Alicja
Rosenblatt est née le 20 décembre 1889 à Cracovie, dans une famille
de la bourgeoisie juive aisée. Alicja perd sa mère, née Stefania Betty Goldlust,
à l’âge de sept ans. On sait très peu de choses de son enfance, à part le fait
qu’elle aimait la sculpture et imaginait des histoires en regardant les personnages
mythologiques qui décoraient les fontaines.
A la fin de ses études secondaires, elle étudie la peinture à l’École Maria Niedzielska, école des beaux-arts pour femmes de Cracovie. C’est là qu’elle rencontre le peintre Joseph Pankiewicz qui y dispensait un enseignement : « Il représentait pour nous, ses jeunes disciples, une bouffée d’air de Paris, Mecque de la peinture, carrefour de toutes les nostalgies. Magicien, il ouvrait une fenêtre sur des scènes remplies de fleurs merveilleuses, les demoiselles de la Seine, ses guinguettes et le soleil méditerranéen. » (Alice Halicka, « Il y a dix ans, mourrait à Marseille Joseph Pankiewicz », Parallèle 50, 14 décembre 1950, p.4)
Ensuite, elle
part pour Munich avec une amie et suit les cours de peinture du peintre
hongrois Simon Hollósy.
Elle
écrit plus tard dans ses mémoires : « Malgré les temps idylliques
passés à Munich c’était Paris qui m’attirait avant tout. Avec des économies
réalisées sur nos budgets de jeunes filles, nous avons mis un beau matin le cap
sur la ville de nos rêves. » (Hier, Souvenirs, cité par Anne
Grobot-Dreyfus, L’école de Paris à travers le parcours de trois artistes
femmes, Paris, Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, 2021, p.5)
Elle s’installe à Paris en mai 1912 et s’inscrit à l’Académie Ranson où elle suit les cours de Paul Sérusier et Maurice Denis. Elle voyage beaucoup au cours de l’année, en Autriche, en Grande Bretagne, en Espagne, en Suisse.
A la fin de l’année, elle rencontre un autre peintre juif polonais, Ludwik Kazimierz Markus. Il est à Paris depuis 1903 où il est arrivé à vingt-cinq ans. Gagnant sa vie en dessinant des caricatures et dessins humoristiques (qu’il signe Markous) pour des journaux comme La Vie Parisienne et L’Assiette au beurre, il a exposé des toiles et des gravures au Salon d’Automne, dès 1905. Il habite rue Lamarck, à Montmartre, et rencontre Apollinaire sur les conseils duquel il adopte le nom d'un petit village de Seine-et-Oise, Marcoussis.
Il devient donc Louis Marcoussis et fait alors la connaissance de Braque et de la « bande à Picasso », peintres ou poètes. Il s'oriente vers le cubisme, plus précisément un cubisme synthétique, toujours respectueux du réel, qui sera sa manière définitive.
Au Salon d’Automne de 1912, il marque son entrée dans le mouvement cubiste en exposant une pointe sèche, Gaby :
La même année, il a participé à l’exposition de la Section d’Or, galerie de la
Boétie, avec trois portraits, dont celui-ci :
En
juillet 1913, Alice épouse Marcoussis, avec lequel elle va mener une vie
sociale intense dans les milieux intellectuels et artistiques parisiens
d’avant-guerre.
« En 1913, je suis devenue la femme de Marcoussis. Mon père, bourgeois, médecin polonais, et mon grand-père armateur n'approuvèrent pas beaucoup ce mariage avec un artiste, mais s'y résignèrent. J'étais soi-disant riche mais cela n'a pas duré longtemps à cause de l'inflation et je dus vendre mes bijoux. Petite provinciale éblouie, arrivée de Cracovie, j'écoutais les histoires de Marcoussis comme les contes des "Mille et une Nuits". Il avait le sens du comique et m'enchantait par ses talents de conteur. Je suivais les cours de peinture dans les académies, tout d'abord chez Maurice Denis puis chez Cormon, pompier à barbe. Il me fuyait comme si j'étais une pestiférée et les élèves me prenaient pour une folle. Je faisais du cubisme, un art maudit pour eux, un art anti-grec qui se référait à l'art nègre. J'aimais être étonnée. […] Marcoussis me stupéfia en m'emmenant voir Braque et Picasso. […] J'ai connu Juan Gris et apprécié son intelligence et son honnêteté artistique. Il venait déjeuner deux fois par semaine dans notre atelier de la rue Caulaincourt. Marcoussis et lui étaient deux alchimistes. Ils voulaient garder les secrets du cubisme. » (Source : texte d’Oscar Ghez, Président-Fondateur du Musée du Petit Palais de Genève, consultable en ligne)
Et, en effet, Alice « fait du cubisme » ! A la veille de la Première Guerre mondiale, elle expose pour la première fois au Salon des Indépendants de 1914 et récolte un petit satisfecit de Guillaume Apollinaire : « Voici les envois de Mme Halicka, de Mme Lewitka et de Lawadowski où il y a du talent. » (L’Intransigeant, 3 mars 1914, p.2). C’est bref mais encourageant…
En
revanche, je n’ai pas trouvé pourquoi elle a choisi « Halicka » comme
nom d’artiste. Elle l’explique peut-être dans ses mémoires qui ne sont plus éditées…
Lorsque
le conflit éclate, Marcoussis s’engage comme volontaire à la Légion étrangère.
Pendant son absence, Alice s’installe en Normandie et continue à peindre, des
toiles « atmosphériques de provenance
cubiste, métaphysique et poétique », ce qui leur va assez bien…
« Un
tableau d’Halicka est avant tout une surface. Cette surface, l’artiste
s’efforce de l’animer tout en lui conservant son caractère propre. Dans une
composition, les objets à trois dimensions sont ramenés au premier plan et
déformés de manière à apparaître dans leur plénitude sans rompre l’harmonie
plane de la surface peinte. […] Alice Halicka aborde franchement et sans
détours les problèmes qui se posent à l’esprit de tout artiste ayant subordonné
son travail créateur à une conception préalable. Pour exprimer la profondeur ou
plutôt pour en indiquer l’équivalent, les directions des lignes (et non les
lois de la perspective linéaire) lui suffisent. » (Waldemar George,
« Alice Halicka », L’Amour de l’art, 1er février
1921, p.288)
Lorsque
Marcoussis est démobilisé, le travail d’Alice ne le convainc pas et il lui
conseille d’abandonner ce style, considérant « qu’un seul cubiste suffit
dans la famille ».
En 1919, Alice et son mari partent en Pologne où ils trouvent leurs familles ruinées. Marcoussis envisage alors de revenir à son ancien métier de dessinateur humoristique mais Alice l’en dissuade et c’est elle qui s’attelle aux travaux alimentaires. Ensuite, elle avouera avoir abandonné le style cubiste « par effacement ».
Grâce à Raoul Dufy qui y travailla de 1912 à 1928 et la recommande, elle réalise des modèles d’étoffe et de papiers peints pour la manufacture lyonnaise de soieries Biancchini-Férier et pour la maison Rodier. Je ne suis pas parvenue à en trouver des exemples. La notoriété de Dufy est si grande à l’époque que ce sont surtout ses modèles qui sont publiés par la presse.
En 1920, elle apparaît dans le catalogue du Salon des Indépendants avec deux natures mortes et quatre portraits dont un autoportrait qui est peut-être celui ci-dessous. Rien ne prouve qu’il s’agisse bien d’un autoportrait mais elle ressemble beaucoup à une photo d’elle, un peu plus âgée. En 1920, elle n’a que trente et un ans.
Centre Pompidou/MNAM-CCI/Bibliothèque Kandinsky, Fonds Marc Vaux, MV 3933-008
Cette photographie est issue du « Fonds Marc Vaux », nom d’un photographe
installé avenue du Maine, à Montparnasse, dans les années 20. Proche de Maria
Blanchard et Marie Vassilieff, il a photographié les œuvres de près de 5 000
artistes habitant à Paris, de 1920 à 1970. Ce fonds, aujourd’hui conservé à la
bibliothèque Kandinsky de Beaubourg, est consultable en ligne.
On y trouve aussi des portraits, comme celui-ci, daté de 1919, qui montrent qu’elle est revenue au figuratif.
Et,
de la même année, une scène qui pourrait correspondre au Portrait intérieur
du catalogue du Salon.
On trouve deux mentions sur Alice dans la presse. La première concerne probablement le Salon des Indépendants : « Mme Halicka se présente avec un délicieux petit portrait, une mandoliniste et des natures mortes d'un réalisme discipliné. Madame Halicka mérite d'être suivie avec attention. » (Benvenuto, « Flâneries d’un artiste », La Gerbe, 1er mai 1920, p.248).
Une
« nature morte d’un réalisme discipliné », peut-être celle-ci, datée
de 1919 ?
La seconde mention relate une exposition collective : « Exposition d'œuvres de MM. Archipenko, Braque, Coubine, Derain, Dufy, Gimmi, Gleizes, Gontcharova, Halicka, Larionow, Lipchitz, Marcoussis, Matisse, Robert Mortier, Picasso, Survage, Suzanne Valadon, Vlaminck, galerie des « Feuillets d'Art », 11, rue Saint-Florentin, jusqu'au 8 mai. (La Chronique des Arts et de la Curiosité, 30 avril 1920, p.68)
Selon
les archives de la galeriste Berthe Weill, Alice participe à trois expositions chez elle, au cours de l’année 1920 : en février, pour la
« Centième » exposition de la galerie, avec une cinquantaine de
peintres dont quatre autres femmes, Laurencin, Charmy, Marval et Valadon ;
en octobre pour l’exposition de métiers d’art « les Veilleurs », où
elle apparaît comme Mme Marcoussis, exposant avec son mari des
« décorations et verres peints » et en novembre-décembre dans une
exposition de « peintures, sculptures, aquarelles et dessins ».
En 1921, elle participe au Salon d’Automne où elle est remarquée par le critique d’art Louis Vauxcelles : « Et voici, groupés autour de leur aîné, Girieud, auteur d'un grand nu fauve d'une impeccable construction, tout un groupe de jeunes, mais de jeunes qui ne se barbouillent pas de formules et peignent, au lieu de raisonner dans le vide. Halicka, Lotiron, Favory, Yves Alix, Kars, Barat-Levraux sont épris de belles matières, de rapports et d’harmonies ; comme Moreau, dont on déplore l'abstention, […] ils suivent et maintiennent la vraie lignée de la peinture française indépendante, laquelle n'a rien à voir avec le néo-académisme. » (Louis Vauxcelles, « Au Salon d’Automne, salle XVII », Excelsior, 1er novembre 1921, p.3).
Elle y a probablement présenté Le Repas, dont la reproduction est publiée, avec une nature morte de 1915, dans l’article de deux pages qui lui est consacré dans L’Amour de l’art du 1er février 1921 (p.288 et 289), ainsi que dans le chapitre « femmes peintres d’aujourd’hui » de l’Histoire générale de l’art français de Louis Vauxcelles, Paris, 1925 (p.321). Le début de la notoriété.
Elle y montre aussi ces Vendanges, « un tableau heureusement équilibré et conçu avec art » (Waldemar George, « Le Salon d’Automne », L’Amour de l’Art, 1er février 1921, p.311)
Lors d’un second voyage en Pologne, la même année, Alice renoue avec le réalisme post-impressionniste de l’école polonaise pour peindre des scènes de la vie de Kazimierz, le quartier juif de Cracovie.
« Devant une clôture
longeant un village, deux femmes en train de converser debout sont figurées
avec un chien blanc (aux pieds du personnage de gauche) et un bébé (au cou du
personnage de droite). Sur la droite, au second plan, un homme vêtu d'un
costume traditionnel ashkénaze sombre et coiffé d'un chapeau noir, figuré de
dos, marche vers le village. » (Notice du musée)
« En
extérieur, devant un arbre, une femme rousse debout est entourée à sa droite,
par un jeune homme assis vêtu d'une chemise blanche et d'un costume
traditionnel ashkénaze, portant des papillotes et une kippa, et à sa gauche,
par une femme brune assise. » (Notice du musée)
Dans le Fonds Marc Vaux, on trouve plusieurs exemples de ces œuvres d’Alice, datant probablement du début des années 20.
Dans les archives de la galerie Berthe Weill,
apparaît une petite exposition de ses « 24 gouaches du ghetto de Cracovie », de
novembre à décembre 1922. C’est probablement la première exposition personnelle
d’Alice.
En début d’année, elle a aussi participé à l’exposition de la Jeune Pologne : « Au groupe des peintres, nous retrouvons des noms très familiers dans les milieux artistiques de Paris […], Tous ces artistes, bien acclimatés à Paris, subissent, plus ou moins, les courants d'art français et certains d'entre eux, comme Rubezak, Brandel, Halicka, Grdynska, sont parvenus à imposer leur talent au respect des plus durs des critiques. » (M.T., « La première exposition du groupe de la Jeune Pologne », La Lanterne, 11 février 1922, p.2)
Et, avec le groupe « Nous », elle est présente aussi dans une exposition d’art forain en février-mars, au Cirque de Paris.
Enfin, plusieurs journaux signalent « Chez Delamain, Boutelleau et Cie (ancienne librairie Stock) […] une collection composée d’œuvres d'auteurs modernes, précédées d'une notice biographique et ornées d'un portrait. Ont déjà paru […] La Tentative amoureuse (André Gide), portrait par Halicka, Panam (Francis Carco), portrait par Halicka. » (Anonyme, « Les Contemporains », L’Illustré parisien, 21 octobre 1922, p.11). J’ai retrouvé sûrement le portrait de Gide car le livre a été numérisé :
Et celui de Carco, sur Internet, sans autre explication…
En
mars de cette année-là, Alice a mis au monde une petite fille, Madeleine. Elle
figure sur une photographie du Fonds Marc Vaux que je montre aussi pour la
belle collection d’œuvres africaines posées sur le piano…
En fin d’année, Alice illustre la couverture de BROOM, un magazine international de littérature et d'art édité par Harold Loeb. Marcoussis était l’auteur de couverture de celui d’août 22 et Juan Gris de celui de septembre.
Elle
dessinera aussi la couverture du n° 2 de l’année suivante.
La
notoriété de Marcoussis a grandi….
…
et Alice, libérée du soin de financer le ménage, peut à nouveau se consacrer à
la peinture. En 1923, elle est au Salon des Indépendants avec un Portrait
signalé par Les Nouvelles littéraires (24 mars 1923, p.2). Il y a quelques portraits dans les œuvres connues d'Alice. Ils ne sont pas datés, je propose celui-ci à titre de simple illustration…
On sait que cette année-là, de nombreux artistes (Maurice Denis, Antoine Bourdelle, Henri Lebasque, Henri Le Sidaner, Henri Martin…) quittent le salon de la Société nationale des Beaux-Arts pour créer celui des Tuileries.
Ils sont rejoints en 1924 par un groupe important d’artistes étrangers qui quittent le salon des Indépendants. Chagall, Foujita, Maria Blanchard, Olga Gontcharova. Alice est des leurs : « L’Intérieur d’Halicka ne manque ni de vérité ni d’agrément. » (François Fosca, « Le Salon des Tuileries », Gazette des Beaux-Arts, 1er juillet 1924)
« De Halicka, un atelier d’artiste d’une intimité émotionnante. » (Camille Delamare, « En parcourant les galeries de peinture », La Revue de l’Université, 15 septembre 1924, p.778)
Cet
Atelier se trouve dans le Fonds Marc Vaux. Il a été publié par Les
Nouvelles littéraires où un dénommé Fels le qualifie de « très joli » :
A présent, la critique commente très favorablement les œuvres d’Alice :
« Mme Halicka obtient un vif succès chez Druet, avec ses intérieurs et surtout ses évocations du ghetto de Cracovie. La grâce et le charme féminins ont le devoir d’user et d’abuser de l’anecdote parce qu’ils la vivifient toujours sans l’alourdir de considérations trop exactes. Les curieux personnages d’Halicka sont sans doute vrais, mais nous n’y avons pas été voir et n’y tenons pas du tout. Nous regardons seulement les ébats pittoresques de ces enfants courant après le fou en redingote et en chapeau haut de forme, coiffure nationale : nous assistons amusés aux palabres des juifs buvant l’eau de seltz, boisson également nationale, paraît-il, et nous nous laissons séduire par un pittoresque que la grâce d’Halicka pare de trouvailles, souvent exquises.
Au point de vue facture. Halicka se préoccupe bien plus de la qualité que de l’aspect des tons. Sa science de la composition est pleine d’enjouement, de tendre gravité, d'inventions réussies. Et ses scènes d'intérieur, elles-mêmes, sont-toujours parées de grâces, certes savantes, mais jamais affectées. Comme l’on sait, nous détestons toujours un peu ce que nous aimons : j’avoue cependant que l'art séduisant d’Halicka se fait toujours aimer sans qu’on s'avise jamais de le regretter. » (Maurice Raynal, « Exposition Halicka (Galerie Druet, 20, rue Royale) », L’intransigeant, 19 avril 1924, p.2)
« Les
salles du premier étage de la galerie [Druet] sont occupées par deux
expositions, de Mme Halicka et de
Mlle Anna Bass. Les peintures de Mme Halicka
- intérieurs, natures mortes, scènes du ghetto de Cracovie - attestent une
diversité de tempérament remarquable. Le métier en est tour à tour délicat et
vigoureux, toujours très peintre, inclinant à cet agrément de la belle matière
que dédaignent trop la plupart des jeunes. On goûtera certainement la verve de
ses scènes juives. Il y a là de bien amusants tableautins » (L’Imagier,
« La jeune peinture française », L’Œuvre, 9 avril 1924, p.4)
« Galerie
Henry, un groupe d'artistes femmes. Guy Lemm, spirituelle dans des
transcriptions de guinguettes fleuries, diaprées de lanternes vénitiennes ;
Suzanne Fegdal, avec de jolies notations de fleurs ; Halicka, dont le tableau, La Servante, est
une excellente étude de lassitude ; Marie Laurencin ; Chériane,
contribuent à la belle tenue de l’Exposition. » (Gustave Kahn, « Les
Beaux-Arts », Le Quotidien, 8 décembre 1924, p.4). Là encore, la proposition ci-dessous n'est qu'une simple illustration !
En janvier 1925, Alice participe à l’exposition « La fleur animée » chez Berthe Weill. Elle y expose un bouquet « de style un peu rococo mais de ce rococo à la mode, très Louis-Philippe de bon goût. » (Fels, « Les Expositions », Les Nouvelles littéraires, 3 janvier 1925, p.5)
Et
elle illustre de lithographies plusieurs ouvrages, notamment Les Enfants du Ghetto
d’Israël Zangwill, dont le musée d’art et d’histoire du Judaïsme de Paris
conserve un exemplaire :
Des
lithographies encore, pour Rose Lourdin, une des Enfantines de
Valery Larbaud :
Deux
ans plus tard, Zangwill écrit Tragédies du Ghetto, également illustré
par Alice, cette fois à l’aquarelle et dans un style proche de ses scènes de la
vie de Kazimierz :
Mais
c’est dans un tout autre domaine qu’Alice va devenir populaire. Tout paraît
commencer en 1923 quand, selon un article de Vogue, Alice illustre des épisodes de l’histoire de la Pologne grâce à
« de délicieux tableaux de genre » (Anonyme, « Œuvres d’art
enfantines d’une artiste polonaise », Vogue, 1er
juin 1923, p.33) Mais on ne nous en dit pas
davantage…
« Peintures, papier et bouts de vêtements. Avec cela, la peintre Alice Halicka invente des décorations charmantes et pleines d’humour. Elle se saisit des sujets les plus sérieux, comme les épisodes de la vie des héros nationaux polonais, qu’elle tourne en plaisantes bouffonneries. » (Arthur Moss, « Over the River », The Paris Times, 21 octobre 1924, p.7)
Il ne sera pas seulement question des héros polonais. Je laisse la princesse Lucien Murat - qui aurait inventé leur nom de Romances capitonnées - décrire les tableautins en question :
« Halicka n’accroche pas
au bout de son pinceau les préjugés
mathématiques de son compagnon de
palette, et, tout en admirant son
intelligence, se réserve farouchement une
personnalité. Pour ne pas encombrer sa
mémoire d’émotions fugitives, elle les découpe, les projette, les colore, à l’aide d’échantillons, de
plumes et de coquillages, et d’un peu de
candeur montmartroise. Elle offre au
public ses fantaisies romantiques qui ont la saveur de plats comestibles assaisonnés de lyrisme oriental. De la
Butte aux Batignolles, le poète se
précipite à la poursuite d’un idéal puéril,
qui naît des contrastes. Un édredon piqué
à la machine lui suggère le corps musclé
d’un Hercule. Deux tons criards
entraînent son imagination dans une chambre meublée de la rue Saint-Lazare. Sur un papier d’azur, son cerveau s’exerce au jeu des objets croisés, ses yeux plaquent des anges à trois sous
s’envolant vers un ciel de lit. Son
inspiration est la matière même de
l’objet dont elle se sert pour l’interpréter. Toute stylisation est écartée
de ses compositions ingénieuses. Pas d’image d’Épinal. C’est la carte postale, naïve, mystérieuse, sans transparence, qui la séduit. Halicka est sentimentale à sa façon, mais elle cache son trouble dans le pli d’un drapeau, au sommet de la Tour Eiffel ou dans les bras artificiels des Trois Grâces. Les personnages sortent du cadre en quête d’une aventure, on les
écoute dans l’espoir qu’ils vont entonner
le refrain familier d’une vieille boîte à
musique, d’une serinette enrouée.
Tranquillisez-vous, ils ne chantent pas ! » (Princesse Lucien Murat,
« Romances capitonnées », L’Art vivant,
1er janvier 1926, p.3)
Centre Pompidou/MNAM-CCI/Bibliothèque Kandinsky, Fonds Marc Vaux, MV 3930-01
© Bibliothèque Kandinsky, MNAM/CCI, Centre Pompidou – Dist. RMN-Grand Palais
« Vêtue d’une robe de popeline à nœud noir, une héroïne de Manet, collée sur le carton, flirte avec un canotier de Maupassant, devant une galerie de canards en porcelaine. Il y a là une filoche de gazon vert-empire à rendre jaloux tous les joncs de la rivière. C’est de l’harmonie imitative en passementerie. Ce chef-d’œuvre littéraire fera rêver les écrivains, agacera les peintres. » (L’Art vivant, ibid.)
Centre Pompidou/MNAM-CCI/Bibliothèque Kandinsky, Fonds Marc Vaux, MV 3932-002
© Bibliothèque Kandinsky, MNAM/CCI, Centre Pompidou – Dist. RMN-Grand Palais
Ces
petits tableaux, dont on trouve plusieurs exemples dans le Fonds Marc Vaux sont, pour ceux qui existent encore, probablement conservés en mains privées, comme ces Musiciennes…
…
ou ce Cirque dont la photographie de Marc Vaux a été publiée dans L’Art
vivant du 1er janvier 1926 (p.3).
J’en
ai trouvé deux sur le site de la Villa La Fleur, un musée consacré à L’Ecole de
Paris qui en conserverait huit.
© Bibliothèque Kandinsky, MNAM/CCI, Centre Pompidou – Dist. RMN-Grand Palais
« Milords et cocodettes se rencontraient à Longchamp, devant un champ de courses en papier de verre » (Jeannine Bouissounouse, « Alice au pays des merveilles ou Halicka découvre l’Amérique », La Renaissance, 1er août 1939, p.36)
Et
qu’en dit Alice elle-même ? « Dans
ces minuscules images, qui tenaient à la fois d’une sorte de crèche, d’un jouet
et d’une carte postale colorée dans le style de 1900, j'ai essayé sans fausse
honte et sans gêne d'exprimer les idées tantôt sentimentales, tantôt poétiques,
tantôt un peu folles, qui me venaient à l'esprit. » (Alice Halicka, Hier,
publication en polonais, 1971 ; source : site de la Villa La Fleur)
© Bibliothèque Kandinsky, MNAM/CCI, Centre Pompidou – Dist. RMN-Grand Palais
Ces
petites Romances ont un tel succès qu’elles font encore l’objet
d’expositions dans les années 30 : « Madame Halicka expose à la
Galerie Georges Petit une série de tableaux exécutés sans palette ni brosses.
D’un morceau d’allumette, d’un bout de chiffon, de papier ou de carton,
d’épingles, de boutons de bottines, elle habille tout une époque. Voici Marignan
: les boucliers sont faits de couvercles de joujoux d’enfants, les sabres sont
en carton, comme au théâtre ; la crinière des chevaux est.de passementerie et
la cotte de mailles des guerriers est tout en perles d’acier. […]. L’Orage est
un petit chef-d’œuvre d’ingéniosité. La pluie est figurée par des fils tendus
sous le verre du tableau. Le vent s’engouffre sous une jupe de satin et laisse
apercevoir la dentelle d’un jupon. Halicka peint
une corrida d’un peu de toile cirée et de flanelle rouge, et les quatre saisons
sont des poèmes d’étoffe, de ruban, de plumes et de dentelle. Ce sont des
images de la vie qu’elle a épinglées sous leurs cadres. » (« Romances
capitonnées d’Alice Halicka », Vu, le Journal de la semaine, 18
juin 1930, p.609)
Mais revenons aux années 20, car Alice ne cesse pas de peindre et de nombreux articles de presse relatent les expositions auxquelles elle participe. Elle est même au « Salon du Franc », pour lequel la ville de Paris a prêté le musée Galliera et « dont l'initiative revient à notre excellent confrère Maurice de WaJeffe, ainsi qu'à MM. Rolf de Maré et Carnelas. Grâce à la généreuse activité de ces organisateurs, cent cinquante artistes étrangers, qui ont reçu ou reçoivent encore l'hospitalité parisienne, ont voulu contribuer au relèvement du franc en donnant celle de leurs œuvres qu'ils préféraient entre toutes. […] Le Salon du Franc fait honneur à ceux qui l'ont conçu, à ceux qui ont permis sa réalisation. A chacun d'eux va notre gratitude. (« Le Salon du Franc », Les Annales politiques et littéraires, 31 octobre 1926, p.453)
Selon
le musée national d’Art Moderne, Alice y expose une Nature morte qui
sera achetée la même année par l’Etat.
Une
scène dont il existe une autre version, photographiée par Marc Vaux, avec
une petite Madeleine qui doit avoir dans les trois ou quatre ans, ce qui me
conduit à penser qu’elle date au moins de 1925, voire 1926.
© Bibliothèque Kandinsky, MNAM/CCI, Centre Pompidou – Dist. RMN-Grand Palais
La
petite Madeleine est souvent présente dans les tableaux d’Alice…
…
parfois avec une femme que la maternité n’enthousiasme visiblement pas tous les
jours…
© Bibliothèque Kandinsky, MNAM/CCI, Centre Pompidou – Dist. RMN-Grand Palais
Alice ne se borne pas aux scènes d’intérieur : La Renaissance de l’art
français publie en 1926 un Bain de mer qui figure dans le Fonds Marc
Vaux avec de nombreuses autres scènes de plage qui ont dû rencontrer un certain
succès car on en retrouve plusieurs en main privée aujourd’hui, ce qui permet
de se faire une idée de sa palette.
© Bibliothèque Kandinsky, MNAM/CCI, Centre Pompidou – Dist. RMN-Grand Palais
« Halicka, toute compréhension et toute esprit, ne
saurait nous donner nulle œuvre qui ne fût intéressante elle n'y faillit point
ici avec son important ensemble de peintures et d’aquarelles. Les sources de
l'inspiration d'Halicka sont multiples
et diverses mais cette diversité même nous donne des œuvres si prestes, si
vives et si fraîches, que la visible joie de peindre d'Halicka est égale à la joie que nous avons à
regarder ses peintures. » (Charles Fegdal, « Chronique d’art
moderne », La Revue des Beaux-Arts, 1er mai 1926, p.6)
La datation est confirmée par cette autre scène conservée par un musée :
D’où
lui venait cette inspiration ? On sait que Marcoussis a fréquenté
régulièrement la Bretagne dans les années 20, Kérity en 1927 et 1931,
Saint-Servan, près de Saint-Malo, en 1929 et 1932 et Bénodet en 1939. On peut
évidemment imaginer qu’il était accompagné d’Alice dont les scènes de plage
évoquent bien davantage la Bretagne que la Méditerranée.
© Bibliothèque Kandinsky, MNAM/CCI, Centre Pompidou – Dist. RMN-Grand Palais
© Bibliothèque Kandinsky, MNAM/CCI, Centre Pompidou – Dist. RMN-Grand Palais
Tout
comme les quelques paysages de ports à marée basse, qu’elle peint probablement
à ces occasions :
© Bibliothèque Kandinsky, MNAM/CCI, Centre Pompidou – Dist. RMN-Grand Palais
«
[c’est Alice qui parle] :
-
Ce qui
me plaît dans tout cela ? Je vais vous le dire. J'aime à saisir la vie d'un
groupe dans son ordonnance nombreuse, l’arabesque des gestes et la
correspondance des couleurs. Après ça, ne pensez-vous pas que j'ai le droit de
parler, moi aussi, de mon "lyrisme intérieur" ?
-
Chut !
Si Marcoussis vous entendait.
Marcoussis
? N'ayez pas peur de Marcoussis. Ce révolutionnaire est un tolérant. Cet
ironiste est un mari modèle. Après sa propre peinture, savez-vous ce qu'il aime
le mieux au monde ? C'est la peinture de Halicka. » (Simonne Ratel. « Marcoussis et Halicka ou le cubiste éloquent et la femme
silencieuse. », Comœdia, 26 septembre 1926, p.1)
Les
baigneurs et des bateaux, donc, mais aussi des danseuses :
« Halicka est une des plus fines et malicieuses aquarellistes que je connaisse. Mais il ne s'agit pas ici d'aquarelles. Dans ce grand nombre de tableaux mieux qu'honorables, où de jolis mouvements de danseuses à la Degas font jaillir des étincelles d'argent, on trouve deux petites marines que j'ai la faiblesse de préférer à tout le reste. Quel splendide bleu cru autour de ces voiles, quelle jolie ligne que celle de cette jetée au cœur des vagues… » (Bernard Colrat, « Halicka accompagne Zingg à la galerie Druet. » La Renaissance, 25 février 1928, p.8)
© Bibliothèque Kandinsky, MNAM/CCI, Centre Pompidou – Dist. RMN-Grand Palais
« Que nous voilà loin des scènes de la vie juive qu’Halicka exposait naguère et dont la conception pittoresque nous révéla une artiste d'un talent étrange et captivant. Que nous voilà loin de ces charmantes "Romances Capitonnées" où ressuscitent les grâces de la Restauration. Halicka prétend faire table rase d’un passé, à son gré trop empreint d’un style illustratif. Fait-elle bien de renoncer de la sorte à l’un des agréments de son art ? Quoi qu’il en soit, louons son héroïsme. Halicka joue la difficulté. La voici qui réduit sa palette. Sa dominante sera désormais le gris. Mais elle confère une singulière richesse à ses toiles, dont les fonds monochromes mettent en relief les rehauts de couleurs pures. Si le dessin d’Halicka a perdu sa gaucherie primitive (une gaucherie expressive et combien éloquente !), il a gagné en souplesse linéaire. Ses tableaux de danseuses le prouvent abondamment. Leurs groupes se nouent et se dénouent, s’ordonnent, changent d’ordonnance, s'affrontent, se dispersent et poursuivent leurs libres évolutions. Halicka a compris ce que cette apparente liberté recelait de science et d’expérience. Elle a fixé les attitudes maîtresses du ballet romantique, qui lui fut un prétexte à variations formelles d’un rythme continu, harmonieux et subtil. Après sa série de Baigneuses, les Danseuses nous donnent la juste mesure de son talent, précieux, au meilleur sens du mot. Halicka, celte fée, tous les jours plus éprise du dur labeur de l’atelier et parvenant à créer par la graduation des valeurs tonales très rapprochées une lumière picturale qui anime ses surfaces, situe ses volumes dans une ambiance légère et aérienne. Des empâtements locaux, des différences sensibles de densité lui permettent, d’autre part, d'équilibrer ses plans en profondeur. Alice Halicka se perfectionne toujours dans son métier, se développe et mûrit. » (Waldemar George, « Alice Halicka, chez Druet », La Presse, 23 février 1928, p.2)
Et toujours, chez Berthe Weill : « L'ensemble de cette exposition est de premier ordre. Les meilleurs parmi nos peintres ont tenu d'envoyer cette année, comme les années précédentes, leur bouquet à Mlle Weill. […] Il y avait encore de belles fleurs d'Odilon Redon, toujours fraîches, de Matisse, de Derain, de Friesz, d'Utrillo, de Waroquier, de Laprade, de Kisling, de Gromaire, d'Alix, de Kayser, d'Hermine David, d'Halicka, de Marval, de Suzanne Valadon, de Gimmi, de Lhote, de Marcoussis, de Vergé-Sarrat. Ceux qui, loin du soleil et des fleurs méditerranéennes, par cette pluie et cette boue de janvier, limites naturelles et tristes de notre personne en plein air, auront la bonne idée d'entrer dans la serre aimable de Mlle Weill y passeront de doux moments. » (E.T., « Exposition La Fleur animée » à la galerie Berthe Weill, Bulletin d’Art, 1er janvier 1926, p.18)
Elle continue à illustrer des livres :
« Puis-je ne pas faire un sort privilégié au La Fayette de la princesse Murat, si spirituellement illustré par Alice Halicka ? Pour les images, on dirait d'un éventail et d'une boîte de dragées. Pour le texte, c'est un joli tour de prestidigitation littéraire. » (Jean-Jacques Brousson, « Du cerf-volant à Lindbergh », Les Nouvelles littéraires, 22 décembre 1928, p.3)
Et, après les Danseuses, « Les footballers d’Halicka sont plus eurythmiques que frénétiquement grouillants et trahissent une heureuse recherche, en même temps que celle d’un rythme collectif, de tons nacrés et délicats. » (René Bruyez, « Les Surindépendants », Lumière et Radio, 10 août 1930, p.27)
© Bibliothèque Kandinsky, MNAM/CCI, Centre Pompidou – Dist. RMN-Grand Palais
Je ne connais pas grand-chose au foot mais cela n’y ressemble pas et le ballon est ovale. Bref, ce sont des
sportifs !
© Bibliothèque Kandinsky, MNAM/CCI, Centre Pompidou – Dist. RMN-Grand Palais
© Bibliothèque Kandinsky, MNAM/CCI, Centre Pompidou – Dist. RMN-Grand Palais
Au
début des années 30, Marcoussis et Alice s’installent à la Villa des Arts, à
Montmartre. Dans l’atelier, Marcoussis peint les portraits de ses amis, André
Breton, Jean Cassou, Paul Eluard, Max Jacob, Darius Milhaud, Francis Poulenc, Miro, Le Corbusier, Gertrude
Stein… Dans la liste des nombreux amis du couple figure aussi Helena Rubinstein,
la célèbre créatrice de cosmétiques née dans le quartier juif de Cracovie, dont
ils décorent ensemble l’hôtel particulier parisien.
Centre Pompidou/MNAM-CCI/Bibliothèque Kandinsky, Fonds Marc Vaux, MV 3931-007
© Bibliothèque Kandinsky, MNAM/CCI, Centre Pompidou – Dist. RMN-Grand Palais
A cette époque, Alice expose un peu partout, même au musée national de Charlottenborg à Copenhague, pour une exposition d’art français ou, à Londres, à l’occasion du mariage de la princesse Marina de Grèce avec un des fils de Georges V. Elle ouvre son exposition sur les Romances capitonnées quelques jours avant le mariage (novembre 1934) et rencontre un vif succès.
Mais
Alice s’est déjà lancée dans une nouvelle période et multiplie les paysages
urbains…
…
où l’on retrouve l'écho de sa fascination enfantine pour les statues des
fontaines, son goût du surnaturel, de la mythologie.
« Polonaise
de Cracovie et Parisienne d'adoption, Alice Halicka admire surtout la sagesse
de notre ville. C'est sur la place de la Concorde qu'elle nous arrête le plus
souvent. Une nuit sereine et bleue agrandit ce désert savamment ordonné, les
chevaux de Marly, plus blancs que des spectres, se cabrent sur le seuil d'un
néant paisible ; les sirènes, vertes comme l'eau dont elles se tirent à regret,
tiennent d'interminables et muets conciliabules ; mais ces sirènes, malgré leur
coquetterie, ont une dignité de matrones, mais ces chevaux piaffant, une main
les guide vers l'écurie ; le premier rayon de soleil aura tôt fait de ramener
ce monde nocturne à la raison. Le fantastique, ici, ne menace jamais l'heureux équilibre
de la vie quotidienne. N'ayez pas peur, bientôt de belles promeneuses
bavarderont près des fontaines, les jardins s'empliront de jeux d'enfants et de
baisers d'amoureux. […] » (Jeannine Bouissounouse,
« Alice au pays des merveilles ou Halicka découvre l’Amérique », La
Renaissance, 1er août 1939, p.35)
Helena
Rubinstein propose alors à Alice de l’accompagner en Amérique pour l’aider à
concevoir la publicité de ses produits. Alice fera trois séjours à New York, entre 1935
et 1939. Elle en rapporte d’autres paysages :
Et,
comme souvent avec Alice, il existe plusieurs versions du même paysage :
© Bibliothèque Kandinsky, MNAM/CCI, Centre Pompidou – Dist. RMN-Grand Palais
« Pour
Alice Halicka. Paris c'est l'ordre, le
classicisme. Elle en est encore plus profondément persuadée depuis un long
séjour en Amérique et, afin de nous en convaincre, elle vient d'exposer une
trentaine de portraits de villes. Des portraits qui sont des témoignages.
New-York. Telle qu'elle l'a vue, peut encore nous surprendre malgré ce que nous
en savions et le Nouveau-Monde, éculé, usé d'avoir trop servi à la littérature
et au cinéma, ce Nouveau-Monde arsenal de poncifs, redevient réellement nouveau
quand c'est elle qui nous y introduit. Paris, la ville cartésienne, s'oppose à
New-York, capitale du romantisme, de la folie, du chaos. Elle a peint ce
monstre de pierre, couleur de perle dans le petit matin, rougi le soir par le
néon, saignant alors de toutes ses enseignes, pathétique et violent comme un
Delacroix ; les gorges étroites que sont les rues, les gratte-ciel magnifiques
et absurdes, montrant vers leur trentième ou soixantième étage un temple grec
ou une chapelle gothique comme une étagère un bibelot précieux ; sur ce fond de
dentelle de fer que les escaliers de secours et les ponts tendent d'un building
à l'autre, le El, le métro aérien, se fraye un chemin parmi les taudis.
[…] » (Jeannine Bouissounouse, « Alice au pays des merveilles ou
Halicka découvre l’Amérique », La Renaissance, 1er août
1939, p.36)
Les « Portraits de ville » se multiplient tout au long des années 30.
« Une
trentaine de toiles d'Alice Halicka qui sont toutes des portraits de
villes. New-York, d'une part, Paris de l'autre, qui s'opposent, s'appellent, se
répondent et permettent à l'artiste de faire jouer les dons les plus divers,
mais où le sens aigu du détail ne nuit pas à l'unité de la composition. New-York,
avec ses architectures plus folles, plus absurdes que n'en rêva Chirico, ses
buildings agrémentés de chapelles gothiques et de frontons corinthiens, la
dentelle de fer de ses escaliers et de ses ponts, ses nuits rougies par le
Néon, New-York c'est le chaos, le romantisme, et certaines toiles d'Halicka ont
les couleurs d'un Delacroix. Paris qu'elle restreint volontairement à la place
de la Concorde devient, par contre, la plus parfaite expression du classicisme.
Les chevaux de Marly et les sirènes qui se rencontrent au clair de lune
parlent, si l'on peut dire, le langage de la même raison. Halicka, impose
alors à sa fantaisie une telle discipline qu'on serait tenté de trouver à sa
couleur, à sa ligne un calme tout cartésien. Le promeneur a repris sa place
dans cette ville bâtie à son échelle, il nous rappelle les personnages des "Romances Capitonnées", charmantes constructions qui firent nos délices avant
qu'Halicka nous emmène à travers le décor des grandes cités. » (C.T.,
« Alice Halicka. Peintures récentes (Galerie Pascoud) », Marianne,
17 mai 1939, p.13)
© Bibliothèque Kandinsky, MNAM/CCI, Centre Pompidou – Dist. RMN-Grand Palais
Mais à New York, Alice n’a pas seulement peint des paysages. En fait, « appelée à New-York pour habiller des ballets et leur construire des décors - elle avait fait, en somme, avec les Romances, l'apprentissage de ces deux métiers - Alice Halicka présenta d'abord "Jardin Public", inspiré par une page de Gide sur le Luxembourg, mais qu'elle situa dans les Tuileries, aux environs de 1925. Puis le "Baiser de la Fée", de Stravinsky, sur des motifs de Tchaïkovski, enfin trois ballets pour une comédie musicale qui fit fureur à Broadway….
… "J'ai
vécu, explique-t-elle, la vie d'un travailleur syndiqué américain ayant affaire
aux machinistes, aux électriciens, à tous les artistes, artisans et ouvriers du
théâtre. Et, en Amérique, pour faire un travail quel qu'il soit, il faut
appartenir à l'Association fraternelle des peintres, décorateurs et colleurs
d'affiches ; véritable Etat dans l'Etat, cette association dont les membres
s'appellent frères et prêtent serment devant un portrait de Lincoln en présence
de vénérables hommes à barbe, fait revivre le vieil esprit de la corporation en
imposant ses rites et sa loi. Pour être en règle je devais m'inscrire en qualité de
décorateur, c'est-à-dire verser 500 dollars (plus 10 dollars par mois et
une amende à chaque absence aux réunions). Je devais en outre passer un examen
extrêmement difficile comportant des interrogations d'histoire, d'optique et de
trigonométrie. Sûre d'avance d'être recalée, je me suis décidée à m'inscrire
comme simple costumière."
Cette ruse lui valut quelques inconvénients : par exemple, quand on présenta "Jardin
Public" avec un immense succès, Léonide Massine, auteur de la chorégraphie,
voulut l'entraîner sur la scène pour saluer, mais elle n'en avait pas le droit,
étant costumière, et quelqu'un menaça Massine de faire fermer le théâtre si
elle allait sourire aux applaudissements… Les décors du "Baiser de la Fée", on les fit signer par un pauvre diable de chômeur, muni de cette carte
syndicale qu'elle ne possédait pas, "car, ajoute-t-elle cette institution
tyrannique qui peut, quand elle le veut, vous empêcher de travailler, est
absolument incapable de vous procurer du travail. Tous les unemployed sont
syndiqués." …
… Pour le troisième ballet, afin d'éviter de nouvelles complications, Alice
Halicka eut recours à un stratagème de génie : elle eut l'idée de faire porter
les décors par les acteurs, ce qui les réduisait au rang de vulgaires
accessoires ; quand Balanchine, ami de Diaghilev, maître de ballet de l'Opéra
et directeur de l'American Ballet lui confia les décors de "I married an Angel", une féerie très moderne qui tient d'Ondine et d'Othello, elle fit connaissance
avec le monde de Broadway : "Ces femmes merveilleuses qui vieillissent en
attendant un rôle, ces hommes qu'on ne voit jamais sans cigare et sans chapeau,
qui vous donnent de grands coups de poings en signe d'amitié et vous prennent
le menton pour vous dire bonjour… On est transporté dans un film, on croit
rêver…" » (Jeannine Bouissounouse, « Alice au pays des merveilles
ou Halicka découvre l’Amérique », La Renaissance, 1er
août 1939, p.38)
En 1938, Alice rentre définitivement de New York où elle a bénéficié de deux expositions, la première en 1936 à la M. Harriman Gallery et le seconde en 1937, chez Levy Gallery qui montre ses Romances capitonnées. On la retrouve au Salon d’Automne de 1938 avec les décors et costumes de « Jardin Public » et du Ballet « Roxy » de Balanchine. L’année précédente, elle avait tout de même exposé avec « Les Femmes artistes d’Europe » au Jeu-de-Paume où son absence, en 1934, avait été remarquée.
«
Les Femmes artistes d'Europe », une exposition abondante, multiforme,
papillotante aussi… Les peintresses connues de la plupart des nations
d'Europe, les statuaires, les décoratrices — en beaucoup moins grand nombre
pour ces deux dernières catégories — s'expriment là en des toiles ou des œuvres
diverses. […] Chacune de ces artistes possède une sensibilité propre : mais
beaucoup subissent des influences et, pour s'y reconnaître à peu près, il est
bon de comprendre d'avance l'espéranto de l'art qu'a créé l'Ecole de Paris. Dans
cette exposition exclusivement féminine paraît dominer un modernisme plutôt
aigu, assez confus aussi. Ce n'est pas reposant, mais c'est fort intéressant.
Les « femmes artistes d'Europe » font la nique à l'art académique. Tant
mieux ! […] Olga de Boznanska, A. Halicka,
Tamara de Lempicka, qui exposent habituellement à Paris, représentent, avec des
consœurs, la Pologne. (Louis Paillard, « Les Femmes artistes d'Europe », Le
Petit Journal, 12 février 1937, p.1 et 2)
Alice n’arrive pas à croire à la guerre qui arrive. En mai 1939, elle expose encore à la galerie Pascaud, des vues de New York, Paris et Varsovie. Mais, dès septembre, elle part avec Madeleine se réfugier à Cusset, près de Vichy, où Marcoussis vient les rejoindre. C’est là qu’il meurt en 1941 d’un cancer du poumon. Alice et Madeline partent ensuite à Marseille, puis à Chamonix.
Elle ne revient à Paris qu’en 1945 et écrit Hier, Souvenirs. (Paris, Edition du Pavois, 1946). Symbole de la position qu’elle s’octroyait dans son couple, elle fait illustrer cet ouvrage avec des gravures de Marcoussis…
« Cet "Hier", évoqué d’une plume si légère et si sûre, c’est le temps de notre jeunesse, un temps encore bien proche, somme toute, mais qui a subitement reculé et nous paraît aujourd’hui aussi lointain et aussi mort que l’âge pharaonique. Epouse du peintre Marcoussis, un des maîtres du cubisme et peintre elle-même, Alice Halicka, Polonaise d’origine, arriva toute jeune en France, à "la belle époque". Elle connut Apollinaire et Max Jacob, Picasso à ses débuts et tant d’autres. Elle habita Montmartre quand Renoir logeait au château des Brouillards. Elle fréquenta le "Lapin à Gil". Elle travailla pour Paul Poiret et applaudit les premiers Ballets russes. En un mot, elle fut un des acteurs du Tout-Paris, avant d’en devenir l’historien. Ou plutôt le poète. II se pourrait bien qu’on trouve quelques inexactitudes dans ces pages d’un charme inexprimable, où tant de figures légendaires passent et repassent comme dans une lanterne magique. Mais il ne viendra à l’esprit de personne de chicaner sur la date de telle anecdote ou l’orthographe d’un nom. Cette chronique du souvenir vous emporte, vous ravit, parfois vous émeut - sans insister jamais - et souvent aussi vous donne à réfléchir. Ainsi, ces notes prises sur l’Amérique où Alice Halicka fut appelée à trois reprises pour décorer et habiller des ballets, rejoignent-elles, sans formuler de conclusion, les enquêtes les plus poussées. Car cette humoriste à qui rien n’échappe, a autant d’intelligence que de talent et pense aussi bien qu’elle écrit. » (Janine Bouissounouse, « Hier, par Alice Halicka », Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques, 23 janvier 1947, p.3)
« Gertrude
Stein, Tristan Tzara, Jouhandeau, Eluard, Aragon, René Clair, Saint-Pol-Roux,
André Salmon… Tout le monde des lettres et du cinéma défile dans les mémoires
de cette charmante femme, peintre de talent. Polonaise d’origine, Française de
cœur et d’adoption, qui épousa le célèbre graveur Marcoussis et connu le
Tout-Paris. Ces notes ont du reste un intérêt autre que purement artistique,
car elles s’achèvent à la Libération dans une émouvante atmosphère de
renaissance de la liberté. » (« Hier, par Alice Halicka », Femmes
françaises, 28 janvier 1947, np.)
Et elle ne cesse pas d’exposer pour autant, non seulement en France mais partout en Europe, en URSS et aux États-Unis.
« Chaque printemps voit renaître une exposition d’Alice Halicka, et du peintre et graveur Louis Marcoussis. L’an dernier, c’était dans un pavillon d’Auteuil. Cette fois-ci, nous sommes faubourg Saint-Honoré. Est-ce pour nous rapprocher de ses sujets ? Germaine Beaumont, en parlant de son art, nous dit : "Il échappe au contour serré des définitions et des formules." Naïades et sirènes de la Place de la Concorde, et des Tuileries, n’ont plus de secrets pour elle. Les masses architecturales des Palais de Gabriel connaissent, grâce à elle, une interprétation colorée qui fait passer de la réalité au rêve. La finesse et la subtilité des tons qui animent ses toiles font penser à un beau poème que l’on aime à relire. (« Des sirènes en matière d’arc-en-ciel ornent la place de la Concorde », Point de vue, 17 juillet 1947, p.14)
Dans
les années 50, Alice voyage à nouveau, en Inde (1952), Pologne (1956) et Russie
(1960).
Dès 1951, comme nous l’apprennent Les Nouvelles littéraires, le gouvernement indien organise des expositions des œuvres d’Alice consacrées à Paris, dans trois villes, Bombay, New Dehli et Calcutta. (13 décembre 1951, p.5)
« Alice
Halicka, qui était la femme du peintre Marcoussis, revient de l’Inde où elle
séjourna plusieurs mois. Elle a bien voulu donner à "Tous les Arts", avec des
dessins crayonnés là-bas, ses impressions de l’Inde, évoquant, pour nos
lecteurs, le pittoresque de ce pays, les monuments d’art, l’aspect des rues et
des gens, comme son œil de peintre a su les voir. […]
"Les femmes à la démarche souple de déesses ou de bohémiennes sont vêtues de « saris » (pièce de tissu drapée sans l’aide d’aucune épingle) aux teintes les plus imprévues, les plus chatoyantes, les plus éclatantes. Le jaune voisine avec le rouge, côtoie le violet, se complète du vert. Une combinaison de couleurs qui hurlerait en Occident produit ici la plus suave des harmonies. Mais on voit aussi, hélas ! beaucoup de petites robes en coton imprimé ou en soie artificielle. Les Musulmanes ont le visage couvert d’une grille dorée. Des êtres humains décharnés dorment sur les trottoirs à toute heure du jour et de la nuit. Pendant la grande famine, il y a deux ans, les statistiques étrangères s’étant émues du nombre de morts quotidien, la police enlevait les agonisants dans les rues pour les faire mourir hors de la ville. […] Accroupis, les petits métiers : cordonniers, barbiers, pédicures, diseurs de bonne aventure, montreurs d’animaux savants, marchands d’étranges cacahuètes, de fruits, de feuilles de béthel. Des crachats rouges couvrent le sol. Parmi les écrivains publics, tribut au progrès, certains se servent d’une machine à écrire. L’Occident se manifeste par la publicité pour la General Motors, les chaussures Bata, le Coca-Cola. Les affiches d’un mauvais goût monstrueux pour films indiens montrent des vedettes bien en chair. […] Grande est à Bombay la variété d'aspects et de quartiers. Le « Fort » ou la City, Ballard Estate où se trouvent les banques majestueuses, compagnies d’assurances, compagnies maritimes, agences, immeubles commerciaux, bureaux de toute sorte.
Il
voisine avec le quartier des docks qui s’étend à l’infini. Parmi eux, les
pittoresques Sasoon Docks où s’effectue le retour de pêche à la tombée du
jour. Pêcheurs en turbans rouges, filets qui sèchent sur la digue, barques,
poissons démesurément grands pour nos yeux européens, habitués aux petites
sardines et aux modestes maquereaux. […] Près de là, le quartier des mosquées
et des temples. Un temple hindou se présente comme un palais de glaces
multicolores. Aux murs sont fixées dans des niches des divinités blanches ou
noires, accroupies, aux yeux faits de miroirs ou de pierres précieuses.
Des
grands globes bleus, rouges, verts l’éclairent, font briller les rampes de
métal, les mosaïques blanches et noires des parquets. Des guirlandes de jasmin
s’enroulent autour des dieux, des bâtonnets d'encens s’agitent devant. Dans la
mare voisine, les mendiants lavent leur linge, le bazar s’adosse au temple, on
y joue aux cartes. […] Mais la lumière translucide qui baigne maintenant Bombay
fait miroiter l'opéra fabuleux de ses rues. Il me semble alors que l’Inde est
un univers sublime et impénétrable qu’une vie humaine ne suffirait pas à
approfondir. On trouve là des trésors d’art et de culture inépuisables, un
peuple beau et noble, dénué, de vulgarité et de hargne, malgré son atroce
misère. Il faut entendre cette voix qui s’élève de ce pays. L’Inde est
l’amour, m’a dit le grand écrivain Raj Mulk Anand.’’ » (« Alice Halicka, le visage de
Bombay », Les Lettres françaises, 18 septembre 1952, p.7)
En 1956, elle est enfin honorée par la Pologne qui l’invite à participer à une exposition organisée par le Club de la Presse et du Livre de Varsovie. Puis en 1960, la galerie Bignou présente une rétrospective de ses Romances capitonnées.
Alice
Halicka est morte à Paris, le 1er janvier 1975, après avoir légué
une part importante de l’œuvre de Marcoussis à la Bibliothèque nationale de
France.
On
l’a bien compris, jusque dans la publication de ses mémoires, Alice s’est
volontairement effacée au profit de la carrière et de l’œuvre de son mari ; elle a abandonné ses recherches cubistes puis s’est cantonnée dans un mode d’expression
compatible avec la charge de l’éducation de sa fille. Pour autant, ses espiègles
et ironiques Romances capitonnées ont rencontré un succès certain, y compris
chez les collectionneurs, car elles correspondaient sans doute à l’esprit du
temps.
Sa période américaine lui a permis de s’affirmer davantage, dans une esthétique colorée très singulière, mais on ne retient d’elle aujourd’hui que quelques œuvres cubistes et des vues de Paris. Il n’y a aucune œuvre d’elle dans les musées nationaux de Varsovie et Cracovie, sa ville natale. Bien peu de choses, finalement, pour une carrière de soixante années, pleine de rebondissements et de fantaisie…
En
1986, une exposition itinérante a réuni les créations d’Alice et de Marcoussis au
Musée Tavet à Pontoise, puis à Vichy, au Pavillon de la Restauration.
La dernière exposition consacrée à Alice Halicka a eu lieu à la Villa La Fleur, de septembre à décembre 2011.
*
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