L’histoire des quatre sœurs Lemoine,
Marie-Victoire, Marie-Élisabeth, Marie-Geneviève et Marie-Denise (Nisa) est
encore un peu mystérieuse. Trois d’entre-elles
ont reçu un solide enseignement artistique. Compte tenu du peu d’éléments dont
on dispose, je les ai présentées ensemble, ce qui ne veut pas dire
qu’elles ne méritent pas une attention individuelle.
Cette notice, publiée en 2021, a été remaniée en 2023, après l’exposition qui s’est tenue au musée Fragonard de Grasse et la publication du catalogue qui l’accompagnait. Intitulée « Je déclare vivre de mon art », elle se termine le 8 octobre 2023. Elle concerne aussi la cousine germaine des sœurs Lemoine, Jeanne-Elisabeth Chaudet, qui fait l’objet d’une autre notice sur ce blog.
Les quatre sœurs sont les filles de Charles Lemoine, barbier perruquier, et de Marie-Anne Rousselle, couturière, qui se sont mariés le 15 février 1751. Ils habitent rue Traversière-Saint-Honoré, paroisse Saint-Roch, devenue aujourd’hui la rue Molière, à deux pas du Palais-Royal.
Un quartier qui se transforme en 1780, grâce à l’opération immobilière menée par le duc de Chartres, futur duc d’Orléans : en confiant à l’architecte Victor Louis la construction des bâtiments à arcades qu’on connaît encore aujourd’hui, il fait du quartier le centre du commerce de la capitale, donc un lieu où converge toute la société du temps.
L'ainée des sœurs Lemoine, Marie-Victoire, est probablement celle qui entraîne les trois autres dans l'aventure artistique.
Marie-Victoire Lemoine (1754-1820)
Premier portrait et déjà première question : l’Autoportrait ci-dessus a été vendu en 2019 comme celui de Marie-Victoire. Toutefois, la commissaire de l’exposition de Grasse, Carole Blumenfeld indique dans le catalogue (p.154) ne disposer « d’aucune source tangible pour connaître les traits de Marie-Victoire. » Prudence, donc…
Il ne semble pas que Marie-Victoire
ait rencontré une opposition de la part de ses parents quand elle a décidé de
se consacrer à la peinture. Il est d’ailleurs probable qu’elle ait commencé sa
formation assez jeune, dans un atelier encore inconnu, où elle aurait appris
les rudiments de son art, peut-être en peignant des natures mortes, qu’on
retrouve fréquemment dans ses tableaux.
Dans les livrets du Salon auquel elle participe à partir de 1796, le seul maître dont Marie-Victoire se réclame est François-Guillaume Ménageot, prix de Rome qui séjourna à l’Académie de France de 1769 à 1774. Elle aurait donc été son élève après 1774, c’est-à-dire quand elle avait vingt ans, ce qui paraît un peu tardif pour un premier enseignement.
On avance aussi qu’elle aurait pu être l’élève d’Elisabeth Vigée-Le Brun parce qu’elle excellait dans les glacis et le rendu porcelainé qui sont la marque d’Elisabeth Vigée. Mais Elisabeth, née en 1755, n’a enseigné qu’après son mariage en 1776, soit après le retour en France de Ménageot. Et même si elle indique dans ses mémoires que Marie-Guillemine Benoist – qui avait quatorze ans de moins que Marie-Victoire - était « la plus jeune » de ses élèves, on sait qu'en 1777, Marie-Victoire avait déjà atteint une maîtrise certaine.
C’est en effet cette année-là, à vingt-trois ans, qu’elle peint une Allégorie de la peinture qui est peut-être un autoportrait mais que Marie-Victoire n’a pas souhaité présenter comme tel.
Huile sur toile - 118 x 90 cm
Cette Allégorie démontre son ambition
de traiter des thèmes considérés comme plus complexes que le portrait :
ici, le modèle ne regarde pas le spectateur mais lui montre sa palette où sont
assemblées toutes les couleurs du tableau lui-même, tandis qu’elle paraît
réfléchir, les yeux dans le vague : sa main droite tient son appui-main,
la gauche est chargée des pinceaux prêts à être utilisés, elle va commencer à
peindre…
Il suffit de voir l’œuvre que Ménageot expose la même année au Salon, Les adieux de Polixene à Hécube (grâce à laquelle il vient d’être agréé par l’Académie royale) pour se convaincre que Marie-Victoire n’est aucunement influencée par son style.
En revanche, Ménageot lui a probablement
enseigné certains aspects techniques de son art, notamment sa parfaite maîtrise des
drapés. Et surtout, elle a eu accès à son contact à un nombre d’œuvres important
puisque le père de Ménageot, Augustin, était un célèbre marchand de tableaux.
C’est peut-être aussi grâce à Ménageot que
Marie-Victoire a pu approcher la princesse de Lamballe, amie intime de la reine.
Quoi qu’il en soit, lorsque ladite princesse va visiter, un beau jour d’août 1779,
le salon du sieur Pahin de la Blancherie, celui-ci publie un « tableau
allégorique » en vers, encourageant les peintres à exécuter le portrait de la
belle dame. Et celle-ci, de bonne grâce, lui fait porter son portrait quelques
mois plus tard…
… ce qui vaut à son auteur, Marie-Victoire, un
commentaire dithyrambique : « On scait combien la phisionomie pleine
d'esprit et de graces de Madame la princesse de Lamballe est difficile à
saisir. L'auteur de cet ouvrage a vaincu ces difficultés autant qu'il est
possible, et la tête, peinte d'une manière très gracieuse, a été trouvée
très-ressemblante » (Pahin de la Blancherie Nouvelles de la République
des Lettres et des Arts, Paris VI, 1779-1780, p.63).
Comment rêver mieux pour se faire connaître, quand on a vingt-cinq ans ?
Le « Salon » du Louvre étant réservé aux membres de l’Académie royale, l’Académie Saint-Luc de Paris avait reçu en 1705 l’autorisation d’organiser son propre salon, auquel les peintres non académiciens, y compris les femmes, avaient accès. Mais l’Académie de Saint-Luc a été supprimée par l’Edit de Turgot, en 1776, comme toutes les « communautés de métier » et les peintres se sont brutalement trouvés sans lieu d’exposition. La même année, un membre de la noblesse de robe, le sieur Pahin de La Blancherie (1752-1811) qui se parait du titre « d’agent général de la correspondance pour les sciences et les arts », crée un cercle proposant des conférences littéraires et scientifiques, des lectures publiques, et des expositions hebdomadaires d’artistes morts ou encore débutants, en quête de notoriété. Il rendait compte de ses travaux dans une brochure hebdomadaire, intitulée Nouvelles de la République des Lettres et des Arts, comportant une rubrique intitulée « Salon de la Correspondance » où figuraient des commentaires sur les œuvres exposées et des appréciations sur les artistes. Ce salon a fonctionné jusqu'en 1788, rue de Tournon puis rue Saint-André-des-Arts, à Paris. |
Dans les années 1780, Marie-Victoire peint
plusieurs portraits.
Ce portrait présumé de Madame de Genlis, avec sa couronne de fleurs, présente un rendu porcelainé assez proche de celui d’Elisabeth Vigée-Le Brun. Une « Madame de Genlis » qu’on peine toutefois à reconnaître quand on a en mémoire le portrait qu’en fit Adélaïde Labille-Guiard, moins de dix ans plus tard… et, effectivement, les historiens de l’art pensent qu’il s’agit d’une inconnue.
En 1785, Marie-Victoire présente au Salon de la Correspondance le portrait d’Eugénie Adélaïde Louise d’Orléans, en compagnie de sa compagne de jeux anglaise, Pamela, qu’elle a peint deux ans plus tôt. Cette jeune personne est la fille du duc d’Orléans, lequel est le beau-frère de la princesse de Lamballe. Confirmation du fait que Marie-Victoire est une « protégée » de la famille d’Orléans.
La
même année, elle réalise d’autres portraits, actuellement conservés dans des collections muséales, dont celui de Ménageot, son professeur,
en gilet fleuri et habit mauve, une tonalité qu’on retrouve dans d’autres
œuvres postérieures de Marie-Victoire.
Les historiens de l’art sont encore en hésitants sur le portrait suivant. On a d’abord pensé qu’il s’agissait du célèbre Louis Benoît Zamor, le protégé de Madame Du Barry (1743 - 1793), tombé en disgrâce en raison de ses sympathies révolutionnaires. En fait, il s’agirait de Scipion, l’un des domestiques de la duchesse d’Orléans.
Mais surtout, l’attribution à Marie-Victoire ne paraît pas certaine,
même si elle est présentée comme telle par le musée de Jacksonville.
Au
cours de la même période, Marie-Victoire exécute plusieurs allégories, probablement
présentées par paires :
Et, beaucoup plus important, elle peint un portrait qu'on a redécouvert récemment, celui de la duchesse d'Orléans, qui, en raison de son état dégradé, dormait paisiblement dans les réserves du musée de Saint-Brieuc où il avait été déposé par le musée du Louvre.
Gageons qu’il va retourner au Louvre
prestement… !
Huile sur toile ovale, 72 x 59 cm
Musée du Louvre, Paris
La partie basse
de l’ovale qui a été cachée par le cadre montre un mauve beaucoup plus soutenu
que le reste de la robe, ce qui permet d’envisager que le mauve actuel du Portrait
de Ménageot l’était probablement aussi.
Nouvellement
redécouverte aussi, cette jeune Pulchérie, fille de la comtesse de Genlis, en train
d’écrire sur un arbre. Peut-être a-t-il la même inspiration littéraire que la Jeune
Femme au Cupidon conservée à l’Ermitage…
… qui serait une évocation du poème épique
de Ludovico Ariosto, dit l’Arioste, Orlando furioso, dans lequel des amoureux sont démasqués pour avoir gravés leurs
noms sur un tronc d’arbre.
En 1791, Marie-Victoire pourrait avoir accès au Salon qui n’est plus réservé aux membres de l’Académie. Mais cette année-là, elle préfère exposer à la Société des amis des Arts, « un tableau ovale, groupe de deux jeunes personnes ». Peut-être ces deux jeunes filles, peintes l’année précédente ?
Ce n’est qu’en 1796 que Marie-Victoire
apparaît au Salon du Louvre. Elle y montre son Intérieur de l’atelier de femme peintre,
peint sept ans plus tôt.
Les historiens de l’art tiennent pour probable qu’il s’agit ici d’une évocation de l’atelier d’Elisabeth Vigée-Le Brun, voire d’un portrait d’Elisabeth elle-même.
Je ne veux certes pas me mesurer aux spécialistes de la période mais je m’interroge : cette interprétation me paraît contredire tout ce qu’on sait de cette peintre, à commencer par le fait qu’elle détestait enseigner, comme elle l’a écrit très clairement : « Je ne pouvais suffire aux portraits qui m’étaient demandés de toutes parts, et quoique M. Le Brun pris dès lors l’habitude de s’emparer de mes paiements ; il n’en imagina pas moins, pour augmenter notre revenu, de me faire avoir des élèves. Je consentis à ce qu’il désirait, sans prendre le temps d’y réfléchir, et bientôt il me vint plusieurs demoiselles auxquelles je montrais à faire des yeux, des nez, des ovales qu’il fallait retoucher sans cesse, ce qui me détournait de mon travail et m’ennuyait fortement. » (Souvenirs de Madame Vigée Le Brun, Edition Charpentier et Cie, 1869, Tome premier, Lettres à la princesse Kourakin, lettre IV, pp. 35-36).
Contrairement à Adélaïde Labille-Guiard dont la fibre enseignante est une évidence, qui s’est battue politiquement pour que les jeunes femmes puissent bénéficier d’un enseignement artistique et a gardé des liens très étroits avec l’une de ses meilleures élèves, Marie-Gabrielle Capet, Elisabeth paraît assez indifférente à ces questions. Elle ne cherche pas non plus à former sa propre fille, visant principalement pour elle un mariage avec un peintre de renom. Quiconque a lu ses mémoires peut difficilement penser qu’elle aurait pu être touchée par un hommage de ce type, même en considérant la fameuse robe « en gaulle » portée par la peintre du tableau qui pourrait faire référence à un fameux portrait de Marie-Antoinette.
Mais
bon… l’usage de ce type de robe s’était largement répandu dans les années qui
ont précédé la Révolution, au point qu’on pense même qu’il est à l’origine des
robes blanches du Directoire. (voir : Charlotte Stephan, La robe
en France, 1715 - 1815 : nouveautés et transgressions, mémoire de recherche
à l’Ecole du Louvre, 2014, p.22, consultable en ligne).
Notons cependant que le MET indique dans sa notice que des proches de l’artiste auraient reconnu, dans la jeune élève, Marie-Elisabeth Lemoine. Par ailleurs, le mobilier de l’atelier est celui de la famille Lemoine, souvent représenté dans les portraits de famille et on retrouve la palette ronde présentée vers l’avant de l’Allégorie de la peinture.
Tout conduit donc à penser qu’il s’agit de l’atelier de Marie-Victoire avec deux personnages, peut-être elle-même et l’une de ses sœurs… ce qu’une fois encore, Marie-Victoire n’a pas cherché à préciser.
Il existe une autre Femme artiste dans son atelier, attribué à Marie-Victoire. Une scène où l’on retrouve l’incontournable table d’aquarelliste qui figure déjà dans l'Atelier précédent mais qui comporte aussi des références, difficiles à comprendre quand on ne reconnaît pas le personnage représenté en buste. Le sphinx égyptien, en revanche, renvoie probablement à la nécessité pour l’artiste d’atteindre une connaissance approfondie d’elle-même et de son art.
Marie-Victoire expose dans le même Salon de 1796 « deux petits tableaux ovales, une jeune fille tenant une colombe, un petit garçon jouant du violon. » La jeune fille est peut-être celle-ci…
… quant au petit garçon, il s’appelle aujourd’hui Maître Henry et c’est le fils de Marie-Elisabeth.
Et
voici un autre petit garçon, dont l’attribution aurait été validée par J.
Baillio, (« Vie et œuvre de Marie Victoire Lemoine
(1754-1820) », Gazette des Beaux-Arts, CXXVII, Avril 1996, p.
149, no. 13, fig. 27.) J’écris « aurait » car si cette référence est
citée partout, ce numéro de la Gazette n’est plus en vente et je n’ai pas pu le
consulter…
Le Tableau représentant une jeune Frescatane écoutant un jeune homme qui joue de la guitare - que Marie-Victoire expose au Salon en 1798 et dont la localisation est inconnue - est bien un classique des scènes de genre qu’on retrouve sous le pinceau de plusieurs peintres, notamment celui d’Hortense Haudebourt-Lescot, une vingtaine d’années plus tard.
Je ne résiste pas à l’envie d’insérer ici le commentaire de Caroline Wuiet, jeune femme prodige qui a été l’une des premières critiques d’art féminines, sur les peintres présentes dans ce Salon :
« J’ai longtemps combattu contre le désir de parler des ouvrages de mon sexe : c’est soulever contre moi tous les philosophes qui ne reconnaissent que l’homme dans la nature et renient Dieu dès qu’on veut leur prouver l’existence morale de la femme.
Mais voilà les portraits [des académiciens] de la citoyenne Guiard ; voilà une Hébé de la citoyenne Huin ; ces fleurs viennent d’éclore sous les pinceaux de la citoyenne Coster ; ce joli homme est venu se placer sous les crayons de la citoyenne Morin ; une jeune Frescatane animant l’amour des charmes de la mélodie, doit le jour à la citoyenne Lemoine ; […] Vous voudriez bien, messieurs les incrédules, en être les créateurs ; mais sans vous et malgré vous, ces jolis enfants passeront à la postérité avec le nom de leur mère. J’en aurais encore d’autres à nommer qui rivalisent avec nos génies ; mais ce n’est pas savoir louer que d’intimider la modestie. » (Caroline Wuiet, Troisième promenade au Salon de peinture, 11 thermidor an VI, Le Papillon, Journal des arts et des plaisirs, n° 5, p.37,38).
« Passeront
à la postérité avec le nom de leur mère » … la suite a montré que cela n’a pas
été si simple, pour beaucoup d’entre elles !
L’année suivante, Marie-Victoire montre au Salon Une jeune femme appuyée sur le bord d’une croisée (n° 208). Selon Joseph Baillio, il s'agit d'un portrait de Marie-Denise, dite Nisa.
On ne peut pas dire qu’il ait été formidablement accueilli : « Le portrait de femme no. 208 par la citoyenne Lemoine est agréablement composé, les accessoires sont disposés avec goût, mais l'effet général est faible – un peu de sécheresse et de crudité » (« Exposition des peintures, sculptures, dessins, architecture et gravures exposés au Salon du Louvre », 1799, Journal de Paris, Collection Deloynes, XXI, n°582, p.529-530, consultable en ligne).
Mais on verra plus loin que Nisa, son modèle, devra aussi essuyer les critiques du même auteur, lors du même Salon !
Marie-Victoire
ne réapparaît au Salon qu’en 1802 avec un Portrait de Madame G… avec sa fille et Une jeune personne faisant un fromage, scène de genre
violemment étrillée par la critique : « Ce malheureux tableau sert de
plastron à tous les faiseurs de mauvais calembours. C'est un fromage mou, dit
l'un ; c'est un lait répandu, dit l'autre […] » (Revue du Salon de l’an X,
p.46,47, consultable en ligne sur Gallica)
Jeune femme faisant du fromage - vers 1802
Huile sur toile - 117 x 90 cm
Collection particulière
Un tableau qu’on peut rapprocher d’une autre scène peinte à la même époque, avec une charmante nature morte du premier plan…
Le déjeuner du chat – vers 1802
S’agissant du Portrait de Madame G…, la critique est plus aimable : « la petite fille, toute jolie qu’elle est, lève trop la jambe et n’a pas l’air de courir parce que le pied gauche pose trop sur la terre : cependant le tableau est généralement bien composé, d’un bon effet, et d’une couleur agréable. (L’observateur du muséum ou La critique des tableaux en vaudeville, 1802, p. 14,15, consultable en ligne sur Gallica)
Ce portrait n'est plus connu. Je montre ici ceux que Marie-Victoire a peint de ses sœurs, Marie-Elisabeth et Marie-Geneviève, au tournant du siècle.
A
la même période, elle exécute aussi ce portrait plein de charme, proche de la
scène de genre, avec une chèvre particulièrement expressive et un délicat petit coin de
nature, en bas à droite.
En 1804, Une jeune jardinière coupant du lilas reçoit des louanges gentillettes et légèrement condescendantes : « Ma foi, voilà une jeune jardinière qui n'est pas mal peinte ; la couleur en est bonne, et ce portrait fait honneur à Mlle Le Moine » (1804, L'Observateur au muséum ou critique des tableaux en vaudevilles, Paris, 1804, p.19).
Et puis Marie Victoire n’expose plus jusqu’au Salon de 1814 où elle présente Un Portrait, non localisé.
Marie-Victoire ne s’est jamais mariée et paraît
avoir vécu de sa peinture – et de quelques judicieux placements - jusqu’à sa
mort, le 2 décembre 1820. A travers les témoignages d’époque, on voit qu’elle a
tenu une place, appréciée et dépréciée tour à tour, mais qu’elle a accédé à une
certaine notoriété.
Et surtout, elle a été à l’origine d’un foyer artistique féminin dont elle était certainement le noyau principal et, avec Jeanne-Elisabeth Chaudet, l’artiste la plus prolifique.
Marie-Elisabeth Lemoine-Gabiou
(1761-1811)
Portrait d’une artiste à la palette - vers 1787
Huile sur toile, 73,5 x 59,8 cm
Collection particulière (vente 2010)
On
savait que la seconde sœur Lemoine avait peint mais on n’imaginait pas un Portrait
d’une artiste d’aussi bonne qualité. Il n’existe aucune preuve qu’il
s’agisse d’un autoportrait mais regardons bien : on pourrait voir ici
l’image inversée d’une peintre tenant sa palette dans la main gauche et se
regardant dans une glace. Et puis elle ressemble beaucoup au portrait qu'a fait d’elle sa sœur en 1802…
La qualité de son travail laisse penser qu'elle aussi a été formée dans un atelier important. On peut imaginer qu'elle a accompagné Marie-Victoire dans celui de Ménageot, ne serait-ce que pour protéger son aînée des commérages.
Deux ans plus tôt, Marie-Elisabeth a exposé pour la première fois une œuvre au Salon de la Correspondance, un Portrait d’un jeune enfant, tenant des fleurs dans une corbeille, non localisé aujourd’hui.
A l’époque du portrait ci-dessus, Marie-Elisabeth est dans une situation délicate, après avoir eu, hors mariage, un enfant de son cousin germain, Jean-Frédéric Gabiou. Il fallut aux jeunes gens une dispense de consanguinité pour enfin pouvoir convoler, en 1789. Lors de ce mariage, Marie-Elisabeth se déclare « peintre de portrait ».
En
témoigne ce portrait d’enfant, pourtant récemment vendu dans un cadre portant
la mention « Vigée-Lebrun » !
Et
trois autres portraits, peints à la même époque (source : Carole
Blumenfeld, catalogue de l’exposition « Je déclare vivre de mon
art », musée Fragonard, Grasse, 2023).
Huile sur toile ovale, 64 x 52 cm
La
proximité stylistique entre les deux sœurs suscite aussi quelques erreurs. Ainsi, en
mars
2019, un tableau présenté en vente était attribué à Marie-Victoire. Or, le
nettoyage de l’œuvre a fait apparaître la signature « m.e. gabiou / 1791,
soit Marie-Elisabeth.
Rendons-lui donc, en accord avec les historiens de l’art, ce portrait de son fils qui ressemble à celui qui fut peint par Marie-Victoire cinq ans plus tard (Maître Henri Gabiou jouant du violon).
Et après son fils aîné, sa fille. On sait que Marie-Elisabeth avait deux filles, Rosalie qui apparaît dans le portrait de 1802 et Edmée, née en 1793. S'il s'agit bien d'elle, le tableau a
été peint vers 1800…
…
période où a été exécuté ce portrait d’homme qu’on attribue sans certitude à
Marie-Elisabeth.
On dénombrait précédemment une dizaine d’œuvres de sa main, toutes signées de son nom de jeune fille. Elle aurait donc continué à peindre après son mariage. On n’en sait pas davantage à ce stade.
Marie-Elisabeth
est morte le 30 mai 1811, à Paris.
Marie-Geneviève
Lemoine-Deluchi (1771-1845)
Marie-Geneviève
est encore moins connue en tant qu’artiste que ses deux sœurs aînées et ce
n’est que par déduction qu’on pense que cet autoportrait pourrait être le sien.
Elle a épousé, le 19 novembre 1797 François-Nicolas-Prosper Deluchi, agent d’affaire, et le jeune couple est venu habiter au domicile de la famille Lemoine. Les trois aînées Lemoine ont passé une bonne partie de leurs vies sous le même toit et probablement partagé leur atelier.
La catalogue de Grasse lui attribue ce portrait qui pourrait être celui de sa sœur, Marie-Elisabeth… (lors de sa vente en 2019, le tableau était attribué à Marie-Elisabeth !)
…
et, de façon plus certaine, celui de sa propre fille, Anne-Aglaé, à l’âge de
dix-huit ans…
…
laquelle me paraît ressembler beaucoup à la jeune femme du Déjeuner du chat
de Marie-Victoire, pourtant peinte 14 ans plus tôt. Mais ce n’est qu’une
appréciation personnelle !
Le déjeuner du chat – vers 1802
Il
ne semble pas que les toiles de Marie-Geneviève aient jamais été exposées de son vivant.
Marie-Geneviève
est morte le 29 août 1845, à Paris.
Nisa (Marie-Denise)
Villers (1774-1821)
Selon
le Louvre, ce portrait était dit autrefois à tort « Portrait de Madame
Soustras ». Mais selon le témoignage du fils de Marie-Louise Jacquimet,
future épouse de César Soustras, celle-ci n’aurait posé que pour les mains. Pour peindre le visage, Marie-Denise Villers aurait utilisé ses propres traits.
On sait qu’elle fut d’abord l’élève d’Anne-Louis Girodet (1767–1824), peintre à la charnière du néoclassique et du romantisme auquel on doit un célébrissime Portrait de Chateaubriand (1808). C’est dans son atelier qu’elle rencontre l’étudiant en architecture, Michel-Jean-Maximilien Villers, qu’elle épouse à vingt et un an. Il fera fortune dans la spéculation immobilière et ne paraît pas avoir attaché une importance particulière aux dons artistiques de sa femme…
Nisa expose pour la première fois au Salon de l’an VII (1799) où elle est inscrite, sous le nom de « Citoyenne Femme Villers, née Lemoine », en tant qu’élève de Girodet.
Elle y présente La Peinture, un Portrait et une Bacchante endormie.
Aucun
de ces tableaux n’est identifié.
En revanche, on sait que le Portrait était le sien car il a donné lieu aux appréciations suivantes, dont on mesure le « haut niveau » de pertinence critique : « C’est son propre portrait que la citoyenne Villiers [sic] a offert sous le n°346. Ce tableau a du style et il produirait tout l’effet dont il est susceptible par le choix des masses, si pour atteindre à la pureté des formes, à la fermeté de l’exécution, cette jeune artiste n’eut prononcé ses contours avec une sécheresse qui détruit le relief et nuit à l’harmonie. Nous la prions de trouver bon que parmi les encouragements qu’on ne peut refuser à ses heureuses dispositions, nous lui adressons un reproche fondé : celui de s’être représentée moins jolie qu’elle ne l’est. En effet, la fraicheur et la vivacité de son teint sont faiblement rendus dans ce tableau : les traits de l’original sont doux et animés, ceux de la copie ont peu d’expression. La citoyenne Villiers a craint peut-être de flatter son portrait ? elle seule ignore que c’est une chose impossible.» (Exposition des peintures, sculptures, dessins, architecture et gravures exposés au Salon du Louvre, 1799, Journal de Paris, Collection Deloynes, XXI, n°582, p.530 et 531, consultable en ligne).
Ceci étant, elle est gratifiée d'un « encouragement » de 1 500 francs qu'elle ne recevra jamais, comme l'a montré Margaret Oppenheimer dans son article de 1996.
Au Salon de 1801, où elle est devenue « Madame Villers, née Nisa », elle montre Etude d’une jeune femme à sa toilette, Etude d’une jeune femme assise à une fenêtre et un Portrait, cette fois sans se déclarer élève de qui que ce soit.
Etude d’une jeune femme à sa toilette n’est, à ma connaissance, plus localisé
aujourd’hui.
Etude d’une jeune femme assise à une fenêtre serait proche de l’œuvre ci-dessous, réalisée en vue d’un tableau de plus grand format et présentée sur le marché de l’art en 2009. Elle n'est pas signée mais son attribution a été confirmée par Margaret Oppenheimer dans son article « Nisa Villers, Née Lemoine (1774-1821) » (Gazette des Beaux-Arts, avril 1996.)
Elle permet de se faire une (petite) idée du tableau final.
Une fois encore, la lecture des critiques constitue une petite épreuve :
« Ce paysage est mat, faux de ton, sans air, et lourd de touche ; ces vases et ces fleurs sont mesquins ; cette main est peut-être trop petite ; mais la droite est si belle ! Ce poignet est peut-être cassé ; mais le bras est d'un si beau trait ! Ces contours sont si sévères et si purs, que l'on désirerait les suivre davantage sous le vêtement, qui ne les accuse pas assez à mon grand regret. Ce tableau est parfaitement harmonieux ; il est exécuté avec tout le charme d'un sexe et toute la fermeté d'un autre. […] il lui sera difficile dorénavant de se surpasser elle-même » (Journal des Arts, des Sciences et de Littérature, nos. 157-174, 10 Vendémiaire an 10 - 30 Frimaire an 10, p.55).
Le troisième tableau présenté à ce Salon, intitulé Portrait, a longtemps constitué une énigme. Il fut d'abord attribué à
On a la certitude qu'il a bien été présenté au Salon de 1801, grâce à la gravure de Monsaldy et Devisme, Vue des ouvrages de peinture du Salon de 1801 (ci-dessous), où l’on voit parfaitement le tableau de Nisa dans le coin droit, au fond de la salle.
Je ne sais pas, en revanche, ce qui conduit le MET à penser qu’il s’agirait du portrait de Marie Joséphine Charlotte du Val d’Ognes puisque sa notice n’en dit mot.
L’autre
question que je me pose, c’est de savoir quelle pourrait bien être la
signification du carreau cassé de la fenêtre qui encadre un couple d’amoureux…
Au
Salon de 1802, elle expose une scène de genre intitulée Un enfant dans son
berceau, entraîné par les eaux de l’inondation du mois de nivôse an X et
une Etude de femme d’après nature. Les deux tableaux sont remarqués favorablement
par la critique.
Je
n’ai pas retrouvé l’original de l’Enfant mais une copie dont on sait qu’elle
est de sa main.
« L'artiste a voulu retracer dans cette scène touchante un des effets de l'inondation de l'an X. Le ciel et l'eau semblent se confondre à l'horizon. Un jeune enfant couché dans son berceau, et endormi, est emporté par le courant ; mais tout espoir n'est pas encore perdu : la draperie qui couvre le berceau est soulevée par le vent, et sert comme de voile à la fragile nacelle. Un chien s'est jeté à la nage, ses yeux animés sont fixés sur le berceau, et il emploie tous ses efforts pour l'atteindre et le sauver.
Cet ouvrage, exposé au Salon de l'an X, y fut vu avec intérêt. L'exécution en est agréable, l'enfant est charmant, les draperies sont bien rendues, et le ton local est d'une grande vérité. » (Charles Landon, Annales du Musée et de l’Ecole moderne des beaux-arts, 1803, Tome 4, p.39)
Quant à l’Etude de femme, c’est bien davantage qu’un simple étude.
Voilà
un portrait qui sort un peu de l’ordinaire, surtout pour un portrait de femme : on se
fait rarement portraiturer dans cette position bizarre. Ce constat établi, rien
n’empêche de remarquer plusieurs détails assez délicieux : le contraste
entre la voilette noire – qui tombe sur le front au point de cacher un œil – et
la blancheur de la gorge, seule partie vraiment visible de l’anatomie de la
dame avec son bras qui conduit à… sa cheville.
On
ne peut davantage ignorer que la belle, pour se faciliter la tâche, a ôté ses
gants et posé la rose qu’elle tenait (car il est, somme toute, bien normal de
se promener avec une rose).
Bref, on a déjà compris qu’il se passait quelque chose quand on réalise que la position de la jolie dame est exactement identique à celle d’Hermès détachant sa sandale, arrivé au musée du Louvre en 1798, dit aussi Jason-Cincinnatus.
Charles Landon ne s’y est pas trompé :
« Madame Villers exposa l’an dernier, un fort beau portrait de femme. Elle
en a produit un nouveau cette année, sous le titre modeste d’étude ;
mais on peut le citer pour un excellent ouvrage, soigné et fini dans toutes ses
parties. Il représente une jeune femme vêtue de noir, et ayant la tête couverte
d’un voile d’une même couleur. Un de ses pieds est levé et posé sur une pierre ;
elle rajuste sa chaussure. La figure se détache sur un fond de ciel et de
paysage.
Cette aimable artiste a fait des progrès rapides, et amélioré sa manière. On lui reprochait un peu de sécheresse dans les contours : son pinceau est maintenant très moëlleux ; son coloris est fin et brillant. Ce dernier ouvrage est d’une grande vigueur, et, s’il n’offre pas précisément un portrait, on croit reconnaître que madame Villers s’est prise pour modèle ; quoiqu’elle ait évité de donner sa ressemblance, elle a été inspirée par les traits gracieux et réguliers que la glace a réfléchis. » (Charles Landon, Nouvelles des arts, peinture, sculpture, architecture et gravure, Tome 2, Paris, Imprimerie de Migneret, 1802, p.11)
Difficile, en effet, de ne pas noter la progression de l’artiste, tant en ce qui concerne la qualité des coloris, la délicatesse des contours et l’audace du sujet choisi.
Comme sa sœur aînée, Nisia disparaît des cimaises officielles pendant la durée de l’Empire, peut-être pour des raisons politiques. Comme sa sœur, elle revient en 1814 avec un Portrait de la duchesse d’Angoulême qui n’est plus localisé et dont Charles Landon n'a pas dit un mot dans ses Annales.
Elle paraît s’être arrêtée de peindre ensuite, ce qu’on ne peut que regretter au regard du talent qui s’exprime dans son dernier tableau connu.
Nisa Villers est morte à Paris, le 19 août 1821.
*
Et comme il est d'usage, sur ce blog, de terminer par une nature morte, voici la seule qu'on connaisse, née du pinceau de Marie-Victoire.
*
N.B : Pour voir
d’autres notices de ce blog, si elles n’apparaissent pas sur la droite, vous
pouvez cliquer sur « Afficher la version Web » en bas de cette page.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire