Née le 11 novembre 1858 à Gravonzi, dans le district de Poltava, aujourd’hui en Ukraine, dans une famille « riche, élégant[e] et parfois excentrique » de « la vieille noblesse de province » russe, Maria Konstantinovna Bashkirtseva, dite Marie Bashkirtseff, a quitté très tôt son pays natal.
Après le divorce de ses
parents intervenu dès sa petite enfance (1860), Marie et Paul, son frère de
deux ans plus jeune, vivent chez leurs grands-parents, les Babanine, où Marie,
comme c’est l’usage, est confiée à deux institutrices, l’une russe, l’autre
française. En 1870, la famille maternelle au grand complet (avec
grands-parents, tantes et cousine) et entourée d’une domesticité nombreuse,
parcourt l’Europe, Baden-Baden, Genève, Rome et Florence, puis se fixe à Nice et
loue la Villa Acquaviva, sur la promenade des Anglais.
Ce départ paraît lié à une sombre histoire de procès, alimentée par des rumeurs qui ne s’éteindront qu’en novembre 1881, par une décision de non-lieu. Je n’ai pas jugé utile d’approfondir mais il semble que cette situation ait empêché la famille d’avoir la vie mondaine à laquelle elle aurait pu prétendre : une partie de la bonne société niçoise ne la reçoit pas et Marie en a probablement souffert.
Dans son Journal, commencé à douze ans, Marie décrit sa famille en ces termes : « Je suis née d’une mère excessivement belle, jeune et bien portante, avec des cheveux bruns, les yeux aussi, une peau éclatante ; et d’un père blond, pâle, d’une santé délicate, fils lui-même d’un père très vigoureux et d’une mère maladive, morte jeune, et frère de quatre sœurs plus ou moins bossues de naissance… Grand-papa et grand-maman étaient bien constitués et ont eu neuf enfants, tous bien portants, grands, dont quelques-uns beaux, par exemple maman et Etienne. Le père maladif de l’illustre produit qui nous occupe est devenu fort bien portant, et la mère éblouissante de santé et de jeunesse, est devenue faible et nerveuse, grâce à l’horrible existence qu’on lui a faite. » (3 février 1881).
Marie bénéficie de l’éducation de son milieu, parle cinq langues, sait le grec et le latin, pratique l’équitation et la chasse, reçoit des cours de dessin, de musique, de piano, de chant et sa voix de mezzo-soprano ravit les amateurs italiens les plus exigeants. Mais elle se plaint très tôt de l’absence de direction donnée à ses études : c’est elle qui décide, plus ou moins, quand et avec qui elle apprend !
Cela ne la satisfait pas car, comme elle le déclare dans la préface - écrite en 1884 – de son Journal « il est évident que j’ai le désir, sinon l’espoir, de rester sur cette terre par quelque moyen que ce soit. Si je ne meurs pas jeune, j’espère rester comme une grande artiste ; mais si je meurs jeune, je veux laisser publier mon journal qui ne peut pas être autre chose qu’intéressant. »
Comme fascinée par sa propre personne, elle s’examine avec un mélange de recul critique et de complaisance, et se fait très régulièrement photographier, dans toutes sortes de poses et de tenues…
D’août à novembre 1876, elle retourne pour la première fois en Russie, dans la maison de son père qu’elle ne connaît pas puisqu’elle l’a quittée à deux ans. Elle découvre non seulement la maison « gaie et claire comme une lanterne » mais aussi sa famille paternelle, le village de Gravonzi et ses habitants : « Le costume de tous les jours de la Petite-Russienne consiste en une chemise de grosse toile, avec de large manches bouffantes, brodées de rouge et de bleu ; et d’un morceau de drap noir fabriqué par les paysans dont on s’enveloppe à partir de la ceinture. […] On met un tas de collier au cou et un ruban autour de la tête. Les cheveux sont tressés en une natte au bout de laquelle pendent un ou plusieurs rubans. » (7 septembre 1876)
Et voilà Marie déguisée en « Petite-Russienne » !
Expérience de déguisement qu’elle ne
manquera pas de renouveler par la suite :
Contrairement à ce
qu’elle avait d’abord souhaité, ce n’est pas sa voix qui la rendra célèbre.
Elle la perd peu à peu, à cause d’une maladie qui n’apparaît d’abord qu’incidemment
dans son journal : « vous savez, dis-je au docteur que je crache
le sang et qu’il faut me soigner ? » (9 juin 1876) puis de façon
plus précise : « Maman m’a emmenée chez le docteur Fauvel et ledit
docteur m’a examiné la gorge avec son nouveau laryngoscope ; il m’a
déclarée atteinte d’une catarrhe, d’une laryngée chronique, etc. […] pour me
guérir, il me faut six semaines de traitement énergique. » (28
novembre 1876).
Elle décide alors de se consacrer à la peinture qu’elle a découverte à Rome en prenant des cours avec Wilhelm Kotarbiński (1848-1921), un peintre symboliste polonais. Mais elle est lucide sur le caractère décousu des enseignements qu’elle a reçus jusqu’alors « Je tâche de me calmer en pensant que cet hiver, je me mettrai au travail. Mais mes dix-sept ans me font rougir jusqu’aux oreilles ; presque dix-sept ans et qu’ai-je fait ? Rien… cela m’anéantit. » (24 mai 1877) Pour travailler vraiment, il faut que s’interrompe le ballet incessant des voyages. « Rester à Paris. C’est à quoi je suis définitivement arrêtée […] Et je sens que le moment est enfin venu de M’ARRÊTER. Avec mes dispositions, en deux années je rattraperai le temps perdu. » (6 septembre 1877).
Le 2 octobre 1877, la famille s’installe 71 avenue des Champs-Elysées.
Le
même jour, Marie entre à l’Académie Julian.
A ce stade, je me dois de préciser que j’ai travaillé sur le premier tome du Journal 1873-1877 paru en collection 10/18 (2019), puis sur le Tome II de l’édition en ligne sur Gallica (Paris, Charpentier, 1890). On sait que ces versions ont été expurgées par la mère de Marie, après son décès. La seule version complète du Journal (en 16 tomes !) n’a été éditée qu’entre 1995 et 2005 par le Cercle des amis de Marie Bashkirtseff. Mais je ne fais ici ni œuvre d’historienne ni de prétention biographique : je n’évoque que son travail artistique et la façon dont elle s’y est confrontée, au fil des quelques années pendant lesquelles elle a fréquenté l’Académie Julian. Pour cela, le Journal consultable en ligne m’a paru suffisant.
Il confirme bien la date à laquelle Marie est entrée chez Julian. Et pourtant, Jenny Zillhardt, sœur aînée de Madeleine Zillhardt (1863-1950) - qui deviendra la compagne de Louise-Catherine Breslau -, décrit quelques années plus tard son arrivée en ces termes : « Ce fut par une belle matinée de printemps que nous vîmes arriver, dans un tourbillon de soie et de dentelles, Marie Bashkirtseff, précédée d’un petit nègre, en livrée, qui portait son manteau et ses fourrures ! » (Jenny Zillhardt, « Marie Bashkirtseff à l’atelier Julian », Le Figaro 14 avril 1932, p.5). Visiblement, l’arrivée ne fut pas discrète et la légende était en marche… il convient donc d’être prudent avec les témoignages du temps.
Marie se met immédiatement au travail, à un rythme plus que soutenu : huit heure-midi, deux heures-cinq heures, plus les ateliers du soir. Elle est obsédée par « les années entières [qu’elle] a perdues. » Mais, enfin, elle travaille « avec des artistes, de vrais artistes qui ont exposé au Salon et dont on paye les tableaux et les portraits, qui donnent même des leçons ». Les vrais artistes en question, ce sont Rodolphe Julian (1830-1907) et Tony Robert-Fleury (1837-1911) « un homme fort, un artiste sérieux, un académicien, un classique, et les leçons de ces gens-là sont toujours excellentes. En peinture comme en littérature, apprenez d’abord la grammaire, puis votre nature vous dira s’il faut composer des drames ou des chansonnettes. » (15 janvier 1881)
Ses deux professeurs relèvent immédiatement la qualité de ses premières esquisses mais Marie garde la tête froide : « Ne pensez pas que je fasse des merveilles parce que M. Julian s'étonne. Il s'étonne parce qu'il s'attendait à des fantaisies de fille riche et de commençante. » Au cours du temps, il apparaît qu’elle accorde à « Tony » une confiance totale, très attentive à ses commentaires qu’elle sollicite avec empressement, dans un désir assez évident de se réconforter…
Ses relations avec ses condisciples sont beaucoup plus délicates : elle les traite avec un certain mépris, appelant Amélie Beaury-Saurel « l’Espagnole », une autre « la Polonaise », etc. Et il y a « Breslau » qu’elle considère immédiatement comme sa seule rivale, qui la désespère par l’avance qu’elle a pris sur elle : « Breslau a reçu beaucoup de compliments de Robert-Fleury, moi pas. Il y a juste quinze jours que je travaille, naturellement, excepté les deux dimanches. Quinze jours ! Breslau travaille depuis deux ans à l'atelier, et elle a vingt ans, j'en ai dix-sept ; mais Breslau a beaucoup dessiné avant de venir ici. Et moi ! misérable ? Je ne dessine que depuis quinze jours… Comme cette Breslau dessine bien ! » (20 octobre 1877)
Le temps de l’Académie est rythmé par les concours organisés entre les élèves, source d’inquiétude à l’annonce des résultats : « Le concours sera jugé demain, j’ai si peur d’être mal placée… ! » (29 janvier 1878)
Marie travaille sans relâche, produisant des esquisses par dizaines.
Et continue à se faire photographier, comme pour composer son propre personnage…d'artiste ?
Elle est tenaillée par une idée fixe : « A vingt-deux ans, je serai célèbre ou morte » (13 avril 1878) et sa quête d’elle-même est sans répit : « Je suis un caractère essentiellement tripoteur, tant pas excès de finesse que par amour-propre, désir d’analyse, recherche du vrai, crainte de faire fausse route, de non-réussite. » (3 mai 1878)
Elle aborde progressivement toutes les étapes de sa formation, ne cesse jamais de travailler et de réfléchir à ce qu’elle doit faire : « j’ai peint ma première nature morte. Un vase de porcelaine bleue et un petit livre rouge et usé, à côté […] Chaque dimanche, je ferai quelque chose d’autre. » (12 mai 1878)
« Je vais sculpter le soir… pour ne pas penser que je
suis jeune et que le temps passe, que je m’ennuie, que je me révolte, que c’est
affreux ! » (17 mai 1878) « J’ai
fait ma première peinture officielle. (30 septembre 1878)
Peut-être s’agit-il de ce tableau-là mais rien n’est sûr car Marie produit également en dehors de l’atelier, pour aller plus vite que la progression suggérée par ses maîtres. Le musée Ziem date ce portrait de 1878, ce qui me paraît un peu prématuré car, à cette époque, Marie se plaint beaucoup de ne pas arriver à peindre.
Cette
Jeune femme pourrait aussi être « Jeanne », qui pose pour elle,
fin mars 1879. « C’est une femme bien née, parfaitement élevée, très
instruite et intelligente. […] Elle a des yeux magnifiques, la bouche est de la
même dimension que les yeux et que la largeur du nez. Le nez est grand mais
beau et noble. Un cou de cygne. […] Comme vous le savez, elle a épousé le baron
de W… fils, une affreuse brute. La pauvre femme était sur le point de mourir
quand sa famille l’a sauvée en plaidant en séparation. »
Le mardi 14 janvier 1879, Marie remporte sa première médaille au concours interne de l’Académie : « c’est un travail de garçon a-t-on dit de moi, cela a du nerf ; c’est nature. […] On m’a félicitée, car beaucoup s’imaginent que je suis arrivée au comble de mon ambition et qu’elles seront débarrassées de moi. » C’est bien mal la connaître !
De temps en temps, elle craque et s’enfuit : « Eh ! bien, je suis à Nice ! J’ai voulu prendre un bain d’air, m’inonder de lumière et entendre le bruit des vagues. » (21 février 1879) ou bien s’interroge sur sa vocation : « La gloire ? Zut, la gloire ! Je vais me marier. A quoi bon retarder ce dénouement ? Qu’est-ce que j’attends ? Du moment que je supprime la peinture, le champ est vaste. » (5 mars 1879)
L’été 79 se passe à Dieppe et, en novembre, Marie installe son propre atelier : « L’atelier du n°37 est loué et presque aménagé. J’y ai passé la journée, c’est très grand avec des murailles grises. J’y ai apporté deux mauvais Gobelins qui masquent le mur du fond, un tapis persan, des nattes de Chine, un grand pouf algérien carré, une table à modèle, un tas de morceau d’étoffes, des grandes draperies de satinette d’une nuance indécise et chaude. Beaucoup de plâtres : les Vénus de Milo, de Médicis, de Nîmes ; l’Apollon, le Faune de Naples, un écorché, des bas-reliefs, etc. » (24 novembre 1879). Elle en rêvait depuis son entrée en peinture : « Nous avons visité un bel atelier, je frémissais d’aise en le parcourant ; c’est que la seule vue d’un atelier bien éclairé, vous fait croire qu’on va faire de belles choses. » (3 juin 1878)
A la fin de l’année, son jeune frère qui vit le plus souvent en Russie, annonce son mariage : « Paul se marie, moi je consens. Je vais vous dire pourquoi. Elle l’adore et tient beaucoup à l’épouser. Elle est d’assez bonne famille, connue, du même pays, voisine, assez riche, jeune, jolie et, d’après ses lettres, bonne nature. Et puis elle y tient. On croit qu’elle a un petit peu la tête montée, parce que Paul est fils d’un maréchal de la noblesse et qu’il a une famille chic à Paris. Raison de plus pour que je consente. » (28 décembre 1879).
Au début de l’année qui suit, la maladie progresse : « Je tousse autant que possible ; mais par miracle, loin de m’enlaidir, cela me donne un air de langueur qui va bien. (3 janvier 1878) mais ce n’est pas cela qui inquiète Marie : « Et le Salon qui approche ! Je vais causer de tout cela avec le grand Julian et nous sommes d’accord – surtout lui – que je ne suis pas prête. Oh ! pour moi, cela ne ferait rien, j’attendrais, je suis courageuse et si on me dit d’attendre un an, je répondrai sincèrement : C’est bien. Mais mon public, mais ma famille ; on ne croira plus en moi ! Je pourrais exposer mais ce que Julian voulait, c’est que je fisse un portrait à tapage et je ne pourrai m’en tirer que médiocrement. […] C’est mon opinion aussi ; mais mon public, ma famille et en Russie ! … » (5 janvier 1880)
Pour autant, Marie finit par trouver un sujet : une Jeune femme lisant la Question du divorce (Alexandre Dumas). « Ce livre vient de paraître et la question passionne tout le monde. » (10 février 1880) et c’est sa cousine Dina, avec laquelle elle vit depuis le départ de Russie, qui sera son modèle. Il faut aller vite, le tableau doit être prêt le 19 mars (le Salon ouvre le 1er mai). Le jour du rendu, Robert-Fleury suggère de demander un sursis et Marie obtient six jours, en faisant jouer les relations de sa mère. Les professeurs sont satisfaits : « Julian en est toqué, Tony aussi trouve que c’est bien de ton, harmonieux, joli, énergique. […] Je le finirai donc. Une journée immense. »
Elle expose, sous le pseudonyme de Marie Constantin Russ, une toile qui a été revendue il y a quelques années et qui correspond à la description que Marie en fait (sauf qu’on ne voit pas le bouquet de violettes !) : « La jeune femme est assise devant une table de peluche vieux vert d’un ton très riche et, appuyée sur sa main droite, le coude posé sur la table, lit un livre à côté duquel est posé un bouquet de violettes. Le blanc du livre, le ton de la peluche et les fleurs à côté du bras nu font bien. La femme est en déshabillé de damas bleu très clair, un fichu de mousseline avec de la vieille dentelle. La main gauche tombe naturellement sur les genoux et semble à peine tenir le coupe-papier. […] La tête est de trois quarts. Les cheveux adorables, blond doré de Dina, sont défaits. » (25 mars 1880)
Au
Salon, Marie trouve que le tableau a été mal placé, dans la galerie extérieure,
mais « c’est mon premier début, un acte indépendant, public. »
Elle reçoit des compliments de ses professeurs mais son tableau n’est pas
remarqué et ne figure pas dans le catalogue illustré du Salon. Finalement, la
sentence de Marie sera sans appel : « Ce n’est pas digne
de moi, il faut sortir de là, il faut, il faut, il faut ! Je suis humiliée
d’avoir exposé ce que j’ai exposé ; c’est joli, mais pas digne de moi. » (10 avril
1880)
Au même Salon, elle admire la Jeanne d’Arc de Bastien-Lepage : « la vraie, la paysanne appuyée à un pommier, tenant une branche de l’arbre de la main gauche, qui est une perfection ainsi que le bras ; le bras droit pend le long du corps, c’est un morceau admirable. La tête renversée, le cou tendu et les yeux qui ne regardent rien, des yeux clairs, prodigieux ; la tête est d’un effet étourdissant ; c’est la paysanne, le fille des champs, stupéfaite, souffrant de sa vision. […] La figure est sublime et m’a donné une émotion si forte qu’en écrivant je me retiens de pleurer. » (30 avril 1880)
Même
à l’époque, la vision des saints qui apparaissent derrière Jeanne n’avait pas
convaincu la critique…
Le 8 mai, elle remarque : « Quand on parle bas, je n’entends pas !! Ce matin Tony m’a demandé si j’avais vu du Pérugin et j’ai dit non, sans comprendre. » « A l’atelier, on rit et on me dit que je suis devenue sourde ; je parais préoccupée et je me plaisante : mais c’est horrible ! » (13 mai 1880)
« En dehors de mon art, que j’ai commencé par fantaisie et ambition, que j’ai continué par vanité et que j’adore maintenant ; en dehors de cette passion, car c’est une passion, je n’ai rien ou la plus atroce des existences ! Ah misère de misère. » (27 juin)
En juillet, c’est le départ pour une cure dans le Mont Dore : « Nous sommes mal logés, tout est plein, cuisine atroce. » (20 juillet) « J’ai commencé mon traitement […] bain, douche, boisson, aspiration. Je me prête à tout ; c’est la dernière fois que je me soigne et je ne me soignerais pas si je ne craignais de devenir sourde. »
« Je trouve des modèles en masse, tous ces Auvergnats sont d’une complaisance rare […] leur boutique prend le jour sur le nord, et les jours de pluie, je ferai une étude de la boutique. »
« La
scène se passe chez le menuisier : à gauche, la femme essaie au petit, qui
a dix ans, le costume d’enfant de chœur ; la petite fille, assise sur une
vieille caisse, regarde son frère, ébahie ; la grand’mère est près du
poêle, au fond les mains jointes et sourit en regardant l’enfant. Le père, près
de l’établi, lit La Lanterne et regarde de travers la soutane rouge et
le surplis blanc. […] Je n’ai pas le temps de finir mais j’ai fait ce tableau
pour me familiariser avec les choses. Des êtres en pied, les planchers, les
autres détails m’épouvantaient et je ne me risquerais qu’en désespérée si je
devais faire un tableau d’intérieur. […] Et puis, il y a aussi et
surtout la question de milieu. Le mien peut se qualifier, malgré la meilleure
volonté du monde, d’abrutissant. » (17 août)
De retour à Paris, Marie loue un jardin rue du Ranelagh, à Passy, pour faire des études en plein air, ce qui montre que, bien qu’admirative du naturalisme de Bastien-Lepage, elle ne reste pas insensible aux préoccupations des impressionnistes dont elle ne dit jamais un mot. « Je commence par Irma, nue, sous un arbre, nu-corps, grandeur naturelle. » (2 septembre)
Mais l’amélioration de l’été ne dure pas : « Le Dr Fauvel qui m’a auscultée il y a huit jours et qui n’a rien trouvé, m’a auscultée aujourd’hui et trouvé les bronches attaquées ; il a pris un air… grave. […] Moi, cela m’amuse. Il y a longtemps que je me soupçonne quelque chose, j’ai toussé tout l’hiver et je tousse et j’étouffe à présent. Du reste, l’étonnant serait que je n’eusse rien. » (10 septembre) « Et il m’a avoué qu’il ne s’attendait pas à voir la chose si grave, que je n’entendrai jamais aussi bien qu’avant. J’en suis restée comme assommée. C’est horrible. » (17 septembre)
Marie s’accroche à son travail et à ses lectures.
« J’ai
passé la matinée au Louvre et je suis éblouie ; jusqu’à présent, je
n’avais pas compris comme ce matin. Je regardais et je ne voyais pas. C’est
comme une révélation. […] Ah ! quand on voit et sent les arts comme moi,
on n’a pas une âme ordinaire. » (10 octobre)
« J’ai montré à Julian le tableau que j’ai fait au Mont-Dore. Il m’a naturellement brutalisée, tout en disant que certains artistes modernes trouveraient ça très bien. » (21 octobre)
« Notre atelier devient comme celui des hommes, c’est-à-dire que nous avons l’académie toute la journée, le même modèle, dans la même pose ; par conséquent, on pourra peindre de grands morceaux. Il y a déjà deux ou trois mois que j’ai besoin de cela ; avant cela n’aurait servi à rien mais je suis à point pour ce travail. » (1er novembre)
« Je me suis refait un manteau brun à capuchon de moine pour l’atelier, quand il m’arrive de prendre une place près de la fenêtre de laquelle il vient un vent d’enfer. Donc, j’ai un capuchon de moine, ce qui m’a toujours porté malheur. » (11 novembre)
« Julian
a éreinté ma peinture au dernier point. - C’est mal dessiné, froid de mouvement, pas
vrai de ton et mal compris d’effet… Si avec ça je ne suis pas contente !
Mais je me console un peu en pensant que je savais que ce n’était pas bon, et
alors ça fait moins de peine. […] Ah ! j’ai compté sur la peinture pour
m’en sortir ! Attend un peu, ma vieille ! J’ai tout le temps peur de
fondre en larmes. » (19 novembre)
Fin 1880, apparaît la première démarche effectuée par Marie pour se rapprocher des féministes. Cela fait longtemps qu’elle a relevé que l’enseignement artistique des femmes n’est pas satisfaisant et que l’Académie Julian valorise davantage « l’atelier d’en bas », celui des hommes.
« Les succès obtenus au concours des Beaux-Arts par les élèves de chez Julian ont posé son atelier sur un bon pied. […] L’atelier des femmes participe de cet éclat. A chaque chose, Julian dit -Que dirait-on en bas ? ou, je voudrais bien montrer cela aux messieurs d’en bas. Je soupire après l’honneur de voir un de mes dessins descendus. C’est qu’on ne leur descend des dessins que pour se vanter et les faire rager, parce qu’ils disent que des femmes ça n’est pas sérieux. » (9 octobre 1878)
« On voyait les Beaux-Arts. C’est à faire crier. Pourquoi ne puis-je aller étudier là ? ! » (20 octobre 1878)
Les interdits qui s’imposent à la condition féminine l’exaspèrent : « Ce que j’envie, c’est la liberté de se promener tout seul, d’aller, de venir, de s’asseoir sur les bancs du jardin des Tuileries et surtout du Luxembourg, de s’arrêter aux vitrines artistiques, d’entrer dans les églises, les musées, de se promener le soir dans les vieilles rues ; voilà ce que j’envie et voilà la liberté sans laquelle on ne peut pas devenir un vrai artiste. […] Vous croyez qu’on profite de ce qu’on voit quand on est accompagnée ou quand, pour aller au Louvre, il faut attendre sa voiture, sa demoiselle de compagnie ou sa famille ? […] La pensée est enchaînée par suite de cette gêne stupide et énervante. » (2 janvier 1879)
Alors, ce mercredi 1er décembre 1880, elle se rend avec une amie au 12 rue Cail, chez Hubertine Auclerc. « Droits des femmes, siège social. Ces mots écrits sur la porte m’avaient déjà donné, avant l’arrivée de la demoiselle, un accès d’enthousiasme d’autrefois. » Elle se présente sous le nom de Pauline Orell et son but secret est de faire le portrait d’Hubertine pour le Salon suivant. Elle s’engage à verser sa cotisation, à venir aux conférences. Le mercredi suivant, elle assiste aux travaux de la société. Elle n’est pas le moins du monde conquise par la « vingtaine de typesses, des espèces de concierges en ruptures de loges » qui composent le public de la réunion. Mais elle reste convaincue de la position d’Hubertine. Alors, « nous sommes inscrites, nous avons voté, payé. Voilà. »
Elle continue à chercher son sujet pour le Salon suivant et se désespère de ne pas progresser : « tant qu’il s’agissait de dessin, ‘’j’épatais’’ les professeurs ; mais voilà deux ans que je peins : je suis au dessus de la moyenne, je sais, je montre même des dispositions extraordinaires, comme dit Tony, mais il me fallait autre chose. Enfin, ça n’y est pas. » (23 décembre) Le lendemain, Julian propose à Marie et Amélie Beaury-Saurel un sujet qui leur vaudra « au moins la notoriété de six jours après l’ouverture du Salon » : représenter l’atelier des femmes grandeur nature, avec quelques sujets seulement, un thème encore inexploré dans ce format. Marie n’est qu’à moitié convaincue mais Tony approuve. Alors elle s’y met, en dépit des complications techniques : l’atelier est minuscule, la toile sera très encombrante. Ce qui l’exaspère le plus est de se trouver en compétition avec Amélie.
Elle négocie avec Julian une diminution de format (demi-nature) et se persuade qu’Amélie ne finira pas. Il y aura des hauts et des bas mais elle arrivera au bout. Au passage, notons que Marie n’a jamais appris la perspective…et décide finalement de ne pas faire appel à un « perspecteur » extérieur. Elle va peindre comme elle voit et, finalement, arrive à y loger « seize personnes et un squelette, ça fait dix-sept » dont elle-même en robe noire, de dos, dans le coin droit du tableau. Le tableau est fini le 18 mars 1881. Marie n’est pas contente, surtout du petit garçon qui sert de modèle « d’un dessin commun, sans caractère et absolument indigne de moi : c’est le plus mauvais des tableaux. »
Il faut ensuite attendre pendant un mois éprouvant la réponse du jury. Elle est acceptée et expose sous le pseudonyme d’Andrey. La rencontrant au Salon, Louise Abbéma viendra la complimenter. Mais Marie n’obtiendra aucune attention du jury et, à nouveau, son tableau ne figure pas dans le catalogue illustré du Salon…Il constitue aujourd'hui une des rares représentations d'un atelier de femmes à la fin du XIXe siècle et sa valeur documentaire ne fait aucun doute.
Ceci étant, il existe une autre représentation de l'atelier, peut-être plus objective, réalisée par une autre élève qui a sûrement connu Marie et a été amie avec Louise-Catherine Breslau :
Pendant qu’elle préparait son tableau et sans en dire (apparemment) un mot dans son journal, Marie a écrit un article pour le journal féministe La Citoyenne d’Hubertine Auclerc. L’article paraît dans le n°4
du 6 mars 1881 et son style incisif fait mouche. Je ne résiste pas à l’envie d’en
citer quelques extraits :
« […] Ainsi, vous qui vous proclamez bien haut plus forts, plus intelligents, mieux doués que nous, vous accaparez pour vous seuls une des plus belles écoles du monde où tous les encouragements vous sont prodigués. Quant aux femmes que vous dites frêles, faibles, bornées, dont un grand nombre est privé même de la banale liberté d'aller et de venir par le mot convenances, vous ne leur accordez ni encouragement, ni protection, au contraire.
C'est peu logique. Ne recommençons pas la scie des femmes du foyer, n’est-ce pas ? Toutes les femmes ne se font pas artistes, de même que toutes ne veulent pas être députés. C'est d’un très petit nombre qu'il s'agit, qui n'enlève rien au fameux foyer ; vous le savez fort bien. […] Parlez donc aux gens comme il faut d'envoyer leurs filles dessiner d'après le nu, sans lequel il n'y a pas d'études possibles. La plupart, qui n'hésitent pas à conduire ces mêmes jeunes filles sur les plages où elles contemplent leurs danseurs en tenue de tritons, pousseront des cris aigus.
Quant aux femmes trop pauvres pour avoir de ces délicatesses, elles n'ont pas le moyen d'avoir un enseignement que l'Etat leur refuse. […] »
On se prend à regretter que peu de gens, sans doute, aient eu accès à ce petit pamphlet… ! (Il est aujourd’hui consultable en ligne sur le site des bibliothèques patrimoniales de la ville de Paris)
Marie rédige aussi, quelques semaines plus tard, une critique sans concession du Salon de 1881 (La Citoyenne des 16 mai, 22 mai et 5 juin 1881). L’Annaïs de Louise Catherine Breslau devient « la petite Crétine des champs, d'une tonalité sale et d'un modelé insuffisant » […] « Mlle Abbéma nous montre un portrait de femme qui n'a rien de remarquable, et un joli petit tableau "l'heure de l'étude" ». Même Bastien-Lepage en prend pour son grade et elle ne se loupe elle-même qu’à moitié : « "L'atelier de femmes dirigé par M. Julian", par Mlle Andrey. L'artiste nous montre toutes ces jeunes filles au travail, il y en a de jolies. C'est assez amusant, vivant et bien composé, mais que de duretés, que de choses lâchées ! Le modèle qui pose sur la table n'est pas du bon côté du tout. On dit que c'est une jeune débutante, elle est alors presque excusable. »
Ses médecins la pressent de s’arrêter, de se soigner. Elle rêve d’Italie, de tout abandonner. « Je suis très malade je tousse très fort, je respire avec peine et il se fait dans mon gosier un clapotement sinistre… Je crois que cela s’appelle une phtisie laryngée. »
Est-ce à ce moment-là que Marie se fait prendre en photo avec cet humour noir dévastateur ?
Son père, venu à Paris, lui demande de l’accompagner en Russie. Elle refuse puis finit par s’y rendre seule quelques jours plus tard, le 25 mai.
Le 13 juin, dans sa
maison de Gravonzi, elle
commence à peindre une paysanne, grandeur nature. Elle en est contente mais
voit des symboles de mort partout. Lorsqu’elle repart, à la mi-juillet, elle
peut à peine respirer. Au couvent de la Lavra, près de Kieff, « Maman a
prié avec une ferveur sans égale ; moi je suis bien sûre que Dina et papa
ont tous prié pour moi. Mais le miracle ne s’est pas fait. Vous riez ? Eh
bien, j’y comptais presque, moi. »
Dès le lendemain de son arrivée à Paris, le 27 juillet, elle est de retour chez Julian, furieuse d’apprendre que « Breslau a eu la mention, elle a des commandes […] elle a vendu trois ou quatre choses. Et moi ? Et moi, je suis poitrinaire. » En août, elle va peindre dans le jardin de Passy, se désespère de ne rien faire de bon, passant son temps à ressasser les succès de Breslau.
Mi-septembre, elle part pour Biarritz qu’elle va trouver sans intérêt. Heureusement que « J’ai de petites robes de batiste ou de laine blanche sans garniture, mais faites à ravir, très fraîches et très pimpantes. Des souliers de toile achetés ici, mais jolis, et des chapeaux blancs, jeunes, des chapeaux de femme heureuse. Cela forme un ensemble très remarqué. » Début octobre, elle est à Madrid et explose de colère devant une corrida, « infâmie sanglante ».
Au Prado, Velázquez l’éblouit « Il faut, comme Velasquez, exécuter en poète et penser en homme d’esprit. » et elle copie son Vulcain, en petit format.
Elle découvre Tolède et Séville, s’y ennuie et se désole en pensant que cela fait cinq mois qu’elle n’a pas été à l’atelier puis s’émerveille des ruelles de Grenade. Il lui vient aussi la « fantaisie » de visiter la prison puis de peindre les prisonniers « Mais quelles têtes ! […] Je recommande cette sombre visite avant de voir le Généralife, dont les jardins sont une succursale du paradis ». Le lendemain, elle revient au bagne pour peindre « Antonio Lopez, condamné à mort », puis s’en va visiter l’Alhambra.
Elle
arrive à Paris le 6 novembre, des idées de tableaux espagnols plein la tête, et
apprend quelques jours plus tard que le procès, le fameux procès qui dure
depuis si longtemps et empoisonne la vie de sa famille est « fini,
gagné, c’est-à-dire que l’enquête démontre qu’il n’y a pas motif à procès.
Voilà un jour heureux. »
Mais le lundi 21 novembre… « On a envoyé chercher Potain mercredi, il est venu aujourd’hui ; pendant ce temps-là, j’aurais pu crever. Je savais bien qu’il m’enverrait encore dans le Midi, j’en avais d’avance les dents serrées et la voix tremblante. […] Aller dans le Midi, c’est se rendre. »
Elle est sur le flanc pendant plus d’un mois. Julian, pour la consoler, lui conseille de faire des esquisses sur les choses qui la frappent. « Et que voulez-vous qu’on trouve dans le milieu où je vis ? Brelau est pauvre mais elle vit dans une sphère éminemment artistique. La meilleure amie de Maria est musicienne ; Schaeppi est originale, quoique commune, et il y a en plus Sara Purser, peintre et philosophe, avec laquelle on a des discussion sur le Kantisme, sur la vie, sur le moi et sur la mort qui font réfléchir et qui gravent dans l’esprit ce qu’on a lu ou entendu ; tout, jusqu’au quartier où elle habite : Les Ternes. Mon quartier à moi, si propre, si uniforme où on ne voit ni une pauvresse, ni un arbre non taillé, ni une rue tortueuse. Bref, je me plains contre la fortune ?... Non, mais je constate que l’aisance empêche le développement artistique et que le milieu dans lequel on vit est la moitié de l’homme. » (18 décembre 1881)
Dès qu’elle va mieux, elle commence l’esquisse du portrait de sa belle-sœur, venue passer les fêtes à Paris. Elle n’a toujours pas trouvé l’idée du tableau pour le prochain Salon…
En janvier, entre deux mondanités - « Nous donnons une soirée demain, veille de notre jour de l’an ; il y a huit jours que cela est en train ; on a envoyé plus de deux cent cinquante invitations, car on a demandé beaucoup, beaucoup parmi nos amis. Comme personne ne reçoit encore, c’est un évènement, et je crois bien que nous aurons du monde très chic ; bref, ce sera très bien. » (11 janvier 1882), elle rencontre enfin son idole, Jules Bastien-Lepage « qui est tout petit, tout blond, les cheveux à la bretonne, le nez retroussé et une barbe d’adolescent. […] J’adore sa peinture et il est impossible de le regarder comme un maître. On a envie de le traiter en camarade et ses tableaux sont là pour remplir d’admiration, d’effroi et d’envie. » (21 janvier) Jules viendra lui rendre visite quelques jours plus tard et lui dira qu’elle est « merveilleusement douée ».
Là-dessus,
Marie part à Nice pour le Carnaval.
« Je suis cuite – Wolff [le critique d’art du Figaro] consacre une dizaine de lignes des plus flatteuses à Mlle Breslau. Ce n’est du reste pas ma faute. On fait comme on est doué. Elle est uniquement à son art ; moi, je m’invente des robes, je rêve à des draperies, à des corsages, à des revanches sur la société niçoise ; je ne veux pas dire que j’aurais son talent si je faisais comme elle ; elle suit son naturel, moi le mien. Mais j’en ai les bras coupés. » (7 février)
Elle ne revient à Paris que le 20 avril. Il n’y aura pas de Salon pour elle, cette année-là. Elle en profite pour aller voir les expositions, rencontre Carolus Duran qu’elle trouve charmant (« il dit des banalités qui plaisent »).
Et à un moment ou un autre - elle ne l’évoque pas dans son journal, sauf l’année suivante avec d’autres œuvres, pour souligner le fait qu’elle a quand même travaillé pendant cette période - elle a exécuté un portrait de sa cousine Dina. Peut-être est-ce le tableau ci-dessous qui n’est pas daté. Marie n’avait pas souhaité conserver ce portrait qu’elle avait découpé. Après son décès, sa mère l’a fait restaurer avant de l’envoyer à l’exposition « Woman’s Art » de la Sécession viennoise en 1910 puis en a fait cadeau à l’une des mécènes de la manifestation. Il est réapparu récemment sur le marché de l’art…
En
juin, Marie doit quitter son premier atelier et se passionne pour un hôtel
particulier, 30 rue Ampère : « tout un étage à moi, avec atelier
et balcon ». Elle l’obtient : « l’atelier et la
bibliothèque sont réunis par une immense ouverture, ce qui fait un espace de
douze mètres de long sur sept de large. » Mais cela ne l’empêche pas
de se désoler de devoir quitter les Champs-Elysées… !
On voit plusieurs tableaux de Marie, dont Le parapluie et la grande toile de La Rue, et une version grandeur nature de Douleur de Nausicaa.
En
juillet, elle revient brusquement sur l’idée d’une scène religieuse qu’elle
avait évoquée presque incidemment dans son journal l’année précédente : « Un
sujet qui m’empoigne : Marie Madeleine et l’autre Marie au tombeau du
Christ. Seulement pas de convention, ni de sainteté, mais faire comme on croit
que c’était et sentir ce qu’on fait. » (25 mai 1880). Elle se persuade qu’il lui faudrait aller à
Capri pour trouver un paysage comme elle le voit, avec un vrai tombeau
creusé dans la roche. Elle prévoit son départ en octobre. Julian paraît
d’accord sur le principe.
Mais
le 7 août, elle découvre « La Rue ! […] les concierges, les
enfants, les garçons de course, les ouvriers, les femmes, tout cela aux portes
ou sur les bancs publics, ou causant devant les marchands de vins. Mais il y a là des tableaux admirables ! […]
Je ne voudrais pas toucher à la campagne ; Bastien-Lepage y règne en
souverain ; mais pour la rue, il n’y a pas encore eu de…Bastien. »
A partir de cette époque, elle commence à croquer régulièrement des portraits
d’enfants et, dans la rue, elle ne fait « que regarder les types »
(de personnages) « les attitudes, les gestes, la vie prise sur le fait. » ;
« Je me promène ; oui, mademoiselle fait des promenades d’artiste,
et observe ! »
Le 13 août, le « tableau des saintes femmes » l’empêche de dormir : « ce tableau est relativement facile à faire […] puisque ça se passe à une heure indécise ; les silhouettes se détachent en sombre. Le tout, entendez bien, le tout est de bien saisir les rapports du ciel, des figures et du terrain. Et puis, surtout, et puis de rendre la poésie de l’heure, la désolation profonde, épouvantable, de ce qui vient de se passer. » Peu à peu, elle dessine chacune des figures du tableau. « Dumas a bien raison : on ne tient pas son sujet, c’est le sujet qui vous tient. » (28 août)
Elle s’interroge sur son désir de sculpture, notamment d’un sujet, donné chez Julian, dont elle a fait une première esquisse en 1879 : Ariane se retrouvant seule dans l’île de Naxos, après le départ de Thésée et qui voit, à l’aurore, son bateau s’en aller dans le lointain… soit exactement la scène que Sophie Rude a peint en 1826 (voir sa notice).
Elle a l’impression de se disperser : « qu’est-ce que je fais ? Une petite fille qui a mis sa jupe noire sur ses épaules et qui tient son parapluie ouvert. » Probablement le Parapluie, daté de l’année suivante… mais « c’est mauvais et la petite fille avait une tête odieuse ; une de ces petites gamines de neuf ans, jolie et antipathique comme tout. » (5 septembre) Mais quand elle le montre à Julian, celui-ci trouve que le tableau est bon.
Elle
se rend aussi à « l’Asile des enfants » pour y trouver des modèles
mais « n’ose pas entreprendre deux petits garçons à la fois. »
Selon le Cercle des amis de Marie Bashkirtseff, il s’agirait de
l’actuelle école maternelle du 18 rue Ampère, autrefois vouée à l’accueil de
jour des enfants nécessiteux. C’est dans la cour de cette école, toute proche
de son domicile, qu’elle aurait réalisé plusieurs de ses toiles des années 83
et 84.
Brusquement, le 14 octobre, elle est en Russie : « ma tante m’a lâchée à la frontière et c’est avec Paul que je voyage. » Il s’agissait visiblement de la présenter à deux princes, dont la propriété voisine celle de sa famille maternelle. Au cours de la visite, un « incident » : « Leur cocher s’est grisé et c’est, paraît-il, chaque fois comme cela ici ; alors, sans avoir l’air de rien, le prince Basile est sorti et a assommé le pauvre homme à coups de poings et à coup de pieds avec ses éperons. N’est-ce pas que ça fait froid dans le dos ? Ce garçon est horrible et son frère m’en paraît plus sympathique. Je ne crois pas que je fasse la conquête de l’un ni de l’autre. Je n’ai rien qui puisse leur plaire […] au moral, je crois que, sans trop d’orgueil, je leur suis assez supérieure pour qu’ils ne m’apprécient point. »
Le 15 novembre, elle est de retour à Paris, après un tourbillon de chasses, de fêtes et…d’ennui. Le lendemain, elle va à l’hôpital voir un nouveau médecin qui lui annonce froidement son état : « JE NE GUERIRAI JAMAIS » quand elle a « eu pour la première fois le courage de dire : Monsieur je deviens sourde. »
Et le 20 décembre : « Je n’ai encore rien d’en train pour le Salon et rien ne se présente. C’est une angoisse ! … » Mais trois jours plus tard, elle a enfin à dîner « le grand, le vrai, le seul, l’incomparable Bastien-Lepage et son frère. » Se joint à eux son ami, le prince Bojidar, qu’elle connait depuis Nice et traite comme un frère. Un peu plus jeune qu’elle, il lui sert de chevalier-servant en de multiples occasions. Bastien-Lepage l’exhorte à la patience : « concentrez-vous, donnez tout ce que vous pourrez, tâchez de rendre scrupuleusement la nature ».
Là-dessus, son nouveau médecin lui annonce que ses deux poumons sont atteints. « Enfin, qu’on me laisse encore dix ans […] je mettrai tous les vésicatoires qu’on voudra, mais je veux peindre. […] Je ne le dirai à personne, sauf à Julian. »
Elle a dû trouver son sujet puisqu’elle annonce, le 22 février suivant, que « la tête du plus petit des garçons est entièrement peinte. » Il faut dire que début janvier, elle a été préoccupée par la mort et les obsèques de Gambetta qu’elle a suivies avec passion d’autant que Bastien Lepage était chargé de peindre son portrait mortuaire et de dessiner le « char » des obsèques officielles.
Mais là, elle a dû travailler sans relâche car le 25 février : « je crois avoir fait quelque chose de bien. Un instant, j’ai été contente de moi et j’en ai une peur qui me poursuit encore. Maintenant si ce n’est pas très bien, ce sera doublement douloureux. » […] « Ce sont deux gamins qui marchent le long d’un trottoir en se tenant par la main : l’aîné a sept ans et regarde dans le vague, devant lui, une feuille entre les lèvres ; le petit regarde le public, une main dans la poche de son pantalon de gamin de quatre ans. Je ne sais que penser, car j’ai encore été contente de moi ce soir. C’est vraiment épouvantable ! »
Et
deux jours plus tard : « Mais ce soir, ce soir, c’est une heure de
joie immense […] j’ai fait l’esquisse de ma statue.
Vous lisez bien. Je veux, sitôt après le 15 mars, faire une
statue. »
Tony vient voir le tableau début mars et en est très content. Le 15 mars, Marie va admirer, en nombreuse compagnie, le dernier Bastien-Lepage, L’amour au village : « c’est la nature même. […] Jamais personne n’est entré plus avant dans la réalité de la vie que Bastien. Rien n’est plus élevé, plus admirablement humain. » Mais après l’avoir revu plus tard, au Salon, elle assure que le tableau lui « déchire les yeux. Quelle faute que ce fond ! Comment ne le voit-il pas ? » (15 juin)
Marie
envoie au Salon – où elle expose sous son nom pour la première fois - en plus
de Jean et Jacques, le portrait d’un modèle de l’Académie Julian, exécuté
l’année précédente, qu’elle a intitulé La Parisienne ainsi qu’un pastel Mlle
D. de B…
Puis,
comme elle se l’était promis : « Hier, j’ai appelé deux praticiens
qui m’ont construit la carcasse de la statue en grand, d’après la petite que
j’ai faite en terre. […] Je suis très empoignée. Les saintes femmes en
peinture, que je tâcherai de faire cet été ; et en sculpture, ma grande
préoccupation c’est Ariane. En attendant, je fais cette femme qui est en somme
la figure debout, la figure de l’autre Marie du tableau. » (22 mars
1883)
Elle aura la satisfaction de savoir que deux pastels seulement, le sien et celui de Breslau sont reçus avec le n°1. Mais le Portrait de Mlle Isabelle de Rodays de Breslau, à l’huile, est « accroché à la cimaise » - c’est-à-dire à une bonne place – alors que ses propres tableaux n’y sont pas…
Cette année-là, c’est Georges Rochegrosse qui attire les foules du Salon avec la scène qui représente « le prince royal Astyanax arraché aux bras de sa mère Andromaque, sur l’ordre d’Ulysse, pour être jeté par-dessus les remparts. » Un tableau qui met un peu mal à l’aise aujourd’hui… « C’est de l’antique original et moderne. Il ne suit personne et ne s’inspire de personne. La couleur et la peinture sont d’une vigueur sans pareille. […] Il n’a que vingt-quatre ans et c’est sa deuxième exposition. »
L’idée
du prochain tableau de Marie commence à se dessiner : « Six gamins
groupés, les têtes près les unes des autres, à mi-corps […] Le plus grand, vu
presque de dos, tient un nid, et les autres regardent avec des attitudes
variées et justes. (4 avril)
Mais dès le 7 mai : « Je recommence entièrement les gamins ; je les fais en pied, une toile plus grande : c’est plus amusant. » Elle fait venir Julian « je ne veux pas de conseils, mais seulement l’impression du public ; or Julian représente la majorité bien pensante. » Et elle tient compte de son avis : « il me fait carrément supprimer le réverbère qui était dans le coin gauche, il a raison. »
Son tableau des saintes femmes l’obsède, « je suis si enthousiasmée par la façon dont se présente le tableau que j’ai une peur folle qu’un autre le fasse avant… » « Mon tableau est là ! il est tout fait. Je le vois, je le sens. Rien au monde n’y changera rien ; aucun voyage, aucune nature, aucun conseil. » (12 mai)
Fin mai, le Salon ferme quelques jours avant la distribution des récompenses. A la grande fureur de Marie, c’est le pastel et non un de ses tableaux qui reçoit une mention. « La mention au pastel, c’est un camouflet, une stupidité, un chagrin. » Elle aura bien du mal à s’en remettre.
Pourtant, selon le catalogue des œuvres de Marie, édité pour l’exposition de 1885, les échos de la presse auraient été plutôt positifs : « Mlle Marie Bashkirtseff a envoyé avec une élégante Parisienne deux figures de petits garçons, Jean et Jacques, très réussies ; tous les deux en blouse de cotonnade noire, l'un d'eux un parapluie sous le bras, se tenant par la main, longent les quais, se rendant sans doute à l'école. Les deux physionomies, très enfantines, très naïves, sont d`une grande vérité ; la touche est généralement très ferme. » (Dalligny, Journal des Arts. - 18 Mai 1883.)
« Oh, avoir du talent !! Effacer cette misérable mention ! Exposer les gamins, les saintes femmes dans un cadre tout noir et au bas le texte …"Et ayant roulé une grande pierre à l’ouverture du sépulcre, il s’en alla. Or, Marie-Madeleine et l’autre Marie étaient demeurées là en face du sépulcre." Et une statue, Nausicaa ou Ariane. » (17 juillet)
« Je deviens toute rouge en pensant que, dans une semaine, il y aura cinq mois que j’ai fini le tableau du Salon. Qu’ai-je fait en cinq mois, Rien encore. De la sculpture, il est vrai mais ça ne compte pas. Les gamins ne sont pas finis. […] L’idée d’un tableau ou d’une statue me tient éveillée des nuits entières ; jamais la pensée d’un joli monsieur n’en a fait autant. » (7 août)
« Cette idée que Bastien-Lepage va venir m’énerve à ce point que je n’ai rien pu faire. […] Il est petit, il est laid pour le vulgaire ; mais pour moi et pour les gens de mes régions, cette tête est charmante. Qu’est-ce qu’il pense de moi ? J’ai été gauche, riant trop souvent… Il se dit jaloux de Saint-Marceaux [son ami sculpteur] Joli triomphe ! » (12 août)
« Non, je ne mourrai que vers 40 ans ; vers 35 ans, je serai bien malade et, à 36 ou 37 ans, en un hiver au lit, tout sera dit. Et mon testament ! Il se bornera à demander une statue et une peinture, de Saint-Marceaux et de Jules Bastien-Lepage ; dans une chapelle à Paris, entourée de fleurs, dans un endroit apparent ; et, à chaque anniversaire, on y fera chanter des messes de Verdi et de Pergolèse […] à chaque anniversaire et à perpétuité, par les plus célèbres chanteurs. » (21 août)
« Je suis malade à fond. Et je m’applique un immense vésicatoire sur la poitrine. Après cela, doutez de mon courage et de mon désir de vivre. » (15 septembre)
Elle travaille sans relâche, cependant :
« Le portrait de Bojidar me paraît…bien ; Julian dit que c’est peut-être un grand succès, que c’est original, très neuf et que ça paraîtra comme un Manet savant. […] Il est accoudé au balcon, le corps presque de face et la tête de profil se détachant sur le ciel ; on voit le chantier, les maisons, la rue, un fiacre, c’est très ressemblant. […] Il y a des capucines au balcon. Il en chiffonne une entre ses doigts, mais je remplacerai la fleur par la cigarette. » (9 octobre).
« Je vais travailler à la Grande-Jatte. Une allée d’arbres aux tons dorés, toile moyenne. Bojidar est venu avec moi, heureusement, car je n’ai pas pensé que c’est fête et, en arrivant là, nous avons trouvé des tas de canotiers, et Rosalie aurait peut-être été insuffisante comme porte-respect ». (1er novembre)
Pour la première fois, elle est approchée par un journal russe : « L’illustration universelle (de Russie) publie sur la première page le dessin de mon tableau (Jean et Jacques). C’est le plus grand journal russe, et me voilà comme chez moi. » (22 novembre)
Puis elle apprend avec
plaisir qu’une de ses toiles, un Pêcheur à la ligne qu’elle avait donné
pour une loterie est mis en vente à l’hôtel Drouot : « le mari
d’une des femmes de chambre est venu me dire avec effarement qu’un toile signée
Bashkirtseff était à l’hôtel des ventes et se vendait ce soir. Maman et Dina y
sont allées et ont assisté à l’adjudication au prix de 130 francs. Ça ne vous
fait pas d’effet, 130 francs mais à moi ça en fait un grand. » (24
novembre).
Dès qu’elle retrouve l’énergie de travailler, elle se réassure : « J’ai fait le portrait de Dina, une harmonie blanche, c’est superbe. » (28 novembre)
« Matin, sculpture, Après-midi, je peins le corsage et le bouquet de la tête qui rit […] c’est fini. Au gaz : un dessin, femme qui lit près du piano ouvert. Fini. Si c’était comme ça tous les jours, ce serait charmant. » (10 décembre)
« Après-midi, ébauché une tête de gamine de cinq ans, de profil et qui rit. J’ai l’intention de faire cinq ou six têtes, toutes riant. » (11 décembre)
« Il
est deux heures ; c’est la nouvelle année, à minuit juste, au théâtre, et,
montre en main, j’ai fait un souhait en un seul mot ; un mot qui est beau,
sonore, magnifique, enivrant, écrit ou prononcé : La gloire ! »
(31 décembre 1883)
Le 5 janvier 1884, arrive enfin dans le journal de Marie un nom que j’attendais depuis avril de l’année précédente : Manet. Était-ce possible que personne à l’Académie Julian n’ait été chagriné par son décès ? « Ouverture de l’exposition Manet à l’Ecole des Beaux-Arts ! J’y vais avec maman. Il n’y a pas un an que Manet est mort. Je ne connaissais pas grand’chose de lui. L’ensemble de cette exposition est saisissant. C’est incohérent, enfantin et grandiose ! Il y a des choses folles mais il y a des morceaux superbes. Avec un peu plus ce serait un des grands génies de la peinture. C’est presque toujours laid, souvent difforme mais c’est toujours vivant. Il y a là des expressions splendides. Et dans les choses les plus mauvaises on sent un je ne sais quoi qui fait qu’on regarde sans dégoût ni lassitude. Il y a là un tel aplomb, une si formidable confiance unie à une ignorance non moins formidable… C’est comme l’enfance d’un génie. »
A la vente de l’atelier Manet, en février suivant, Marie achète un tableau. J'ai lu qu'il s'agissait probablement la Gitane à la cigarette mais ce tableau faisait partie de la collection de Degas, ce n'est donc pas possible…
Sur le front de sa propre gloire, les choses avancent : « Ce brave et bon T. Robert-Fleury dîne ici ce soir ; il dit que mes gamins ont beaucoup gagné et qu’en somme, c’est sérieusement bien et que ça comptera au Salon. J’oublie de dire que mes gamins sont intitulés : Un meeting. » (11 mars) « Abbéma est venue voir mon tableau ce matin. » (15 mars)
Le lendemain, Un Meeting part au Salon.
Le 31 mars, elle apprend qu’elle n’est classée que n°3 (tandis que Breslau a obtenu un n°2). Son tableau sera mal placé au Salon : « je n’aurai pas de médaille […] Ah ! jamais, jamais, jamais, je n’ai touché le fond du désespoir comme aujourd’hui. […] Et dire que je ne puis même pas raconter tout cela, échanger des idées, me consoler en causant… Rien, personne, personne ! ... »
Cette solitude, Marie l’évoque de façon récurrente. Sans jamais se départir d’une image d’elle-même qui confine à l’orgueil, elle comprend parfaitement ce qui se joue dans sa relation aux autres : « En somme, mon cœur est absolument vide, vide, vide… […] Du reste, je crois qu’un être, femme ou homme, travaillant toujours et préoccupé de gloire, n’aime pas comme ceux qui n’ont que ça à faire. » (2 décembre 83) « C’est triste mais je n’ai pas d’amie, je n’aime personne et personne ne m’aime. Si je n’ai pas d’amie, c’est que (je le sens bien) malgré moi je laisse trop voir de quelle hauteur ‘’je contemple la foule.’’ Personne n’aime à être humilié. » (20 janvier 1884)
Un sentiment, jamais avoué mais bien présent, auquel on ne peut s'empêcher de penser devant Douleur de Nausicaa…
En mai de l’année précédente, elle avait déjà pensé à une composition « Je vais peindre un panneau décoratif : Printemps. Une femme appuyée à un arbre, les yeux clos et souriant comme dans un beau rêve. Et tout autour un paysage délicat, des verts tendres, des roses pâles, des pommiers et des pêchers en fleurs. » (18 mai) Mais comme elle craignait que Bastien-Lepage ne crée avant elle un paysage du même style, elle avait précisé : « je ne lui parlerai de rien ». Le tableau prend forme : « J’ai commencé hier un assez grand tableau dans le vieux verger de Sèvres, une jeune fille assise sous un pommier en fleurs, un sentier qui s’en va au loin, et partout des branches d’arbres fruitiers en fleurs, de l’herbe très fraîche, des violettes, des petite fleurs jaunes. La femme est assise et rêve les yeux fermés et la tête appuyée sur sa main gauche, le coude sur le genou. » (24 mars)
Le
5 avril, elle élabore son calendrier de travail : d’abord finir le tableau
de Sèvres (Printemps), puis une statue (sans doute son projet d’Ariane), ce qui
la conduit en juillet, puis un tableau intitulé le Soir « un
grand chemin sans arbre, une plaine, le grand chemin se confond avec le ciel où
le soleil se couche », puis, ayant fini ça et deux ou trois petites
choses, « je partirai pour Jérusalem où je passerai l’hiver pour mon
tableau et ma santé. »
Et le 12 avril, elle apprend que Meeting « est sur la cimaise ».
Le vernissage est le 30 avril. Il s’agit donc d’avoir l’écho de la presse qui publie ce jour-là un premier compte rendu « à vol d’oiseau ».
« Le désastre n’est pas complet, car Le Gaulois parle de moi très bien. J’ai une notice à part. C’est très chic, c’est Fourcaud, le Wolff du Gaulois, et Le Gaulois paraissant avec un plan du Salon le même jour que le Figaro, a une importance égale. […] Le Voltaire, qui publie un numéro dans le même genre, me traite comme le Gaulois. Suis-je contente ? C’est une simple question. Ni trop, ni trop peu. Il y en a juste assez pour que je ne sois pas désolée, voilà tout. » Elle est citée aussi dans le Journal des Arts et L’Intransigeant.
Le
Gaulois est le seul journal où
j’ai trouvé mention de la petite fille qui s’éloigne dans le coin droit du
tableau… On a voulu y voir depuis un signal féministe mais, Marie n’en dit mot dans son Journal,
Au Salon, elle reste longtemps assise devant son tableau, heureuse de constater que beaucoup de gens s’y attardent et note avec satisfaction que les deux portraits présentés par Louise-Catherine Breslau - alors en plein questionnement artistique - ne sont pas bons « ça ne me chagrine pas. Je ne suis pas non plus contente, non ; il y a de la place pour tout le monde. Pourtant, j’avoue que j’aime mieux que ce soit comme ça. » Emile Bastien (l’architecte, frère de Jules) passe la voir le surlendemain pour lui dire qu’elle a un « vrai et très grand succès d’artiste ». Emile Friant (1863-1932) est enthousiaste et le Monde illustré va reproduire le tableau.
Dès le 5 mai, pourtant : « Mourir, c’est un mot qu’on dit et qu’on écrit facilement ; mais penser, croire qu’on va mourir bientôt ? Est-ce que je le crois ? Non mais je le crains. » Elle apprend aussi que Bastien-Lepage, parti quelques jours à Blida (Algérie) pour se reposer, souffre d’un cancer de l’estomac. « Alors, il est donc flambé ? On se trompe, peut-être. » (15 mai)
La presse est assez largement laudative :
« Mlle Bashkirtseff a réuni sur une grande toile six gamins conférant auprès d'une palissade : c'est le Meeting ; ces figures de plein air ont une tonalité grise, en modernité, d'un sentiment sobre et juste ; elles sont bien serrées, bien dessinées. Ce morceau de peinture mériterait une récompense, car les progrès du peintre sont saillants. » (Jean Alessan, La Gazette des Femmes. - 10 Mai 1884, p.68)
« … Ce n’est rien
mais c’est intéressant au possible » (Etienne Carjat, La petite
République française, 23 mai 1884)
« L’enfant de Paris, immortalisé par Hugo, a trouvé aussi dans Mlle Bashkirtseff une fidèle interprète. Ces petits clubistes qui vous ont déjà des airs de conspirateurs sont groupés avec beaucoup de naturel, et chaque physionomie, prise sur le vif, a été rendue avec un soin extrême. » Just, Journal des Artistes, 27 juin 1884
La journée de vote des médailles est une torture même si elle prétend le contraire : elle la termine « la gorge serrée jusque dans les mâchoires et les oreilles. »
Le 27 mai, c’est fini, elle n’a pas été primée. Sa colère est immense et elle aura la fièvre toute la nuit suivante. Elle apprendra quelques jours plus tard qu’on ne lui a « pas donné la médaille parce que j’ai fait du tapage pour la mention l’année dernière et que j’ai traité tout haut le Jury d’idiot… C’est vrai que j’ai dit ça… […] Je suis absolument déroutée. » (25 mai) La presse va protester, évidemment sans succès.
« Ils sont là, une
demi-douzaine de marmots de face, de profil, de dos surtout, en vêtements
quassi [sic] débraillés, en souliers éculés témoignant d’un long et turbulent
usage dans la poussière et dans la boue ; ils discutent, et le sujet de
leur conférence doit être bien intéressant, car leurs lèvres et leurs yeux sont
suspendus à ceux du plus grand, qui tient à la main une sorte d’arc fait d’une
baleine et d’une ficelle. Le quartier est écarté, des palissades entourant des
terrains vagues et au loin des maisons pittoresques forment le décor. Tout cela
est peint avec largeur et rendu avec un grand esprit d’observation. Le public
s’arrête nombreux devant cette scène, mais le groupe n’en est pas distrait, la
conversation continue, le complot se trame toujours, pas une de ces petites
têtes intelligentes ne se détourne et le public attend toujours. Il attendait
aussi une récompense pour l’auteur : il est à regretter qu’elle ne soit
pas inscrite au bas de ce charmant tableau. » (Le Monde illustré, 31
mai 1884, p.6)
Marie a quelques compensations : elle vend deux œuvres à un collectionneur et obtient une mention honorable pour Jean et Jacques qu’elle a présenté à l’Exposition internationale de Nice. A cette occasion, Le Sport publie une bonne critique : « Le Sport avait bien raison de prédire que Mlle Marie Bashkirtseff deviendrait une peinteresse célèbre. » (Marcillac, Le Sport, 21 mai 1884)
Pendant ce temps, Marie lit Zola en entier (« C’est un géant. Chers Français, c’en est encore un que vous faites semblant de méconnaître ! »), Sully-Prudhomme et Lucrèce dans le texte, note ses efforts de compréhension et de réflexion : « Si j’avais eu une éducation raisonnable, je serais très remarquable. » Elle ne peint plus du tout pendant un mois…
« Ce que mon
tableau m’embête !! et il y a encore les mains à faire ! Ça ne
m’intéresse plus ce pommier en fleurs et ces violettes ! » (17
juin)
Le 20 juin, elle reçoit des nouvelles d’Algérie. Elle avait envoyé la photo de son tableau à Bastien-Lepage. C’est « l’architecte » qui répond. Jules est trop malade mais lui fait dire qu’il a trouvé le tableau « tout à fait bien ». Elle va le voir dès son retour, le 28 juin. Elle le trouve « changé, très changé » et ressent « un sentiment maternel très calme, très tendre et dont je suis fière comme d’une force. Il en réchappera, … c’est sûr. »
Elle s’acharne sur le tableau de Sèvres « il a fallu me tenir à quatre pour ne pas crever ma toile à coups de couteau. Il n’y a pas un coin fait comme je le voudrais. » (30 juin). Le 4 juillet, il est enfin terminé. Elle a visiblement tenté d’opérer une symbiose colorée entre le personnage et la nature environnante. Le tableau s’appellera Avril et elle le trouve, finalement, mauvais.
Le 14 juillet, elle
commence en même temps le traitement « qui doit [la] guérir » et le
grand tableau d’un banc « tout ce que contient un banc, quel
roman ! Le déclassé avec un bras appuyé au dossier et l’autre sur le
genou ; le regard fuyant – la femme et l’enfant sur les genoux ; la
femme du peuple qui trime – le garçon épicier très gai qui s’est assis, liant
un petit journal. L’ouvrier endormi, le philosophe ou le désespéré qui fume. Ça
y est, ça y est, ça y est, il me semble que j’ai trouvé ! […] C’est comme
un flot de vie qui entre ! »
« Un sujet au repos peut seul donner des jouissances complètes, il laisse le temps de s’absorber en lui, de le pénétrer, de le voir vivre. Les imbéciles et les ignorants pensent que c’est plus facile à faire. Ah ! misère ! »
« Et mon tableau qui est esquissé, les modèles trouvés. » (21 juillet)
Le 9 août, le tableau
est ébauché en couleur mais Marie ne se sent « pas vaillante ». Le 12 août, elle note « En somme, mes
amis, tout cela signifie que je suis malade. Je me traîne et je lutte mais ce
matin, j’ai bien cru être sur le point de capituler. […] ma faiblesse et ma
préoccupation [pour son tableau] m’éloigne du monde réel ; jamais je ne
l’ai compris avec une telle lucidité. »
« Je suis tellement patraque que j’ai à peine la force de mettre une robe en toile sans corset pour sortir et aller chez Bastien. Sa mère nous reçoit avec des reproches. Trois jours ! trois jours sans venir ! » (19 août)
Le 21 août, Marie fait faire une photographie « du coin que je peins, pour avoir les lignes du trottoir bien exactes. » Mais… « Choses sérieuses. Je ne fais rien. Je dors des heures entières en plein jour… Le tableau est installé, tout est là, il n’y a que moi qui manque. » (30 août)
La suite du Journal est presque entièrement consacrée à Bastien-Lepage : « C’est fini, il est condamné ! […] je ne me rends pas encore compte de l’effet que produit sur moi cette nouvelle abominable. » (22 août)
« Nous sommes des amis, il nous aime ; il m’estime, il m’aime, je l’intéresse. Il a dit hier que j’ai bien tort de me tourmenter, que je devrais… m’estimer heureuse… Pas une femme, dit-il, n’a eu le succès que j’ai eu en si peu d’années de travail. » (13 septembre)
« Il va plus mal. Nous ne savons que faire : partir ou rester devant cet homme criant de douleur, puis nous souriant. » (19 septembre)
« Je n’ai pas pu sortir. Je suis tout à fait malade, quoique pas couchée. Oh mon Dieu, mon Dieu, et mon tableau, mon tableau, mon tableau ! » (12 octobre)
« J’ai des fièvres terribles qui m’épuisent. […] Je ne peux pas sortir du tout mais ce pauvre Bastien-Lepage sort ; alors il se fait porter ici, s’installe dans un fauteuil, les jambes allongées sur des coussins, moi, tout près dans un autre fauteuil et comme ça jusqu’à six heures. » (16 octobre)
« Il ne peut presque plus marcher ; son frère le soutient sous chaque bras, le porte presque. Emile est un frère admirable. […] Depuis deux jours mon lit est dans le salon […], il m’est trop difficile de monter l’escalier. » (20 octobre)
Le Journal se termine ici. Marie est morte le 31 octobre et Jules Bastien-Lepage, le 10 décembre suivant.
*
Marie fut inhumée en grande pompe, dans un mausolée dessiné par Emile Bastien-Lepage où sera déposé son buste exécuté, comme elle le souhaitait, par son ami Saint-Marceaux.
Sur le mur, derrière le buste, était installée la grande toile des Saintes femmes au tombeau, restée
inachevée.
On présenta, à titre posthume, trois œuvres de Marie Bashkirtseff au Salon de 1885 : Avril, son autoportrait de 1883 et un portrait au pastel de Dina.
La
même année, une exposition posthume est organisée par l’Union des femmes
peintres et sculpteurs, avec un catalogue préfacé par François Coppée
(1842-1908). L’État achète Un Meeting à cette occasion.
Mais la célébrité, Marie ne l’a obtenue qu'en 1887, lors de la publication de son Journal, régulièrement réédité depuis sous différents titres.
Les réactions contemporaines ont été contrastées, certains lecteurs ont applaudi son honnêteté rafraîchissante, d’autres ont été outrés par son narcissisme obsédant.
Le Journal a surtout rencontré un immense succès auprès des jeunes filles du temps. Ainsi, Julie Manet, la fille de Berthe Morisot, en parle dans son propre Journal, le 28 octobre 1897 : « En lisant le journal de Marie Bashkirtseff, cela m’étonne toujours de penser qu’elle vivait il y a si peu de temps. […] il y a des choses très intéressantes, seules les histoires d’atelier et d’admiration pour de mauvais peintres m’ennuient. Je me souviens que Papa et Maman lisaient ce journal à Mézy ; ils en parlaient beaucoup et avaient nombre de discussions à son sujet. Papa, loin de trouver comme M. Degas que Marie Bashkirtseff était une femme à fouetter en place publique, l’admirait, alors Maman lui disait : ‘’je vous vois avec une femme comme celle-là, vous la trouveriez insupportable.’’ […] mais je crois qu’il ne faut pas la juger sur ce qu’elle dit, elle n’avait en somme pas tant d’admiration pour elle-même. Contrairement à la généralité des livres (d’après ce qu’on dit), celui-là doit être compris par une jeune fille qui pénètre l’esprit de celle qui vous raconte sa vie et ses pensées et qui même compare avec ses propres pensées. » (Journal de Julie Manet, 1893-1899, Mercure de France, 2017, p.259)
Sans surprise, de nombreuses femmes, en particulier des artistes, ont été fascinées par son personnage, sans même avoir connaissance de la photo de 1881 où elle pleure sa propre mort - comme pour transformer sa tragédie en performance ou conjurer sa peur – à côté de laquelle la photographie publicitaire de Sarah Bernhardt allongée les yeux fermés dans un cercueil, les bras croisés sur la poitrine, paraît finalement beaucoup plus anecdotique.
Plus tard, les chercheurs n’ont pas été tendres, en soulignant sa jalousie presque enfantine à l’égard de Louise-Catherine Breslau et son obsession de sa propre apparence, ce qui revient quand même un peu à lui reprocher la société dans laquelle elle est née… On s’est aussi beaucoup disputé sur le féminisme, le choix de carrière et la soif d’admiration de Marie. Même Simone de Beauvoir s’est intéressée à elle dans Le Deuxième Sexe (1949) pour souligner la difficulté qui s’attache à l’accomplissement personnel d’un individu maintenu en situation d’infériorité.
En résumé, une héroïne imparfaite, certes, mais tout de même l’une des rares à avoir osé s’exposer au monde avec ses forces et faiblesses.
C’est égal, une telle notoriété pour un rendez-vous quasi quotidien avec elle-même, certes exigeant mais qui lui procurait du plaisir, et si peu pour sa peinture qui fut son tourment permanent…
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Je n'ai pas précisé les pages des citations. Pour
les retrouver, le cas échéant, voici celles du 1er janvier de chaque
année : 1877 : p.18 / 1878 : p.41 / 1879 : p.105 /
1880 : p.165 / 1881 : p.243 / 1882 : p.343 / 1883 : p.425 /
1884 : p.523 (Source : Gallica, Journal de Marie Bashkirtseff,
Tome 2, Paris, Charpentier et Cie, 1890, 591 p. consultable en ligne)
Qui voudra de forger une idée de l’état de la recherche, à présent basée sur la version non expurgée du Journal de Marie, pourra lire l’ouvrage de Colette Cosnier, Marie Bashkirtseff, un portrait sans retouche, Presse universitaire de Rennes, 2022, 312 p.
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