dimanche 24 septembre 2023

Séraphine Louis, dite Séraphine de Senlis (1864-1942)

 

Anne-Marie Uhde, photographe
Séraphine devant son tableau – vers 1928
(vendu en 2011 sous le titre Fleurs des champs)


Séraphine Louis est née à Arsy (Oise), le 3 septembre 1864. Elle est la quatrième enfant d’un couple très modeste, son père est manouvrier et horloger itinérant, sa mère fille de ferme. Séraphine perd sa mère à un an et vit avec son père remarié jusqu’à la mort de celui-ci. Elle n'a que sept ans lorsqu'elle est recueillie par sa sœur aînée, Argentine Geurts. Le soir, après l’école, elle est bergère.

A treize ans, elle est placée comme bonne près de Paris puis devient femme de chambre dans une autre famille. En 1882, à dix-huit ans, elle entre comme bonne au couvent des sœurs de la Charité de la Providence à Clermont-de-l’Oise. Cela fait une dizaine d’années qu’Henri Rousseau, dit Le Douanier, a commencé à peindre…


Henri Rousseau dit Le Douanier (1844-1910)
Bouquet de roses – 1882
Huile sur bois, 26 x 19 cm
Museum Charlotte Zander, Bönnigheim

Au couvent, Séraphine devient très pieuse mais pas au point d’entrer en religion. En 1905, elle quitte le couvent pour servir dans diverses familles bourgeoises de Senlis. 

Mais elle déteste habiter chez les autres. Alors, l'année suivante, à quarante-deux ans, elle peut enfin louer son premier appartement, rue du Puits-Tiphaine. Ce n’est pas très grand mais c’est lumineux et il y a une belle hauteur sous plafond. Et elle est à deux pas de la cathédrale où elle se rend chaque jour pour faire ses dévotions à la sainte Vierge.

Est-ce pour exprimer sa foi immense qu’elle commence à dessiner ? Son tout premier dessin connu a été conservé par une famille chez laquelle elle a travaillé à partir de 1910, une gouache réhaussée d’or qui était fixée sur une image pieuse et encadrée de bleu.

 

Fleurs dans un panier – vers 1910
Crayon et gouache sur papier, 29,2 x 20,8 cm
Musée d’Art et d’Archéologie de Senlis

On ne sait pas si elle a peint d’après nature mais on reconnaît des boutons d’or, des myosotis, une fleur de gerbera et peut-être une branche de jacinthe. Déjà, elle occupe tout l’espace de la feuille. S’est-elle entraînée longtemps avant d’avoir l’idée d’acheter du Ripolin en pot ?

L’idée n’est pas si mauvaise, Picasso s'en servira aussi pour obtenir une finition brillante, sans trace de coup de pinceau ; par exemple, pour peindre le Fauteuil rouge où seuls les blancs sont peints à l’huile.

 

Pablo Picasso (1881-1973)
Le Fauteuil rouge – 1931
Huile et Ripolin sur panneau, 131,1 x 98,7 cm


Séraphine, elle, achète son Ripolin blanc et y délaie des fleurs, des fruits, des racines et de la terre, trouvés dans la campagne, après les avoir écrasés. Elle en teinte ses fonds, sur tous les supports qu’elle peut trouver, puis y peint des fruits, formes simples, colorées, rutilantes même !

 

Les Grenades – vers 1915
Huile sur bois, 18,4 x 24 cm
Musée d’Art et d’Archéologie de Senlis


Branche de fruits – sans date
Huile sur bois, dimensions non communiquées
Musée d’Art naïf et d’Arts singuliers - MANAS, Laval

« Les couleurs s’embrasent : jaune audacieux du fond, orange des fruits, ocre et grenat du feuillage qu’atténuent à peine les verts pâles ou profonds des feuilles lancéolées. Les nervures sont dessinées à la hâte ; le profil découpé des feuilles est esquissé à coups de pinceaux fiévreux. Fruits et feuillages sont emportés dans le même mouvement, absolument inconciliable avec la conception traditionnelle des "natures mortes". » (Extrait de la notice du musée).

 

Et Séraphine utilise tout ce qui lui tombe sous la main…

 

Pot à crème – vers 1915
Peinture à l’huile sur terre cuite, 14,3 x 10,4 cm
Musée d’Art et d’Archéologie de Senlis



Fleurs et fruits – vers 1915
Huile sur panneau, 22 x 28,5 cm
Collection particulière


C’est vers 1912 qu’elle fait la connaissance de l'homme qui va bouleverser sa vie. Il s’appelle Wilhelm Uhde et se présente comme « marchand d’art allemand ». Il a raconté leur rencontre dans un texte qui paraît dans une revue d'art, en 1931, entre un article sur Braque et un autre sur le maniérisme :

« Aux environs de 1912, je louai à Senlis, pour quinze francs par mois, un logement composé de deux pièces et d'un vestibule. J'avais acheté de vieux meubles sans prétention et pendu aux murs de vieilles peintures anonymes. C'était le repos après les luttes homériques qu'il fallait soutenir pour la peinture moderne dans le Paris d'alors. Tous les matins, une vieille femme, qu'on m'avait recommandée, venait, pour une heure, faire le ménage de mon petit logis. Je ne savais rien d'elle, si ce n'était son nom : Séraphine Louis, et je ne faisais guère attention à elle. Son arrivée était pour moi une invite à commencer ma promenade matinale.

Un jour, chez de petites gens de Senlis, j'aperçus une nature morte ; elle me produisit une impression si extraordinaire, que je m'arrêtai muet de saisissement. A la considérer davantage, je me rendis compte que cet effet n'était point dû à des causes extérieures, mais uniquement à une valeur artistique telle que la toile résistait à un examen minutieux. La nature morte représentait des pommes, posées sur une table, sans plus. Mais c'étaient de vraies pommes, modelées dans une belle pâte consistante. Cézanne eût été heureux de les voir. "Qui a peint cette toile ?" demandai-je. "Séraphine", me répondit-on. "Quelle Séraphine ?" — "Mais, votre femme de ménage. Elle pensait nous vendre le tableau, mais si vous le voulez, nous vous le céderons volontiers. C'est huit francs."

Quand Séraphine arriva chez moi le lendemain matin, elle vit, sur une chaise, la nature morte. Elle se mit à rire. "Monsieur a acheté ma toile ? Elle plaît donc à Monsieur ?" — "Beaucoup, en avez-vous d'autres ?" Elle m'en apporta une demi-douzaine, qui toutes, me firent autant d'impression que la première. Une rare passion, une ferveur sacrée, une ardeur médiévale avaient pris corps dans ces natures mortes. Je montrai quelques-unes de ces toiles aux plus compétents d'entre mes amis : ils furent aussi émus que moi. » (Wilhelm Uhde, « Séraphine ou la peinture révélée », Formes, revue internationale des arts plastiques, 1 janvier 1931, p.115)

Mais qui était donc ce marchand d’art surprenant ?

 

Helmut Kolle (1899-1931)
Portrait de Wilhelm Uhde – avant 1926
Huile sur toile, 151 x 105,5 cm
Musée de Grenoble
© Photo : J.L. Lacroix/Ville de Grenoble/Musée de Grenoble

Il était venu s’installer à Paris au tournant du siècle et a rapidement découvert Braque et Picasso dont il a acheté des œuvres. Il est aussi l’un des premiers à avoir défendu l’art du Douanier Rousseau qu’il a exposé en 1908 et il a déjà repéré plusieurs peintres naïfs, comme Louis Vivin et Camille Bombois. C’est aussi l’année où il épouse une certaine Sonia Terk qui deviendra Delaunay (mais c’est une autre histoire !).

 

Louis Vivin (1861-1936)
L’enfant aux oies – 1906
Huile sur toile, 50 x 65 cm
Musée d’Arts de Nantes
© Photo : Alain Guillard, Musée d’Arts de Nantes


Camille Bombois (1883-1970)
Surprise – sans date
Huile sur toile, 64 x 81 cm
Museum Charlotte Zander, Bönnigheim


Son credo est de libérer la peinture qu’il trouve « entravée », en investissant sur des artistes qui privilégient la simplification des formes. Quand on dit « investir », il faut tout de même se référer à ce que représente la somme de huit francs à l’époque. Il ressort d’une étude du ministère du Travail de 1911 qu’un brasseur gagnait cinq francs par jour, un tailleur sept francs cinquante par jour, une employée de maison sans doute moins.

Huit francs pour Séraphine, c’est donc une somme intéressante. Pour Uhde, ce n’est pas grand-chose : sur la base de la même étude, on a évalué qu’il devait dépenser, dans sa vie quotidienne, entre 200 à 500 francs par mois. En 1910, il a acheté le Portrait de madame M. du Douanier Rousseau (musée d’Orsay), à 200 francs. (Source : Yves Guignard, « Deux moments économiques dans la vie de Wilhelm Uhde », consultable en ligne)

La première visite de Uhde est de courte durée car, en 1914, il doit rentrer en Allemagne. Ses biens sont confisqués comme « biens ennemis » et ses tableaux, y compris ceux de Séraphine, sont vendus au début des années 20 pour des sommes dérisoires.

Séraphine retourne à son anonymat et continue à peindre. On imagine qu’elle s’enhardit, aborde des compositions plus réfléchies, plus complexes…

 

Orange et trois quartiers d’orange – vers 1915
Huile sur toile, 24,2 x 35,2 cm
Musée d’Art et d’Archéologie de Senlis


Les Cassis – vers 1915
Huile sur toile, 19,4 x 24,5 cm
Musée d’Art et d’Archéologie de Senlis


… conçoit ses premiers bouquets encore un peu hésitants…

 

Fleurs sur fond bleu – sans date
Huile sur panneau, 21 x 26 cm
Museum Charlotte Zander, Bönnigheim

 

Mais, en fait, on n’en sait rien du tout.

On retrouve Uhde à Chantilly, où il s’est installé après la guerre, au début des années vingt. « C'est là que je lus un jour qu'une Exposition de peinture régionale s'ouvrait à l'hôtel de Ville de Senlis. Le souvenir de Séraphine me traversa l'esprit. Une heure après, frémissant d'impatience, je débarquai dans la vieille ville que je n'avais pas revue depuis treize ans. […] Puis je gravis l’escalier de pierre monumental de l’hôtel de ville, je pénétrai dans la salle, dont les murs étaient couverts de tableaux, d’aquarelles, de dessins - de l’art provincial ordinaire. Et comme mon regard quêtait rapidement de l’un à l’autre, il découvrit soudain, dans un coin, trois grandes toiles d’une puissance saisissante : un bouquet de lilas dans un vase noir, un cerisier, deux ceps de vigne chargés, l’un de raisins noirs, l’autre de raisins blancs. » (Formes, revue internationale des arts plastiques, ibid.)

 

Grappe de raisins – vers 1915
Huile sur bois, 19 x 24,5 cm
Collections du musée national d’art moderne, Paris
En dépôt au musée d’Art et d’Archéologie de Senlis
© Photo : Christian Schryve

Fleurs des champs – vers 1924
Huile sur toile, 79 x 60 cm
Collection particulière (vente 2011)


Fruits et branche de cerisier – sans date
Huile sur toile, 64,5 x 80,5 cm
Museum Charlotte Zander, Bönnigheim

« Ce n'était point là ce qu’il est convenu d'appeler des toiles "bien peintes". Le talent naturel, l'intelligence et le goût, sans doute, avaient aidé à l'élaboration de l'œuvre ; ils n'en étaient point la source. Mais un cœur simple et fort, par un acte créateur, avait donné une existence corporelle à l'amour, à la passion ardente qui l'avait envahi tout entier. Ces matérialisations d'un état d'âme m'émouvaient plus profondément que les meilleurs tableaux "d'artistes-peintres". Leur frénésie était plus grandiose que l'aimable folie des "fauves", dont l'art, il y a vingt ans, horrifiait le bourgeois et qui aujourd'hui tiennent le haut du pavé. » (Formes, revue internationale des arts plastiques, ibid.)

 

Séraphine posant devant son tableau Fleurs de fantaisie
à l’exposition de l’hôtel de ville de Senlis en 1927


« A dater de ce jour, Séraphine n’en est plus réduite à mélanger ses couleurs avec l’essence empruntée à la petite lampe de la Sainte Vierge ; elle est munie de tout ce qu’il faut pour peindre. Principalement de ces grandes toiles qu’elle réclame : des toiles de deux mètres de haut et malaisées à manier. Un camion qui fait le service de Paris à Senlis lui apporte tout cela. Elle sait exactement ce qu’elle veut et il est des objets auxquels elle ne touche point. Elle n’utilise aucune des multiples couleurs que je lui envoie. Elle se procure les siennes elle-même et y mêle de la laque. Le mystère de cette composition reste un secret qu’elle ne confie à personne. Comme elle n’aime pas être surprise à peindre, l’accès de son logement est rendu difficile par un système compliqué de serrures et de chaînes de sûreté, et, dès le bas de l’escalier, on trouve une pancarte ainsi libellée : "Mlle Séraphine ne reçoit pas." » (Même texte d'Uhde, légèrement remanié, paru dans Les Nouvelles Littéraires du 8 décembre 1949, p.5.)

 

Grâce aux grandes toiles d’Uhde, la production de Séraphine prend rapidement de l’ampleur. Elle continue à occuper toute la surface de la toile mais commence à prendre quelques libertés avec l’exactitude botanique.

 

Marguerites – 1925/1927
Huile sur toile, 116 x 89 cm
Museum Charlotte Zander, Bönnigheim



Bouquet de Mimosa – sans date
Support, technique et dimensions non communiqués
Musée d’Art naïf et d’Arts singuliers - MANAS, Laval


Dès lors, Séraphine bénéficie de meilleures conditions d’existence. Selon Uhde, elle vit dans un trois pièces dont l’une lui sert d’atelier. Et comme il lui achète toutes ses œuvres et lui procure tout le matériel dont elle a besoin, elle peut cesser de travailler chez les autres.

 

Les Fruits – vers 1928
Huile sur toile, 92 x 73 cm
Musée de Grenoble
© Photo : J.L. Lacroix/Ville de Grenoble/Musée de Grenoble


Son art, enfin reconnu, prend alors toute sa puissance. Ce n’est probablement pas elle qui choisit le titre de ses tableaux. Uhde et sa sœur Anne-Marie - devenue proche de Séraphine à la fin des années 20 - s’en chargent.

 

L’arbre de vie – 1928
Huile sur toile, 144,7 x 113,3 cm
Musée d’Art et d’Archéologie de Senlis

En 1928, Uhde organise, à la galerie parisienne des Quatre Chemins, l’exposition « Les Peintres du Cœur Sacré » où les œuvres de Séraphine sont exposées avec celles du Douanier Rousseau et de Louis Vivin. On peut dire en effet que, sacré ou pas, c’est un art de ferveur et c’est ainsi que Uhde le voit : « Il n'est pas douteux que l'estime qui va aujourd'hui à un art naguère si décrié exerce une influence sur Séraphine et sur son activité. "La joie ennoblit les sens". L'ascétisme du cloître devient la sensualité sublimisée du culte catholique. Et comme le soleil s'empourpre en traversant les roses des verrières, ainsi s'éveillent sur de grands tableaux des couleurs rutilantes qui se fondent en un chœur harmonieux. » (Ibid.)

Vitraux ? Il est bien possible, en effet, que Séraphine ait longuement contemplé ceux de la cathédrale de Senlis, notamment celui qui est dédié à Marie, « Reine de la Paix ».

 

Vitrail de la cathédrale de Senlis

Pour autant, elle les a réinterprétés dans un langage qui lui appartient en propre (et existe-t-il un art absolument spontané ?)

Elle peint des toiles de plus en plus grandes, probablement en les posant sur le sol.

 

Les grandes Marguerites – 1929/1930
Huile sur toile, 195,5 x 130,5
Musée d’Art et d’Archéologie de Senlis


Grappes et feuilles roses – vers 1929
Huile sur toile, 115,5 x 89 cm
Musée d’Art et d’Archéologie de Senlis

Et non seulement ses œuvres s’affirment, au cours du temps, avec de plus en plus de véhémence mais elles paraissent même habitées par un mouvement qui leur est propre.

 

Arbre rouge – vers 1928/1930
Huile sur toile, 193 x 130 cm
Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris
© Photo : Jacqueline Hyde - Centre Pompidou, MNAM-CCI/Dist. RMN-GP



Grand Bouquet au vase noir et fond bleu ou Fleurs et Fruits – 1929
Huile sur toile, 146 x 97 cm
Collection Dina Vierny – Musée Maillol
(Photographié au Louvre dans l’exposition « Les Choses » en décembre 2022)



Bouquet de feuilles – vers 1930
Huile sur toile, 40 x 30 cm
Collection particulière



Grappes de raisin – 1930
Huile sur toile, 146 x 114 cm
Collection Dina Vierny – Musée Maillol


Arbre du paradis – 1929 / 1930
Huile sur toile, 195 x 130 cm
Collections du musée national d’art moderne, Paris
En dépôt au musée d’Art et d’Archéologie de Senlis
© Photo : Bertrand Prévost - Centre Pompidou, MNAM-CCI/Dist. RMN-GP


Une impression vaguement inquiétante que je ne suis visiblement pas la seule à avoir ressentie : « Le fait qu'ils procèdent d'un monde auquel nous n'avons point accès, confère aux tableaux de Séraphine leur puissance mystérieuse, leur effet médiéval. Le bleu des vitraux où se détache un arbre tel qu'il n'en a jamais existé et qu'il n'en existera jamais, arbre que nous voyons, non pas croître, mais vivre comme vivrait un être humain, ce bleu est jailli du tréfonds de l'inconscient. Il est difficile de vivre à l'ombre de pareils tableaux ; même en dormant, l'on est oppressé par leur présence. » (Formes, revue internationale des arts plastiques, ibid., p.117)

 



Les critiques d’art commencent à s’intéresser à Séraphine, ainsi Charensol, relatant une exposition à la galerie Bernheim, où l’on peut voir les œuvres de Bombois et Vivin à côté de celles de Séraphine : « Dirais-je, pourtant, que ces charmants petits maîtres souffrent un peu du voisinage des œuvres flamboyantes de Séraphine Louis, celle que l’on nomme Séraphine de Senlis. Sans être aussi complexe que celui d’Utrillo, le cas de cette femme de ménage adonnée sur ses vieux jours à la peinture la plus exaltée ne laisse pas de déconcerter. C’est qu’il ne saurait s’agir, dans la plus grande de ces deux compositions surtout, d’un heureux hasard ; par la forme, la couleur, l’organisation du tableau, l’âme la plus hautement lyrique de la peinture contemporaine s’exprime. » (« La quinzaine artistique », L’Art vivant, 1er janvier 1930, p.383)

 

Mais à cette date, Uhde a déjà commencé à se retirer de la partie. Séraphine, enivrée par son succès, dépense sans compter et Uhde a été contraint de la chapitrer. Mais surtout, avec la crise de 1929, le marché de l’art devient difficile, les œuvres ne se vendent plus.

Cette réalité brutale, que Séraphine ressent comme une injustice, contribue sans doute à faire vaciller la raison de la vieille dame fatiguée qu’elle est devenue. Incapable d’accepter cette seconde défection de son protecteur, elle commence à délirer et cesse de peindre, parcourant les rues pour annoncer la fin du monde et la punition prochaine de ceux qui lui veulent du mal.

En janvier 1932, une crise violente conduit à son internement, d’abord à l’hôpital de Senlis puis à l’asile psychiatrique de Clermont-de-l’Oise. Là, Séraphine ne demande plus jamais de quoi peindre mais écrit, principalement des libelles accusatoires, avec une passion comparable à celle qu’elle avait mise dans sa peinture.

 

Pendant son enfermement, pourtant, on continue à voir et apprécier sa peinture. C’est à cette époque qu’on trouve le plus grand nombre d’articles à son sujet.

Il y a d’abord l’exposition intitulée « Les maîtres populaires de la réalité », organisée à Paris par le musée de Grenoble, dirigé par André Farcy, un conservateur passionné par l’art moderne et inaugurée par le ministre de l’Education nationale.

« On a parfois parlé avec mépris des "peintres du Dimanche". Peintres du Dimanche, chauffeurs du Dimanche, ceux qui peignent et ne conduisent qu'une fois la semaine ; bref, les amateurs maladroits. Eh bien, aujourd'hui, les peintres du Dimanche ont leurs maîtres, tout comme les "pompiers", tout comme les "fauves". Il faut visiter avec soin l'exposition de la rue Royale qui leur est consacrée pour en goûter à la fois toute l'importance et toute la saveur. Inutile de revenir sur le cas du douanier Rousseau. Personne ne discute plus son talent. Beauchant, peintre de fleurs, a également auprès des connaisseurs une réputation aussi établie que justifiée. Mais Vivin, Bombois, Peyronnet, Rimbert, Séraphine Louis, Jean Eve… J'avoue, à ma honte, avoir vu leurs œuvres pour la première fois.

Et quelles œuvres ! Des œuvres non frelatées, des œuvres saines, fraîches, directes, sensibles, émouvantes… Comme ces artistes aiment la peinture, comme ils détestent la trop grande habileté, le truquage, comme ils ne se dérobent jamais devant la difficulté… Des artistes, de vrais artistes doublés de remarquables artisans. Leur vie est à l'image de leur art. » (André Boll, « Les maîtres populaires de la réalité », Notre Temps, 13 juin 1937, p.304)

Le Populaire du 3 août 1937 évoque « les somptueuses toiles mystiques de Séraphine Louis, cette sainte Thérèse de la peinture. »

L’exposition partira ensuite à Zurich puis à New York. « L'élite artistique de la grande cité suisse a réservé un accueil particulièrement chaleureux à cet ensemble qui comprend des noms tels que le douanier Rousseau, Louis Vivin, Séraphine Louis, le peintre des fleurs fantastiques, Peyronnet, Bauchant, Maurice Utrillo, Bombois, etc. L'exposition a été précédée d'une conférence de M. André Farcy, conservateur du Musée de Grenoble… » (Anonyme, « Une exposition de peintres français à Zurich », Ouest-Eclair, 22 décembre 1937, p.2)

 

Pendant ce temps, Séraphine continue à écrire, des lettres « grossières et injurieuses, calomnieuses, voire blasphématoires », selon ses médecins. Même l’écriture ne parvient pas à l’apaiser. Quand vient la guerre, les malades sont de plus en plus livrés à eux-mêmes et beaucoup d’entre eux meurent de faim.

« L’hôpital de Clermont n’échappe pas au traitement infligé alors aux malades mentaux, évalués par le régime nazi, comme "des dégénérés, des déchets sociaux qui contribuent à la dégénérescence de la race et deviennent une lourde charge pour la collectivité". À Clermont, il y aura trois mille soixante-trois morts affamés, abandonnés à leur sort. » (Laetitia Jodeau-Belle et Jean-Claude Maleval, « Le sacrifice fait à Dieu de Séraphine de Senlis », L’évolution psychiatrique 76 (2011), p.629)


Séraphine meurt, seule, assommée de morphine le 11 décembre 1942. Sans famille, elle sera jetée dans la fosse commune, comme d’autres anonymes de l’hôpital.

 

*

Après la guerre, les articles se succèdent, comme les expositions, avec des commentaires parfois un peu surprenants… « Voici, enfin, à la galerie de France, rue du Faubourg-Saint-Honoré, l’exposition Séraphine Louis, la Bernadette Soubirous de la peinture. Modeste femme de ménage de Wilhelm Udhé [sic], à Senlis, elle a fignolé, avant sa mort à l’asile, en 1934, d’extraordinaires tableaux : des fleurs où sont agglomérés des fruits et des coquillages. Dans la galerie des humbles elle trouvera place auprès du douanier Rousseau, dont elle partagera peut-être le succès, encore que ses prix soient plus modestes. » (Claude Bellinet, « Rythmes de Paris », Images de France, 1er janvier 1944, p.48)


« Séraphine Louis, dite Séraphine de Senlis, passa son enfance à garder les enfants et le bétail, et le reste de sa vie à faire des travaux de ménage chez des particulières. Sans avoir été folle d'une manière caractérisée, elle ne paraît pas avoir joui de facultés très lucides. Elle mourut en 1934 [sic], à soixante-dix ans, après avoir, semble-t-il consacré le meilleur d'elle-même à une sorte de piété mystique et à la peinture. Ses œuvres, où la figure humaine n'a aucun accès, se composent d'étranges bouquets où foisonnent des fleurs d'apparence plus symbolique qu'authentiquement végétale. On est fort tenté d'y reconnaître les figurations, à peine transposées, d'obsessions sexuelles. Quant à la couleur, elle est nettement décorative comme, d'ailleurs, la composition. Rien d'étriqué. Le faire est large et, malgré son souci évident du détail, les ensembles ont de l'ampleur et du souffle. » (Anonyme, « A travers les Galeries », Les Lettres françaises, 20 octobre 1945, p.4)

« Séraphine Louis, elle, a tout bouleversé. Elle a redécouvert le monde : couleur, valeur, volume, perspective. Sans avoir jamais dessiné, ses toiles sont un miracle de composition et d'équilibre. Ses bouquets ésotériques s'arrêtent en un accord parfait au bord de la toile. Bouquets ? Personne ne s'y trompe. Il ne s'agit pas de fleurs, dans ses tableaux, pas plus qu'il ne s'agit de petits points noirs dans une symphonie. Des fonds hallucinés, des morceaux d’architecture, un drapeau américain où les étoiles sont remplacées par de pâles violettes, témoignent que Séraphine a enveloppé le cosmos dans ses chrysanthèmes-rêve et ses raisins-divinité. La délicatesse des orientaux rejoint, sur sa toile, la précision ironique des surréalistes. » (Anne Manson, « Des carreaux de cuisine aux bouquets séraphiques », Concorde, 22 novembre 1945, p.5)

« Les tableaux de Séraphine Louis exposés à la Galerie Bucher nous incitent à des comparaisons pleines d'actualité. Séraphine Louis, dite Séraphine de Senlis, fut d'abord gardeuse de bétail, puis femme de ménage, dur métier qu'elle exerça toute sa vie, à Senlis, puis à l'asile de Clermont dans l'Oise, où elle mourut en 1934 [sic]. Or, et voici ce qui fait de Séraphine le cas le plus extraordinaire peut-être de l'histoire de la peinture, cette "primitive" sans culture d'aucune sorte a peint de grands panneaux de feuillages, de fleurs, de fruits, qui "tiennent le coup" à côté de n'importe quelle autre peinture, la plus aboutie et la plus savante ; on l'a bien vu l'année dernière aux "Cent chefs-d'œuvre de l'Ecole de Paris", où ils menaient le jeu - rencontre bien instructive - de pair avec les Douanier Rousseau.

C'est que, dira-t-on, Séraphine était de naissance et sans le savoir un très grand peintre, avec toute la science et le don que cela suppose. Bien sûr. Mais on n'est guère plus avancé. D'autant que le fabuleux décor oriental qui palpite sur ses toiles entretient avec l'art persan des rapport insolites et parfaitement inexplicables, sauf peut-être par les voies de la mémoire héréditaire. D'autre part, ces compositions, toujours animées d'un mouvement tourbillonnaire, semblent par là témoigner d'un mystérieux sens cosmique ; et alors, impossible de ne pas songer à Van Gogh. » (Charles Estienne, « Qu’est-ce qu’un peintre naïf ? », Combat, 5 février 1947, p.2)

 

En 1948, le musée d’Art Moderne de Paris montre « Les Peintres du dimanche » avec « Séraphine Louis, la visionnaire de la peinture, ancienne bergère et humble bonne, qui peignit comme elle eût prié. » (Guy Dornand, Le Franc-Tireur, 6 juillet 1948, n.p.).

La même année, elle s’installe avec deux œuvres dans le même musée d’Art Moderne, grâce à la création d’une salle dédiée à Wilhelm Uhde, mort l’année précédente. Son livre posthume, Cinq maîtres primitifs (Paris, Librairie Palmes, Philippe Daudy éditeur) sera publié en 1949.

 


Et puis…

C’est au musée Maillol que réapparaît « Séraphine de Senlis », le 1er octobre 2008, le jour de la sortie nationale du film Séraphine, incarnée par Yolande Moreau.

Dix ans plus tard, avec « De Picasso à Séraphine, Wilhelm Uhde et les primitifs modernes », c’est encore à propos de son découvreur qu’elle vient sur les cimaises du musée de Villeneuve-d'Ascq.

En 2021, paraît un catalogue raisonné de l’œuvre. Il comporte une monographie et 114 notices, soit le tiers environ de l’évaluation du nombres d’œuvres de Séraphine. (Pierre Guénégan, Séraphine, Catalogue raisonné de l’œuvre peint, Lanwell & leeds Ltd, 2021, 390 p.)

 

Enfin, cette année, le Jiushi Art Museum de Shanghai présente jusqu’au 12 novembre 2023, « The Wonderful World of The Naïf Painters ». On peut y voir les œuvres de Louis Vivin, Jean Eve, Douanier Rousseau, Camille Bambois, René Rimbert et de Séraphine, seule femme de l’exposition.

 

 

Lune citron – sans date
Huile sur toile, 19 x 24 cm


 



*

 

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