Hana
Orloff naît le 12 juillet 1888 à Tsaré-Constantinovska, petite ville d'Ukraine
de la région de Yekaterinoslavka, alors intégrée dans l’Empire russe.
Elle est la huitième d'une famille de neuf enfants. Sa mère et sa grand-mère sont sages-femmes. Son père, Raphaël Orloff, fut d’abord précepteur puis instituteur mais, en raison de l’interdiction faite aux juifs d’exercer ce métier, il devint épicier-droguiste-mercier. La famille parlait le yiddish et l’ukrainien et les enfants apprenaient l’hébreu et le russe.
En 1903, âgée de 15 ans, Hana entre en apprentissage dans la ville la plus proche, pour devenir couturière.
Mais les répressions antisémites du gouvernement ne cessent de s’intensifier. En 1902, Raphaël Orloff, emmène ses trois aînés en Palestine et revient en 1905 chercher le reste de sa famille. Après avoir embarqués dans le port d’Odessa, ils atteignent celui de Jaffa fin mars 1906.
En
Palestine, alors sous domination ottomane, la famille Orloff s’établit dans un moshav
(coopérative agricole) à Petah-Tikva (Porte de l’espérance), non loin de
l’actuelle Tel Aviv. Première implantation juive moderne en Palestine,
Petah-Tikva dispose d’un centre de formation aux métiers de la terre. Raphaël
Orloff et ses fils y travaillent comme ouvriers agricoles et Hana comme
couturière.
En 1908, Hana loue une maison, s’installe comme couturière et prend des cours de littérature russe. Elle envisageait de devenir professeur de couture alors, faute d’école de formation, ses parents décident de l’envoyer à Paris pour y passer son diplôme. Après un voyage en bateau de Jaffa à Marseille, Hana rejoint Paris en train, en août 1910. C’est au moment où elle arrive en France qu’elle devient Chana, pour… simplifier la vie des douaniers, incapables de prononcer son prénom !
Elle loue une chambre rue Feuillantine, en plein quartier latin, prend des cours de français et s’inscrit dans une école de couture où un professeur lui suggère de se tourner vers le dessin et la peinture.
Son diplôme en poche, Chana est embauchée comme apprentie par la maison Paquin, 3 rue de la Paix. Elle s’inscrit aussi au concours d’admission de l’Ecole des Arts décoratifs, école gratuite et alors appelée « Petite Ecole », par comparaison avec la « Grande Ecole », l’Ecole des beaux-arts de la rue Bonaparte.
Elle est reçue deuxième. Elle prend des cours de dessin, d’anatomie, d’histoire de l’art et, de 1911 à 1914, suit une formation de modeleur d’après modèle vivant et de sculpture. Dès la fin de sa première année d’étude, elle obtient une bourse qui lui permet de quitter son emploi chez Paquin.
A Montparnasse, elle fréquente l’atelier pour jeunes artistes créé par Marie Vassilieff (voir sa notice) ; elle se rend aussi à la Ruche, à la cité Falguière, où elle rencontre les artistes bohèmes et se lie avec Zadkine, Soutine, Kisling et Modigliani auquel elle présente une amie, sa condisciple de l’Ecole des Arts décoratifs, Jeanne Hébuterne.
Ses premières sculptures se caractérisent par des formes déjà très épurées, peut-être inspirées par la statuaire égyptienne. (Cliquer sur les images pour les agrandir)
En
1913, alors qu’elle termine sa dernière année à la « Petite Ecole »,
Chana expose pour la première fois au Salon d’Automne. Elle y présente deux
bustes en bois : Tête d’Adolescente Juive et Madame Z, deux œuvres
dont elle montre les photos, l’année suivante, au jury d’admission de
l’Ecole des Beaux-Arts. Sa candidature est rejetée.
La guerre éclate en août 1914, alors que Chana est à Bruniquel, petit village du Quercy où travaille Zadkine. Peut-être sculptent-ils ensemble… ? Elle rentre à Paris à l’automne et trouve son premier atelier rue du Pot-de-Fer, non loin de la place de la Contrescarpe. Malgré la guerre, Chana continue à travailler en rejoignant avec Jeanne Hébuterne, l’Académie Colarossi et elle se rend régulièrement au foyer de Marie Vassilieff.
Ses créations de l’époque, en rupture claire avec tout style académique, annoncent déjà les grands thèmes qui vont jalonner son œuvre :
Selon le cartel de l’exposition du musée Zadkine, Amazone,
guerrière aux cheveux courts, serait un rappel de l’Ukraine, région d’origine supposée
de ce peuple dans la mythologie grecque. Peut-être un autoportrait symbolique.
C’est dans son groupe d’amis de l’avant-garde artistique que Chana rencontre le poète polonais Ary Justman qu’elle épouse à la fin de l’année 1916, après avoir exposé pour la première fois, en compagnie d’Henri Matisse, Georges Rouault et Kees Van Dongen à la Galerie Bernheim-Jeune. Ils s’installent 68 rue d’Assas, non loin de l’impasse où Zadkine aura sa maison-atelier dix ans plus tard. A l'évidence, le couple amoureux se double d'une complicité artistique très forte qui les conduit à mener plusieurs projets communs.
Ce sont ses amis, les peintres Ivanna et André Lemaître avec leur fils, qui servent de modèles aux trois figures imbriquées de La Famille…
…
et, dans un style synthétique proche de celui de l’Amazone, Chana
sculpte cette Dame enceinte, deuxième œuvre sur le thème de la
maternité. On pense bien sûr à l’Autoportrait au sixième anniversaire de
mariage (1906) de Paula Modersohn-Becker (voir sa notice) : il n’est
pas nécessaire d’être enceinte pour se projeter !
Avec
Ary, Chana participe à la revue S.I.C. (Son, Idées, Couleurs et Formes) qui
propose une réflexion avant-gardiste en art et littérature. Ils publient
ensemble Réflexions poétiques, dont l’édition est illustrée de 12
planches hors-texte : trois bois
gravés, trois dessins…
…
et six photographies de sculptures de Chana.
Juste
après la publication, Ary s’engage comme brancardier volontaire au sein de la
Croix rouge américaine.
Le fils de Chana et Ary, Elie, naît le 4 janvier 1918. Le thème de la maternité et de l’enfance devient particulièrement présent dans l'œuvre de l'artiste.
Peu
après l’Armistice, Ary, atteint de la grippe espagnole, est admis à l’hôpital
américain où il décède le 12 janvier 1919. Chana continue seule, avec son fils
surnommé « Didi », son combat artistique.
Dès
le mois d’avril suivant, elle expose à la galerie des Beaux-Arts, 10 rue Auber,
dans une exposition collective. La critique est déjà particulièrement
positive :
« C'est en une pièce déjà surchargée de toiles, encombrée d'images et de couleurs que se dressent les œuvres d'une artiste digne d'attirer tout particulièrement et longuement l'attention. Pourtant cette présentation défavorable ne nuit pas à Mme Chana Orloff. L'expression est ici d'une telle vigueur, la personnalité s'affirme avec une aisance si délibérée, si franche que le regard est vite conquis. Mme Chana Orloff révèle à la galerie des Beaux-Arts une sculpture ramenée (soit par un travail de synthèse, soit par une spontanéité de retour aux éléments) à l'essence même du mouvement et de la statique. Faut-il écrire que l'artiste n'a pas été influencée, guidée par des recherches antérieures ? On constate chez elle une admiration pour les Egyptiens, les Africains et les Polynésiens, une étude aussi de ceux que séduisirent les primitifs exotiques, leur sincérité fantaisiste, leur naïveté si différente de nos candeurs. Mais la valeur originale n'est pas contrainte ici par des choix de forme. […]
Regardez cette Maternité de lignes frustes, de robustesse gracieuse et paisible, ou l'étreinte de l'enfant, l'effort douleur, d'orgueil aussi de la mère qui le porte s'harmonisent avec tant de bonheur. […] Il faut noter la prédilection de l'artiste pour les bois, la façon aisée et large qu'elle a de le travailler, son sens de la plasticité, de la saveur propres à cette matière. Et cela conduit à parler de Mme Chana Orloff graveur, tirant de l'élément ligneux une empreinte sincère, laissant à la fibre, à la cellule une collaboration hardie. La recherche par des moyens étroits, directs, de formes audacieuses où des rugosités mettront leur imprévu, est peut-être ce qu'il y a de plus curieux et de plus neuf dans l'interprétation toujours caractéristique qu'une femme puissamment attachées aux formes, à leur rayonnement, nous apporte aujourd'hui. […] Puisse-t-on assurer bientôt à Mme Chana Orloff un local où, riche de sa suffisante certitude, son travail montrera librement ce qu'il peut joindre de noblesse et de charme à d'autres travaux conçus en accord avec son inspiration. » (Jean Pellerin, « La quinzaine artistique », La Lanterne, 12 avril 1919, p.2)
La même année, elle poursuit ses travaux de gravures sur bois et prépare un album de portraits d’amies qui la soutiennent pendant sa période de deuil, Bois gravés de Chana Orloff dont la couverture est ornée du portrait de son amie, Pauline Lidelfeld, représentée en Madone en 1914.
Et
La Liberté (19 juin 1919, p.2) annonce que Chana achève une série de
portrait d’auteurs, de peintres et de musiciens, dont André Salmon, André
Lemaître, Carol-Bérard et Mario Meunier, en vue d’un album. Il sera publié fin 1923, accompagné de textes de Jean Pellerin (1885-1921) et Gaston Picard
(1892-1962), sous le titre Figures d’Aujourd’hui. Y figurent notamment les
peintres Picasso, Braque, Derain, Léger et Natalia Gontcharova.
Au moment de sa sortie, il est largement salué dans la presse : « Les Figures d'Aujourd'hui [d’Alignan éditeur] sont l'œuvre de Mme Chana Orloff, qui avec son talent si personnel dessina les quarante et un portraits des écrivains, des peintres, des compositeurs de musique auxquels le regretté poète Jean Pellerin, et notre confrère Gaston Picard consacrèrent des textes synthétiques et alertes. […] Le crayon de Mme Chana Orloff a réalisé des portraits d'un art remarquable. Sans empiéter sur les domaines de notre ami Louis Léon-Martin, rappelons que Chana Orloff, sculpteur, exposa au Salon d'Automne (1920) un buste de M. Gaston Picard. Les Figures d'Aujourd'hui s'ouvrent sur un adieu du conteur de La Danse de l'Amour, à Jean Pellerin, le romancier de La Dame de leurs Pensées. » (« A tous échos », Paris Soir, 8 mai 1924, p.2)
Au
Salon des Indépendants de 1920, Chana expose La Dame enceinte, une Maternité,
l’Amazone, des Danseuses et deux portraits.
C’est grâce à ces portraits, à la fois ressemblants et stylisés, dont elle trouve les modèles dans son entourage, que Chana rencontre rapidement le succès. Au cours du temps, on voit apparaître des portraits d’hommes et de femmes de lettres, d’artistes, d’hommes politiques, de médecins et aussi d’enfants.
Ses
amis Edmond et Madeleine Fleg présentent Chana à Nathalie Clifford Barney, richissime
américaine qui tient salon dans le « Temple de l’Amitié » au 20 rue
Jacob (voir la notice de Romaine Brooks). Grâce à son entregent, Chana se fait
connaître de l’élite parisienne sans soucis financiers et,
notamment, de Mrs Blair, une américaine venue à Paris s’offrir quelques Rodin.
Elle remportera avec elle le portrait de sa fille par Chana qu’elle fera ainsi
connaître aux Etats-Unis. (N.B. : Le portrait qui suit n'est pas identifié comme celui de cette jeune femme… !)
Comme on s’en doute, la radicalité moderniste de Chana n’est pas au goût de tout le monde : « Quant à M. Chana Orloff, ses portraits exécutés dans de fort beaux bois témoignent d'un sens de stylisation dans le grotesque qui peut amuser, mais qui nous semble être — par la fixation de la laideur sous les trois dimensions et en matière durable — la négation même de ce que doit nous donner la sculpture. » (H. Genet, « Petites expositions », La Chronique des arts et de la curiosité, supplément à la Gazette des Beaux-Arts, 30 juin 1921, p.94)
Chana présente trois portraits aux Indépendants de 1921, dont
celui du peintre Edmond
Sigrist :
« Depuis deux années, au Salon d'Automne, aux Indépendants, un statuaire envoie des bustes et des figures autour desquelles une vive curiosité s'est élevée. On les devinait ressemblants avec une intensité singulière. On sentait que l'art pour l'art n'avait rien à faire avec ces effigies véritablement ad hominem. Leur aspect déroutait. Fallait-il y voir des caricatures ? Le moindre examen prouvait que nulle intention agressive ne se cachait en ces travaux. Était-ce du cubisme ? à peine, et seulement par quelques artifices de surface. Était-ce des modelages violemment inspirés, nés d'un lyrisme inapte à s'abaisser aux détails du "rendu" ? La perfection matérielle de leur achèvement affirmait le contraire. D'ailleurs, à les mieux regarder, leur apparente simplicité, loin de marquer un état d'ébauche, décelait un labeur considérable de composition, puis d'élimination. Il ne restait que les éléments d'absolue nécessité pour évoquer en force une figure déterminée. Ainsi, les volumes et les traits spéciaux aux visages observés étaient-ils mis en valeur telle que chacune des statues devenait comme une quintessence de l'expression du modèle et prenait un air d'existence plus vigoureux que celui de la vie elle-même. Elles étaient l'œuvre d'une artiste russe, Mme Chana Orloff.
[…] Le bois, que Chana Orloff emploie de préférence aux autres matières, l'induit à de longs polissages, si méticuleux, qu'une sorte de volupté sans doute y présida. La surface est nette : aucune écharde, aucune bavure par où la vie interne de la statue pourrait s'enfuir, comme l'électricité par une pointe. Le contour, le contact donnent l'impression d'une clôture soigneuse. Et, si l'on peut dire, la graphologie de ces œuvres décèle un art parfait d'intelligence, une acuité visuelle étonnante, mais aussi dépourvue de toute sentimentalité. » (Robert Rey, « Les portraits sculptés de Mme Chana Orloff », Art et Décoration, janvier-juin 1922, p.57-60)
En
illustration de son article, Art et Décoration publie la photographie du
portrait de la peintre Ivanna Lemaître, aristocrate russe réfugiée en France
lors de la révolution de 1917, déjà présente dans La Famille de 1917. Avec
son expression impassible et légèrement condescendante, cette Dame à
l’éventail figure une nouvelle image de la femme moderne, d’une altière
élégance.
Figurait
aussi dans l’exposition de 1922, le portrait, créé plusieurs année auparavant, de Pauline Lindelfeld, une amie
polonaise de Chana. Une Madone dont « la tête
inclinée et la posture modeste, l’air d’intériorité méditative rappellent la
sculpture italienne de la Renaissance, revisitée ici par le jeu des lignes
obliques et les formes étirées » (cartel de l’exposition).
Les
commandes se multiplient, comme celles de l’éditeur Lucien Vogel qui pose
avec son épouse et sa fille, Nadine.
Elle aussi est reproduite dans l’article d’Art et Décoration, où figure également le buste du peintre portraitiste Alexandre Iacovleff.
Au
Salon d’Automne de 1923, Chana expose de nouveaux portraits, notamment celui
d’Auguste Perret…
… et ce couple de Danseurs qui rencontre un grand succès.
« La tenue de marin évoque les bals costumés prisés à l’époque. Les deux corps imbriqués miment les nouvelles danses comme le tango ou le fox-trot qui arrivent d’outre-Atlantique et rythment les soirées parisiennes de l’entre-deux-guerres. » (Cartel de l’exposition du musée Zadkine)
La même année, Chana
exécute aussi le portrait de la fille de son ami Chagall, compagne de jeu de
Didi…
…
celui de son compatriote et ami, le peintre David Ossipovitch Widhopff
(1867-1933), président de la Société des artistes russes que Chana a rencontré
chez Marie Vassilieff. Un personnage jovial et tout en rondeur…
…
celui de Romaine Brooks, l’amie chère d’une autre Amazone, Nathalie Clifford
Barney…
…
et celui de Per Krohg (1889-1965), peintre et musicien norvégien représenté ici
en accordéoniste, un emblème de la vie de bohème de Montparnasse. Il est présenté
aux Indépendants de 1925 et la photo de Marc Vaux, ci-dessous, est publiée dans
Vogue le 1er décembre 1926 (p.35).
Et
toujours, Didi :
Ce
qui n’empêche par Chana de continuer d’explorer son thème de prédilection, des Maternités
impassibles, sans sentimentalisme et dont toute la douceur réside dans les
gestes protecteurs.
Bronze
Ateliers-musée Chana Orloff, Paris
Chana sculpte aussi sa fascination pour le corps féminin, comme cette Grande
baigneuse qui fut achetée par l’Etat en 1939 et se trouve aussi au MNAM de
Beaubourg.
Après avoir reçu la nationalité française en 1925, Chana est nommée au grade de chevalier de la Légion d’honneur, signe de la reconnaissance de son talent. Elle devient sociétaire du Salon d’Automne l’année suivante.
« Il
est des jours où la prose concise du Journal officiel réussit à nous
émouvoir. Il en a été ainsi de ce texte qui rend publique la nomination dans l’ordre
de la Légion d’honneur de Mmes Wanda Landovska et Chana Orloff. La
juxtaposition frappante de ces deux noms sur la même liste fait honneur à celui
qui en décida. Ce double hommage à l’élite féminine donne au ruban usagé une
fraîcheur insolite. Car voilà deux femmes qui ont osé. Personne ne portera plus
dignement l’insigne de chevalerie que ces amazones. […] Chana Orloff, sculpteur, vient, de toute sa
forte personnalité, démentir le préjugé tenace qui tend à exclure la femme –
image de toute fragilité – de la gloire du statuaire. L’art d’Orloff est, même
avant d’être subtil, robuste. […] On a cherché querelle à Orloff pour cause de
sa tendance caricaturale ; nous croyons vaine cette allégation faite pour
ravaler l’artiste dans la hiérarchie esthétique. La charge apparaît, chez
Orloff, tel un pathétique détourné. L’hyperbole narquoise et l’ellipse
frappants font partie de la vision de cette fantaisiste.
Ce singulier amalgame de spontanéité et de style, d'une observation aiguisée, sardonique et rageuse et d’une architecture très sobre et très cohérente des plans et volumes, constitue l’originalité foncière du grand talent de Chana Orloff. […] Elle a cherché son chemin et l’a suivi avec un insigne courage. La renommée est venue à elle sans qu’elle eût enjôlé l’opinion. On a fêté, récemment le ruban de l’admirable animalier Pompon. Aujourd’hui, c’est bien le tour de Mme Chana Orloff, vaillante dompteuse de cette ménagerie intime : son œuvre de portraitiste ironique et fervent. » (André Levinson, « Amazones », Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques, 25 août 1925, p.5)
La
tête longue et les épaules étroites, l’ascétisme des plis des vêtements font « penser aux saints sculptés dans les porches des cathédrales. » écrit Vogue.
Sa
réussite artistique autant que financière conduit Chana à quitter son atelier
de la rue d’Assas pour des espaces plus appropriés à son intense activité. Sur
les conseils du peintre Jean Lurçat, elle acquiert une parcelle rue de la
Tombe-Issoire, près du parc Montsouris. C’est là qu’elle demande à Auguste et
Gustave Perret de concevoir pour elle une maison atelier, dans une ruelle où le
frère de Jean Lurçat, l’architecte André Lurçat, projette de créer une cité
d’artistes.
La ruelle prendra ensuite le nom de Villa Seurat, en hommage au peintre Georges Seurat, décédé prématurément en 1891. La maison, sise 7bis Villa Seurat, est construite au cours de l’année 1926.
A
deux pas, se trouve aujourd’hui la place des Droits de l’Enfant, où a été
installé en 2017 un tirage moderne de son œuvre Mon fils marin, créée à
la même époque.
« Du
13 au 24 décembre, les nombreux amateurs de l'art de Mme Chana Orloff seront admis à voir, réuni à la
Galerie Druet, un ensemble de l'œuvre sorti depuis quelques années du ciseau de
l'excellent sculpteur. On connaît, pour les avoir vues déjà exposées, ou reproduites dans les magazines
et les publications d'art, les effigies d'artistes et d'écrivains ou de
personnalités contemporaines qu'elle a traitées avec ce parti-pris de
simplification et cette vision supérieure du trait dominant d'une physionomie, qui
ajoutent, semble-t-il, à la ressemblance son commentaire et comme sa conclusion. […]
On verra, d'elle, une Maternité en pierre rose qui fond de sensibilité, des têtes de femmes modelées avec une infinie douceur, et l'on verra, à côté, la statue de bonhomme, toute de bronze d'or, du peintre Widhopff, assis, calé, cuisses ouvertes, gros bras repliés, pipe courte aux doigts sous le menton, joufflu, barbu, ventru, rond comme la Terre, non lourd cependant, car la loi de pesanteur est relative à notre atmosphère et l'on s'attend plutôt à le voir s'enlever, rapetisser à nos yeux, puis finalement disparaître aux confins du cosmos, là où dansent leur petit quadrille toutes sortes de principes fondamentaux, qui sont ronds. » (M.A. « A la recherche de l’expression par le style, exposition Chana Orloff », Vogue, 1er décembre 1926, p.34-35)
Cette année-là,
Mela Muter qui fait aussi partie de son cercle d’amis, peint le portrait de
Chana :
« Chana Orloff vient de faire, à la galerie Druet, une importante exposition de ses œuvres. […] Par elle, l’art du portrait sculpté se présente sous un jour en apparence très nouveau, mais dont le sentiment se retrouve en des œuvres très anciennes, par exemple dans les bustes de Goudéa découverts en Chaldée. Il n’y a point, chez Chana Orloff, de préoccupation décorative, encore moins de préméditation architecturale. Elle isole son modèle et en commence l’étude comme s’il constituait à lui seul un monde, le monde. […] Si exactement que soient respectées, dans l’œuvre achevée, les dimensions du modèle, un buste, sortant des mains de Chana Orloff, paraît toujours plus grand que nature. Et c’est ainsi que, sans avoir voulu d’abord donner à sa sculpture une allure architecturale, elle la lui confère par la force même des choses. L’œuvre achevée est toujours d’une ressemblance très intense, on l’a dit assez. Mais cette ressemblances n’est pas anecdotique et passagère.
Les lois de la physiognomonie s’y trouvent si intelligemment observées, ce jeu de volumes et de lignes a des significations psychologiques si constantes, qu’elles traduisent non pas des mouvements accidentels de l’âme, mais ceux qui sont assez habituellement forts chez le modèle pour avoir modelé mystérieusement, dans sa chair et dans ses os, ces volumes dans lesquels on dirait qu’ils se matérialisent. Si bien que le buste devient une synthèse de toute la vie mentale du personnage observé. Nous sommes, dès lors, très loin d’une simple vérité accidentelle et photographique. […] Ailleurs, une baigneuse accroupie étreint sa jambe repliée comme une colonne appliquée contre son flanc et son sein. Plus loin, une autre baigneuse, altière, prend prétexte d’une écharpe pour faire saillir toutes les provocations de ses hanches et de sa poitrine. Cette partie, plus menue, mais toujours infiniment intelligente, toujours hautement musicale si je puis dire, de l’œuvre de Chana Orloff, complétait harmonieusement l’ensemble si émouvant de ses bustes. » (Robert Rey, « Les portraits sculptés de Chana Orloff », L’Europe nouvelle, 8 janvier 1927, p.57-59)
« Dans le rez-de-chaussée de la Galerie Druet, transformé pour l’occasion en temple de la sculpture, se dressent, sur leurs piédestaux, les œuvres de Chana Orloff. La première impression du visiteur qui pénètre dans ce décor inaccoutumé est celle de la force et de la santé. Puis il se laisse séduire par la finesse et le charme des détails. Le gros monsieur ventripotent qui vous accueille sur son socle de bois avec, au milieu de sa barbe ronde, un air de suprême béatitude, vous l’avez déjà vu souvent, et sa ressemblance est magistrale. Près de lui, étalant semblable satisfaction, un dindon se pavane.
D’un geste, d’une attitude mis en valeur, Chana
Orloff tire le portrait complet de ses personnages. Qu’ils soient
de bronze, de pierre, de marbre, tous ces morceaux sont taillés dans la même
allègre fantaisie ; Figures naïves ou rusées, heureuses ou tristes. Des
corps harmonieux s’étirent. Dans les visages, les yeux vivent. Les attitudes
varient à l’infini. Et pour que l’exposition soit complète, au mur des dessins
saisissent les jeux d’une physionomie, fixent une expression fugitive, dessins
très poussés, fines études dans lesquelles se révèle l’œil aigu de Chana Orloff, qui est vraiment un des plus curieux
et des plus attirants sculpteurs d’aujourd’hui. » (Bernard Colrat, « Galerie Druet, Chana
Orloff » La Renaissance de l’Art français, 1er janvier
1927, p.53)
En
plus des nombreux articles de presse consacrés à l’exposition de Chana, deux
monographies sont publiées en 1927, l’étude critique d’Edouard des Courières,
parue chez Gallimard dans la collection « Les sculpteurs nouveaux »
et celle de Léon Werth, chez Cres & Cie.
L’année suivante, Chana effectue sa première visite aux Etats-Unis, où les expositions se multiplient, en 1929 à la galerie Weyhe de New York, l’année suivante à Chicago, à Brooklyn et à Philadelphie, en 1931 à Buffalo.
Dans sa nouvelle maison, Chana reçoit sa
clientèle dans le grand atelier du rez-de-chaussée et habite au-dessus. Tous
les samedis, elle y organise des fêtes où Henry Miller vient en voisin et, parfois, Anaïs
Nin.
On l’a compris, Chana avait engagé de nombreuses relations avec les artistes féminines. Lors de la création de la F.A.M. (Femmes artistes Modernes), société artistique féminine créée autour de la peintre Marie-Anne Camax-Zoegger (1881-1952), Chana rejoint l’association. Elle montre une Tête de femme à l’exposition de 1932, une Danseuse et un buste à celle de 1934, La Danseuse à celle de 1935 et une Femme assise à l’exposition de 1937.
En
1935, Chana bénéficie de deux expositions en Israël, en février 1935 au nouveau musée
d’Art de Tel-Aviv et en mars à la Galerie Steimatzky de Jérusalem.
Rentrant
en France, Chana prend des contacts pour exposer à Londres et obtient un joli
succès à la galerie Leicester. A l’Exposition internationale des Arts et
Techniques de 1937, elle est invitée à exposer au Petit Palais, en compagnie de
ses amis Lipschitz et Zadkine, avec Henri Laurens et Bourdelle. Elle y montre
vingt-cinq œuvres, les plus connues (Dame à l’éventail, Madone, Mon Fils,
Widhopff) et une Eve, souvent citée par la presse mais que je ne
suis pas parvenue à retrouver…
Pendant
la guerre, Chana continue à travailler. Comme son ami Zadkine, elle pense peut-être qu’en
tant que Française, elle ne risque rien.
Mais
une petite sculpture, la Sauterelle, qu’elle assimile à un char nazi,
témoigne de son inquiétude.
Avant
la rafle du Vel d’Hiv’, ses amis Jean Paulhan et Alexis Rudier, son fondeur, la
préviennent qu’elle va être arrêtée. Elle part clandestinement avec son fils, à
Grenoble puis à Lyon, laissant ses œuvres dans son atelier parisien.
Quand les Allemands envahissent la zone libre, en novembre 1942, elle et son fils réussissent à franchir la frontière suisse. A Genève, grâce à un ami peintre qui lui prête son atelier, elle continue à travailler et expose à la galerie Georges Moos en 1945. Nouveau succès.
Lorsqu’elle revient à Paris, en mai 1945, elle trouve son atelier saccagé, ses sculptures ont été volées, d’autres sont détruites. Chana dépose plainte et formule une demande de restitution auprès de la Commission de récupération artistique. Puis, après avoir retrouvé quelques œuvres confiées à des amis, elle se remet au travail.
Mais
son expression est transformée, elle abandonne la forme lisse et calme de l’avant-guerre.
Elle sculpte Le Retour, inspiré de portraits de survivants du camp de
Buchenwald. Sa matière, comme déchiquetée, incarne la douleur qui l’accable. Elle
cache la sculpture sous un drap et ne parviendra à la montrer que huit ans plus
tard.
En
février 1946, la galerie de France lui consacre une nouvelle exposition personnelle.
« J’ai connu Chana Orloff vers 1920. Elle sculptait alors des formes solides lourdement schématiques, où naissait, par on ne sait quel miracle de la lumière, du détail esquissé, une lueur de réalisme qui, à l’encontre de ce qu’on pourrait en penser, était semblable à une émotion poétique, à un fléchissement sentimental et donnait à rêver. […] Mais, depuis, les temps ont changé. Le drame a repris cours. Il n’est même plus question que d’art pathétique, de peinture pessimiste, d’expression orgiaque, de fantasmes éclos en des paysages imaginaires surgissant aux confins des mondes. Réaction prévisible, débordement lyrique qui surprend peu, car la vie se maintient grâce à ces alternances, à ces luttes d’idéal qui affrontent les générations, les écoles et, ce faisant, renouvellent la technique et parfois même l’inspiration. […] Elle expose aujourd’hui, à la Galerie de France, une suite de dessins et de sculptures qui, de 1937 à 1944, éclairent ce combat intérieur qui, tantôt s’abandonne au réalisme, tantôt à la stylisation, et trouve son expression parfaite à mi-chemin de ces deux procédés. Qu’importe la formule si le but est atteint. L’art se peut-il concevoir voir en dehors de cet ultime corollaire qui serait de nous émouvoir ? Si cela est, Chana Orloff est une artiste de grande puissance. […] Sans parler des dessins si dramatiques et si sobres, où s’exprime la Passion d’un déporté, légende effarante de notre temps barbare. Un paon aux ailes repliées, qui étire un col orgueilleux ; une danseuse, exprimée tout entière en son arabesque essentielle, sont d’étonnantes réussites. Et c’est bien là ce que nous attendons de la sculpture, qui n’est pas seulement un art solennel destiné à la décoration gigantesque des monuments publics, mais aussi une notation familière des faits émouvants de la vie. » (M.L. Sondaz, « Un grand sculpteur : Chana Orloff », L’Ordre, 12 février 1946, p.2)
« Chana Orloff, le grand sculpteur, qui est aussi membre actif de notre U. F. F., expose, en ce moment, à la Galerie de France, faubourg Saint-Honoré. Bel ensemble de dessins et de sculptures qui nous permet d’apprécier du premier regard l’originalité et la liberté qui caractérisent l’œuvre de la grande artiste. Dessins : une impression tragique nous cloue sur place devant la figure terrible du Forçat de Buchenwald : ‘’C’est vrai !’’ pensent tous ceux qui ont connu cet enfer, car Chana Orloff est libre de tout procédé et les expressions reflétées dans les différents portraits du déporté sont, pourrait-on dire, une victoire. Victoire de l’exacte vérité puisque nous pouvons lire sur de simples dessins, tout le cauchemar de cet homme, rabaissé au niveau de la bête. Quelques nus à la plume et des portraits complètent cet aperçu.
Sculptures : Nous avons admiré
une « femme assise », robuste et d’une admirable plastique, dont la belle ligne
nous prouve la force sans mièvrerie de l’artiste. Une charmante statuette coulée
en bronze, nous montre une adolescente, assise, les mains croisées sur son
tablier ; quelle sensibilité, quelle élégance et, en même temps, quelle
vigueur !
Mais la plus belle réussite de notre amie, c’est, à coup sûr, cette femme nue, magnifique, lourdement appuyée sur une chaise. Victoire de l’art sur la matière : la ligne qui se déroule superbement du cou aux hanches est taillée dans un simple bloc de bois ! Nous avons un peu regretté qu’en général, la forme des visages soit délaissée au profit des corps. Mais dans cette exposition si variée, nous sentons toute la force et toute la personnalité de l’artiste. "Chana Orloff – dit avec raison, Francis Jourdain, dans sa remarquable préface – est curieusement présente dans la moindre de ses œuvres." » (L. A. D, « L’exposition Chana Orloff », Femmes françaises, 16 mars 1946, n.p.)
Le 9 juin 1947, lors de l’inauguration du musée d’Art Moderne qui, dans le vase bâtiment du quai de New York, succède au musée du Luxembourg qui accueillait jusque-là les œuvres des artistes vivants, les œuvres Chana sont présentées dans le hall central avec celles de Laurens, Gargallo, Zadkine, Lipchitz, Csaky, Lipsi et Brancusi. (source : Jean Cassou, « L’ouverture du musée d’art moderne », Bulletin des musées de France, 1er juillet 1947, p.10-13)
Mais alors que l’art abstrait commence à envahir les galeries parisiennes, Chana renoue avec les expositions américaines, chez Wildenstein à New York et au de Young Museum à San Francisco.
Le
15 mai 1948 est proclamée la création de l’Etat d’Israël. Chana va alors
partager son temps entre son atelier parisien et son appartement de Tel Aviv.
En avril 1949, elle expose trente-sept sculptures au musée de Tel Aviv, principalement
des portraits.
Elle réalise notamment le portrait de Ben Gourion et une Maternité, monument aux défenseurs du kibboutz d’Ein-Gev, en mémoire de Chana Tuchman, décédée pendant la guerre d’indépendance d’Israël.
Au
cours des années 50 et 60, Chana expose aussi bien à Paris qu’en Israël. Elle
participe en 1954 à son dernier Salon d’Automne.
Après
plusieurs expositions en Israël où elle est unanimement considérée comme l’un
des grands sculpteurs du pays, Chana prépare une rétrospective de son œuvre au
musée de Tel Aviv mais elle doit être hospitalisée quelques jours avant l’inauguration.
Chana
Orloff est morte le 18 décembre 1968 à Tel-Aviv.
*
Je
termine avec une série de sculptures animalières qui ne sont pas ses œuvres les
plus connues mais que je trouve, finalement, assez caractéristiques de son évolution stylistique…
*
En
janvier 2023, L'enfant Didi - charmante sculpture de bois qui avait été volée pendant
l’occupation, en même temps que cent trente autres - est enfin revenu dans l’atelier
de Chana. Il a été exposé en novembre 2023 au musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme où l'on pourra l’admirer jusqu’en septembre 2024.
Pour
les admirateurs de l’artiste (et les malheureux qui ne la connaissent pas encore !), une autre exposition est en cours jusqu’au
31 mars 2024, au Musée Zadkine, 100 bis rue d’Assas, Paris 6ᵉ. C’est dans cette délicieuse exposition que j’ai pris certaines des photos qui figurent dans cet album.
Pour rédiger cette petite notice, je me
suis notamment inspirée de l’ouvrage d’Anne Grobot-Dreyfus, Sociabilités
familiales, intellectuelles, artistiques et politiques autour d'une
dessinatrice, illustratrice, graveuse et sculpteur : Chana Orloff (1888-1968),
entre Paris, l'Amérique et Israël (1916-1968). Thèse de doctorat, 2018 Sous
la direction de Bertrand Tillier.
J’ai également eu recours à de nombreuses photos issues du fonds Marc Vaux, ce qui me conduit à rappeler que Marc Vaux était un photographe installé avenue du Maine, à Montparnasse, dans les années 20. Proche de Maria Blanchard et Marie Vassilieff, il a photographié les œuvres de près de 5 000 artistes habitant à Paris, de 1920 à 1970. Ce fonds, aujourd’hui conservé à la bibliothèque Kandinsky de Beaubourg, est consultable en ligne.
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