Dorothy est née le 22 mars 1855, à Londres. Elle est la deuxième fille de Charles Tennant, un industriel gallois, et de Gertrude Barbara Rich (1819-1918), une femme de caractère qui parle plusieurs langues et dispose d’un réseau d’influence diversifié. Dans sa maison du 2 Richmond Terrace, Whitehall, elle reçoit des personnalités politiques diverses, des diplomates, de nombreux artistes membres de la Royal Academy et des collectionneurs d’art. Le portrait de Dorothy par George Frederik Watts (ci-dessus) est exposé à la Royal Academy et sa sœur, Eveleen, posera plusieurs fois pour des peintres alors très à la mode, notamment pour Franck Miles et John Everett Millais.
Selon un article de l’époque de son mariage (All about Miss Dorothy Tennant, Argus social gossip, in Press, volume XLVII, issue 7645, 28 juillet 1890, p.2), Dorothy aurait aussi posé en 1875 pour John Everett Millais. Il s'agissait d'un tableau intitulé No ! la représentant alors qu'elle vient d’écrire à un soupirant cette réponse définitive. Le tableau fait partie d’une série de trois, avec Yes or No ? (1871) et Yes (1877). Bien que cette information ne figure nulle part ailleurs que dans cette gazette, je trouve que la comparaison avec le modèle de Watts (en haut de la page) est assez convaincante.
A
titre de simple information, voici les deux autres tableaux de la série :
La
famille de Dorothy est à l’aise et lui assure une éducation artistique de haut
niveau, peinture et gravure, à la Slade School of Fine Arts, qui a ouvert ses
portes en 1871. Dirigée par Edward Poynter (1836-1919) puis par Alphonse Legros (1837-1911), l’école entretient
des liens soutenus avec le milieu académique parisien.
Dorothy
n’a que dix-huit ans lorsqu’elle perd son père. Elle paraît en avoir été très
affectée car c’est à lui qu’elle s’adresse dans le Journal, qu’elle
tiendra jusqu’à son mariage, en 1890. Elle est aussi très proche de sa mère à laquelle elle voue une grande reconnaissance pour l’éducation parfaite qu’elle a reçue.
Elle veut passionnément être artiste : « « Mon
unique espérance, mon seul désir dans la vie, c’est de devenir un grand
peintre. » (Journal, 18
juin 1881)
Entre 1879 et 1883, Dorothy fera des séjours de plusieurs mois à Paris pour suivre les cours de « l’Atelier pour Dames » du quai Voltaire où, avec son ami Carolus-Duran, Jean-Jacques Henner enseigne de 1874 à 1889. Dorothy gardera une vive affection pour Henner qu’elle considère comme un professeur bienveillant. Selon certaines sources, elle aurait aussi travaillé deux mois dans son atelier et une partie de ses œuvres montre qu’elle a été fortement marquée par son influence :
Pour qui n’aurait pas le style de Henner en tête, voici l’une des œuvres qu’il
présentait au Salon en 1883, sous le titre La Femme qui lit (La Liseuse) :
Dorothy est également proche du peintre Jules Bastien-Lepage (voir la notice de Marie Bashkirtseff) qu’elle accueillera dans son propre atelier à Londres, où il peindra plusieurs toiles. J’imagine, car je n’ai pas pu retrouver le tableau, que l’œuvre intitulée Intérieur de Cottage au Pays de Galles, grâce à laquelle elle fut admise au Salon des Artistes français, cette même année 1883, était plus proche des préoccupations de Bastien-Lepage que de celles de Henner…
La
même année, dans des circonstances que je n’ai pas élucidées - mais Dorothy avait
de l’entregent puisqu’elle a fait la connaissance de W.E. Gladstone, alors
Premier ministre, l’année suivante - elle exécute aussi le Portrait de Léon
Gambetta, portrait qui semble avoir été immédiatement acheté par Joseph
Pulitzer, propriétaire du journal New York World, pour sa
collection personnelle.
L’année
précédente, elle avait déjà exécuté le portrait d’une autre célébrité du
moment, le comédien Benoit Coquelin.
Et,
déjà intéressée par les enfants, elle a aussi peint ce petit Tom Harries dont
je ne suis pas parvenue à élucider quel a été son avenir…
Dorothy
n’apparaît qu’un seule fois au Salon français. Le reste de sa carrière se
déroule en Angleterre où elle est exposée d’abord dans des galeries de Manchester
et Liverpool, puis à la prestigieuse Grosvenor Gallery, crée par Sir Coutts-Lindsay et
sa femme, Lady Blanche, qui y ont organisé des expositions de 1877 à 1890.
Conçue pour imiter les demeures de l’aristocratie, ce « Palais de l’art », comme l’appelait la presse populaire de l’époque, garantissait une bien meilleure qualité d’exposition que celle de la Royal Academy qui pratiquait l’accrochage à l’ancienne, du sol au plafond. En outre, elle soutenait les artistes les plus progressistes de l’époque, comme Edward Burne-Jones, Lawrence Alma-Tadema, John Everett Millais, James McNeill Whistler, Albert Moore et les naturalistes français. Et enfin, elle exposait assez régulièrement des femmes, peut-être sous l’influence de Lady Blanche, peintre elle-même.
Dorothy y montre ses œuvres les plus académiques, à partir de 1885 (la photo ne lui rend probablement pas justice et ce sera le cas de beaucoup des reproductions présentées ici. La plupart des œuvres sont en collections privées)…
Toutefois,
c’est bien sûr à la Royal Academy of Art qu’il faut exposer pour gagner en notoriété. Dorothy y montre en
1886 An Arab danse (n°932), le mot « Arab » correspondant aux
enfants des rues londoniens sans considération de leur origine si l’on se fonde sur un de ses tableaux plus tardif sur le même thème : Street Arabs at play (Arabes des rues jouant).
Le
tableau aurait été acheté par l’industriel William Lever, Lord Leverhulme qui l'aurait utilisé comme illustration d'une publicité pour le très populaire Sunlight Soap. Je n’en ai pas trouvé de représentation mais ce n’est pas
impossible, compte tenu du type d'images (plus tardives) qui circulent encore.
L’année
suivante, elle expose à nouveau à la Royal Academy In trouble (n° 102),
que je n’ai pas retrouvé non plus mais dont le titre évoque le thème d’une
autre de ses œuvres, intitulée His first offence (Sa première
infraction).
Le
portrait du petit ragamuffin de 1896, sale et dépenaillé mais au
regard calme et innocent, est immédiatement acheté par Henry Tate. Grâce à lui, Dorothy
sera une des rares femmes à figurer dans la collection de la Tate Gallery lors
de son inauguration.
Si Dorothy entend dénoncer la misère du peuple londonien, dans un style naturaliste beaucoup plus proche de celui de son ami Bastien-Lepage que de celui de Henner, elle refuse le misérabilisme.
Dès 1884, elle a publié dans The English
Illustrated Magazine, un très long article intitulé The London
Ragamuffin où elle décrit le caractère frondeur et décidé des gamins
londoniens, avec illustrations à l’appui :
L’article sera longuement commenté dans The Spectator du 30 mai 1885 (p .10, consultable en ligne) et elle illustre aussi, avec le même style de dessins, un livre d’histoire pour enfants, paru en 1885 (Lucy Lane Clifford, Anyhow Stories, Moral and Otherwise, London, Macmillan & Co, 1885)
Dorothy explique sa démarche dans l’introduction de
son ouvrage paru en 1890 « London Street Arabs » :
« Je ne peux pas me souvenir de mon premier
dessin de petit gueux. J’ai toujours eu une étrange affinité avec le « gamin »
londonien. Née à Londres, aimant marcher à travers les rues, les parcs et les
jardins, le premier sujet intéressant que j’ai dû voir était un adorable petit
enfant en haillon ; et comme j’aimais dessiner encore plus que j’aimais
les gueux, c’était tout naturel pour moi d’essayer d’en faire le portrait.
Ma première tentative sérieuse a été un ensemble de « Scènes des Sept Cadrans. » Dans mon imaginaire d’enfant, les « Sept Cadrans » signifiait la maison des gueux et j’ai supplié en vain d’y être emmenée lors de ma promenade matinale. Je me souviens ensuite d’avoir illustré « Passage de la vie de Jack Sheppard » [célèbre voleur anglais du XVIIIe siècle, grand spécialiste de l’évasion, devenu, après sa pendaison, un héros populaire] et j’ai décidé en moi-même que, quand je serai grande, je serai la peintre des pauvres et, bien sûr, une grande artiste.
La plupart des images que j’avais vues de la vie des pauvres me semblaient fausses et inventées. Ils étaient tous si déplorablement pitoyables – des enfants pâles, gémissants aux yeux enfoncés, tendant des bouquets de violettes à des passants insouciants, des filles maigrichonnes et douloureuses, des mères émaciées serrant des bébés en pleurs. Comment se fait-il, me suis-je demandé, qu’une autre vision soit si rarement représentée ? » Bon, on est en 1890...
Ce qu’elle veut peindre, dit-elle c’est : « L’oursin joyeux, téméraire, heureux et chanceux, la fille garçon manqué, la mère dodue et désordonnée dansant et jetant en l’air son bébé en haillons. » Pour autant, les dessins qui illustrent l’ouvrage sont bien loin d’être tous d’une folle gaîté…
Comme
l’a écrit Estelle M. Hurll – une étudiante en art qui a publié de nombreux
petits livres d’analyse esthétique, très populaires au XIXe siècle - dans Child-life
in Art (Boston, Joseph Knight Compagny, 1895) : « En dépit de ses
scènes joyeuses, Mme Stanley a souvent produit des images pleines de pathos. Le
petit violoniste, assis sur le bord de son pauvre lit, et serrant sa sœur dans
ses bras, est une triste petite figure. Et l’autre image du garçon affamé,
également violoniste, qui regarde avec envie la fenêtre d’un pâtissier où une
pancarte annonce que les repas chauds coûtent cinq pence, nous tire des larmes
de compassion. »
Mais,
continue-t-elle, « c’est aussi un soulagement de passer à des sujets plus
caractéristiques de l’artiste et de profiter avec elle des ébats et des farces
des enfants de la rue. Tous illustrent admirablement sa ferme conviction :
‘’aucun ragamuffin n’est jamais commun ou vulgaire’’ ».
Ainsi, pendant la première partie de sa carrière, Dorothy assume deux styles : celui qu’elle réserve aux thèmes plus ou moins mythologiques, des jeunes femmes aux chevelures rousses, généralement nues et enveloppées d’un léger sfumato, et celui, beaucoup plus réaliste, qu’elle adopte pour sa peinture sociale. Les registres de la Royal Academy en gardent trace puisqu’elle y présente des thèmes à dimension sociale jusqu’en 1889 (A load of Care, n°1114).
Par ailleurs, elle continue son activité de
portraitiste, comme avec ce Portrait de Thomas Burt, un ancien mineur, élu député travailliste
en 1874, puis député du Parti Liberal pendant 38 ans et que Gladstone nomma
secrétaire parlementaire de la Chambre de commerce en 1892.
Mais en 1890, Dorothy épouse le journaliste et explorateur Henri Morton Stanley.
Né sous le nom de John Rowlands, d’une servante et de père inconnu, il a eu une
enfance effroyable de misère. Après avoir probablement inventé son adoption par une famille dénommée Stanley, il est
devenu soldat, puis écrivain et journaliste et a rencontré la célébrité en
retrouvant… « Dr Livingstone, I presume ? ». Puis, après avoir exploré
l’Afrique équatoriale, il a publié le récit de son voyage, Through the Dark
Continent.
Il devint ensuite le représentant officiel au Congo de Léopold II, roi des Belges, à qui il permettra de devenir le propriétaire officiel du Congo à titre personnel, grâce à des contrats d’acquisitions de terre signés dans des conditions très discutables et des campagnes d'exploration qui pourraient avoir été d’une grande violence. Un personnage controversé qui sera néanmoins anobli en 1899 et deviendra député.
Je place ici cette photo car elle a été prise par la sœur de Dorothy, Eveleen Myers, devenue photographe et excellente portraitiste.
Dans le livre de souvenir qu’elle a publié après la
mort de son mari (dont elle s’est appliquée à gommer les frasques diverses), Dorothy
raconte le long périple qu’elle a dû effectuer pour le suivre dans ce qui
ressemble à une tournée promotionnelle, juste après son mariage : New York
d’abord, dont elle critique sévèrement le désordre, « les rues découpées par des rails d’une
manière honteuse, les poteaux télégraphiques, avec d’innombrables fils, qui obstruent
la vue et suggèrent de hautes clôtures métalliques, les chemins de fer
surélevés qui étouffent la vue du ciel ; l’insolence et la tyrannie d’un
côté, la soumission servile du peuple de l’autre. » (Dorothy Stanley, The
autobiography of Sir Henry Morton Stanley, G.C.B., 1909, p. 426-430)
Puis ils voyagent à travers les Etats-Unis et le Canada, dans une voiture spéciale Pullman nommée « Henry M. Stanley » avec cuisinier particulier, salon avec piano, trois chambres et salle de bain.
Los
Angeles, ensuite, où les journaux discutent abondamment de sa taille (ils la trouvent trop petite mais elle
avoue cinq pieds, cinq pouces, soit 1,65 m), la Nouvelle Orléans où elle était
déjà venue en 1859 et qu’elle retrouve avec plaisir, puis Nashville et le
Colorado. Des voyages, des conférences, des invitations : « ce n’est pas la
liberté ! » pense-t-elle. Enfin le 15 avril 1891, le bateau pour Liverpool et
Londres, at last.
Elle accompagnera rarement son mari dans ses nombreuses tournées par la suite…
Après son mariage, les œuvres présentées par Dorothy à la Royal Academy sont beaucoup plus classiques que précédemment :
En 1893, elle expose un portrait de son mari. On en connait deux, l’un de jeunesse, l’autre de l’époque de leur mariage :
En
1896, elle présente The Bather (n°766) et en 1900 The forsaken nymph
(n° 752), dont l’inspiration est probablement proche des œuvres qui
suivent :
Après la mort de Stanley, le 10 mai 1904, Dorothy se remarie en 1907 avec le chirurgien et écrivain Henry Jones Curtis.
Elle
a continué à peindre puisqu’elle a montré A River Lily Bud (n°541) à l’exposition
de la Royal Academy en 1924 et qu’elle signait encore des tableaux en 1925. Elle écrivit, aussi, notamment un roman
intitulé Miss Pim’s camouflage (Boston & New York Hougton Mifflin
Cie, 1918, 322 p.), que j’avoue ne pas avoir eu le courage de lire tant il m’a
paru daté.
Mais c’en était fini des petits ragamuffins, de la misère du peuple londonien et de sa réussite artistique. Lady Stanley n'a pas réalisé le rêve de Dorothy…
*
Pour écrire cette notice, je me suis fondée sur des articles de presse de l'époque et sur le seul article que j'ai trouvé sur Dorothy Tennant :
Mathilde Leduc-Grimaldi, Une artiste et son Premier ministre :
entretiens familiers avec W.E. Gladstone (1884-1890), Histoire de l’Art,
Art, pouvoir et politique, n° 55, 2004, pp 85-96.
*
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