Marie
Louise Victoria Dubourg est née le 2 décembre 1840, à Paris. Avec sa jeune
sœur, Charlotte, elle passe une partie de sa jeunesse à Francfort-sur-le-Main
où son père enseigne le français. Elle en garde une proximité avec la culture
et la langue allemande.
La famille rentre à Paris dans les années 1860 et s’installe 18 rue de Chabrol (10e). Victoria entre dans l’atelier d’une peintre aujourd’hui encore plus oubliée qu’elle-même, la portraitiste Fanny Chéron.
Son apprentissage comporte aussi l’ardente obligation d’aller copier les grands maîtres. Elle demande donc et obtient une carte de copiste au Louvre, où elle ne peut manquer de croiser une bonne partie des jeunes peintres de sa génération. Et de fait, c’est devant le Mariage mystique de sainte Catherine du Corrège, qu’ils sont tous deux en train de copier …
Dans
un premier temps, ils n’osent même pas se parler, puis Fantin demande
à un ami, le graveur Henri Valentin, de lui présenter la jeune femme, tout
comme lui-même avait présenté Edouard Manet à Berthe Morisot, quelques
années plus tôt. Son ami Manet, dont le portrait « merveilleusement peint,
d’un homme élégant de sa personne et dont la tenue et le physique contrastaient
avec l’idée que les nigauds avaient dû se faire de lui d’après ses tableaux,
excita la curiosité générale et fut un des succès du Salon » de 1867.
(Adolphe Jullien, Fantin-Latour, sa vie et ses amitiés, Paris, Lucien
Laveur, 1909, p.30)
Visiblement, Victoria séduit le cercle de Fantin par son intelligence et son attitude sympathique. Et c’est bien cette impression positive qui ressort du portrait que Degas fait d’elle au moment de ses fiançailles avec Fantin, en 1868.
On
ne sera pas autrement surpris qu’il ne l’ait pas portraiturée ses pinceaux à la
main. Il la présente comme une bonne camarade au regard franc et direct, à la
mise simple et un peu démodée, avec un petit bouquet qui fait peut-être
référence aux natures mortes auxquelles elle se consacre assidûment. A côté d'elle, une chaise vide qui pourrait être celle de Fantin, lequel
offre à sa future femme une Nature morte de fiançailles, témoignage de
leur intérêt commun pour ce genre que Fantin pratique depuis dix ans,
principalement pour des nécessités financières.
Un
intérêt effectivement commun car Victoria n’a pas attendu de rencontrer Fantin
pour s’y intéresser. Sa première nature morte connue date de 1861 et c’est
aussi une nature morte intitulée Pot au Feu qu’elle expose lors de sa
première participation au Salon, celui de 1868. Elle en expose généralement deux chaque année. Hélas, les reproductions en ligne proposées
par les musées qui les conservent expriment parfaitement le peu d’intérêt qu’on
leur porte aujourd’hui…
En 1869 et
1870, Victoria expose aussi un portrait et notamment celui de sa sœur Charlotte,
image à la fois expressive et d’une grande douceur :
La
même année, Fantin expose La Lecture, une
scène proche de celle pour laquelle il a fait poser ses propres sœurs, Marie et Nathalie,
dix ans plus tôt. Ce tableau, intitulé Deux Sœurs avait été refusé au
Salon de 1859.
Deux Sœurs – 1859
Huile sur toile, 98,4 x 130,5 cm
Saint Louis Art Museum, Missouri
Dans
la version de 1870, Victoria lit paisiblement dans une tonalité grise sur fond
sombre tandis que Charlotte se détache en contraste sur un fond clair, éclairée
par deux taches de couleur, rouge du châle et bleu du ruban, déjà
présentes et associées dans le tableau de 1859. Elle regarde le spectateur avec
ce qui pourrait être un brin d’agacement ou de lassitude. Elle a déjà enfilé son gant, comme
pour signifier son intention de filer au plus vite.
Le tableau suscite un vif intérêt au Salon de 1873 et Berthe Morisot écrit à sa propre sœur : « Ton ami Fantin a un vrai succès ; le portrait des demoiselles Dubourg est un vrai bijou ».
Dans
le contraste entre les deux sœurs, certains ont suggéré, plus tard, un intérêt
suspect du peintre à l’égard de sa future belle-sœur. J’aurais plutôt tendance
à y voir un rappel du tableau des Deux Sœurs : la sœur qui lit se
mariera tandis que celle qui a posé sa broderie pour regarder dans le vague paraît déjà
atteinte de la maladie dépressive qui conduira à son internement. Il me semble
donc que Charlotte, ici, est simplement celle qui se détache du tranquille bonheur
conjugal auquel aspire Fantin, lequel n’a pas caché ses sentiments à ses
amis : « J’ai bien peu d’affection pour les femmes, je n’ai jamais
rien fait pour elles ; elles me font peur et je ne les comprends pas. »
Mais
revenons à Victoria, sollicitée par l’Etat pour reproduire des tableaux du
Louvre. En 1866, elle copie La Vierge à
l’enfant avec sainte Martine, tableau
qui se trouverait aujourd’hui à la mairie d’Habloville (Orne). Faute de
la copie, je montre l’original…
Et,
l’année suivante, Victoria copie Les Pèlerins d’Emmaüs, probablement
conservé, si l’on en croit la photo du Centre national d’art plastique, dans
une église de Servon (Seine et Marne).
Activité
qui ne la détourne évidemment pas de ses tableaux de fleurs.
Tandis
que le mariage se fait un peu attendre – car Fantin doit assumer la charge de
son père très âgé et de sa sœur Nathalie, internée – les deux artistes deviennent
inséparables : « Tout les unissait, la timidité, la ferveur
intérieure, ardente si elle le fut jamais chez les artistes modernes, l’amour
de la musique, et jusqu’au talent pictural. Ils n’étaient pas beaux ni l’un ni
l’autre, mais incontestablement mieux. Lui avec son visage large, un peu "kalmouk" (il était d’origine russe par sa mère), les yeux gris bleu clair, au
regard absorbant, un front magnifique ; elle, très simple, attentive avec
des yeux noirs perçants. Pour deviner combien ces dehors tout unis recouvraient
de passion au travail, de foi envers leurs grands maîtres, de colère méprisante
aussi à l’égard de ce qui était la négation ou seulement l’ignorance de cet
idéal commun », raconte beaucoup plus tard Arsène Alexandre, dans le long
article qu’il consacre à Victoria. (« Amours d’artistes, l’associée de
Fantin-Latour », Les Nouvelles littéraires, artistiques et
scientifiques, 4 octobre 1930, p.4)
En
plus d’avoir trouvé une compagne, Fantin a gagné une famille qui lui rappelle
la sienne, perdue depuis le décès de sa mère, le mariage avec un officier russe
de Marie, l’aînée de ses sœurs qu’il ne reverra jamais, et la maladie mentale de
la cadette.
Il se rapproche donc des Dubourg, sa nouvelle famille, sensiblement plus érudite que la sienne : Charlotte est professeur d’allemand, Victoria est passionnée de littérature, de philosophie et de musique allemandes. Elle est aussi une excellente musicienne, admiratrice de Brahms et de Wagner, compositeurs alors controversés. Et sur ce point, la rencontre avec Victoria va changer la vie de Fantin.
En mai 1876, la mort de son père soulage Fantin d’un lourd fardeau financier et il peut annoncer officiellement ses fiançailles avec Victoria. Mais le mariage est encore reporté lorsque Fantin reçoit des billets inespérés pour le festival de Bayreuth. Victoria et son père l’accompagnent dans un voyage de visites des musées de Nuremberg, Stuttgart, Munich et Nancy.
« En
1876 Fantin va écouter, avec quel lyrique enchantement sa peinture en témoigne,
les premières auditions de la Tétralogie. A partir de ce moment, il ne devait
plus entreprendre que des œuvres inspirées de la musique, ou en elles-mêmes
musicales, se dérobant à toute sollicitation de portraits, renonçant même à ce
projet longtemps caressé d’une "réunion de dames" qui aurait continué la
série des "Hommages", de l’Atelier aux Batignolles, du Coin de
table et de Autour du piano. » (Arsène Alexandre, op.cit.)
Le 16 novembre 1876, Henri Fantin-Latour et Victoria Dubourg se marient à l’église Saint-Thomas-d’Aquin, en présence d’Edouard Manet et Edmond Maître, témoins de Fantin, et d’Henri Valentin, témoin de Victoria. « Dès lors - raconte Arsène Alexandre - ils ne doivent plus se quitter un moment, du cœur comme d’esprit, pendant le quart d’un siècle. »
Vu par Jullien (p.50), cela donne : « A partir de son mariage, l’existence de Fantin, déjà si peu accidentée, se déroula dans un calme absolu, dans le tranquille bonheur qu’il avait prévu et annoncé d’avance à ses amis d’Angleterre. » !
« Le
goût du chez soi, dès lors, envahit [Fantin] de plus en plus : toutes les
journées passées à l’atelier, à peindre en compagnie de sa femme ; quelque
sortie hâtive avant le dîner, puis, le soir, la lecture en commun à haute voix
ou quelques esquisses, quelques croquis jetés sur des bouts de papier ; l’été
venu, un séjour de trois mois environ au village de Buré, dans l’Orne, où sa
femme avait un petit bien de famille. » (Adolphe Jullien, op.cit.)
Le
portrait de Victoria, exposé par Fantin au Salon de 1877, la présente comme une
femme déjà mûre, alors qu’elle n’a que 37 ans…
Victoria
ne change rien à ses livraisons régulières au Salon. Tout juste voit-on
apparaître dans le catalogue la mention d’une nouvelle adresse « chez
Monsieur Fantin-Latour, 8 rue des Beaux-Arts » en 1877 et une « Mme »
Victoria Dubourg en 1878. Victoria garde son nom d’artiste et le couple
restera à cette même adresse sa vie durant.
C’est
aussi cette année-là qu’apparaissent les premières appréciations dont Victoria
fait l’objet dans la presse, d’abord de province où elle est régulièrement
exposée : « Fruits. Ces fruits sont des prunes
admirablement veloutées et une tranche de melon qui fait venir l’eau à la
bouche. Ce petit chef-d’œuvre est signé Victoria
Dubourg. » (« Promenade au Salon des amis des arts », Gazette
des Pyrénées, 11 mars 1876, p.2)
En
plus de leur attachement que tous les observateurs s’accordent à qualifier d’exceptionnel,
la chance des deux Fantin aura été de compter le peintre américain James
Abbott McNeill Whistler (1834-1903) au nombre de leurs amis proches.
Fantin l’a rencontré dans les années 1850 alors que Whistler étudiait à Paris. Installé
à Londres au début des années 1860, Whistler y accueille Fantin en 1859, 1861
et 1864, ce qui lui donne accès au marché anglais.
Lors de son deuxième voyage, Fantin peint l’ami de Whistler, le peintre Matthew Ridley, ce qui lui vaut son premier succès au Salon de 1861, sous le titre Etude. (Adolphe Jullien, op. cit., p.22)
Et
surtout, Whistler lui présente un couple d’amis, un avocat nommé Edwin Edwards
et sa femme, Ruth. Edwards est aussi graveur à l’eau-forte et une profonde
amitié naît entre les deux hommes, comme plus tard, entre Victoria et Ruth,
pianiste à « l’agréable talent », selon Jullien. Un couple qui prend
dans la vie des Fantin un grande place car « il s’en remettait à eux de la
défense de ses intérêts, les consultait pour tout ce qui le touchait, fût-ce
ailleurs qu’en Angleterre, et c’est grâce à leurs soins prévoyants qu’il pourra
mener une vie tranquille et travailler à sa guise tandis qu’eux s’occuperont de
placer maintes toiles de lui, vite appréciées au-delà de la Manche »,
notamment les « admirables tableaux de fleurs que presque personne ne
connaissait en France, qu’il expédiait directement en Angleterre, après la
belle saison, et que les acheteurs attendaient là-bas avec impatience » (Adolphe
Jullien, op. cit., p.39 et 40). Fantin expose leur portrait (National Gallery,
Londres) au Salon de 1875 et ils figurent aussi dans cette scène musicale :
Victoria
bénéficie également de cette amicale sollicitude. Elle aussi envoie ses
tableaux en Angleterre, où elle est exposée à la Royal Academy en 1883, 1886,
1887 et 1893, avec… des tableaux de fleurs !
A
une époque où, de l’avis général des observateurs, personne ne sait que Fantin
peint des fleurs, le marché anglais permet au couple d’accéder sinon à l’opulence,
au moins à des revenus réguliers.
Ce qui ne sera pas sans conséquence : comme le raconte Elisabeth Kane, dans son article « Victoria Dubourg, l’autre Fantin-Latour », (Woman’s Art Journal, Vol. 9, n° 2, automne 1988 – hiver 1989, pp. 15-21), lors d’une exposition intitulée « Intimacy and the Old Masters » qui s’est tenue à la galerie Koester de Londres en mai 1959, un tableau, Narcisse, qui avait fait l’objet d’une attention particulière, avait été attribué par erreur à Fantin. L’œuvre s’est révélée ensuite être de la main de Victoria (je ne sais pas s’il s’agit du petit tableau ci-dessous !) ce qui conduit naturellement Elisabeth Kane à s’interroger sur le nombre de toiles de Victoria qui pourraient avoir été attribuées à son mari, plus célèbre et dont les toiles se vendent mieux…
Les sœurs Dubourg apparaissent à nouveau au Salon de 1878 dans un tableau qui sera un peu moqué sur le moment mais mieux apprécié,
cinq ans plus tard, à l’Exposition des Portraits du Siècle, même si
Jacques-Emile Blanche écrira plus tard qu’il s’agit du « plus mauvais
tableau » de Fantin.
A
nouveau, Victoria fait corps avec la famille dans un triangle parfait, tandis
que Charlotte, toujours un peu maussade, nous refait « le coup du
gant », confirmant ainsi La Lecture : Charlotte est une nouvelle
femme, celle qui se place à part, en marge. Et ce n’est sans doute pas ce
qui plaisait le mieux à son beau-frère, plutôt méfiant à l’égard des
femmes émancipées…
Ce
qui ne signifie pas que Victoria soit restée immobile pour autant. La
preuve : « Le Salon d'Anvers a été brillant. 1274 numéros. 67 femmes
artistes y ont pris part. Dans ce nombre nous avons compté cinq compatriotes,
Mme Colin-Libour, Jeanne Rongier, Victoria Dubourg, Bonnaffé, et… Rosa
Bonheur. » (La Gazette des Femmes, 10 octobre 1879, p.1)
… alors même qu'il a représenté plusieurs fois des femmes artistes. J'ai espéré un instant que cette jeune dame pouvait être Victoria mais il s'agit en fait d'une certaine Miss Budgett !
La
présence de Victoria dans une exposition à la galerie Guildhall, à Londres, est
signalée par la Justice du 29 mai 1884 (p.3). Elle aurait pu y exposer cette
Nature morte d’inspiration toute hollandaise, bien loin du style de celles
de son mari et parfaitement de son siècle par le positionnement
diagonal de la branche de céleri, la texture du torchon et la masse gourmande
du chou-fleur.
Victoria
est admise comme membre de la société des artistes français en 1887 et commence
à être repérée (sans trop de passion) par les gazettes parisiennes. « Victoria Dubourg. — Les deux bourriches de
fleurs, variées et de couleur et d’espèce, sont d’une disposition un peu
pénible et serrée, mais finalement agréable. Nous savons, d'ailleurs, être en
présence d’œuvres d'un pinceau expérimenté. » (Jean Alesson, « Les
Salons, les femmes artistes », Journal des artistes, 2 juillet 1893,
p.214)
En
1894, elle reçoit au Salon la modeste récompense d’une mention honorable pour des
Œillets dans un vase, mais expose la même année deux œuvres à la Royal
Academy - puis obtient un médaille de 3e classe au Salon suivant,
peut-être pour ce Panier de fleurs, acheté par l’Etat.
Elle
continue à être très appréciée en province :« De Mlle Victoria Dubourg, un joli lot de dahlias, frais et
bariolés, comme on en voudrait voir au Palais d’Hiver » (« Le Salon
de Pau », Gazette Béarnaise, 21 janvier 1900, p.1)
Mais aussi à Paris où, cependant, les tableaux de fleurs ne sont pas les œuvres les plus prisées. « II y a cette année beaucoup de bonnes natures mortes et, quelques bons panneaux de fleurs. Nous les rangerons ici, et nous en complimenterons (…) Mmes Victoria Dubourg, Marguerite Reibel, Pauline Dubron, Jeanne Amen et de La Riva-Munoz. » (Arsène Alexandre, « Le Salon de la société des artistes français », Le Figaro du 30 avril 1901, p.4)
Selon Elisabeth Kane (op.cit.), elle expose cette année-là un Coin de table dont le titre fait évidemment penser à l’œuvre éponyme de Fantin, présentée au Salon de 1872 (Musée d’Orsay), un portrait de groupe qui témoigne de l’histoire littéraire du XIXe siècle (Rimbaud, Verlaine, Bonnier, Blémont, Aicard, etc.). Fantin en a exécuté une version « nature morte » qu’il a exposé au Salon de 1873.
Occasion
de montrer que la composition, le style et la couleur du Coin de table de Victoria n’a
rien de commun avec celui de son mari.
La
condescendance de la critique à l'égard de Victoria continue, comme ici, dans un
texte dédié à son mari : « Il ne reste plus à retenir, pour être fixé
sur les faits saillants de cette existence de travail, d'observation et de
rêve, que la date de son mariage avec la compagne qui, dans le rayonnement
discret de la gloire paisible du maître, s'est conquis modestement à ses côtés,
par des compositions de fleurs intimes et recueillies, un nom d'artiste
justement estimé. » (Léonce Bénédite, Fantin-Latour, Les artistes de
tous les temps, Paris, Librairie de l’art ancien et moderne, 1903, p.9)
Mais cela ne semble pas avoir beaucoup chagriné les Fantin. Les descriptions croisées des amis convergent :
« Avez-vous vu les Fantin ? demandait quelqu'un à Whistler […] Ils vont très bien - il faut dire cela avec l'accent américain - la dernière fois que je les ai vus, ils faisaient comme d'habitude de la peinture à quatre mains. […] Le mot de Whistler se justifie d'autant mieux que Mme Fantin est un excellent peintre elle-même (elle fait d'admirables tableaux de fleurs) mais que, aussi, souvent elle contribuait à la préparation, même assez poussée de ses compositions wagnériennes ou féeriques, qu'il enrichissait finalement. » (Arsène Alexandre, op.cit.)
« … lorsqu'on entrait dans cet intérieur si calme où le maître et Mme
Fantin vivaient loin du monde, ne sortant que le moins possible et pleinement
heureux d'être l'un auprès de l'autre, il semblait qu'on vît s'ouvrir la
retraite du sage et, dans cette sorte de thébaïde où nul bruit n'arrivait du
dehors que le son de l'horloge de l'Institut, on se serait cru à cent lieues de
Paris. » (Adolphe Jullien, op.cit., p.149)
Une routine quotidienne ponctuée par les dîners du lundi, pour les amis proches. « Alors, vous étiez reçu dans une étroite galerie, à plafond vitré, sorte d'atelier de photographie que M. Degas nommait la "tente orléaniste", peut-être à cause des bandes verticales à deux tons, dont elle était extérieurement revêtue, à la façon de 1830. » (Jacques-Emile Blanche, Propos de peintre, de David à Degas, Paris, Emile-Paul Frères, 1919, p.1)
« Fantin,
qui détestait tellement le monde, aimait beaucoup au contraire ces repas
d'intimité, toujours très fins, après lesquels il évoquait force souvenirs ou cherchait à piquer amicalement
ses convives, ces petites soirées qui se terminaient entre dix et onze heures
par une excellente tasse de thé. » (Adolphe Jullien, op.cit. p.155)
« L'Affaire Dreyfus devait bientôt donner au sévère ménage l'occasion de manifester sa passion du juste. Je n'en donnerai pour exemple que ce dialogue bref et complet, rapporté d'une rencontre sur le quai entre deux anciens camarades d'atelier :
Et vous, monsieur Bracquemond, vous êtes avec les imbéciles ?" » (Arsène Alexandre, op.cit.)
Un seul évènement annuel : le Salon.
« Le jour du vernissage venu, c'était une partie familiale et un acte rituel, que de dépasser le pont Solférino, puis de s'engager dans les Champs-Élysées et de déjeuner à midi sous l'horloge du Palais de l'Industrie, à "la sculpture" - évitant "Ledoyen" à cause des courants d'air et du soleil. (…) Un jour de lumière et de fête dans toute une année de claustration voulue ! Après le repas, on remontait dans les salles de peinture, puis on redescendait au jardin, si frais, où les élégantes exhibaient les modes du printemps parmi les marbres, les plâtres, les rhododendrons et les plantes vertes. A six heures du soir, la foule, chassée par les gardiens, s'écoulait au cri de "On ferme ! on ferme !" et Fantin rentrait avec une migraine, sous sa "tente orléaniste" pour reprendre aussitôt ses habitudes de chat domestique. » (Jacques-Emile Blanche, op.cit., p.14)
La vie paisible et douce prend fin le 25 août 1904.
« Fantin était dans le jardin de sa propriété de la Sarthe. On allait déjeuner ; c'était en plein été. Soudain il portait la main à son front, et l'instant suivant, mourait. Mme Fantin ne pleura pas. Elle devint statue, statue au regard fixe. Sa douleur était au-dessus de toute manifestation extérieure, et son calme était une des plus effrayantes images de l'amour irréparablement navré que l'on ait pu voir.
Elle s'occupa longuement, méthodiquement de classer les œuvres de l'associé disparu, de cataloguer les lithographies, de distribuer aux musées les études peintes, les tableaux (ainsi l'Hommage à Berlioz à Grenoble, la Famille D. au Louvre, etc.), voulant que tout, jusqu'aux moindres pièces, fût soustrait à la profanation des enchères et aux hasards des dispersions entre des mains qui auraient déplu, à lui. Elle gardait l'esprit présent, mais l'âme lointaine. » (Arsène Alexandre, op.cit.)
Toute
à ce long travail de deuil, Victoria ne paraît plus au Salon. Elle reviendra pourtant
à la peinture puisqu’on trouve aujourd’hui quelques œuvres datées des années 10,
dont l’une au musée Orsay que je préfère ne pas montrer tant elle est
déplorablement conservée…
Et son nom disparait de la presse et peut-être était-ce mieux comme cela.
Victoria Dubourg est morte à Buré, comme Fantin, le 30 septembre 1926.
Cette « femme supérieure, elle-même peintre de mérite », comme l’a décrite Jacques-Emile Blanche, ne sera saluée que par un seul article : « Elle vient de mourir à Buré, dans l'Orne, à l'âge de quatre-vingt-six ans. Née Victoria Dubourg, elle fut fiancée au peintre au moment du départ de celui-ci pour Bayreuth, d'où il devait rapporter tant de motifs lithographiques. Elle était peintre elle-même, et la plus parfaite élève de Fantin. Aussi fut-elle pour son mari une véritable collaboratrice, préparant ses toiles, notamment ses fleurs et ses natures-mortes. On connaît le mot rosse de Whistler, disant que les Fantin "peignaient à quatre mains". Mme Fantin-Latour manifestait d'ailleurs son adresse picturale au Salon des Artistes Français, dont elle était sociétaire. Elle y avait obtenu en 1894 une mention honorable, en 1895 une médaille de 3e classe. Sa production est abondamment représentée – trop - au Musée du Luxembourg. » (Anonyme, Bulletin de la vie artistique, 15 octobre 1926, p.316)
Pire
encore fut la succession des articles du critique Louis Vauxcelles. Si, dans un premier temps, il
paraît se souvenir de ses « mérites » dans l’unique article qu’il
insère sur les femmes peintres dans son Histoire de l’art : « Venons
donc aux exceptions. Leurs noms ? Eva Gonzalès, Berthe Morisot, Marie
Bracquemond, miss Cassatt, plus près de nous Mesdames Lucie Cousturier, Marval, Maria Blanchard, Marie
Laurencin. Avant de leur consacrer les lignes qu’elles méritent, mentionnons
ces femmes de réel mérite que furent et sont Mesdames Victoria Dubourg, Marie
Cazin, Louise Breslau, Angèle Delasalle, Marie Duhem, Hélène Dufau, décoratrice
aux élégantes arabesques, Lisbeth Delvolvé-Carrière, disciple un tantinet
timorée de son père ; la liste n’est guère longue, et nous en avons biffé, avec
les noms des portraitistes mondaines, ceux des fabricantes de bourriches de
pivoines. » (Louis Vauxcelles, Histoire générale de l’art français, de
la Révolution à nos jours, Paris, Librairie de France, 1922/1925, p.314)
Mais ce n’était qu’un aperçu de son souverain mépris : « Mary Cassatt est à Degas ce que Cécilia Beaux est à Sargent. Marie Bracquemond a été formée par son mari, par Gaudin, et surtout par la leçon ingriste transmise à Félix Bracquemond par Guichard de Lyon ; ses aquarelles sont nerveuses, ses paysages de Sèvres charmants, son portrait de sa sœur, un délice. Et, néanmoins, Marie Bracquemond n’est point une créatrice. Victoria Dubourg ? Disons Mme Fantin, et ce sera la réponse, topique, à notre enquête loyale. » (Interview de Louis Vauxcelles par La Française, Journal du progrès féminin, 20 octobre 1928, p.3)
Dans un autre article de la même revue, daté du 24 septembre 1938, il va même jusqu’à désigner Victoria par un « Mme Fantine-Latour » qui confirme son inélégance.
Bien
sûr, Victoria n’a jamais recherché les honneurs. Elle a eu aussi la malchance d’avoir
vécu la période impressionniste sans jamais s’en approcher. Pour autant, elle n’était
pas la seule, à l’époque, à s’attacher à faire vivre la tradition française de
la nature morte et les peintres masculins - comme François Bonvin (1817-1887) ou
Antoine Vollon (1833-1900) qui ont suivi cette voie - sont aujourd'hui reconnus.
Principalement attachée à la carrière de son mari, elle a accompli sur son œuvre un travail d’analyse remarquable. Comme le souligne Elisabeth Kane, « son catalogue raisonné de Fantin-Latour a fourni aux historiens de l’art des informations si complètes et si précises que l’édition de 1969 a été une réimpression non révisée de l’original de 1911. »
Tout reste donc à faire pour sortir cette peintre de l’oubli et, peut-être, avoir quelques surprises !
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