Gwendolen
Mary John est née le 22 juin 1876 à Haverfordwest, au Pays de Galles, deuxième
enfant d’un père avocat et d’une mère aquarelliste amateur. Thornton, Gwen, Augustus
et la petite Winifred perdent leur mère très jeunes et sont élevés dans une
ambiance assez sombre, par des gouvernantes puis dans diverses pensions.
Mais Augusta, leur mère, avait vécu assez longtemps pour encourager les efforts artistiques de ses enfants. Après sa mort, la famille déménage dans une petite station balnéaire du Pays de Galles, Tenby. Là, Gwen et Augustus commencent à dessiner avec passion. Augustus étudie brièvement à la Tenby School of Art puis, en 1895, Gwen et Augustus partent à Londres pour intégrer la prestigieuse Slade School of Fine Art, la seule école d’art britannique qui acceptait les jeunes femmes.
Tous deux suivent les cours d’Henry Tonks, l’un des premiers peintres anglais à avoir été influencé par l’impressionnisme français.
Frère et sœur habitent ensemble par mesure d’économie et se nourrissent comme ils le peuvent, souvent de noix et de fruits secs… A Slade, Gwen noue une relation étroite avec quatre de ses condisciples, futures peintres comme elle, Gwen Salmond (1877-1958), Edna Clarke Hall (1879-1979), Ida Nettleship (1877-1907) et Ursula Tyrwhitt (1878-1966).
Les
règles de l’atelier sont strictes et les élèves encouragés à copier les maîtres
anciens. Gwen va travailler à la National Gallery et s’initie à la technique du
glacis en copiant ce tableau de Metsu :
Un
des premiers tableaux connus de Gwen est cette vue de la plage de Tenby, un des
très rares paysages qu’elle a peints. Les contrastes sont un peu rudes, les
personnages ressemblent à des âmes errantes mais le tableau annonce déjà le
goût de Gwen pour une certaine économie de moyens.
En
1898, Gwen part quelques mois à Paris pour suivre les cours de James McNeill Whistler
à l’académie Carmen. Whistler conçoit la peinture comme une discipline : «
Je n’enseigne pas l’art, j’enseigne l’application scientifique de la peinture
et des pinceaux ».
Son enseignement a une profonde influence sur Gwen qui adopte dès cette époque une technicité rigoureuse. Elle prépare ses toiles elle-même, selon sa propre méthode, développe un système numérique pour classer les valeurs tonales et applique la peinture en petites touches épaisses pour faire scintiller la surface de la toile. Augustus est vaguement inquiet et se demande si lui-même ne va pas devoir « fermer boutique » devant la rigueur de sa sœur.
A Augustus qui fait remarquer à Whistler que le travail de Gwen a du caractère, celui-ci aurait répondu « Caractère ? Qu'est-ce que c'est, le caractère ? C'est le ton qui compte. Votre sœur a le sens du ton. »
En
1900, Gwen rentre à Londres et expose pour la première fois au New English Art
Club, le lieu d’exposition habituel des élèves de Slade. Elle se fait remarquer avec
son Portrait de l’artiste (voir supra) où percent son assurance et sa
détermination, à peine dissimulées par une gravité distanciée et la douceur de
la palette.
On comprend aussi le « sens du ton » que lui reconnaissait Whistler, dans ce petit portrait de sa sœur, peint à la même époque (et particulièrement mal photographié…)
Toujours
à la même époque, un de ses amis de Slade, Ambrose McEvoy, fait d’elle ce
portrait où l’on sent l’influence de Gwen dans l’utilisation des valeurs
tonales.
Gwen
a aussi fait bénéficier de ses conseils son amie Edna Clarke Hall, qui l’a
raconté plus tard. On pense que le tableau d’Edna, Nature morte au panier
sur une chaise, a été peint sous sa direction, avec des accessoires - le
chapeau de paille et le panier en osier - qu’on retrouve dans des tableaux
postérieurs de Gwen.
En 1903, Gwen doit exposer avec Augustus à la galerie Carfax & Compagny mais elle travaille lentement et ne montre que trois toiles à côté des quarante-cinq de son frère dont la personnalité hors du commun – il est alors considéré comme le meilleur peintre de sa génération - commence à lui faire de l’ombre. Bien que se sachant talentueuse, elle sait qu’on attend principalement d’elle qu’elle se marie…
Pourtant,
le second Autoportrait de Gwen…
…
est salué par la critique et immédiatement acheté par un professeur de Slade,
Frederick Brown, qui le reproduira dans son propre Portrait de l’Artiste,
en 1926 (juste au-dessus de l’épaule droite du peintre).
Gwen
décide de partir, en compagnie de son amie Dorelia McNeill dont son frère,
marié depuis 1901 avec la peintre Ida Nettleship, est tombé amoureux. L’idée
des deux jeunes femmes est de se rendre à Rome à pied.
Elles embarquent dans un paquebot sur la Tamise, arrivent à Bordeaux et commencent à remonter la Garonne à pied, se nourrissant de fruits, dormant dans les champs, dessinant des portraits pour assurer leur subsistance.
Arrivées
à Toulouse, les deux jeunes femmes font halte et Gwen peint trois portraits de
Dorelia.
Deux
d’entre eux se comprennent aujourd’hui comme un manifeste à double
signification. Une jeune fille qualifiée « d’étudiante » dans un
monde qui ne valorise pas l’étude pour les filles …
… qui observe puis lit « La Russie » (1839), célèbre ouvrage du
marquis de Custine dont la réputation a été perdue par une cabale l’ayant
accusé d’homosexualité, licite mais encore mal acceptée socialement en France
(où la sodomie a été dépénalisée en septembre 1791) et toujours considérée comme un
crime en Angleterre. Livre célèbre, aussi, parce que Custine y fustige le
despotisme des tsars.
Dans les deux tableaux, la grande ombre révèle l'intensité de la lumière…
Le séjour à Toulouse a été trop long, Gwen et Dorelia prennent finalement le train pour
Paris.
Dorelia part à Bruges avec un ami peintre et Gwen s’installe boulevard Edgar-Quinet. Elle adopte un petit chat écaille de tortue qu’elle baptise Edgar-Quinet et portraiture de nombreuses fois. Ses couleurs sont très proches de la palette préférée de sa maîtresse.
Elle saisit les occasions des passages à Paris de ses amies de
Slade, comme Mary Katharine Constance Lloyd
(1884-1974) pour les faire poser.
Pour
gagner sa vie, Gwen pose comme modèle, notamment pour Rodin qu’elle rencontre
par l’intermédiaire d’une sculptrice finlandaise, Hilda Flodin (1877-1958).
Rodin lui trouve un « corps admirable » et prend l’habitude de la
garder le soir, après le départ des autres assistants. Gwen tombe éperdument
amoureuse et lui écrit des lettres (plus de deux mille) dès qu’elle est seule.
Des lettres parfois accompagnées de dessin, comme le laisse supposer cet
autoportrait conservé au musée Rodin.
En
1907, elle s’installe dans une chambre mansardée, 85 rue du Cherche-Midi, où
elle peint des intérieurs le plus souvent vides de toute présence humaine, mais
qu’on ressent cependant « habités ». Aujourd'hui, ils sont souvent
associés à des citations de Virginia Woolf. Des œuvres
représentatives de son premier style, une peinture fluide accumulée en couches
fines sur un fond blanc, sans marques de pinceaux, surface lisse et brillante.
La
même fenêtre, le même fauteuil où dort le même chat et parfois une femme qui
est probablement Gwen elle-même… Une pratique analytique, qui revient plusieurs
fois sur le même sujet avec des variations subtiles de tons.
Ces
images laissent imaginer une vie assez solitaire mais en fait, ce n'est qu'à moitié vrai. Dans l’atelier de Rodin, elle se lie avec Rainer Maria Rilke qui est
alors le secrétaire du maître et rencontre plusieurs artistes de Montparnasse, Brancusi,
Matisse, Picasso.
Quant à son style épuré, presque impersonnel, il n’est pas très loin des recherches des peintres modernes, notamment dans ses portraits, comme celui de Chloe Boughton-Leigh (1868-1947), une autre étudiante de Slade qui venait régulièrement à Paris et prenait elle-même Gwen comme modèle.
« Chloe Boughton-Leigh représente une femme assise tournée vers l'avant. Sa tête est inclinée vers le bas et à sa gauche, et elle regarde hors de la toile au-delà du spectateur. Ses bras pendent librement et ses mains reposent sur ses genoux, sa main gauche tenant légèrement un morceau de papier. La femme porte une robe grise à carreaux avec une encolure dégagée, une taille haute et des manches larges, qui dévoilent ses poignets élégants et accentuent ses mains. Autour de son cou, elle porte un médaillon en or orné de pendentifs en perles assortis à ses boucles d'oreilles. Ses cheveux noirs tombent lâchement autour de ses épaules et sont attachés avec un ruban noir. L'espace autour d'elle est dénudé en dehors d'une peinture dans un cadre noir accroché au mur. La palette de couleurs est subtile et atténuée, avec des bruns sableux, des gris clairs et des noirs soutenus. Ce portrait a probablement été peint dans la chambre mansardée, rue du Cherche-Midi à Paris. » (Extrait de la notice en ligne du musée)
Le Portrait de Chloe Boughton-Leigh est présenté au New English Art Club et salué par la critique.
Elle peint aussi d’après modèle, mettant toujours en œuvre son regard distancié.
« Bien que sans nom dans le titre, le sujet est Fenella Lovell, un modèle d'artiste que John a peint plusieurs fois. La pose rigide et la légère déformation de la figure suggèrent une tension, et le regard direct défie les attentes du nu féminin passif. Cela peut refléter la propre expérience de John en tant que modèle ou son aversion connue pour Lovell. » (Extrait de la notice de la Tate Britain)
Et
encore Chloe…
Avec Rodin, elle participe comme modèle à l’élaboration d’un monument à James Abbott McNeill Whistler. Après sa mort, en 1903, le Whistler Memorial Committee avait commandé à Rodin un monument à sa mémoire.
Pour
évoquer l’art et les intuitions de Whistler, Rodin avait l’idée de représenter
non pas le peintre lui-même mais sa muse inspiratrice et c’est Gwen qu’il
choisit pour la personnifier.
La
Muse Whistler drapée, grand modèle est le dernier état d’une réflexion
inachevée :
« La muse offre un aspect déroutant – les bras joints après coup sont bizarrement proportionnés – mais majestueux. La pose et le drapé trahissent le souvenir de la Vénus de Milo (150-130 av. J.-C.), mais ce tribut à l’antique, confirmé par le moulage d’un petit autel de la collection personnelle de Rodin, ne suffit pas à convaincre le comité, qui refuse le projet en 1918. » (Extrait de la notice du musée Rodin).
Une
version en bronze, la Muse grimpant la montagne de la Renommée, est
aujourd’hui visible devant le musée Rodin. Elle a été présentée en 1908 au
Salon de la société nationale des beaux-arts.
En
1911, Gwen déménage à Meudon, rue Serre-Neuve, et garde sa chambre parisienne
comme atelier. Elle a quitté Rodin mais ils resteront en contact jusqu’à la
mort du sculpteur.
Par l’intermédiaire d’Augustus, elle fait la connaissance du collectionneur d’art américain John Quinn qui lui assure une rente régulière et lui achète de nombreuses œuvres, notamment Fille lisant à la fenêtre dont elle peint deux versions :
La
première est aujourd’hui à Londres. Selon le musée, elle aurait souhaité, grâce
à un visage idéalisé, évoquer la Vierge Marie d'Albrecht Dürer, suggérant un lien
avec les images traditionnelles de l'Annonciation. On est toujours dans la
petite chambre mansardée de la rue du Cherche-Midi et on reconnaît au mur les
portraits du chat Edgar-Quinet.
La seconde version, celle achetée par John Quinn, est un autoportrait qui sera
présenté à l’exposition de l’Armory Show à New York en 1913.
Selon
son catalogue, elle aurait dû montrer aussi une Femme au châle rouge
mais le tableau n’est pas arrivé à temps pour l’exposition… C'est dommage car il aurait très bien représenté la seconde manière de Gwen.
Le soutien de Quinn est précieux pour Gwen. Il l’expose à New York avec les plus grands peintres modernes et elle n’a plus besoin de gagner sa vie comme modèle. La période devient très productive et à partir de 1919, elle commence à exposer au Salon d’Automne puis dans les autres salons parisiens.
En 1913, Gwen s’est convertie au catholicisme. C’est
à peu près à la même époque, comme on vient de le voir, que sa manière de peindre commence à changer.
Elle
prépare à présent ses toiles avec de la craie et de la colle dont le mélange à
chaud produit des petites bulles qui restent en surface. Elle applique ensuite
une peinture à l’huile très sèche, en fine couche, créant une apparence de
fresque décolorée qui ajoute à l’impression de fragilité de ses modèles, comme
cette Fille en robe bleue qui paraît se fondre dans la surface de la
toile.
Fidèle
à sa pratique, elle multiplie les versions des mêmes scènes, ici avec un modèle inconnu.
Jusqu’à cette Jeune femme en manteau gris, au format
exceptionnellement grand pour l’artiste, qui paraît émerger doucement du fond
dont elle conserve la couleur d’argile…
… et cette impression n’est pas
totalement fausse si l’on considère la façon dont elle travaille, sans dessin
préalable, comme on le voit dans cette étude inachevée.
Et,
à nouveau, plusieurs versions du même modèle, dans une autre gamme chromatique…
Au
début des années 20, Gwen se rapproche du couvent des Sœurs dominicaines de la
Charité de Meudon et peint de nombreux portraits de religieuses, probablement à
leur demande. Elle expose certains d’entre eux au Salon d’Automne.
Elle écrit à Quinn en 1922 : « Je suis tout à fait dans mon travail maintenant et je ne pense à rien d’autre. Je peins jusqu’à ce qu’il fasse noir… Et puis je dîne et puis je lis environ une heure et je pense à ma peinture. … J’aime beaucoup cette vie. »
La
mort de Quinn, en 1924 met fin à cette période heureuse et la plonge dans une
certaine insécurité financière, même si la sœur de Quinn, Julia Quinn-Anderson,
continue à lui acheter des tableaux, notamment ce petit bijou de Poupée
japonaise !
En 1926, elle bénéficie de l’unique exposition personnelle de sa vie, aux New Chenil Galleries et en 1935, le musée national du Pays de Galles acquiert la Jeune fille en robe bleue. Gwen écrit au musée pour dire à quel point elle se sent honorée de cet achat.
Progressivement,
la production de Gwen diminue. Elle dessine encore rapidement, des personnages
saisis dans la rue ou à l’église, toujours de dos.
Alors
qu'une nouvelle guerre menace Paris, Gwen rédige son testament avant de se
rendre à Dieppe, envisageant peut-être de retourner en Angleterre ou au Pays de
Galles. Mais elle s'effondre en arrivant et meurt quelques jours plus tard à l’hôpital,
le 18 septembre 1939. Elle repose au cimetière de Janval où la municipalité de
Dieppe a fait poser une plaque à sa mémoire en 2015.
*
Augustus John avait dit, sous forme de boutade, « cinquante ans après ma mort, je ne serai plus que le frère de Gwen John. » On n’en est pas là. Mais il faut bien admettre que, contrairement à son frère, Gwen n’a pas gaspillé son talent en peignant à tour de bras des portraits de célébrités de l’époque… Et si son aura est restée plus confidentielle que celle de son célèbre frère, sa discrétion était aussi une stratégie.
Dès
1912, elle écrivait dans son journal « Les dix règles pour éloigner le
monde : N'écoutez pas les gens (plus que nécessaire) ; ne regardez
pas les gens (idem) ; ayez le moins de relations possible avec les gens ; quand
vous devez entrer contact avec les gens, parlez le moins possible ; ne
regardez pas les vitrines ». Et la stratégie n’a pas si mal fonctionné
puisque la plupart de ses amies de Slade ont vu leur carrière stagner après leur
mariage. Pour Gwen, l’isolement était peut-être la solution.
Comme
l'a écrit l'une de ses biographes, « Le vrai mystère de la vie de
Gwen John peut s'avérer être moins lié à sa propre insaisissabilité qu'à la
question de savoir pourquoi nous trouvons si difficile d'imaginer le style de
vie et l'état d'esprit d'un artiste femme ayant choisi de vivre seule. »
(Sue Roe, Gwen John, a Painter’s Life, Chatto
& Windus, 2001)
L’exposition « Gwen John, Art and Life in London and Paris » est montrée à la Pallant House Gallery de Chichester, jusqu'au 8 octobre 2023.
*
Je
termine avec l’un des aspects les plus touchants de l’œuvre de Gwen John, ses
natures mortes dont la succession pourrait s’intituler « d’une théière à l’autre ».
Mais quel peintre en a donné une interprétation finale aussi lumineuse et transfigurée ?
*
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