Lotte
Laserstein est née le 28 novembre 1898 à Preussisch Holland, une petite ville
de Prusse orientale (aujourd’hui Pelsak en Pologne), dans une famille aisée. Hugo,
son père, est pharmacien ; sa mère, Meta, est pianiste et peintre sur
porcelaine.
En raison du décès de son père en 1902, elle a grandi à Danzig, dans un environnement féminin : sa mère, sa sœur Käthe, sa grand-mère, sa tante Elsa Birnbaum qui dirige une école de peinture où Lotte, qui a décidé très jeune de devenir artiste, reçoit son premier enseignement artistique. En 1912, sa famille déménage à Berlin.
Les deux sœurs font des études. Lotte s'inscrit en 1918 à l'Université Friedrich Wilhelm de Berlin pour étudier la philosophie et l'histoire de l'art et fréquente également une école d'imprimerie appliquée, puis elle suit une formation privée avec le peintre Leo von König (1871-1944). Mais la situation financière familiale devient difficile, en raison de l’hyperinflation qui sévit en Allemagne. Lotte doit prendre des emplois temporaires d’illustratrice.
En 1921, elle fait partie de la première génération de femmes à être admise à l’Académie des Arts (Preußische Akademie der Künste) de Berlin. Elle étudie avec Erich Wolfsfeld (1884-1956), peintre de genre et portraitiste qui la désigne en 1925 comme sa meilleure élève, ce qui lui permet de disposer de son propre atelier.
Pour situer Lotte dans la scène artistique de son temps – elle peint à la même
époque que le groupe expressionniste Die Brücke - on peut dire que son style est
clairement plus académique qu’avant-gardiste.
Elle
reçoit la médaille d’or de l’Académie en 1925 et rencontre cette année-là
Gertrud Süssenbach, surnommée Traute et connue sous le nom de Traute Rose après
son mariage en 1933 avec l’écrivain Ernst Rose. Athlète confirmée, formée à la
gymnastique dansée et accessoirement entraîneuse de tennis, elle devient son
modèle préféré. Traute sera photographe dans les années 30, monitrice de
ski pendant une partie de la guerre, puis à nouveau photographe indépendante. Elle restera amie avec Lotte – et simplement amie selon toutes probabilités - pendant
près de cinquante ans.
Dès
l’obtention de son diplôme en 1927, Lotte crée son propre atelier, 33,
Friedrichsruher Strasse dans le quartier berlinois de Wilmersdorf, où elle
dirige également une école privée de peinture, la Zeichen und Malschule Lotte
Laserstein.
La peinture de Lotte est aujourd’hui généralement classée dans le mouvement de la Neue Sachlichkeit (Nouvelle Objectivité), aux côtés de ses contemporains masculins Otto Dix, George Grosz et Christian Schad, mais ses tableaux sont dépourvus de satire politique. Ses modèles préférés de l’époque sont souvent des femmes, des « garçonnes » aux cheveux courts, saisies dans des activités de la vie moderne.
Le plus souvent, elle travaille avec une base de couleurs vert-brun et peint alla prima, une technique de peinture à l’huile dans laquelle l’aspect final du tableau est obtenu par l’application d’une seule couche de peinture. Et elle reste fidèle au réalisme de Wolfsfeld mais en l’inscrivant résolument dans la modernité.
Elle
participe à une vingtaine d’expositions ; son tableau, Im Gasthaus, est
acheté en 1928 par la ville de Berlin et on peut voir sa Joueuse de tennis
dans les magazines grand public…
Comme
ses consœurs artistes de la même époque, elle multiplie les autoportraits, où
elle porte souvent sa blouse de peintre, devant une fenêtre surplombant un
paysage urbain.
Sa collaboration avec Traute est égalitaire, comme on le voit dans le
tableau des Deux jeunes femmes de 1927 où Traute regarde par-dessus son
épaule avec un œil critique. J’aime beaucoup cette composition, à la fois
naturelle et expressive, double portrait de deux femmes modernes et
insouciantes des années trente, mais je ne suis pas parvenue à découvrir où
elle peut bien être conservée, sans doute en collection privée…
En
comparant ces deux toiles, on se demande à quel moment Lotte a utilisé un
double miroir, puisqu’elle paraît droitière dans l’une et gauchère dans l’autre…
La confiance entre la peintre et son modèle permet à Lotte d’expérimenter des compositions complexes, comme ici, où l’image représentée est entièrement inversée par le jeu du miroir.
Le
modèle n’est pas dans la bonne position par rapport à la peintre, qui ne peut
pas la voir de face puisqu’elle lui tourne le dos. Elle peint donc son modèle d’après
ce qu’elle voit dans la glace. Autre petite chose curieuse : Lotte se
représente en train de peindre une toile, alors que le tableau qu’on regarde a
été peint sur un panneau de bois !
La même année, Lotte est finaliste du « concours du plus beau portrait de femme allemande », organisé par la société de cosmétiques Elida. En fait, son modèle était la fille des locataires russes de sa famille…et encore le jeu du miroir.
De
fait, elle paraît avoir trouvé de nombreux modèles parmi les exilés russes :
En
1929, Lotte devient membre de l’Association des femmes artistes de Berlin (Verein
der Berliner Künstlerinnen).
Avec ce beau travail des matériaux, le cuir et le métal, Lotte démontre sa technicité. Et la société allemande qu’elle met en scène est Moderne par conviction !
C’est
cependant avec Traute, la sportive qui peut tenir, pendant des heures, des
poses qu’on imagine douloureuses pour n’importe qui, que Lotte exprime le
plus clairement sa vision de la nouvelle femme.
« Dans
son style franc, sobre et peu flatteur, cette œuvre est typique du réalisme
allemand. Bien qu’il présente la figure nue grandeur nature d’une femme à
sa toilette – un thème vénérable de l’art occidental et japonais –Toilette
du matin montre peu de la sensualité ou de la grâce généralement associées
à ce sujet.
Laserstein dépeint la neue Frau (nouvelle femme) : physiquement puissante et indépendante. Le lien de Traute Rose avec le monde des années 1930 est évident à travers des détails comme ses cheveux coupés en rond et jusqu’au menton, dont plusieurs mèches pendent à côté de son visage. Elle est également liée à la réalité par les chaussons bien usés et le bassin d’eau à moitié plein, au bord inférieur de la toile. » (Extrait de la notice du musée).
Pour la petite histoire, ce tableau de Lotte est le tout premier à être entré dans les collections du National Museum of Women in the Arts, juste avant l’ouverture en 1987 de ce musée exclusivement consacré aux artistes féminines.
Deux
ans après Dans mon atelier, Lotte renouvelle la « mise en
miroir » qu’elle affectionne pour montrer le corps de Traute de face et de
dos en même temps…et se représente elle-même grâce au second miroir !
C'est aussi en 1930 que Lotte peint son œuvre la plus célèbre (cliquer pour
agrandir) :
Le
tableau représente cinq de ses amis à la fin d’un repas, au-dessus de la très conservatrice Potsdam - juste à côté de Berlin - où on reconnaît les églises St. Nikolai, Peter
und Paul et la Garnisonkirche. Une vue qui n’existe plus aujourd’hui car la
plupart de ces monuments ont été bombardés et leurs ruines dynamitées dans
les années 1960.
Qui sont les protagonistes ? D’après Lutz Hübner, qui a écrit une pièce de théâtre d’après le tableau de Lotte, en plus de Traute, debout à gauche, on voit, de dos à gauche, le dramaturge à succès Ernst Rose (mari de Traute) avec son chien couché à ses pieds puis Maria Goldmann, de face, une jeune réfugiée qui travaille ponctuellement comme mannequin et aimerait mieux porter un nom à consonnance allemande. Assis près d’elle le journaliste Bodo Imhoff, en difficulté professionnelle, qui a dû accepter la proposition d’emploi du journal nazi Völkischer Beobachter, et enfin Lise Henkel, de dos à droite qui, elle aussi, a de nouveaux amis proches des nazis. Mais que savait et pensait Lotte de tout cela quand elle a peint le tableau ?
Ils ne parlent pas, chacun paraît perdu dans ses pensées. On sent une angoisse diffuse, peut-être est-ce ce « mal d’Europe » décrit par Annemarie Schwarzenbach à la même époque, qui étreint les convives ? Ou peut-être la honte de ce qu'ils doivent accepter pour survivre. L’impression d’enfermement est accentuée par le cadrage serré du tableau qui impose aux figures debout de baisser la tête. Les Années Folles sont bel et bien terminées…
Traute Rose a raconté ensuite que les figures n’ont été qu’esquissées sur le toit-terrasse et que la logistique de production a été un brin délicate quand il a fallu transporter le panneau par le S-Bahn (train aérien) de Berlin pour rejoindre l’atelier de Lotte, où le reste a été peint !
Au moment de la première réception de l’œuvre, la critique y a vu une référence à La dernière Cène de Léonard de Vinci, notamment à cause du mouvement de la nappe, soulevée par le dos du chien. En tout état de cause, s’exprime ici l’attachement de Lotte pour la tradition de la peinture classique.
L’année suivante, Lotte bénéficie de sa première exposition personnelle dans la célèbre galerie berlinoise de Fritz Gurlitt et le Berliner Tageblatt la qualifie « d’étoile montante, l'une des meilleures de la jeune génération de peintres ».
Elle
continue à peindre les femmes de sa génération, sûres d’elles-mêmes et
indépendantes.
Graphite, pastel, gouache et huile, 65 x 50 cm
Berlinische Galerie, Berlin
Et elle répond aussi à des commandes. Ce monsieur était d’une célèbre famille de marchands de fourrures et de tabac de Leipzig :
Mais
Abend über Potsdam était prémonitoire : deux ans après
qu’il a été terminé et bien qu’ayant été baptisée enfant selon le rite
protestant, Lotte est considérée, en vertu des nouvelles lois raciales, comme
« trois quarts juive ». Elle est interdite d’exposition et son
tableau Im Gasthaus est décroché des cimaises du musée de Berlin.
Elle continue néanmoins à peindre, principalement des portraits et des autoportraits, de plus en plus inquiétants…
Le
personnage de Mackie Messer fait référence à la chanson Die Moritat von
Mackie Messer (La complainte de Mackie), écrite par Bertholt Brecht pour la
comédie musicale L’Opéra de quat’sous, dont la première a eu lieu à Berlin en
1928. Le redoutable « Mackie le Surineur » est un bandit, méchant et
cruel, un prototype d’anti-héros…
Ses portraits aussi renferment des significations cachées même quand elle répond à des commandes.
À première vue, ce Petit garçon avec une marionnette Kasper est simplement un portrait d’enfant qui tient deux marionnettes, Kasper, dont le nom vient d’un mot persan qui signifie « gardien du trésor » - une marionnette sympathique aussi célèbre en Allemagne que notre Guignol - et son ennemi juré, le diable.
La
date « novembre 1933 » bien en évidence en haut à gauche révèle
un autre niveau de signification, beaucoup plus sombre. Le portrait a été
commandé par Anna Karger, une amie juive que Lotte avait portraiturée quelques
années auparavant. Au moment où le portrait de l’enfant a été commandé, le mari
d’Anna, avocat, venait de perdre son droit d’exercer.
Certaines
de ses œuvres prennent une résonnance de critique sociale, comme ce Couple dans la
bruyère, qui a surtout l’air désespéré et affamé…
Ou
cet enfant, visiblement mal nourri également.
Et
il y a aussi cette Discussion où l’on retrouve le chien couché, l'air accablé mais la belle terrasse avec vue est devenue une sombre soupente dans
laquelle trois amis de Lotte se sont retrouvés pour discuter.
A
propos de chien et pour préciser la distance stylistique entre Lotte et les
peintres de sa génération, voyons le portrait d’un photographe mondain de
l’époque, ami du peintre Otto Dix. Celui-ci l’a représenté en utilisant les
références formelles et compositionnelles du portrait allemand, le rideau, le
fond bleu vif et… la présence d’un chien. Mais ce chien, justement, n’a pas
l’aspect calme et fatigué de celui de Lotte. Il exprime la tension dans
laquelle la société allemande est en train de se décomposer…
En
1935, Lotte doit fermer son atelier et travailler comme professeur d’art dans
une école juive.
En
1937, une invitation à exposer à la Galleri Modern de Stockholm lui
permet d’envoyer opportunément ses toiles principales à l’étranger et de
quitter l’Allemagne en prétextant devoir en surveiller le décrochage. Ses
autres œuvres sont confiées à la garde de Traute qui fera tous ses efforts pour
les sauvegarder pendant dix ans.
Mais même en Suède, les émigrants ne sont pas protégés de l’hostilité antisémite. Lotte doit cacher aux autorités suédoises qu’elle a été persécutée en Allemagne en tant que juive. Elle reçoit l’aide de la communauté juive et contracte un mariage de complaisance avec un de ses membres, Sven Jakob Marcus, afin d’obtenir la nationalité suédoise.
J’ai
lu qu’elle aurait participé à l’Exposition internationale de Paris de 1937 mais
je n’ai pas trouvé son nom dans la liste des peintres exposés. Elle ne faisait
pas partie non plus de « l’Exposition des femmes artistes d’Europe »
de février 1937, au Jeu de Paume.
Elle est sans doute bien trop occupée à tenter vainement de faire venir en Suède sa mère et sa sœur. Käthe se cache à Berlin, survit à la guerre et la rejoindra en 1946 mais Meta Laserstein sera déportée et mourra à Ravensbrück en 1942.
Pendant les années de guerre, Lotte apprend le suédois et rejoint le groupe d’entraide à Stockholm. Ainsi, elle entre en contact avec d’autres émigrés dont elle réalise les portraits, mais aussi avec l’aristocratie suédoise par l’intermédiaire d’une galeriste et de la communauté juive de Stockholm.
Son talent de portraitiste est rapidement reconnu et cela lui permet de gagner sa vie. Mais sa peinture devient conventionnelle. « Brisée en deux par l’exil », obligée de produire pour répondre à la commande, Lotte n’a plus jamais retrouvé le loisir de « se développer sur le plan artistique. »
En
1946, Lotte retrouve enfin le contact avec Traute Rose et son mari.
En 1952, elle s’installe à Kalmar dans la province méridionale de Småland et, au cours des années cinquante et soixante, entreprend de longs voyages en France, en Italie, en Espagne et des séjours en Suisse et aux États-Unis, souvent en compagnie d’une peintre suédoise, Elsa Backlund-Celsing. (1880-1974), avec laquelle elle s’est liée d’amitié.
En
1963, elle rejoint la Konstnärernas Riksorganisation, l'association des
artistes suédois et reçoit en 1977 le prix culturel de Kalmar mais, en Suède,
on ne connaît pas vraiment son travail d’avant-guerre.
C’est
à Londres qu’elle est redécouverte lors d’une exposition « German Art in
the 20th Century » à la Royal Academy of Arts.
Puis
elle sera exposée par deux galeries londoniennes en 1987 et 1990. Mais plus
personne ne pense à Lotte en Allemagne, où elle n’a jamais voulu retourner.
Lotte
Laserstein est décédée le 21 janvier 1993.
Lorsque la Nouvelle Objectivité a été redécouverte en République fédérale d’Allemagne dans les années 1970, les grandes expositions collectives sur le thème de l’art et de la société sous la République de Weimar se déroulent sans que son nom apparaisse.
Depuis
le début des années 2000, grâce aux travaux de l’historienne de l’art
Anna-Carola Krausse, son œuvre a bénéficié d’un nouvelle attention. En
2003, l’exposition « Lotte Laserstein, ma seule réalité » a été
présentée au Museum Ephraim Palais de Berlin, accompagnée d’une monographie et
les musées allemands ont commencé à acquérir ses œuvres. Ainsi cet Autoportrait,
acheté par le musée de la ville de Potsdam où l’on voit son œuvre la plus
connue, inversée par le miroir…
Abend über Potsdam, Lotte l’avait conservé toute sa vie. Elle le considérait comme son œuvre la
plus importante. « Ainsi, tu as toujours été près de moi » a-t-elle
dit à Traute… Elle ne s’en est séparée que six ans avant sa mort, en la vendant à
une galerie londonienne. Elle fut achetée par un collectionneur privé puis par
la Galerie nationale de Berlin, en 2010, lorsqu’elle est réapparue sur le marché…
La Berlinische Galerie et le Städel Museum de Francfort lui ont consacré une grande exposition début 2019.
*
Il aura fallu quatre-vingt-dix ans pour que les œuvres de Lotte retrouvent avec éclat les cimaises berlinoises…
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