Née
le 14 juin 1895 à Yangzhou, Zhang Shixiu a eu une enfance terrifiante :
son père meurt un an après sa naissance, puis sa mère quand elle avait huit ans.
Adoptée par son oncle, elle a 13 ans lorsqu’elle est vendue à une maison close
où elle va rester jusqu’à ses 18 ans.
En 1913, elle y rencontre un riche haut fonctionnaire, Pan Zanhua, qui la rachète pour la prendre comme seconde épouse. C’est sous son nom, Pan, qu’elle est aujourd’hui connue : Pan Yuliang (Yuliang serait son prénom dit « de courtoisie ». Il s'agit une pratique qui concernait essentiellement les hommes mais parfois aussi les femmes, le jour de leur mariage. Ce nouveau prénom, Ze en chinois, pouvait compléter la signification du prénom initial, refléter le rang de naissance dans la famille ou évoquer les qualités morales de la personne. Cette tradition est aujourd’hui tombée en désuétude.). Elle apparaît aussi parfois dans les catalogues avec le prénom « Yu Lin ».
Quatre ans après son mariage, Yuliang commence à prendre des cours de dessin et réussit l’année suivante le concours d’entrée à l’Académie des Arts de Shanghai. Elle rencontre un professeur nommé Hong Ye qui décèle son talent et l’aide à entrer au département de peinture occidentale de l’Académie, unique département mixte. C’est l’époque où la pédagogie chinoise traditionnelle s’ouvre un peu aux pratiques européennes, comme le croquis d’après nature.
Mais, en 1921, l’Académie découvre son passé de prostituée et exige son départ.
Au même moment, Yuliang est admise au concours de l’Institut franco-chinois de Lyon dont l’objectif était de dispenser des cours de français aux étudiants chinois, afin de leur permettre d’intégrer ensuite d’autres écoles professionnelles. Elle saisit l’occasion et embarque le 13 août 1921 sur le Porthos, un paquebot qui relie Shangaï à Marseille. Elle arrive à Lyon fin septembre et apprend le français.
En 1922, elle part quelques semaines à Paris pour suivre les cours de Lucien Simon, membre de la société des artistes français. Puis elle revient à Lyon pour suivre les cours de dessin de l’Ecole des beaux-arts.
En juin 1924, elle est acceptée à l’Ecole des beaux-arts de Paris. L’année suivante, elle fait part de son souhait de partir à Rome « étudier la sculpture et la peinture », autorisation qui lui est accordée. Elle reçoit à Rome une bourse du gouvernement italien et s’inscrit à l’Académie des beaux-arts.
En 1926, elle confie ses peintures de l’époque à deux amis chinois qui rentrent en Chine. Un incendie a lieu dans la soute du navire et toutes ses peintures disparaissent…
En 1928, son diplôme de l’Académie des beaux-arts de Rome en poche, elle rentre en Chine et retrouve Pan Zanhua, devenu chef de la division agricole du ministère de l’Agriculture du gouvernement de Nanjing.
Considérée
comme la première artiste chinoise à avoir peint dans le style occidental, elle
est déjà suffisamment connue pour que son retour suscite une annonce dans la
presse :
En
avril 1929, le ministère de l’Education organise la première exposition
nationale d’art en Chine. Cinq œuvres de Yuliang y sont exposées, dont ce
pastel. Sa localisation actuelle n’est pas précisée sur le site de la Fondation Li Chin où il est publié.
« La
dame a un cœur loyal et droit, alors elle se rend à l'atelier tous les jours et il n'y a pas un seul tableau qui n'exprime son vrai cœur. Les coups de
pinceau sont simples et intéressants, purs et naturels, non artificiels. »
(Li Yuyi « Visite du ministère de l'Éducation nationale à l'Exposition
nationale d'art », Magazine des femmes, mai 1929, p. 2)
Yuliang enseigne dans plusieurs écoles supérieures d’art à Nankin et à Shanghai, au cours des années 30, puis elle est nommée doyenne de la section d’Art occidental.
Certaines de ses œuvres de cette période chinoise montrent l’influence du fauvisme, de Matisse…
Ses paysages sont et resteront de facture assez occidentalisée également.
Les scènes avec figures combinent influence occidentale et art traditionnel : « Mme Yuliang a récemment créé ce style qui combine les styles chinois et occidentaux. Le début de son travail est encore simple et son succès sera énorme. Si vous n'y croyez pas, attendez et voyez. Je connais Mme Yuliang depuis plus de 20 ans et je la vois progresser chaque jour sans jamais s'arrêter. Ses récentes peintures à l'huile sont devenues un état de liberté dans les directions verticales et horizontales, et sont douées pour les coups de pinceau et la correspondance des couleurs. Maintenant que je vois ce nouveau style de dessin au trait, je sais que ses progrès ne s'arrêteront pas. C’est le dessin au trait chinois avec l'esprit de la peinture à l'huile et de la sculpture européennes, je l'appelle le nouveau style de dessin au trait, et Yuliang pense que c'est juste. » (Chen Duxiu, « Tournée de l'exposition d'art de Pan Yuliang », Central Daily News n° 2, 12 juin 1937, p.3)
Pourtant,
en dépit de la reconnaissance dont son œuvre fait l’objet…
…
et malgré le fait que ses œuvres soient fréquemment reproduites dans les
magazines d’art, Yuliang reste stigmatisée par son origine humble et son passé
considéré comme honteux. Lors d’une exposition personnelle, en 1935, un
visiteur laisse ce commentaire désobligeant à côté d’une de ses œuvres
intitulée Héro puissant : « Ode d’une prostituée à son
client ».
Et puis Yuliang ne correspond pas à l’archétype féminin de « femme moderne », tel qu’il est promu dans la presse commerciale de l’époque : une femme occidentalisée mais défendant tout de même les valeurs traditionnelles !
(Le même Jin Meisheng, peintre de Shangaï,
se spécialisera dans les années 50 dans les calendriers à la gloire de la
Révolution maoïste…)
Or
le nu, devenu un enjeu de la modernité, est toléré s'il est produit par
des artistes masculins mais jugé sévèrement lorsqu’il est l’œuvre d’une femme. Et le nu, Yuliang y tient et elle considère même qu’il représente ses œuvres
les plus significatives.
En
1937, alors que va s’ouvrir son exposition personnelle à l’Overseas Chinese
Club, Yuliang annonce qu’elle se prépare à voyager, en France, en Italie et en
Grèce, pour stimuler son énergie créatrice. Elle pense partir pour deux ans et
s’installe à Paris à l’automne, rue de la Grande Chaumière.
Dès l’année suivante, elle se mobilise au sein de l’association des artistes chinois en France (AACF) pour venir en aide aux femmes et enfants chinois victimes de la guerre sino-japonaise et fréquente, avec ses amis chinois, des cercles d’érudits.
En avril, elle participe pour la première fois à un Salon français, celui des Tuileries. Elle apparaît à la page 95 du catalogue, avec deux « dessin chinois », deux Femme nue qui sont aussi des dessins et une peinture, Portrait de l’artiste.
Je place ici deux images comme illustration mais rien n’indique qu’elles soient celles des œuvres présentées !
La
pratique de l’autoportrait va devenir récurrente dans le travail de Yuliang.
Comme souvent, l’objectif n’est pas tant de montrer « à quoi je
ressemble », que d’affirmer « voilà ce que je crois, ce que je suis
en tant qu’artiste. »
Toujours en 1938, elle expose aussi au Salon d’Automne, deux Dessins chinois, sans autre précision.
En 1939, elle participe au Salon des Indépendants où elle montre un dessin et un Portrait de l’Artiste. Visiblement, son prénom Yu Lin n’a pas inspiré les rédacteurs du catalogue qui la prennent pour un homme « né en Chine » …
En
1939, Yuliang se réfugie quelque part dans la campagne, en France mais on ne sait
pas où…
…
ni quand elle rentre à Paris où elle expose, en mars 1940 aux Indépendants, un
Nu et un Portraits de Jeunes Filles.
Son Nu devant la fenêtre de cette année-là, où l’on retrouve son inspiration fauve, est beaucoup plus provoquant que ceux qu’elle montrait en Chine.
Voici un Portrait de jeunes filles qui est peut-être celui du Salon…
Et
elle continue ses autoportraits introspectifs.
Toujours
le même regard direct, le même visage impassible, devant un rideau qui
rappelle Matisse. Elle tient dans la main droite quelque chose qui ressemble à une
lettre.
En 1941, le catalogue des Indépendants indique qu’elle a changé d’adresse. Elle habite à présent rue Vercingétorix, toujours à Montparnasse. A nouveau un dessin et un Portrait de l’Artiste, peut-être celui-ci, l’un des plus connus aujourd’hui.
Le bouquet de chrysanthèmes très colorés fait contrepoint
à sa robe noire à la mode chinoise (que les Chinois appellent cheongsam),
avec un motif tourbillonnant, une façon d’affirmer son identité. Il attire
l’attention sur son visage, impassible comme à son habitude, avec un regard
presque indécelable. Le rose soutenu de ses joues paraît refléter celui des chrysanthèmes.
Sa posture et sa tenue la posent en jeune femme à la fois respectable et
cultivée, un peu inaccessible.
Un détail agrandi permet de voir comment elle inscrit chaque forme dans un contour tracé au pinceau très fin.
En
1942, l'Etat français lui adresse sa première commande, via le « bureau des travaux d’art, musées et expositions ».
Un
Nu de femme asiatique dont la technique mélange influences occidentales
et tradition picturale chinoise. Le trait fin et virtuose, réalisé à la plume,
est symptomatique de l’évolution de sa pratique, depuis le dessin noir et blanc
chinois dit baimiao vers l’insertion de touches subtiles de
couleurs. Une production totalement inédite dans l’art chinois.
Elle crée ces années-là plusieurs Chansons de Printemps, scènes champêtres où elle conjugue les couleurs du paysage dans une tonalité empruntée aux impressionnistes, à des figures aux traits stylisés et à la carnation délicate, travaillées légèrement avec un seul trait de pinceau, comme pour ses portraits.
Aux
Indépendants de 1943, elle expose pour la première fois une Nature morte,
un autre de ses thèmes récurrents. Le catalogue n’en dit pas plus. Je pose ici deux
exemples de la période qui montrent qu’elle est, pour ce classique de la
peinture, proche de l’art moderne occidental.
(Des « chrysanthèmes »
qui ressemblent plutôt à des soucis mais cela n’a pas grande importance…)
Comme
Yuliang était une peintre de Montparnasse, j’ai tenté de trouver son nom dans le Fonds Marc Vaux. Bonne
pioche, voici une nature morte datée de 1944 !
|
J’y ai trouvé aussi un portrait, également daté de 1944, ce que confirment la tenue et la coiffure de la jeune femme.
Ses
deux Autoportraits de 1945, peints l’un au printemps, l’autre en hiver,
marquent une évolution.
La posture et le cadrage sont presque toujours identiques, avec un contraste tonal assez sensible entre la figure et l’arrière-plan. Le trait fin qui encercle les fleurs comme les êtres est toujours là. Mais le qipao de la femme moderne chinoise, a été remplacé par une tenue occidentale. Maquillée dans le premier, plus naturelle dans le second, elle conserve un regard déterminé et peut-être faut-il voir une provocation dans la présence récurrente des fleurs, puisque Hua Guniang (fille de fleur) en chinois est un euphémisme pour prostituée…
Le
Nu que l’Etat français acquiert l’année suivante, paraît représenter une femme occidentale.
C’est le moment où l’Ecole supérieure des beaux-arts organise une exposition
pour les membres de l’AACF dont Yuliang a été élue présidente l’année
précédente. Elle expose 35 peintures.
La ville de
Paris lui commande aussi des dessins qui se trouvent aujourd’hui au musée Cernuschi.
L’année
suivante, Yuliang se lance dans la sculpture. Elle exécute les bustes de ses
amis chinois, notamment celui d’un artiste devenu son compagnon, Wang Shouyi
(1917-1999).
Un peu plus tard, elle sculpte son Autoportrait :
« Peu réaliste, son autoportrait sculpté relève davantage du romantisme. Pan Yuliang s’y représente les yeux à demi fermés, le regard orienté vers le bas à gauche, ses sourcils fins et longs étirés vers les tempes. Composée de quatre volumes de forme géométrique simple, sa coiffure est de style chinois : un gros chignon rond avec une frange droite. Par la coiffure et la posture du modèle, cette sculpture s’inscrit dans le prolongement de deux compositions picturales : l’Autoportrait à la robe noire de 1940 et l’Autoportrait à la fenêtre de 1945. La couche dorée apposée sur une patine ocre confère à cet autoportrait une lumière séduisante, qui se diffuse généreusement jusque dans les creux et les pleins harmonieusement associés et modelés. L’artiste aime aussi varier les textures en créant des effets picturaux et en traitant minutieusement les matières, sans lisser la surface. Grâce à cette technique, ses sculptures ont l’aspect d’antiquités chinoises en bronze, ou encore de bambous ou de jades dont l’épiderme est traité en « coque de noisette, caodi », également appelée « peau d’orange ». Cette animation continue de la surface caractérise tant l’œuvre sculpté de Pan Yuliang que son œuvre peint, où le sujet se détache souvent d’un fond constitué de hachures polychromes qui excluent toute forme de vide. » (Notice du musée Cernuschi).
Tous
les ans, Yuliang expose aux Indépendants et au Salon d’Automne. En 1947, par
exemple, plusieurs portraits, plusieurs nus en dessin et une huile intitulée Odalisque.
Et
en 1948, elle montre Les Cochons roses aux Indépendants. Peut-être ceux-ci….
Yuliang
a peint de nombreux animaux. Visiblement, elle se rendait au Zoo de Vincennes
dont on reconnaît dans la reproduction ci-dessous le fameux rocher (source des
deux images : Fondation culturelle et éducative Li Chin, Taiwan, support
et technique non précisés)
En
1949, elle peint un nouvel autoportrait assez étonnant qu’elle n’expose pas.
Plus
de fleurs mais des bouteilles et un verre plein, délicatement rendu. Le
cendrier débordant de mégots et la bouteille renversée suggèrent qu’il ne s’agit
pas du premier verre. C’est l’époque où Yuliang souffre de solitude et de mal
du pays mais des problèmes financiers et de santé (elle doit se faire opérer du nez plusieurs
fois) l’empêchent de rentrer en Chine. Elle a soixante-huit ans.
Au
début des années 50, elle engage une coopération régulière avec le musée
Cernuschi. Elle réalise le portrait sculpté de son directeur de l’époque, René
Grousset (1885-1952), et réalise des tirages lino-gravés. Son ami Wang Shouyi en fera
don au musée après la mort de Yuliang.
Ce
couple a probablement été peint aussi à l’aquarelle :
Dans
ses huiles et ses aquarelles, elle joue du même contraste entre le fond texturé
et la ligne pure des corps. La pratique parallèle de la peinture à l’huile et
du dessin à l’encre, qu’elle a engagée près de dix ans auparavant, aboutit à
l’émergence d’un style personnel qui transcende les différentes techniques.
Les
modulations de la lumière mettent en valeur les formes de ses modèles.
En
mai-juin 1953, la première exposition personnelle de Yuliang a lieu à la
galerie d’Orsay.
En
1955, le réalisateur Jean-Claude Bernard réalise un documentaire sur deux
artistes asiatiques, Foujita et Yuliang.
La même année, elle peint ce nu où l’on retrouve le même qipao ouvert et la même position de la jambe que dans l’Autoportrait de 1949. Une femme respectable mais libérée ?
« Le
sujet des peintures [de Yuliang] est désormais une femme accomplie, de taille
moyenne et de corpulence certaine, toujours brune, mais dont le caractère
oriental est généralement dénoté par certains détails du décor qui l’entoure
plutôt que par ses traits. Sans être stéréotypées, les femmes de Pan Yuliang
semblent unies par un lien de fraternité qui participe à l’unité de son œuvre.
La description de la singularité physique est abandonnée au profit de
l’évocation de postures exprimant parfois des sentiments de nature amoureuse ou
maternelle, mais se résumant plus souvent à diverses formes d’introspection. »
(Notice en ligne du musée Cernuschi)
Entre 1951 et 1961, est entrepris pour le Musée pédagogique (29, rue d’Ulm, à Paris) un programme décoratif dédié aux grands pédagogues de l’Histoire. Un buste de Maria Montessori (1870-1952) est ainsi commandé à Yuliang, ce qui est assez inhabituel, parce qu’elle est étrangère et que la commande publique s’adresse, le plus souvent, aux sculpteurs français reconnus, comme les grands prix de Rome.
Le Fonds Marc Vaux abrite un paysan que je n’ai trouvé répertorié nulle part ailleurs et qui montre que les recherches de Yuliang ne sont pas très éloignées de celles de la sculpture occidentale de l’époque.
Après
une seconde exposition personnelle en 1957, Yuliang apprend le décès de Pan
Zanhua, resté son mari et qu’elle n’a pas revu depuis vingt ans, même s’ils
sont restés en contact et qu’il a soutenu toute sa vie la carrière artistique
de sa femme.
Elle est invitée à San Francisco puis à New York en 1963, pour inaugurer l’exposition qu’a organisée en son honneur le China Institute in America. L’année suivante, les relations officielles ayant été rétablies entre la Chine et la France, Yuliang est invitée à célébrer la fête nationale à l’ambassade de Chine à Paris.
Elle envisage son retour mais sans santé chancelante ne le lui permet pas. Elle continue à peindre, jusqu’à la fin des années soixante, des aquarelles qui intègrent avec douceur l’esprit du pinceau chinois et la texture des peintures occidentales.
En
1977, le musée Cernuschi organise sa dernière exposition, en compagnie de trois
autres artistes chinoises.
Pan
Yuliang est morte le 22 juillet 1977, sans être retournée en Chine.
Pour les quarante ans de sa disparition, deux institutions parisiennes lui ont rendu hommage en 2017. La Villa Vassilieff a montré « Pan Yuliang, un voyage vers le silence » et le musée Cernuschi « Histoire d’œuvres, Pan Yuliang ».
*
La
plupart des natures mortes qu’on peut voir dans le Fonds Marc Vaux ne sont pas
réapparues sur le marché et sont peut-être conservées dans l’un des deux musées chinois qui conservent ses œuvres, rapatriées en Chine après son décès. Hélas, seules de
mauvaises reproductions sont visibles en ligne, je n’en ai retrouvé que trois…
*
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