peint son deuxième portrait de Jeanna,
qu’elle exposera au Salon parisien de 1886 et à l’Exposition universelle de
Paris en 1889, où elle obtient une médaille d’argent.
Après
quoi, les deux amies passent à nouveau l’été à Ecouen.
A Munich, chez Jeanna, Bertha s’enferme des journées entières pour peindre, sans voir quiconque.
Les soirées sont réservées à la lecture et la musique, dans une atmosphère illustrée par le tableau de leur amie, Anna Petersen. Bertha et Jeanna sont assises sur le canapé…
Mais
le centre de la vie de Bertha est à Copenhague : elle devient la première
femme à occuper une chaire à l’Académie royale et reçoit en 1892, la médaille royale Ingenio et arti, décernée
aux plus éminents scientifiques et artistes danois. Elle représente le Danemark
à plusieurs expositions internationales dont la célèbre Exposition universelle
de Chicago en 1893 où elle figure au Palais des Beaux-Arts tandis que Jeanna représente
l’Allemagne au Pavillon des Femmes.
Lorsque Bertha revient à Munich en 1894, elle est accompagnée d’une nouvelle compagne, Toni Müller, dont elle a fait ce portrait. La jeune femme est sa cadette de vingt-sept ans et Bertha la qualifie « d’enfant ». Elles resteront très proches jusqu'au décès de Bertha.
Au
cours des trente années suivantes, Bertha et Jeanna se retrouveront
régulièrement, soit pour peindre, soit pour voyager ensemble. On conserve de
leur travail en commun un double portrait de la sœur de Jeanna :
En
1897, Jeanna s’installe à Berlin où elle enseigne la peinture à l’Association
des Arts. Elle sera la professeure préférée d’une élève (qui aura bientôt sa
notice sur ce blog !) : Paula Modersohn-Becker.
Lorsque paraît en 1905 le fameux Women Painters of the World, édité par Walter Shaw Sparrow et qui répertorie toutes les femmes artistes jugées importantes à l’époque, seule Jeanna est représentée par deux toiles dont la localisation n’est plus connue alors que Bertha n’est pas citée mais l’ouvrage ne comporte pas de rubrique sur les peintres danoises, ce qui peut expliquer cet oubli.
Les
deux amies mourront au cours de la même année 1926, Bertha le 22 février et Jeanna
le 27 mai.
Toutes deux ont disparu assez vite de l’histoire de l’art et seule Bertha a retrouvé une notoriété relativement récente. Elle a fait l’objet d’une exposition monographique au Hirschsprung Museum de Copenhague, de février à mai 2022. Pour Jeanna, tout reste à faire…
*
Et
je termine, bien sûr, par les natures mortes !
*
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