Pastel sur papier, 26 x 21 cm
Marie-Jeanne Boyer est née le 13 août 1863
à Paris, de père inconnu. Sa mère, Laure Juliette Boyer, qui se faisait appeler
Marie-Amélie, exerçait le métier de modiste et habitait 6 rue Pigalle. En 1874,
Marie-Amélie épouse Louis-Adolphe Coffineau, dessinateur en joaillerie. Il
reconnaît la petite fille de onze ans et c’est probablement lui qui lui dispense
la seule formation artistique qu’elle ait jamais reçue.
Mais la mère de Jeanne, puis son beau-père, décèdent successivement. En 1878, âgée de quinze ans, Jeanne est seule au monde. Commence alors une période obscure sur laquelle ne subsiste que des échos complaisamment rapportés par Edmond Goncourt dont on connaît la fibre cancanière : son tuteur - dont l’identité n’est plus connue - l’aurait violée dans une calèche, le jour même de la mort de son beau-père. Ensuite, elle aurait été confiée à Léonide Leblanc, actrice et demi-mondaine. Dans ce qu’il faut bien appeler une maison close, la jeune fille rencontre probablement quelques écrivains, comme Edmond Haraucourt, Catulle Mendès, Léon Dierx et Jean Ajalbert. Elle aurait finalement été sauvée par le peintre Jean-Charles Cazin qui l’aurait « rachetée » pour 1.600 francs…
L’année de ses dix-huit ans, Jeanne épouse Edouard Paul Félicien Jacquemin (1849- ?), dessinateur pour le Museum d’Histoire naturelle, passionné par les batraciens et figure de la bohème parisienne. Il est aussi secrétaire et collaborateur du journal Le Procope, en référence au célèbre café parisien, et figure dans un dessin du premier numéro du journal :
Une
publication où l’on remarque les signatures d’André Ibels, du poète Henri
Degron et surtout de J.K. Huysmans, l’un des chefs de file du décadentisme.
Qu’est-ce donc ?
Au cours des deux dernières décennies du
XIXe siècle, dans une société qui affiche une foi résolue dans les progrès de
la science, certains écrivains et artistes, conscients de la fragilité de la
condition humaine, expriment
leur vision d’un monde mystérieux, univers caché où l’homme peut encore tisser des liens avec la
nature, grâce à une esthétique qui rompt à la fois avec le naturalisme,
l’académisme et la révolution impressionniste.
C’est ce qu’on appelle le Symbolisme, dont Gustave Moreau, Odilon Redon et Puvis de Chavannes (bien qu’il ait récusé ce qualificatif), sont les principaux représentants en France. Le tableau de Moreau, Orphée, est l’une des premières œuvres considérées comme symbolistes :
Huile sur toile marouflée, 460 x 1040 cm
« Au
centre dans l'atmosphère crépusculaire du Bois Sacré, les neufs muses méditent et
s'entretiennent, allongées, assises, debout ou volant dans la sereine lumière
du soir. Devant un fragment de portique antique, se tiennent les trois figures
de l'Architecture, de la Sculpture et de la Peinture. Le Bois sacré est le lieu
intemporel et idéal de l'Art. » (Notice du musée)
Parallèlement, se répandent les pratiques bizarres des
nécromanciens et autres médiums qui prétendent être en contact avec un
« autre monde », généralement identifié à l’au-delà chrétien. La
« société Théosophique », fondée en 1875 par la philosophe Helena
Blavatsky et la « société Anthroposophique » de Rudolf Steiner, en
sont les manifestations les plus connues.
Deux romans de Huysmans, ami inconstant du naturaliste Emile Zola, illustrent ce courant de pensée, dans une dimension un peu névrotique.
Le premier, A rebours (1884), est considéré comme le livre-clé du décadentisme. Son héros, Jean des Esseintes, dandy excentrique et maladif, admirateur de Baudelaire, Verlaine et Mallarmé, soliloque longuement sur L’Apparition de Gustave Moreau…
…
et crée, dans son jardin de Fontenay-aux-Roses, un potager de fleurs vénéneuses.
Dans son roman suivant, Là-Bas (1891), Huysmans met en scène un auteur qui, pour mener à bien sa biographie de Gilles de Rais, plonge dans l’occultisme et le satanisme, avec son lot de femmes perverses et de messes noires.
Là-dessus apparaît un certain Joseph-Aimé
Péladan qui se fait appeler Sâr [mage] Mérodack Joséphin Peladan - Sâr Peladan
pour les intimes – lequel, après avoir commis un ouvrage à la gloire du Vice
suprême (1884) et un
cycle de 19 romans sur la décadence occidentale de la religion et de l'art (La Décadence latine, 1886-1891) fonde avec le spiritualiste Stanislas de Guaita « l’Ordre
kabbalistique de la Rose-Croix » (1888) puis, s’improvisant critique
d’art, organise le premier « Salon de la Rose+Croix »
en 1892, à la galerie Durand-Ruel.
Il obtient un franc succès et de nombreux artistes symbolistes y participent, au premier rang desquels Fernand Khnopff, Ferdinand Hodler et même Antoine Bourdelle, ainsi que quelques jeunes peintres comme Emile Bernard, Félix Vallotton et Alexandre Séon qui montre le portrait du « mage » à la première exposition.
Puvis de Chavannes et Gustave Moreau se tiendront prudemment éloignés de cette initiative qui est loin de plaire à tout le monde : « Il est bon cependant de faire remarquer que ce charlatan-commerçant, tripatouillant l’art pictural comme celui du verbe, exclut de son salon la moitié du genre humain [i.e. les femmes], et qu’il ne faut y envoyer que des sujets religieux, des têtes de bon Dieu et autres images ejusdem farinae ; qu’il insulte la race latine, les républicains qui chantent la Marseillaise, les grands artistes du temps parce qu’ils ne sont plus bondieusards ; qu’il nie le progrès et s’aplatit devant des fictions. Tel est l’avenir selon ce bouffon. » (E. Musieux, « La Rose+Croix », La Plume, 15 novembre 1891, p. 409/410).
L’avenir du « bouffon » sera bref puisqu’il n’y eut que six épisodes du Salon de la Rose+Croix.
Voilà pour le contexte !
Et notre Jeanne ? Avec son mari, elle change radicalement de fréquentations, comme en atteste la liste de leurs témoins de mariage où l’on remarque André Fouqué, professeur au Collège de France et Jules-Antoine Castagnary, conseiller d’Etat qui deviendra directeur des Beaux-Arts deux ans plus tard. Elle fréquente aussi la fine fleur de l’avant-garde littéraire, de l’académie Saint-Jacques où elle se lie avec Alfred Jarry, aux « zutistes » de Charles Cros où elle rencontre Louis Marsolleau qui lui dédie son Ophélie :
PHÉLIE, avec des fleurs, bercée au flot,
S'en
va très pâle et trépassée au fil de l'eau.
Renversée,
et ses cheveux traînant sur l'onde,
Ses
froids yeux bleus perdus au ciel, fragile et blonde,
Elle
va, la bouche ouverte, laissant voir
Ses
blanches dents. Le fleuve lent semble un miroir. (…)
(Louis
Marsolleau (1864-1935), Les baisers perdus, A. Lemerre éditeur, Paris,
1886, p.175-177)
Jeanne écrit quelques articles littéraires dans la
revue Art et critique, des « Imageries sentimentales » dont
voici un extrait :
« Dans un triste et lourd paysage sans limites, les villes multipliées semblent dormir sous un manteau de cendres lavées des délices foulés. 0 Tyr ! ô Babylone ! la poussière et la nuit sont montées vers vous, comme montent les flots de la mer ; le bruit des flûtes et des hautbois a cessé et l'on n'entend plus le son de vos harpes autrefois vibrantes ; une immense langueur a pénétré les coteaux et les cours des rivières et les vallées.
Les eaux de jadis, où sont-elles ? Les montagnes n'entendent plus le calme et
mélancolique bêlement de vos troupeaux.
Lentement, cependant, quelqu'un traverse le triste et morne paysage, traçant un
sillon de lumière, vêtu d'une longue et lourde robe, tissée de douleurs
humaines, lourde des larmes qu'elle a recueillies ; elle est couleur d'humilité
et de charité. Les yeux profonds, austères et doux, il monte, sans lassitude
dans ce triste et morne paysage, une silencieuse paix au cœur. Il chante la vie
éternelle et l'impuissance de la mort, la sève qui gonfle la moisson, le cours
des saisons, le rythme secret des étoiles et des mondes, découvrant l'enfer des
passions, évoquant l'âme au fond de l'être, exaltant le pouvoir magique de la
croix. » (Jeanne Jacquemin, « Imagerie sentimentale », Art et
critique, 18 janvier 1890, p.372)
C’est au cours de cette année 1890 que Jeanne rencontre le peintre et graveur Auguste-Marie Lauzet (1863-1898), connu pour ses estampes d’après Van Gogh, dont il est proche, et sa participation talentueuse à un ouvrage sur les impressionnistes, paru en 1892 (je ne résiste pas à l’envie d’en montrer quelques pages, cliquez pour les agrandir ) :
Avec ce nouveau compagnon, Jeanne s’installe à Sèvres et noue de nouvelles relations, notamment avec Georges Rodenbach, Stéphane Mallarmé et Pierre Puvis de Chavannes.
Mais n’anticipons pas. Dès 1889, Jeanne apparaît
dans l’exposition annuelle de l’Union
des femmes peintres et sculpteurs, où elle commence à être identifiée :
« C’est avec un plaisir sincère qu’il me le faut constater : la vogue s’accentue pour l’exposition de l’Union des femmes peintres et sculpteurs. Le prince de Galles, l’ambassadeur de Chine, lord Lytton, le Nonce (!) et nombre d’autres personnes de marque se donnent à l’envi le plaisir de longues visites au Palais de l'Industrie. De son côté, le public à invitations ne se lasse pas de marquer son intérêt pour cette manifestation d’art féminin. Le dimanche, l’affluence est telle, que l’administration a exigé un tourniquet, le service d’ordre, ‘’toute la lyre du succès’’ comme dit Delcourt. (…) Après avoir salué la présidente, Mme Bertaux, sous les espèces de son marbre Ange et Démon et de son médaillon du compositeur Gauthier, nous citerons Mmes Descat, etc. (…). N’oublions pas l’exposition si personnelle, les pastels surtout de Mme Jeanne Jacquemin. » (E. Chennevière, Le Chat noir, 2 mars 1889, p. 1286)
« Quel
dommage que le dessin de Mme Jeanne Jacquemin ne
soit pas plus serré, car la couleur est bien jolie et le rapport bien
harmonieux. » (L.K., « L’exposition de l’Union des femmes peintres et
sculpteurs », La Revue des Beaux-Arts, 1er février 1889, p.70)
C’est en 1892, grâce à une exposition
permanente qui ouvre en même temps que le Salon du Sâr Péladan que Jeanne est
vraiment remarquée par la critique. L'exposition est organisée par Louis Léon Lebarc
(1837-1897) dit Le Barc de
Boutteville, marchand d’art, qui s’est donné comme objectif d’exposer la « jeune
peinture » et permettra à plusieurs artistes encore débutants de se
révéler.
Et si Le Figaro n’est pas très convaincu…
« Et, comme pour punir le Sâr, trop peu galant, d’avoir, conformément à la loi magique, interdit à la femme trois fois impure, d’exposer au Salon de la Rose+Croix , c’est sous le pinceau d’une femme de talent, très malade aussi sans doute, que ce fameux art idéal, dont il avait rêvé la soudaine restauration sous la forme dangereuse du symbole, donne sa plus sincère et sa plus originale expression… et cela sous un aspect étrangement approprié à l’idée et qui fait croire par moments à la décomposition matérielle des images. Madame Jeanne Jacquemin a trouvé, croyons-nous, pour l’expression de son spiritualisme névrosé, la formule définitive du symbolisme décadent. Ses déliquescentes compositions au dessin vague et mou, au coloris de fleurs malades, seront, espérons-le, les suprêmes manifestations de cet art charentonesque, inventé parait-il pour ruiner le réalisme. » (Armand Dayot, « La vie artistique », Le Figaro illustré, 1er janvier 1892, p.14)
… d’autres tombent sous le charme :
« Rue Le Pelletier, chez M. Le Barc de Boutteville, des pastels de Madame Jeanne Jacquemin, évocateurs de vies inhumaines où des archanges monstrueux apparaissent avec des visages ascétiques et poitrinaires. Barbarie naïve et savante, art somptueux et éteint de sauvage qui se souviendrait en d’antérieures existences, de paysages tendrement corrompus et de temples pervers et d’emphatiques palais en ruines. Sur ces décadences s’épanche une âme pas même d’enfant, de fleur plutôt, plutôt d’arôme, avec des intuitions infiniment pénétrantes des au-delà du monde astral. Rien n’est plus troublant entre autres que l'Exil, cette décomposition immatérielle dans la froideur des vertes eaux oublieuses. » (J. B., L’Idée libre, 1er avril 1892, p.64)
Les pastels que Jeanne a exposés ne sont plus localisés. A titre d’illustration, je montre des œuvres de la même année. Dans chacune d’elles, Jeanne se représente elle-même.
« Mme
Jeanne Jacquemin expose plusieurs pastels for remarquables. Ce sont de beaux
symboles, exprimés d’une façon très personnelle dans une couleur heureuse par
des lignes harmoniques. Cela vaut mieux que tout ce qu’on peut voir à l’Union
des femmes peintres et sculpteurs, je vous assure. » (Yvanoë Rambosson,
« Exposition permanente des peintres symbolistes et
impressionnistes », La Plume, 1er avril 1892, p.165)
Le critique d'art Rémy de Gourmont, dans un article dithyrambique, cite les titres de pastels.
« Exilée de la Rose+Croix, où les femmes ne furent admises (quoique cela foisonne d'œuvres peu viriles), Mme Jacquemin s'est réfugiée chez M. Le Barc de Boutteville, où elle expose quelques pastels. A première (ou à seconde) vue, on imagine (plutôt que l'on ne découvre) en les œuvres singulières de cette jeune femme la double influence de Gustave Moreau et d'Odilon Redon - mais c'est du Moreau bien moins pacifique et du Redon bien plus hautement mystique de sorte que, si l'originalité n'est pas stricte, l'effet produit est cependant de pleine et pure nouveauté, d'un réel inattendu, tant il y a de rêve dans ces verdâtres luminosités - tant il y a d'ingéniosité en ces hardies symbolisations qui se résument toutes en une figure humaine, une tête.
Mélange de catholicisme et de perversité, son œuvre semble faite pour illustrer Baudelaire et Barbey d'Aurevilly, et j'y sens quelque chose d'encore plus maladif, une exquise putréfaction qui va jusqu'à devenir somptueuse, une immoralité charmante qui se préoccupe très peu de préciser les sexes et qui laisse le doute des androgynats flotter comme une buée de désirs malsains et adorable autour des têtes infiniment lasses de vivre qu'elle précise en des pastels d'une science technique très rare chez une femme. On peut regretter un peu de monotonie, mais il s'agit (je crois) d'un début, et nous verrons de la même main, non plus uniquement des têtes mais des êtres entiers, des groupes, des compositions si ses doigts ne s'ornent pas encore de multiples joailleries, mais d'une bague unique, c'est bien celle alléguée en un vers exquis par Charles Coran :
Je n'ai pour bague au doigt qu'une
couleuvre d'or
Et couleuvre aux yeux pâlement et chimériquement verts ! Les pastels exposés sont : L’Exil : l'enfant glauque tombée sous les eaux glauques ; tête de cadavre idéalisée par la douleur, penchée sous la pression des injustices ; Le Calice : un calice, et en émerge la tête sanglante de Jésus. Tête si ravagée par la souffrance que sa hideur devient extra-humaine, et divinement adorable ; La Fin d’un Jour : une tête lumineusement triste aux yeux de bleu lapis ; L’Enfant prodigue, qu’auréole l’ennui de toutes les joies - aux yeux morts à tout désir – à la bouche vitupératrice de tout baiser ; Séraphitus Séraphita : être inquiétant, sans âge ni sexe, laid, étrange, à la main une fleur inconnue, signe de son impossible amour, vêtu de violet pâle, les yeux mélancoliques de ne pas vivre ; L’Ami : derrière des barreaux, se meurt l'intangible ami aux yeux clos par le désespoir ; Le Cantique : une femme dont toute la face et les lèvres chantent le chant de l’extase attristée de l’au-delà… Ces pastels ont dit cela et bien d’autres choses. » (Rémy de Gourmont, « Mme Jeanne Jacquemin », Mercure de France, 1er mai 1892, p.66)
On
peut imaginer Le Calice, décrit ci-dessus, devant cette litho exécutée
deux ans plus tard…
On retrouve dans l’article de Gourmont tous les thèmes chers aux symbolistes, l’eau et les yeux, de préférence levés au ciel, comme révulsés par le désir de voir « autrement »...
… ou, comme dans le tableau suivant dont le titre, emprunté à un poème de Christina Rossetti Who Shall Deliver me ?, résume l’attitude du modèle : elle a fermé la porte sur elle-même.
… ou encore dans ce portrait de la journaliste Severine, représentée comme une icône.
… thèmes auxquels Rémy de Gourmont ajoute ceux qui
intéressent les décadentistes : l’ambiguïté sexuelle, l'érotisme morbide,
le « mélange de catholicisme et de perversité ».
Il n’en faut pas davantage pour faire réagir Jean Lorrain, un journaliste et écrivain sulfureux.
« (…) Quoi, c’était là cette œuvre de pleine et pure nouveauté, toute d’inattendu et de rêve pour laquelle Rémy de Gourmont avait trouvé de si spécieuses phrases (…) Sept pastels d’un dessin à la fois précieux et naïf, d’une naïveté voulue allant jusqu’à la maladresse, sept monotones têtes de femme émaciée et maladive, toujours la même, offertes dans des arrangements somptueux et bizarres, voilà qu’elle était l’exposition de madame Jeanne Jacquemin ; baignées dans je ne sais quelles luminosités verdâtres, elles surgissaient de la haute marge des cadres, les unes auréolées comme des têtes de saintes d’un halo d’or incandescent, les autres à demi plongées dans la transparence gemmée de coupes et de ciboires, telles d’étranges fleurs coupées dans un verre : cela s’intitulait : la Fin d’un jour, l’Exil, L’Enfant prodigue, le Calice et d’inéluctables réminiscences me hantaient d’aquarelles de Gustave Moreau et de crayons d’Odilon Redon. (…) et voilà que de la monotonie de ces pastels d’une étrangeté voulue et d’une laideur en somme dévorante (car toutes ces têtes étaient laides, torturée qu’elles étaient par l’extase ou la souffrance) se dégageait et me pénétrait peu à peu une délicieuse impression d’angoisse et de pitié, puis un grand calme consolateur : la femme de ces portraits était certainement une mystique, mais combien plus douloureuse et combien raffinée dans la douleur ; elle en avait le culte et le secret ; oui c’était bien du Moreau et de l’Odilon Redon mais (…) c’était du Moreau bien moins pacifique, du Redon bien plus hautement mystique : dans toutes ces faces de songe et leur lassitude de vivre, il y avait comme une joie de souffrir. (…) Et le mot de l’énigme, je le trouve encore, Ô sœur de Narcisse, songeuse Narcissa, penchée sur la fontaine ; dans les vers symboliques du doux songeur Henri de Régnier :
Un doux visage m’a souri
De ses lèvres incertaines.
Ô douce âme, je sais les routes où tu me
mènes.
(Jean
Lorrain, « Narcissa, Pour Rémy de Gourmont », L’Echo de Paris,
30 mai 1892, p.1)
Et voici Jeanne affublée du surnom de Narcissa, censé exprimer le caractère introspectif et sombre de son art… et elle n’en a pas fini avec Jean Lorrain. Mais, pour l’heure, elle écrit à Rodenbach une lettre à laquelle elle joint les articles de Gourmont et de Lorrain :
« Cher
Monsieur,
Voici le Mercure de France et L’Écho de Paris ; faites-en ce qui vous semblera utile. S’il vous plaît, un jour de beau temps, de venir jusqu’à Sèvres, ce sera pour moi un grand plaisir de vous y voir, et d’autant que je voudrais bien vous montrer une tête faite d’après une pièce du Règne du silence, en laquelle je me suis efforcée de faire passer un peu de la douleur calme et désespérée de vos beaux vers :
"Le
cœur de l’eau pensive est un cœur nostalgique
Cœur
de vierge exaltée en proie à l’idéal,
Qui
souffre d’être seule, et qu’aucun ne complique
D’un
peu de bruit ce grand calme qui lui fait mal ;
Cœur
de l’eau sans tristesse et cependant nocturne,
Cœur
de l’eau variable et toujours ignoré,
Qu’un
clair d’amour sans doute aurait édulcoré
Et qui s’aigrit, ô cœur à jamais taciturne ! "
Mais pour cela, à condition seulement que votre santé vous permette une aussi longue course, car j’aurai bientôt plaisir d’aller vous faire une visite et de vous inviter à voir rue Le Peletier la prochaine exposition des peintres impressionnistes et symbolistes, où j’aurai quelques pastels nouveaux ; et en même temps, je vous apporterai le pastel d’après le Cœur de l’eau (…) »
Pastel sur papier, 45 x 38,5 cm
Maison Tournaisienne –Musée de Folklore, Tournai
Chez
Le Barc de Boutteville, les expositions, où Jeanne est toujours présente, se
succèdent tous les trois mois.
Il reste un témoignage pittoresque de la troisième exposition dont le journal Le Soir rend compte à ses lecteurs dans son supplément littéraire du dimanche 26 novembre 1892 : « Beaucoup de nos lecteurs n'habitent pas Paris ; d'autres, habitant Paris, n'ont pas le loisir de fréquenter les expositions. Ils nous ont écrit pour nous demander si nous ne pourrions consacrer notre Supplément illustré a la reproduction des principales œuvres des peintres impressionnistes et symbolistes qui soulèvent en ce moment tant de querelles d'art. Toujours disposés à être agréables à nos amis, nous avons prié notre dessinateur Cabriol de vouloir bien recopier les tableaux du Salon de la rue Le Peletier. Il s'en est acquitté avec son talent ordinaire. Les copies sont prises avec soin, et elles sont d'une scrupuleuse exactitude. Nous avons cru devoir ajouter des légendes explicatives que les aveugles pourront se faire lire à haute voix. »
Suit
une série de dessins où l’on retrouve des noms bien connus (Bonnard, Maurice
Denis, Ibels, Vuillard, etc.) et Jeanne qui « bénéficie » de trois
dessins rien que pour elle ! (cliquer pour agrandir)
La Salutation, caricaturée dans le deuxième dessin, n'est plus localisée mais il en reste une image :
Pour Lorrain, l’occasion de la célébrité
naissante de Jeanne était trop belle. Il publie dans L’Echo de Paris du 4 novembre
1892, un texte inspiré d’un des pastels de Jeanne qu’il a cité dans son article
précédent :
J’ai
pitié de vous, je résume le texte en quelques lignes :
« L’émeute triomphante », ce sont « les cris de joie de la faction des Verts écrasant les Bleus dans quelque coin de la haute ville ». Dans le palais « tout à l’heure encore envahi d’une foule ignoble », « la fureur populaire allait droit au meurtre, au massacre » ; « des cadavres s’échelonnaient ainsi de place en place », « c’était là les seules traces de l’effréné passage des Bleus au travers de la demeure du Basileus Autocrator. » C’est alors que paraît un petit esclave noir employé aux cuisines. Arrivé à une porte, il découvre « une jonchée de cadavres » [complaisamment décrits].
A ce moment s’élève « une atroce clameur de triomphe, comme partie de tous les quartiers de Byzance », « hurlait et grouillait une ivresse de peuple, un emmêlement fou » qui acclamait un homme « les bras vernissés de sang jusqu’au-dessus du coude », tenant « une coupe énorme où surnageait une étrange fleur. »
« L’enfant noir se cramponnait à la soie des vélum pour ne pas trébucher » « il avait reconnu, les yeux révulsés et tristes, la bouche dédaigneusement béante et tirée aux coins d’une surhumaine douleur, la tête exsangue de l’Augusta. Déchevelée et morne, elle semblait pleurer dans son sang, nimbée encore aux tempes des saphirs et des rubis de l’impérial Sarikion. »
On ne sait pas ce que Jeanne en pensa…
Mais la critique commence à se lasser, même celle de La Plume, pourtant assez bienveillante jusque-là :
« Mme Jacquemin n’a pas envoyé moins de onze toiles. C’est un bien grand tort qu’elle a eu. Chacune de ses œuvres n’étant qu’une variante d’un thème favori, la répétition fatigue et laisse voir le procédé. Mme Jacquemin devrait bien mériter cette parole de Jean Dolent : "Tout artiste, qu’il le veuille ou non, interprète et c’est bien : ce qui est mal, c’est de préméditer l’interprétation." » (Yvanoë Rambosson, « Troisième exposition des peintres impressionnistes et symbolistes », La Plume, 15 décembre 1892, p.532)
« Eh
bien ! moi, je vous le dis tout de suite, ces messieurs ont un fameux toupet
d'appeler leurs guignols des symboles. Nous sortons des fétiches pour voir des
fantoches. Je fais une exception, parbleu ! pour Chéret qui m'amuse tant sur
nos murs, et qui s'est amusé à faire, pour la boutique de M. Le Barc de
Boutteville, une jolie tête de clown, omelette large comme le fond d'un
chapeau, faite de farine, de jaune d'œuf et de confitures. (…). Il n'y a guère
que cela et des têtes ascétiques, aux yeux vert-d'eau, ornées d'attributs qui
justifient vaguement la prétentieuse enseigne de la rue Le Peletier. Ces
derniers et rigides pastels sont d'une gracieuse Parisienne, Mme Jeanne Jacquemin. J'ai vu des gens se pâmer devant
Notre-Dame de la Pauvreté, le Précieux sang, l'Elue, Ame de mystère, Cœur
nomade. C'est peut-être parce que je ne suis pas initié à la Rose-Croix que je
ne comprends pas. Ce que je comprends bien et que je trouve charmant, c'est une
fraîche et naïve figure de Saint-Georges, qu'on dirait détachée d'un vieux
vitrail. » (Edouard Hubert, « La vie artistique », Le Journal,
5 décembre 1892, p.4)
Pastel sur papier, 39 x 21,5 cm
Collection particulière
« Dans l'attente d'une quatrième exposition, on prendra plaisir à constater que tous ces jeunes exposants s'ingénient à échapper aux pires enseignements de l'Ecole, et que s'ils n'y réussissent pas à souhait, du moins ils ne vexent pas le visiteur par un étalage de faux Bonnat, de faux Bougereau, de faux J.-P. Laurens. Non qu'aux trop bons élèves de médiocres professeurs je préfère par exemple Leheutre ou Jeanne Jacquemin l'un qui a tant regardé Degas ne s'est pas aperçu que le maitre impressionniste dessinait ; l’autre s'évertue faire voisiner les yeux du Christ d'Henry de Groux avec un fond à la Léonard. Comment ajouter foi à la sincérité de tels peintres, et que vaut une peinture dénuée même de sincérité ? » (Edmond Cousturier, Notes d’art, Entretiens politiques et littéraires, 25 janvier 1893, p.77)
Mais c’est quand même une relative célébrité… Le sculpteur Alexandre Charpentier exécute le
portrait de Jeanne :
« Les yeux ! — l'impuissance de l'être humain en face de la vie, l'altier emprisonnement des trop grands rêves dans l'infini des prunelles, le flux trouble des regrets, la flamme effrénée des désirs, la cristalline pureté des existences de sacrifice et de dévouement, la bonté apitoyée que nulle ingratitude ne désarme, tout le poème des angoisses et des extases, tout le poème des maux mystérieux et des langueurs maladives, Madame Jeanne Jacquemin l'évoque dans les yeux de ces mélancoliques figures. Cela seul paraît la passionner de refléter l'abîme des âmes dans le miroir divers des yeux. Comme dans les songes, les créatures de son imagination prennent l'apparence de fantômes dont seuls les yeux vivent, visibles, et tout le reste s'efface, disparaît hormis le regard de ces yeux : de même dans les tableaux qu'elle peint. » (Gabriel Mourey, « Le peintre de la pitié », Gil Blas, 4 septembre 1893, p.2)
A
la fin de l’année, la critique ne désarme pas, évoque « les vierges
émaciées et vertes de Jeanne Jacquemin »
(La saison mondaine, 3 décembre 1893, p.4) et recommande « le
pastel de Mme Jeanne Jacquemin, "reflet
de l’agonie spirituelle des déshérités" et le portrait de fiancées
surnaturelles. Oh ! ma tête ! » (L'Univers illustré, 24 mars 1894,
p.179)
Surfant sur la vague d’un succès ambigu,
Jean Lorrain confie à Jeanne l’illustration d’un de ses textes, une nouvelle
intitulée La Mandragore, prépubliée
sous le titre « Conte de Noël », dans Le Courrier français du 30
décembre 1894.
En voici un résumé de mon cru (le texte est interminable et rien ne vous empêche d'aller le lire dans le Courrier français, consultable en ligne dans Gallica !) :
Consternation à la cour : la reine a accouché d’une grenouille. Les dames d’honneur en sont « bouches cousues et regards navrés » ; le roi n’est pas trop content non plus « vous avez fait là un beau coup, madame, c’est la première fois qu’on voit des grenouilles dans ma lignée. » Et de se poser des questions sur « tous les gardes du château chargés de veiller » sur la personne royale. En considération du fait que ladite reine lui avait donné auparavant un héritier en bonne et due forme, le roi passe l’éponge mais ordonne « la mort immédiate de l’affreux monstrillon ».
La reine ne le prend pas trop mal et s’endort. Cependant, réveillée en pleine nuit, elle trouve dans le berceau préparé pour son enfant, « les yeux grands ouverts, des yeux énormes et somnambules, la grenouille hallucinée, ses deux petites pattes palmée tenant sur sa poitrine un rameau de buis vert. » Evanouissement de la reine, arrivée de ses dames qui ne voient dans la pièce « ni berceau ni grenouille ». La reine ne s’en remet pas et dès lors, « errait pleine d’inquiétude sous les lourds madriers des potences. »
« Un autre cauchemar la tourmentait aussi, il lui semblait qu’elle vivait retirée depuis des années », « le peuple et le roi l’avaient oubliée » mais elle menait une existence quasi-heureuse en compagnie de la clandestine grenouille, « attentionnée et tendre comme la plus douce des filles » et toujours couronnée de marguerites des prés.
Au cours d’une promenade, la reine et sa grenouille croisent une procession de femmes conduisant leur progéniture vers une chapelle. A leur vue, « le cœur de la reine se fend » et une « soudaine détresse » l’avertit d’un malheur imminent. Elle se cache en tenant bien serré son manteau et s’aperçoit ensuite qu’elle a écrasé la grenouille dans son geste. Quasi répudiée par le roi, que fatiguait cette femme « plus préoccupée de magie que de messe », elle finit dans un fief aux confins du royaume, visitée de loin en loin par son fils, devenu un jeune homme débauché et cruel, qui ne venait la voir que pour séduire les dernières suivantes qui lui restaient et qu’elle mettait sous clef à chacune de ses visites.
Un soir, une pauvre femme se présente à elle, « les yeux flambants sous sa capuche » et lui remet un sac de grosse toile en l’échange de trois cents écus d’or. En ouvrant le sac, la reine découvre une racine de mandragore « affectant la forme d’un crapaud monstrueux » qu’elle enferme dans un bocal. Au bout de quelques temps, le charme opère et « la tête de la mandragore s’arrondissait, comme des yeux se creusaient sous sa surface plane et de petites mains palmées palpitaient visiblement au bout de ses fibres hideuses ».
Mais, une nuit, la reine découvre ladite mandragore, sortie de
son bocal, qui s’était glissée dans son lit pour lui téter le sein. Horrifiée,
elle la jette par la fenêtre dans un fossé plein d’eau où l’on trouve le
lendemain le corps d’un enfant noyé, « ses petites mains liées par la
chevelure d’une racine inconnue dans le pays ».
Quelques temps plus tard, son fils revient, accompagné d’une femme mourante. Il lui montre un tas d’étoffes dans lesquelles la reine découvre… un nouvelle grenouille (!) « aux grands yeux suppliants » laquelle se transforme sans plus tarder en une belle jeune fille muette qu’elle veille toute la nuit.
Mais la reine finit par s’endormir puis découvre, à son grand
effroi, que la jeune fille en a profité pour se retransformer en grenouille,
énorme, hideuse et ricanante. Après quelques autres péripéties dont je vous
fais grâce, la reine en vient à penser qu’elle a eu bien tort de ne pas sauver la petite
grenouille initiale. Elle prend la jeune fille-grenouille dans ses bras et les
deux femmes sont retrouvées mortes, main dans la main, le lendemain…
(enfin !)
La même année 1894, Jeanne aurait été invitée lors d’une exposition des XX à Bruxelles mais c’était justement l’année de la création de la Libre Esthétique et je ne l'ai pas trouvée dans le catalogue…
Les
expositions de Boutteville continuent, saluées par les critiques favorables au
symbolisme :
« Deux courants très distincts quoique parallèles : l’idéal dans le Rêve et l’idéal dans la Vie. L’idéal dans le Rêve est personnifié ici surtout par Mme Jeanne Jacquemin. Je voudrais écrire de longs chapitres sur les œuvres vraiment belles et d’une eurythmie poignante qu’elle nous donna toujours, cette magicienne qui, des siècles après Botticelli et Ghirlandajo et du vivant encore de Gustave Moreau, eut l’audace surprenante de nous révéler les divins mystères de ses jardins de Rêve et de ses exsangues têtes mortes pareilles à de maudites icônes qui seraient la Douleur de la Vie et la Détresse de la Souffrance. Quelques mots ne suffisent pas pour rendre notre admiration. » (Edmond Pilon, « Peintres impressionnistes et symbolistes », La Plume, 15 mars 1894, p.116/117)
Certains soulignent à juste titre le rôle important assuré par ces expositions au bénéfice la jeune peinture en général (et de Jeanne en particulier puisqu'elle n'a que très peu exposé).
« Depuis plusieurs années, M. Le Barc de Boutteville a eu le courage de donner asile à tous les procédés de peinture. Il pense avec raison que si, personnellement, on n'aime pas telle ou telle manière, il faut, cependant, reconnaître le rayon d'art, l'effort original qui s'y trouve. Si la sensation existe, on est en présence d'une œuvre qui mérite l'examen. M. Le Barc a donc bien fait de persister dans son audace, des résultats ont été obtenus.
L'exposition d'aujourd'hui diffère des précédentes, elle n'a pas réuni les artistes de la première heure, tels qu’Augrand, Lucien Pissarro, de Toulouse-Lautrec, Ibels, Edouard Vuillard, etc., qui ont pris leur vol. Quelques-uns sont restés fidèles au drapeau : Anquetin, Maurice Denis, Ch. Guilioux, Mme Jeanne Jacquemin, etc. Des nouveaux ont comblé les vides et ont cherché à exprimer sincèrement ce qu'ils ont d'ingénu de naïf dans leur manière. (…) Mme Jeanne Jacquemin continue ses pâleurs de choix en son Saint-Georges ; ses deux tableaux sont d'une bonne tenue. » (Désiré Louis, « Impressionnistes et symbolistes », La Justice, 7 mai 1895, p. 1)
Un
texte de Lorrain, paru cette année-là, aurait dû attirer l’attention de Jeanne :
« Est-ce que tu crois sérieusement tout cet art-là très sain ? Parole, il y a
de la sorcellerie dans ces arrangements, et une cervelle chavirerait à moins. »
Et avisant, dans un cadre de vieil argent bossué de fruits de cornaline et
d'agate, une étrange tête coupée de Sapho ou d'Orphée surnageant entre les
nénuphars d'un étang d'or verdâtre, signés Jeanne
Jacquemin : "Et cette pourriture-là, cette fleur d'amphithéâtre
dans ce paysage hanté, tu crois qu'à la longue ça ne détraque pas les nerfs
d'avoir devant soi toutes ces têtes coupées ? mais le choix seul de ces
couleurs est un aveu d'infirmité morale ! Où a-t-on vu de pareils
chrysanthèmes, par exemple ?" » (Jean Lorrain, Sensations et souvenirs,
G. Charpentier et E. Fasquelle, Paris, 1895, p.154)
Mais depuis 1895, Jeanne a quitté Paris pour accompagner dans le midi Alexandre Lauzet,
gravement malade. La seule œuvre que j'ai trouvée de cette période paraît marquer une
évolution qui la rapproche des préraphaélites anglais.
La situation financière du couple devait être très délicate car les artistes se mobilisent.
«
Je viens aussi vous demander une faveur. Un camarade, Lauzet, très malade en ce
moment, est contraint par l'état de sa santé de rester dans le midi à La Garde.
Comme il n'a pas beaucoup de chance, nous avons décidé de faire une vente à son
profit. Je vous serais très reconnaissant si vous pouviez faire un don. Vous
serez en bonne compagnie : Puvis, Rodin, Pissarro, Signac, etc. Dites-moi si
cela est possible. » (Lettre de Maximilien Luce à Henri Edmond Cross, décembre
1894).
Mallarmé
écrit même à James Whistler en faveur de Lauzet et une vente a lieu le 9 mai
1895, à laquelle de nombreux peintres (Monet, Degas, Puvis de Chavannes, Rodin
et Mary Cassatt, entre autres) participent. La vente est un succès et reçoit le
soutien de quelques mécènes.
Lauzet meurt en décembre 1898 et Jeanne est internée de mai à juin 1899 à la Salpêtrière pour neurasthénie. Mais elle continue à produire puisqu’elle est signalée au Salon de la Plume par l’un des critiques du journal éponyme : « de Mme Jeanne Jacquemin : le Calice, la Passante et Salomé, cette dernière d’un sentiment exquis et d’une harmonie heureuse, vert et orange. » (Gustave Coquiot, « Le salon de la Plume », La Plume, 1er janvier 1900, p.335)
En 1902, après avoir divorcé de son premier mari (Edouard Jacquemin), Jeanne épouse un jeune médecin, Lucien Pautrier, avec lequel elle s’installe à Paris.
Mais Lorrain ne risquait pas de laisser échapper sa proie aussi facilement. Il fait paraître dans Le Journal du 11 janvier 1903, un article intitulé « Victime », absolument abject et dans lequel il la décrit précisément, bien que sous un faux nom : « Mme Lostein était rousse, du roux chaud et-cuivré que j'aime », dévoile tous les secrets de la jeunesse de Jeanne, en la qualifiant au passage d’hystérique et de névrosée, la nomme Narcissa et termine par cette phrase : « Et avec un long sanglot de tourterelle blessée, la peintresse des Christs émaciés et des saintes douloureuses me tendait ses lèvres et tombait dans mes bras. »
Difficile de ne pas reconnaître Jeanne. Celle-ci lui intente un procès, qu’elle gagne, mais finalement se désiste, au stade de l’appel interjeté par Lorrain.
Après son divorce en 1913 et son remariage en 1921 avec un certain Yvon Le Loup. Connu sous le nom de Sédir, c'est un ami de Peladan et de sa clique ésotériste. Jeanne n’est plus citée dans les gazettes qu’avec commisération :
« Rémy de Gourmont vouait des articles pleins d'admiration à une peintresse bizarre, Jeanne Jacquemin, dont les évocations morbides étaient appréciées. » (Andries de Rosa, « La période héroïque », Le Centaure, 1er mars 1910, p.31)
« Tout cela va revivre à cette exposition : Gauguin en tête. J’ai nommé les plus brillants. D’autres ont été interrompus jeunes. Ranson qui avait tout pour devenir un chef d’école ; Armand Seguin, Filiger ; Jeanne Jacquemin, qu’un des malicieux de la pléiade surnommait "l’éternelle saignante". » (Arsène Alexandre, « Gauguin et ses amis », L’Intransigeant, 27 février 1934, p.6)
« Elle
me rappelait ces têtes d'Ophélie qu'une artiste aujourd'hui oubliée (les
réputations passent vite), Jeanne Jacquemin a
peintes vers 1890 pour la satisfaction de Joris-Karl-Huysmans et de Jean
Lorrain. Oui, c'était ce regard un peu douloureux, cette diaphanéité, cette douceur de traits que Jeanne
Jacquemin peignait, à la suite de Burne-Jones, et des figures préraphaéliques. »
(Gérard Bauer, « Rencontre (nouvelle) », Les nouvelles
littéraires, artistiques et scientifiques, 4 août 1934, p.2)
« Nous fûmes de ceux - et cela ne nous rajeunit guère - qui suivions alors les expositions d'un marchand de tableaux artiste - rarissima avis - feu de Barc de Boutteville. On voyait en sa galerie des Vuillard, des Cottex, des Guilloux et des Jeanne Jacquemin. Jean Lorrain s'enthousiasmait, bien à tort d'ailleurs, pour l'ésotérisme enfantin de cette dame. » (Louis Vauxcelles, « Souvenirs de la Revue Blanche », Le Monde illustré, 13 juin 1936, p.502).
Jeanne
Jacquemin est morte, seule et oubliée, à l’hôpital
Cochin de Paris, le 25 septembre 1938 et a été inhumée dans le carré des
indigents du cimetière de Thiais.
*
On
comprend que Jeanne ait disparu bien vite de l’histoire de l’art, non seulement
parce qu’elle ne l’a – objectivement – pas révolutionnée mais aussi parce qu’elle
en avait déjà été effacée de son vivant.
Il m’a toutefois paru important de la faire figurer sur ce blog pour une raison parfaitement soulignée par un chercheur dont le texte m’a beaucoup aidée à retracer la vie de cette artiste et auquel je laisse la parole en conclusion.
« Les
contemporains de l’artiste ne s’y sont pas trompés, et l’on doit interpréter l’extraordinaire
fortune critique et littéraire dont ils gratifièrent cette œuvre comme la reconnaissance
de sa valeur symbolique : avec l’image rêvée de son visage, l’artiste
avait dessiné un certain visage de son époque (…) comme la représentation
emblématique d’une fin-de-siècle inquiète de son devenir et partagée entre le
désespoir et le rêve. » (Jean-David Jumeau-Lafond : « Jeanne
Jacquemin (1863-1938), peintre et égérie symboliste », Revue de l'art,
septembre 2003, n° 141, p. 57-78)
*
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