Gesina
ter Borch est née le 15 novembre 1631 à Deventer, une ville proche de Zwolle,
chef-lieu de la province d’Overijssel, au nord-est des Pays-Bas.
Elle est la fille de Gerard ter Borch l’Ancien, né vers 1583 et qui s’est marié trois fois : d’abord avec Anna Bufkens (1583-1662), avec laquelle il a eu deux enfants, Gerard et Jannechien ; ensuite avec Geesken van Voorst (1599-1628), dont il a eu deux filles, Anna et Sara ; enfin avec Wiesken Matthis (1607-1683), dont il a eu neuf enfants, trois garçons et six filles. Selon un site de généalogie que j’ai consulté, Gesina serait la deuxième enfant de ce troisième lit, son frère Matthijs étant né en 1629. Mais selon d'autres sources, elle serait l'aînée.
Après une première formation de peintre, Gerard ter Borch l’Ancien voyagea en Italie puis revint dans sa ville natale, Zwolle, vers 1612. Il abandonne rapidement son premier métier pour embrasser une carrière d’administrateur mais enseigne son art à ses fils, principalement à l’aîné, aujourd’hui connu comme Gerard ter Borch le Jeune (1617-1681), le demi-frère de Gesina. C’est le seul de la famille à avoir connu une véritable carrière artistique même si deux frères cadets de Gesina, Harmen (1638-1677) et Moïse (1645-1667) ont laissé des dessins, annotés par leur père dès leur enfance, preuve de la formation qu'ils ont reçue.
Gerard ter Borch l’Ancien est aussi un collectionneur d’estampes. Il a commencé sa collection en Italie et l’a poursuivie à son retour, grâce à de fréquents voyages professionnels à La Haye. La famille dispose donc de références iconographiques (Annibale Carracci, Rembrandt, Dürer) et littéraires, également collectées par Gerard le Jeune, lors de ses propres voyages.
Comme Gesina n’a jamais vendu ses dessins, qu’elle semble avoir réservés à sa parentèle, elle n’a jamais été considérée comme une artiste professionnelle, du moins jusqu’à ce que l’historien de l’art Abraham Bredius (1855-1946) découvre les albums de la famille ter Borch et comprenne qu’ils avaient été peints et soigneusement conservés par Gesina.
Bien qu’elle n’ait, semble-t-il, jamais suivi d’apprentissage à proprement parler, même si son père lui a probablement appris le dessin, tout laisse penser que Gesina se considérait elle-même comme une artiste, comme l’indiquent ses nombreux autoportraits, tous réalisés à l’aquarelle.
Ces albums ont également permis de la reconnaître dans plusieurs œuvres de son demi-frère Gerard, dont elle était visiblement très proche :
Femme devant un miroir – vers 1652
Portrait d’une jeune fille en costume paysan – 1660
« Au XVIe siècle, on reconnaissait immédiatement une jeune célibataire à ses nattes et son bandeau rouge. Le modèle est probablement Gesina qui posait très souvent pour son frère. » (Notice du musée)
Au
cours de sa vie, Gesina a réalisé trois albums distincts.
Elle a commencé le premier vers 14 ans et l’a intitulé Materi-boeck, ce qui signifie à peu près « Livre de matière ». La page de garde est datée de 1646 (cliquer sur les images pour les agrandir).
C’est
d’abord un album de calligraphie dans lequel elle insère plus tard quelques
illustrations, comme cette étude de figures occupées à diverses activités. C’est
son tout premier dessin connu, elle a 16 ans.
Viennent ensuite diverses scènes familières :
Et
enfin un probable portrait de son frère Moïse jouant du violon.
Gesina
commence son deuxième album en 1652. C’est un livre de ballades et de poèmes,
intitulé Livre de poésie qui s’ouvre sur une allégorie de l’art
mais les différents feuillets ne sont pas nécessairement placés en ordre
chronologique. Beaucoup des poèmes se réfèrent directement
ou indirectement à la littérature musicale et emblématique du XVIIe siècle, notamment
aux thèmes développés par le grand moraliste hollandais, Jacob Cats (1577-1660).
Vient
ensuite le blason des Ter Borch, peint quelques années plus tard :
Puis plus d’une centaine de feuillets, tous composés de la même façon : un texte calligraphié dans la partie haute, une illustration en bas. Ici, par exemple, pour illustrer une ritournelle sur les joies du mariage - dont il est précisé qu’elle se chantait sur l’air de « La plus belle nymphe de la forêt » - Gesina peint une scène de ménage plutôt musclée…
Parfois, lorsque la chanson est courte, l’illustration prend ses aises. Si j’ai bien compris l’explication, il est ici question de deux personnes mortes dans un baquet et les lavandières auraient menti… selon le musée, il est possible que le dessin lui-même ait été repris d’un dessin de Gerard l’Ancien.
Ailleurs,
il est question d’un chat jeté dans un four pour le punir d’avoir mangé un
fromage.
Là,
d’une jeune fille atteinte du mal d’amour :
S’intercalent
aussi des scènes religieuses, ici reprise d’un dessin de son père…
…
ou des dessins sans poésie, en format à l’italienne …
…
comme ces deux lavandières dans un paysage…
Tandis
que cette scène illustre un poème sur un homme qui n’arrive pas à choisir entre
deux amours.
Et
il semblerait que la situation inverse soit aussi possible !
Ici,
l’amoureux formule sa déclaration en prenant le monastère comme métaphore de
son amour.
Une chanson peut aussi inviter à noyer son chagrin d'amour dans l’alcool, tandis qu’au
fond de la scène une femme traite son mari de voyou.
Bref,
vous l’aurez compris, c’est la vie avec ses joies et ses peines, traitée avec
la distance qu’autorise la chanson, voire de façon satyrique comme dans cette déclaration
au clair de lune, où l’on voit un « Brabander » amoureux.
C’est
un homme du sud des Pays-Bas alors sous domination espagnole. Dans l’esprit des
gens du nord, leurs vêtements à la mode française et leurs manières
excessivement raffinées sont parfaitement ridicules.
Gesina a mis en scène son expérience de la vue nocturne avec, au loin, la silhouette de bâtiments, l’éclat des lanternes et les ombres portées des protagonistes. Mais le poème illustré par cette scène évoque l’amour sans espoir d’un certain Jacks pour une Elisabeth, publié par le peintre Willem Schellinks (1623-1678), à Amsterdam en 1654 !
« Bonsoir,
Betty, amour, je dis, je, je, je suis ton esclave … prêt à tout pour ton
plaisir. »
On
peut aussi imaginer que Gesina, qui a acheté avec une de ses sœurs une maison
de campagne, s’est aussi servi du décor de sa propre vie quotidienne dans
certaines représentations, comme celle-ci :
Ces
charmantes aquarelles ne constituent pas la seule production artistique de
Gesina pendant les dernières années de la décennie 1650. On sait aujourd’hui
qu’elle a participé à la réalisation de deux portraits de son frère Moïse.
Les historiens de l’art pensent que plusieurs éléments du premier ne correspondent pas au fini soigné de Gerard. La touche légère, le traitement de la peau de mouton, sa densité lourde qui contraste avec la délicatesse des cheveux bouclés, les broderies du manteau, pourraient être la marque de Gesina.
Moïse ter Borch tenant une canne de kolf – vers 1655
Huile sur panneau, 39, 3 × 26,6 cm
National Gallery of Art, Washington D.C.
Le jeune Moïse a commencé à servir dans la flotte hollandaise en 1664 et a combattu lors de la deuxième guerre anglo-néerlandaise (1665-1667). Il meurt en 1667, pendant la prise de Fort Languard, en Angleterre. Gesina, probablement très affectée, peint un portrait commémoratif de son frère. Il a été récemment retrouvé et acheté par le Rijksmuseum.
Selon le musée, bien que Gesina ait inscrit la date de 1645 en haut à gauche de la toile, il s’agit d’un portrait posthume car elle a représenté, par la présence de l’épée et du fouet qui se trouvent par terre, la fin tragique de son frère, mort à 22 ans.
Puis, Gesina et Gerard unissent à nouveau leurs pinceaux pour ce portrait commémoratif, beaucoup plus élaboré.
Portrait commémoratif de Moïse ter Borch – vers 1667/1669
Huile sur toile, 76,2 x 56,5 cm
Rijksmuseum, Amsterdam
« Il
se tient debout, appuyé sur une canne, devant un rocher partiellement envahi
par la végétation. Il est entouré de symboles : le temps (la montre à
gousset), la mort (le crâne), l’éternité (le lierre sur le rocher), la fidélité
(le chien), la vie militaire (l’armure). » (Notice du musée)
On retrouvera ce portrait de Moïse dans le troisième album de Gesina, le Familie plakboek (Album de famille), qu’elle commence dans les années 1660. Elle y rassemble de nombreuses productions familiales, dessins de ses jeunes frères et croquis préparatoires exécutés par Gerard. Ses propres dessins ne sont plus des illustrations mais des aquarelles indépendantes, pleine page.
On
peut les classer en différentes rubriques qui ne sont pourtant pas constituées
comme telles. Pour résumer, on trouve d’abord une série de portraits, parfois
d’après des huiles de son frère Gerard ; celui de Moïse et probablement d’une de
ses sœurs, Jenneken.
On
y trouve aussi l’autoportrait de Gesina que j’ai placé en exergue de la
présente notice et celui-ci, en cartouche surmonté des armoiries des Ter Borch,
au-dessus d’un poème d’Henrik Jordis louant les vertus de Gesina.
Des portraits de femmes, ici présentés
ensemble mais ce sont des pages distinctes :
Et
quelques portraits d’hommes et de religieux.
D’autres
dessins donnent une représentation du mode de vie, de l’habillement et de la
sociabilité de la classe moyenne aisée, à laquelle Gesina appartient.
Avec
parfois des membres de la famille ter Borch :
Moïse apparaît plusieurs fois, ici dans une scène dans la campagne…
…et là, pendant la guerre - dans une pose en contrapposto identique à celle du portrait commémoratif - tandis que rôde la mort.
On
rencontre aussi une amie d’enfance de Gesina, partie pour les îles hollandaises
des Caraïbes.
Gesina a ajouté à son album quelques souvenir de ses découvertes du monde extérieur, comme ce portrait de deux
jeunes Africains, pourtant dessinés plusieurs années avant le début de
l’Album :
Ou cette copie d’une miniature persane
dont on pense que c’est elle qui a décidé de la présenter sur fond noir.
Mais
la partie la plus intéressante de l’album est celle qui témoigne de l’influence
de la culture néerlandaise sur l’imaginaire pictural de Gesina lequel est bien
loin de se limiter à ce qu’elle voit autour d’elle. On pense qu’elle a été
initiée au langage allégorique par son ami Hendrik Jordis, un marchand d’art
d’Amsterdam qu’elle a rencontré dans les années 1650, auteur du poème de son
autoportrait en cartouche, vu plus haut.
Ainsi, ses représentations à dimension symbolique comme l’allégorie de la victoire de la peinture sur la mort, qui a probablement été en partie inspirée par l’Iconologia de Cesare Ripa.
« La
Bouche qu’elle a bandée signifie que les Peintres aiment ordinairement le silence
& la solitude, pour en avoir l’imagination plus vive & plus forte »
(Ripa Cesare, Iconologia, édition Paris 1643, p.183)
Et nombreuses sont les scènes évoquant la présence de la mort, s'immisçant dans la société des vivants :
Ici,
on pense qu’elle représente une de ses sœurs décédées, Aleida ou Aeltien, près d’une pierre tombale où l’on peut voir
les armes de la famille ter Borch.
Enfin,
Gesina s’est aussi intéressée à la symbolique des couleurs, comme le montre ce
document qui paraît faire référence, selon les historiens, à un sonnet de
Justus de Harduijn, Weerlijcke Liefden tot Roose-mond (Les amours féroces de Roose-mond) composé en 1613.
Gesina ter Borch est morte le 16 avril 1690, probablement à Zwolle, une date connue grâce à la médaille commémorative éditée peu après son décès.
Ensuite,
Gesina est tombée dans l'oubli. Certes, Van Eijnden et Van der Willigen la
mentionnent dans leur Histoire de la peinture de la patrie (Haarlem
1816-1840) comme « artiste hollandaise » et sœur de Gerard mais sans plus. Ses
albums ne seront redécouverts qu’à la fin du XIXe siècle et il a fallu encore
un siècle pour que l’étude d’Alison McNeil Kettering, Drawings from the Ter
Borch Studio Estate in the Rijksmuseum (La Haye, 1988), mette l’accent sur
son apport spécifique.
Il ne vous aura pas échappé que la totalité des dessins de Gesina sont conservés au Rijksmuseum d’Amsterdam. On peut les trouver sur le site du musée, hélas sans aucune explication sur leurs conditions de production ou la signification des très nombreuses références symboliques dont elles sont porteuses.
Cependant, comme le montre l’unique tableau à l’huile qu’on connaît à présent de sa main, Gesina n’était certainement pas une artiste de la trempe de ces deux autres artistes féminines. Il me semble qu’il serait plus juste d’insister sur les raisons qui ont contribué au fait qu’elle n’a pas atteint le niveau de son frère aîné, comme l’absence de véritable enseignement artistique, le fait qu’elle n’a pas voyagé et pu se confronter avec d’autres artistes, etc. Et développer l’analyse de ses aquarelles pour approfondir leur aspect documentaire sur l’époque.
En un mot, faire connaître les artistes féminines, sans considérer qu’elles se « valent » toutes au plan artistique, au seul motif qu’elles sont des femmes !
Et
en guise de natures mortes finales, voici quelques fleurs de la main de Gesina.
*
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