lundi 7 février 2022

Jeanna Bauck (1840-1926) et Bertha Wegmann (1847-1926)

 

A gauche, Jeanna Bauck à Munich en 1870, photographie de Franz Hanfstaengel (1804-1877)
A droite, Bertha Wegmann, vers1870, photographie de Georg Emil Hansen (1833-1891)


J’ai choisi d’associer dans une même notice ces deux peintres dont les vies et les carrières sont mêlées, même si, en raison de la prudence et de la retenue qui était de mise à leur époque, on ne sait pas exactement quelle a été leur relation, entre l’amour et l’amitié. Par ailleurs, c’est Bertha qui fut de loin la plus célèbre et il est aujourd’hui difficile de trouver les travaux de Jeanna.

Jeanna Maria Charlotta Bauck est née la première, le 19 août 1840 à Stockholm. Elle est la fille du compositeur et critique musical (Carl) Wilhelm Bauck. Benjamine de quatre enfants, elle a une sœur aînée musicienne, Hanna Lucia Bauck. Elevée à Stockholm, elle suit des études d’art à Dresde puis à Düsseldorf avant de s’installer à Munich en 1863, une ville où le marché de l’art était florissant.

Bertha Wegmann est née le 16 décembre 1847 à Soglio (Suisse) mais sa famille déménage au Danemark en 1851. Elle est donc considérée comme une peintre pleinement danoise. En 1867, elle part pour Munich avec l’intention de devenir peintre d’histoire. On pense qu’elle a pu le faire grâce au soutien de mécènes, commerçants prospères amis de son père, lui-même commerçant.

A l’époque, les femmes n’étaient pas admises à l’Académie de Munich mais certains professeurs organisaient des cours particuliers « officieux » pour les artistes féminines. On suppose que les deux artistes ont dû se rencontrer rapidement après l’arrivée de Bertha, puisque dès 1869, elles partagent le même atelier qui était probablement aussi leur lieu de vie, comme le montre le tableau de Jeanna, ci-dessous, dont on perçoit l’atmosphère domestique. C'est le seul tableau de Jeanna où apparaît Bertha et on ne voit pas son visage… 

 

Jeanna Bauck (1840-1926)
Bertha Wegmann peignant un portrait – 1869/1870
Huile sur toile, 100 x 110 cm
Nationalmuseum, Stockholm

L’homme que l’on voit sur ce tableau est un certain Peter Dethlefsen que Bertha a portraituré en 1869, avec le même gant noir à la main gauche et le même pot blanc derrière lui, ce qui laisse supposer que les deux peintres ont travaillé en même temps, dans le même atelier. 

Bertha Wegmann peignant un portrait (détail)

Bertha Wegmann (1847-1926)
Portrait de Peter Dethlefsen – 1869
Huile sur toile
Collection particulière

La même année, les peintres de l’école de Barbizon, Corot, Millet, Daubigny, sont exposés à l’Exposition internationale d’art de Munich et beaucoup de peintres, comme Wilhelm von Lindenschmit (1829-1895), auprès duquel étudie Bertha, admirent leur travail.

A partir de 1870, Bertha commence à exposer régulièrement. Elle est visiblement déjà connue comme portraitiste.

Bertha Wegmann (1847-1926)
Femme en noir – vers 1872
Huile sur toile, 51,5 x 41,5 cm
Nationalmuseum, Stockholm

Bertha Wegmann (1847-1926)
Tendre moment – 1877
Huile sur toile, 114 x 93 cm
Collection particulière (vente 2016)

Jeanna, elle, s’exprime par le paysage et de nombreuses scènes de bateaux :

 

Jeanna Bauck (1840-1926)
Le bateau de pêche « Gloria » dans le port d’Anker – sans date
Huile sur toile marouflée sur carton, 38,7 x 55,5 cm
Collection particulière (vente 2021)

A la fin des années 70, de nombreux artistes scandinaves commencent à quitter l’Allemagne pour se rendre à Paris, attirés par l’Exposition universelle de 1878 puis séduits par l’exposition d’art français de Munich en 1879.

Les deux amies partent pour Paris à l’automne 1879. Elles s’installent ensemble dans la pension de Madame Tissier, 23 rue de Bruxelles (9e) où elles rencontrent une autre peintre, Hildegard Thorell, dont Bertha exécutera le portrait l’année suivante et avec laquelle elle entretiendra aussi une amitié fidèle.

 

Bertha Wegmann (1847-1926)
L’artiste Hildegard Thorell – 1880
Huile sur toile, 27,5 x 22 cm
Nationalmuseum, Stockholm

Bertha suit les cours de l’Académie de Madame Trélat de Vigny. Elle y reçoit les enseignements irréguliers de Léon Bonnat (1833-1920), Jean-Léon Gérôme (1824-1904) et Jules Bastien-Lepage (1848-1884).

 

Bertha Wegmann (1847-1926)
Modèle d’atelier – 1881
Huile sur toile, 66 x 57 cm
Statens Museum for Kunst, Copenhague

Elle y a probablement rencontré une autre artiste suédoise née en Finlande, Helene Schjerfbeck (1862-1946), arrivée la même année qu’elle à Paris (voir sa notice ).

Jeanna est la première à exposer au Salon, dès 1880, un paysage de grande dimension, dans le style de Barbizon :

 

Jeanna Bauck (1840-1926)
Soir d’été en Suède - 1880
Huile sur toile, 125 x 203 cm
Collection particulière (vente 2013)

Leur amie Hildegard est acceptée au Salon, elle aussi, avec un portrait qui remporte un joli succès auprès du public :

 

Hildegard Thorell (1850-1930)
Portrait de Mlle Gay – 1880
Huile sur toile, 61 x 50 cm
Musée d’Art de Göteborg, Suède

L’année suivante, c’est Bertha qui figure au Salon, sous le nom francisé de Berthe Vegman, avec… un portrait de Jeanna, à la fois intime et lumineux, pour lequel elle reçoit une mention honorable, jolie réussite pour un premier essai !

 

Bertha Wegmann (1847-1926)
L’artiste Jeanna Bauck – 1881
Huile sur toile, 106 x 85 cm
Nationalmuseum, Stockholm

Pendant les étés 81 et 82, les deux amies s’installent à Ecouen pour faire des croquis en plein air.

Au Salon de 1882, Jeanna et Bertha exposent toutes deux et Jeanna s’inscrit comme élève de Bertha Wegmann, laquelle continue à se présenter sous son nom francisé. Elle présente cette fois un portrait de sa sœur, Anna Seekamp, qui a probablement séduit le jury par le regard franc et direct, presque espiègle, du modèle et la délicatesse de la laine qu’elle tient entre ses doigts : on lui accorde une médaille de 3e classe. 

Bertha Wegmann (1847-1926)
Anna Seekamp, ​​sœur de l’artiste – 1882
Huile sur toile, 109 x 100,5 cm
Statens Museum for Kunst, Copenhague


Je n’ai pas pu retrouver Sous les vieux saules, le tableau que Jeanna présente au Salon de cette année-là… vous verrez donc Le retour de l’aube, où figure aussi un vieux saule !

 

Jeanna Bauck (1840-1926)
Le retour de l’aube – 1878
Huile sur toile, 77, 5 x 117 cm
Collection particulière (vente 2002)

Dès l’année suivante, tandis que Jeanna rentre à Munich, Bertha retourne au Danemark. Elle y est déjà connue grâce aux œuvres qu’elle a régulièrement envoyées, lors des expositions annuelles de l'Académie royale des Beaux-Arts de Copenhague. Le portrait de sa sœur a ainsi remporté la médaille Thorvaldsen, l'une des plus hautes distinctions artistiques décernées au Danemark.

Bertha revient régulièrement à Munich, heureuse de retrouver Jeanna dont les conseils lui sont précieux et qui l’accueille dans l’appartement qu’elle partage avec sa sœur musicienne, Hanna Lucia Bauck.

 

Bertha Wegmann (1847-1926)
Portrait de la pianiste Hanna Lucia Bauck – sans date
Huile sur toile, 70,5 x 53,5 cm
Den Hirschsprung Samling, Copenhague


Le tableau de référence de Bertha, cette année-là, est cette Jeune mère avec enfant, pour lequel elle doit lutter afin d’obtenir la lumière qu’elle recherche. On peut ne pas aimer le thème, un peu mièvre, mais difficile de ne pas admirer la technique des touches de lumière sur les têtes et les bras des modèles…

 

Bertha Wegmann (1847-1926)
Jeune mère et enfant dans un jardin – 1883
Huile sur toile, 135 x 87 cm
Nationalmuseum, Stockholm

Le tableau sera acheté presque immédiatement par le musée national de Stockholm. A la fin des années 80, auréolée de ses médailles en France et au Danemark, Bertha est célèbre et le public se presse devant ses tableaux aux expositions de la « Kunsthal » de Charlottenborg, salle d’exposition de l’Académie royale du Danemark.

Bertha commence à prendre en charge l’enseignement de plusieurs élèves dans son atelier, à Copenhague. C’est ainsi qu’elle reçoit, en 1883, la jeune Marie Triepcke qui rêve de devenir peintre et suivra son enseignement pendant deux ans. Elle deviendra peintre un peu plus tard, sous le nom de Marie Krøyer (à retrouver bientôt sur ce blog !)

Pendant cette période, Bertha fait d’elle un portrait dans une pose curieusement « ramassée » où on entrevoit une influence française dans le traitement de la lumière, même si, en ce qui concerne le style, on est plus proche de Bastien-Lepage que de Berthe Morisot…

 

Bertha Wegmann (1847-1926)
Une jeune femme assise dans un bateau (Marie Triepcke)vers 1884
Huile sur toile, 127 x 107 cm
Den Hirschsprung Samling, Copenhague

Pourtant, Bertha a intitulé son portrait Une jeune fille. Elle ne se positionnait donc pas, ici, en tant que portraitiste. Elle l’a écrit la même année à son amie, la peintre suédoise Hildegard Thorell (1850-1930) : « [...] Presque tous les jours, je refuse une commande de portrait, les gens sont comme des fous mais je n’ai pas l’intention de devenir uniquement portraitiste. »

Elle le rappelle l’année qui précède sa mort : « [...] à cette époque, je ne pensais pas devenir portraitiste, j’étais bien plus intéressée par ce qu’on a appelé la ‘’peinture de situation’’. Pas la ‘’peinture de genre’’ qui raconte une anecdote, j’ai toujours détesté ça. Mais juste une image de situation, comme ‘’Mère avec son enfant dans un jardin’’, ce qu’on appelle maintenant mes vieilles peintures jeunesse ! Le fait que je sois devenue portraitiste venait simplement du fait que j’avais utilisé un modèle identifiable pour l’une de mes peinture de situation et que le portrait avait été trouvé ressemblant ! »

Bertha Wegmann (1847-1926)
Femme cousant dans un intérieur – sans date
Huile sur toile, 96 x 87 cm
Collection particulière (vente 2008)

Certains auteurs rappellent à ce sujet le travail d’une de ses amies, Anna Petersen, qui a peint la même année une Jeune Bretonne s’occupant des plantes dans une serre qui peut être envisagée de façon métaphorique : elle s’occupe des plantes tout en pensant à quelque chose de précis. Une façon de d’exprimer le fait que les femmes ne sont pas des êtres uniquement guidés par leurs pulsions mais qu’elles ont une vie intérieure et sont maîtresses de leurs destinées. 


Anna Sophie Petersen (1845-1910)
Jeune Bretonne s’occupant des plantes dans une serre – 1884
Huile sur toile, 121 x 110 cm
Statens Museum for Kunst, Copenhague

Ainsi, la Jeune femme dans une serre que Bertha peindra presque vingt ans plus tard ne serait pas non plus un portrait mais surtout une jeune femme moderne et sûre d'elle qui porte des vêtements à la mode et qui regarde directement le spectateur avec audace. L'arrière-plan n'est plus un verre transparent comme celui de la Jeune Bretonne mais un vitrage opaque, disposé en grille qui crée un espace spécifique derrière la jeune femme.


Bertha Wegmann (1847 – 1926)
Jeune femme dans une serre - 1902
Huile sur toile, 144 x 73 cm
Collection particulière

Pourtant, c’est surtout l’activité de portraitiste de Bertha qui a laissé de nombreuses traces dans les collections privées et publiques, des portraits de commande de la bourgeoisie danoise où l’on perçoit son talent pour saisir la ressemblance des modèles… Elle deviendra d’ailleurs, après la mort du célèbre peintre danois P.S. Krøyer, en 1909, la portraitiste incontestée de la société danoise. 

 

Bertha Wegmann (1847-1926)
Portrait de l’homme d’affaire Moritz Gerson Melchior - 1884
Huile sur toile, 109 x 84 cm
Musée national d'histoire du château de Frederiksborg, Hillerød, Danemark

Moritz Gerson Melchior photographié dans les années 1880


En mai 1884, Jeanna rendit visite à Bertha à Copenhague puis passa l’hiver à Dresde où elle devait recevoir un traitement médical assez lourd. Bertha prit soin d’elle et, pour l’aider à retrouver sa productivité artistique, alla copier avec elle les maîtres anciens de la Gemäldegalerie de Dresde.

C’est au cours de cette période que Bertha peint son deuxième portrait de Jeanna, qu’elle exposera au Salon parisien de 1886 et à l’Exposition universelle de Paris en 1889, où elle obtient une médaille d’argent.

 

Bertha Wegmann (1847-1926)
Portrait de la peintre Jeanna Bauck -1885
Huile sur bois, 49,2 x 31,5 cm
Den Hirschsprung Samling, Copenhague


Après quoi, les deux amies passent à nouveau l’été à Ecouen.

 

Bertha Wegmann (1847-1926)
Femme avec sac de pommes de terre, Ecouen, France – 1886
Huile sur toile, 71 x 40 cm
Collection particulière (vente 2019)

A Munich, chez Jeanna, Bertha s’enferme des journées entières pour peindre, sans voir quiconque.




Bertha Wegmann (1847-1926)
Désespoir – sans date
Huile sur toile, 39 x 52 cm
Collection particulière (vente 2018)

Les soirées sont réservées à la lecture et la musique, dans une atmosphère illustrée par le tableau de leur amie, Anna Petersen. Bertha et Jeanna sont assises sur le canapé… 

 

Anna Petersen (1845-1910)
Une soirée entre amies sous la lampe – 1891
Huile sur toile, 102 x 130 cm
Den Hirschsprung Samling, Copenhague

Mais le centre de la vie de Bertha est à Copenhague : elle devient la première femme à occuper une chaire à l’Académie royale et reçoit en 1892, la médaille royale Ingenio et arti, décernée aux plus éminents scientifiques et artistes danois. Elle représente le Danemark à plusieurs expositions internationales dont la célèbre Exposition universelle de Chicago en 1893 où elle figure au Palais des Beaux-Arts tandis que Jeanna représente l’Allemagne au Pavillon des Femmes.

Lorsque Bertha revient à Munich en 1894, elle est accompagnée d’une nouvelle compagne, Toni Müller, dont elle a fait ce portrait. La jeune femme est sa cadette de vingt-sept ans et Bertha la qualifie « d’enfant ». Elles resteront très proches jusqu'au décès de Bertha.

Bertha Wegmann (1847-1926)
Portrait d’une jeune femme en robe bleue (Portrait de Toni Müller) – sans date
Huile sur toile, 100 x 73 cm
Collection particulière

Au cours des trente années suivantes, Bertha et Jeanna se retrouveront régulièrement, soit pour peindre, soit pour voyager ensemble. On conserve de leur travail en commun un double portrait de la sœur de Jeanna :

 

A gauche : Bertha Wegmann
Portrait d’Hanna Lucia Bauck en robe bleue avec un petit chien sur les genoux – 1898
Huile sur toile, 102 x 84 cm
Collection particulière

A droite : Jeanna Bauck
La sœur de l’artiste – 1898/1900
Huile sur toile, 102 x 81 cm
Nationalmuseum, Stockholm

En 1897, Jeanna s’installe à Berlin où elle enseigne la peinture à l’Association des Arts. Elle sera la professeure préférée d’une élève (qui aura bientôt sa notice sur ce blog !) : Paula Modersohn-Becker.

Lorsque paraît en 1905 le fameux Women Painters of the World, édité par Walter Shaw Sparrow et qui répertorie toutes les femmes artistes jugées importantes à l’époque, seule Jeanna est représentée par deux toiles dont la localisation n’est plus connue alors que Bertha n’est pas citée mais l’ouvrage ne comporte pas de rubrique sur les peintres danoises, ce qui peut expliquer cet oubli. 

 

Jeanna Bauck (1840-1926)
The Woodland Lake
Reproduit dans Women Painters of the World – 1905

Jeanna Bauck (1840-1926)
Portrait
Reproduit dans Women Painters of the World – 1905


Les deux amies mourront au cours de la même année 1926, Bertha le 22 février et Jeanna le 27 mai.

Toutes deux ont disparu assez vite de l’histoire de l’art et seule Bertha a retrouvé une notoriété relativement récente. Elle a fait l’objet d’une exposition monographique au Hirschsprung Museum de Copenhague, de février à mai 2022. Pour Jeanna, tout reste à faire… 

 

*

 

Et je termine, bien sûr, par les natures mortes !

 

Bertha Wegmann (1847-1926)
Intérieur avec un bouquet de fleurs sauvages, une palette, une boîte à peinture et un cigare à moitié fumé – vers 1882
Huile sur toile, 86 x 101 cm
Den Hirschsprung Samling, Copenhague


Bertha Wegmann (1847-1926)
Eventail bleu turquoise près d'une cruche verte - sans date
Huile sur toile, 65 x 69 cm
Den Hirschsprung Samling, Copenhague



Jeanna Bauck (1840-1926)
Fleurs des champs – vers 1900
Huile sur toile, 79 x 64 cm
Collection particulière (vente 2019)



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