Vanessa Stephen est née
le 30 mai 1879 dans une famille de la classe moyenne supérieure, connue pour ses
activités intellectuelles et artistiques. Son père, Sir Leslie Stephen, est
écrivain, enseignant et critique littéraire, sa mère Julia, née Jackson a été
le modèle préféré de sa tante, la célèbre photographe victorienne Julia
Margaret Cameron. Enfin, la sœur cadette de Vanessa deviendra la célèbre romancière
Virginia Woolf. La famille compte aussi deux garçons, Thoby et Adrian.
Vanessa commence à
étudier le dessin en 1896 auprès d’Arthur Stockdale Cope, académicien et
portraitiste de la haute société britannique.
En 1901, Vanessa est
admise comme élève à la Royal Academy de Londres où John Singer Sargent sera
son professeur pendant trois ans. Américain, il a étudié à Florence et à Paris
où il a fréquenté Monet. Son tableau, Carnation, Lily, Lily, Rose (1886)
a été remarqué à la Royal Academy et immédiatement acheté par la Tate. Très novateur,
il est en train de devenir la coqueluche de la haute société anglo-saxonne pour
ses portraits. Cosmopolite, il encourage ses étudiants à sortir d’Angleterre
pour « voir la lumière du soleil et ce qui doit être vu. »
Lorsque Leslie Stephen meurt en 1904, la famille s’installe 46 Gordon square dans le quartier de Bloomsbury. Dans la nouvelle maison, Vanessa fait peindre les murs en blanc, scandale assuré dans l’Angleterre victorienne !
Les quatre enfants
Stephen vont aussi voyager, en Italie où Vanessa découvre les maîtres anciens,
puis à Paris où elle visite l’atelier de Rodin et le Salon des artistes
français qui n’est pas celui de l’art moderne. Elle rentre à Londres
passablement déçue.
A son retour, Vanessa fréquente brièvement la Slade School of Art et fonde, dès l’année suivante, un groupe de discussion entre amis artistes, le Friday Club, auquel participent Mary Creighton, Gwen Raverat, Clive Bell, Ducan Grant, John Nash, Henry Lamb, Bernard Leach, Saxon Sydney Turner et Mark Gertler. Le groupe monte des expositions dans de petites galeries londoniennes.
Vanessa admire déjà la
peinture de Ducan Grant. Elle lui achètera bientôt une toile, les Cueilleurs
de citron :
De son côté, son frère, Thoby Stephen, reçoit le jeudi ses amis de Cambridge, écrivains et critiques.
L'écrivain Lytton
Strachey, le critique d'art Clive Bell, l'éditeur Leonard Woolf et l'économiste
John Maynard Keynes constituent le noyau central du Bloomsbury Group, un groupe
de libres penseurs que Richard Sone a décrit en ces termes (traduction
personnelle) : « Le style de vie qu’ils ont adopté était un mélange complexe
d’héritage et de préférences personnelles. Il y avait une touche de camping,
une joyeuse improvisation domestique qui se heurtait de façon comique au
confort solide d’une classe moyenne à la culture exigeante. Il n’y avait rien d’affecté
là-dedans, même si la jouissance esthétique du cadre de vie était souvent
placée avant toute autre considération. Cela paraissait à certains
intolérablement bohème et désordonné, pour d’autres, ça ne l’était pas
suffisamment. Mais dans ce cadre, il y avait la place pour un travail acharné
et une constante activité. » (Richard Stone, Vanessa Bell, Duncan
Grant, and their circle, Londres, Phaidon, 1976).
Dans les deux cénacles
de Gordon square, on peut échanger des idées librement, sans subir la pesanteur
des convenances et de la morale victorienne. Dans une lettre à Clive Bell,
Vanessa souligne l’intérêt de ces réunions en petit comité : « Le
principal me semble être que, comme vous le dites, il faudrait éradiquer la
politesse. Nous pouvons arriver au point de nous traiter mutuellement de
connards et d'adultères quand l’audience est restreinte et triée sur le volet,
ce que nous ne pourrions pas faire avec un plus grand nombre de personnes qui
pourraient ne pas se sentir tout à fait à l’aise. » (Source : Tate
Britain)
Ce n’est donc pas un hasard si la conversation et l’échange constituent un thème qui revient régulièrement dans les œuvres de Vanessa, pourtant décrite comme une « taiseuse ». Mais peut-être est-ce chez elle une métaphore de l’échange visuel réciproque entre artistes, au travers de leurs œuvres ?
Clive Bell la demande
en mariage à deux reprises mais ce n’est qu’après le décès de Thoby, terrassé
par la fièvre typhoïde en 1907, que Vanessa accepte de l'épouser. Ils ont rapidement deux
fils, Julian (1908) et Quentin (1910). Vanessa est happée par ces maternités
rapprochées et peint ses fils à longueur de journée (elle écrira aussi des
nouvelles pour enfants qui ne seront pas publiées). Bell se lasse et les deux
époux se séparent juste après la naissance de Quentin mais resteront mariés et
solidaires toute leur vie.
Vanessa participe en 1909 à la prestigieuse New English Art Club Exhibition. Elle y montre Coquelicots d’Islande, où l’influence de Sargent et plus encore celle de James Abbot McNeil Whistler (1834-1903) qu’elle admire, est sensible.
Mais la composition
est moderne, déjà réduite à l’essentiel : un pot de pharmacie français du
XVIIIe siècle, une bouteille contenant un médicament (ou du poison ?), un
bol et trois coquelicots coupés (symbole de la mort chez les Préraphaélites),
deux blancs, un rouge, une sorte de « vanité ».
La nature morte est alors peu connue en Angleterre. Elle a pu découvrir celles de Chardin, dont des œuvres ont été présentées à Londres en 1907. William Nicholson (1872-1949) a peint ses premières natures mortes en 1907 également. Cela reste donc un choix audacieux.
Dans une de ses rares
critiques d’expositions, Duncan Grant fait l'éloge de « l'exquise nature
morte de Mme Clive Bell » et le peintre Walter Sickert (1860-1942), membre
influent du Camden Town Group, la complimente également : « Je ne
savais pas que vous étiez peintre, continuez ! »
Vanessa resta très attachée à cette œuvre, qu’elle exposait chez elle avec celles des plus grands peintres de sa collection. Elle ne s’en séparera que très tard, pour la donner à Duncan Grant.
La même année 1909,
Roger Eliot Fry intègre le Friday Club. C’est un peintre et historien de l’art
qui a enseigné à la Slade School of Fine Art de Londres et dont les conférences
ont enthousiasmé George Bernard Shaw. Il a voyagé en France et en Italie, a participé à la création du Burlington Magazine et rentre à peine de New
York où il a été conservateur du département des peintures du Metropolitan.
Fry est passionné par
Gauguin et Cézanne et organise aux Grafton Galleries, en 1910, une première
exposition, intitulée « Manet et les post-impressionnistes », terme
qu’il invente pour désigner les courants qu’on
appelait alors en France « synthétisme » et « fauvisme ». Il
s’agissait de rendre l’art moderne français intelligible pour le public anglais,
pour lequel cette exposition a constitué un « tremblement de terre »
(Desmond MacCarthy).
Les huit toiles de Manet - dont l’encore scandaleux Bar aux Folies Bergères - sont présentées comme une référence de la modernité car ce qu’il est principalement question de montrer, ce sont Gauguin (36 toiles), Van Gogh (22 toiles) et surtout Cézanne (21 toiles), ainsi que leurs successeurs, Picasso, Matisse, Derain, Seurat, Signac, Sérusier, Vallotton, Redon, etc.
Et surtout, dans l’introduction du catalogue, rédigée par Desmond MacCarthy à partir de notes de Fry, apparaissent plusieurs concepts qui vont jouer un rôle important dans la théorisation du post-impressionnisme en Angleterre.
« Les notions d’expression
et de design sont primordiales : à l’imitation passive des
apparences naturelles et à tout fonctionnement narratif de l’œuvre d’art se
substitue l’expression individuelle de l’artiste, sa capacité de transmettre
une émotion née de son interprétation du visible. Le propre du tableau
post-impressionniste est sa capacité d’appréhender par la forme les relations
essentielles constitutives de l’objet, d’exprimer ce que l’introduction désigne
comme ‘’the treeness of the tree’’ (« l’arbritude de l’arbre »). A
cet égard le concept de design tient une place fondamentale. La
représentation n’est pas imitation des apparences mais design : dessin
et dessein ; elle est visée subjective ayant pris forme. » (Anne-Pascale
Bruneau, « Aux sources du post-impressionnisme, Les expositions de 1910 et
1912 aux Grafton Galleries de Londres », Revue de l’Art, n°113,
1996-3, p.7 à 18, consultable en ligne.)
L’année suivante, les
jeunes artistes découvrent les Ballets Russes de Diaghilev qui se produisent
pour la première fois à Londres et, avec eux, les décors de Braque, Picasso,
Matisse, de Chirico et les costumes de Natalia Gontcharova.
Fry accompagne Vanessa lors d’un voyage en Grèce et en Turquie et ils commencent une relation amoureuse qui ne durera pas, ce dont Fry aura bien du mal à se consoler.
Sur le plan de
l’histoire de l’art, en revanche, la première tentative de Fry a été plus que
productive : en 1912, il peut présenter ensemble peintres français et
anglais dans une seconde exposition, mise en scène par lui-même, Vanessa et
Grant. Le post-impressionnisme est adopté en tant que mouvement artistique
britannique et même les critiques d’art les plus hostiles commencent à adopter
le langage de la forme imposé par Fry.
Côté français, Van Gogh et Gauguin ont disparu des cimaises. Restent les maîtres, Cézanne, Picasso et Matisse ; des fauves et des cubistes, Braque, Lhote, Derain, Vlaminck, Marchand, Marquet, Bonnard, Doucet et quelques autres, comme Jacqueline Marval, seule représentante féminine de la modernité française.
Côté britannique, participent à l’exposition Bernard Adeney, Vanessa Bell, Frederick Etchells, Jessie Etchells, Spencer Gore, Duncan Grant, Henry Lamb, Wyndham Lewis, Stanley Spencer, et bien sûr Roger Fry.
L’introduction du catalogue du groupe anglais est rédigée par Clive Bell qui revient sur plusieurs concepts, notamment celui de « forme significative » qu’il explicitera ensuite dans son livre Art, de 1914 : « des lignes et des couleurs combinées d’une manière particulière, certaines formes et des relations de formes, qui suscitent nos émotions esthétiques. »
Vanessa montre quatre
toiles, dont La Dame espagnole, Asheham House et Strudland Beach. Tentative
réussie.
La Plage de Strudland, son tableau le plus remarqué,
est innovant à plus d’un titre. D’abord par son thème. La plage,
que Vanessa avait pratiquée l’été précédent avec des amis, est un loisir peu
fréquent à l’époque.
Ensuite, par sa « forme significative », purgée de récit ou de détails circonstanciels et aussi– mais c’est une appréciation personnelle – par la présence de cette cabine de bain qui se profile massivement devant une mer sans horizon. L’œuvre est alors considérée comme l’une des plus radicales de l’époque, en Angleterre.
« Les personnages du premier plan semblent observer ceux du coin supérieur droit, attirant l’attention sur l’acte de perception impliqué dans une peinture. Tous les personnages tournent le dos au spectateur, orientés comme le tableau lui-même vers la mer. » (Extrait de la notice du musée)
D’autres peintres ont
aussi du succès, comme Spencer Gore, un disciple de Sickert…
… et Duncan Grant qui
montre notamment ces Danseurs :
Ici, petite remarque
d’étonnement : selon un conservateur de la Frick Collection, qui a
visiblement travaillé longuement le sujet, le tableau ci-dessous a été peint
pas Vanessa Bell. Il est aujourd’hui attribué à Roger Fry par le musée d’Orsay où
il est conservé…
Deuxième étonnement : on reconnaît clairement, à gauche de la porte, Le Luxe II de Matisse mais… avec une baigneuse en moins.
L’exposition sera en partie reprise en mai 1912 à la galerie Barbazanges, à Paris, sous le titre « Quelques indépendants anglais. »
Là-dessus, Vanessa et
Virginia vont passer l’été dans la maison d’Asheham (résidence de campagne du
couple Woolf) et Vanessa peut s’attaquer tranquillement à un thème bien exploré
par les peintres modernes…
On imagine que l’été
offre l’occasion de nombreuses Conversation(s)…
… et elle en profite
pour exécuter un portrait de sa sœur auquel elle applique des principes
moins rigoureux que ceux qu’elle mettra en œuvre pour son propre portrait,
trois ans plus tard (voir l’Autoportrait en exergue). Il se trouve
aujourd’hui à la Maison du Moine, dernière maison de Virginia.
Mais elle en peint
aussi un autre, beaucoup plus radical ! Dans toutes ces œuvres, la même
technique du cerne noir et des couleurs, parfois sourdes, parfois exubérantes,
appliquées d’un pinceau rapide.
De la même année, date
aussi cette Dame Byzantine, une expérimentation
fauve…
Quant à Roger Fry, il a une nouvelle idée. L’année suivante, il crée les « Omega Workshops »,
pour introduire les nouveaux concepts de design post-impressionnistes dans
l'art décoratif. Vanessa et Duncan Grant, qui viennent d’engager une relation
amoureuse, prennent la direction des opérations. Et Vanessa produit de nombreux
objets, tapis, paravents, tissus d’ameublement, etc. absolument révolutionnaires à côté des productions « Art & Craft » alors très en vogue en
Angleterre !
L’influence de Matisse est ici particulièrement sensible, comme dans le projet de paravent ci-dessous. La Danse n’est pas très loin.
Huile sur papier marouflé sur carton, 36,8 x 91,4 cm
Collection particulière (vente 2012)
Huile sur panneau, 37,5 x 94 cm
Ce qui ne détourne pas Vanessa de ses recherches picturales. On en voit les prémices dans la représentation de son univers domestique, où meubles et murs se fondent dans un effet marbré :
Puis elle s’essaie à l’abstraction, dont elle montrera quatre
exemples deux ans plus tard, dans l’exposition « The New Movement in Art » à
la Mansard Gallery.
A ce stade, il me paraît utile de rappeler que si la naissance de l’art abstrait est traditionnellement fixée en
1911, par le fameux Composition V de Kandinsky - a priori inconnu de
Vanessa - ni Picasso, ni Braque ne l’ont expérimenté dans leurs collages. En
juillet 1912, Delaunay a exposé à Zurich sa série semi-abstraite, Les Fenêtres,
et Picabia et Léger des œuvres abstraites au Salon d’Automne. Les a-t-elle vues ? Si non, on peut penser qu’elle se sert de l'abstraction
pour analyser les combinaisons de couleurs et leur interaction avec les formes
et les textures ; une façon d’explorer la forme significative.
Le fait qu’elle n’y reviendra pas ensuite plaide plutôt pour cette hypothèse…
Ceci étant, en janvier 1914, elle avait
peint aussi Oranges et citrons, des fruits envoyés par Grant, en voyage
en Tunisie. Elle lui avoue alors ne pas avoir alors pensé aux « théories
modernes » mais s’être simplement laissée porter par la beauté de leur
couleurs, dans son pot jaune italien…
En septembre, elle rejoint Grant
à Paris, pour l’assister dans la création des costumes de la Nuit des rois,
au théâtre du Vieux-Colombier. Elle en profite pour rencontrer Matisse et
Picasso dont elle va visiter les ateliers.
Dès son retour à Londres, elle crée une branche « Mode » pour Oméga Workshop et dessine des tenues au design épuré, bordées de tissus modernistes :
Et elle confirme son retour à la peinture figurative avec, notamment, cette Conversation, une de ses très belles réussites à laquelle elle travaille plusieurs années.
Cette conversation-là n’est sans doute pas une référence à celles du Bloomsbury ! On pense davantage à trois commères en train de fomenter une révolution de paroisse… La dimension humoristique n’échappe pas à Virginia Woolf qui écrit à sa sœur : « Je pense que vous êtes une peintre des plus remarquables. Mais je maintiens que vous êtes par-dessus le marché, une satiriste, une passeuse d'impressions sur la vie humaine : une nouvelliste d'un grand esprit, capable d'exposer une situation d'une manière qui suscite mon envie. » (Source : Tate Britain).
Les deux sœurs sont liées par une admiration réciproque.
Vanessa et Grant peignent
parfois ensemble, comme en témoigne ce double Dessus de cheminée de
Gordon square. Pour autant, si le thème est identique, l’approche est
différente. Vanessa adopté un point de vue en forte contreplongée, mêlant
boîtes en carton et fleurs en papier (bien entendu fabriquées par Omega
Workshops) qui sont autant de formes fracturées, presque abstraites.
Ducan, lui, s’installe
à hauteur et se distingue par l'utilisation de papier découpé collé sur la
surface de la peinture et une palette adoucie.
Je place ici ce Paysage sans date, onirique et séduisant…
… parce que je suppose que le « recto » de cette toile est cette nature morte qui a les mêmes dimensions, appartient au même musée et qui lui a été offerte à la même date par la même société d’amis du musée… et que la palette de la seconde est celle de la fin des années 10, ce qui ne prouve évidemment pas que les deux faces de la toile ont été peintes à la même période !
Lorsque la Première
Guerre mondiale commence, Grant, qui est objecteur de conscience comme la
plupart des membres du Bloomsbury, doit s’exiler à la campagne pour travailler
comme ouvrier agricole. Il part avec son amant du moment, le peintre David
Garnett.
Pendant ce temps, Vanessa et Clive Bell s’installent dans la maison de Virginia, à Asheham. C’est là que Vanessa conçoit les Bouteilles sur une table, plus tard désignées par Fry sous le titre Triple Alliance, dont je suppose qu’il fait référence à la « Triple entente », accord signé en septembre 1914 entre la France, l’Angleterre et la Russie.
Les historiens d’art soulignent aujourd’hui l’hommage à Picasso que constitue cette nature morte. Il est en effet assez probable que Vanessa a vu ce type de collage dans l’atelier de Picasso, peut-être même la fameuse Bouteille de Suze. Comme Picasso, elle utilise des fragments de journaux qu’on peut lire mais dans le sien, on voit aussi des horaires de train et des publicités. La guerre hante presque clandestinement le quotidien domestique de Vanessa.
« Toute peinture vaut
la peine tant que l'on exprime honnêtement ses propres idées. » a-t-elle
écrit à Snowden, son ami de la Slade School of Art.
Et elle reprend aussi,
façon cubiste, un portrait réalisé deux ans plus tôt :
En 1916, Grant et
Garnett s’installent ensemble à Charleston Farm, à Firle dans le Sussex. Une
grosse maison avec de nombreuses dépendances agricoles et un jardin clos. Vanessa
et ses enfants viennent les rejoindre. Ceux qui connaissent déjà Dora
Carrington ne seront pas surpris, la plupart des membres du Bloomsbury pratiquent une sexualité très libre.
Pour autant, deux tableaux de Vanessa appellent l’attention sur un sentiment qu’elle a parfois laissé entendre dans ses lettres à ses amis du Bloomsbury Group, la jalousie.
Son Portrait de
Garnett, d’une part…
… et celui de la romancière
Mary Hutchinson, qui se trouve être la maîtresse de Clive Bell.
Lors de la première exposition du portrait, à la consternation du galeriste, Vanessa Bell écrit en commentaire : « C’est parfaitement hideux et pourtant tout à fait reconnaissable ». Appréciation que je partage, pour ma part, en ce qui concerne le portrait de Garnett… !
Et je ne résiste pas à
l’envie de placer ici une de ses réalisations d'Omega Workshops (en l'occurrence une tête de lit) pour la même Mary
Hutchinson. Si l’on se souvient de la symbolique du coquelicot, telle qu’elle l’a
développée dans sa première nature morte, on évalue sans peine le degré d’affection
qu’elle portait à la dame…
Walter Sickert citera cependant le Portrait de Mme Hutchinson - où Vanessa a intégré des éléments géométriques, comme elle le fait souvent - parmi les chefs-d’œuvre de l’art moderne.
Quoi qu’il en soit,
Charleston devient rapidement l’un des lieux de villégiature réguliers des
membres du Bloomsbury.
Dans la grande maison
un peu délabrée, Vanessa et Grant installent un décor qui ressemble à ceux qu’ils
inventent pour Omega Workshops, portes colorées, motifs au
pochoir sur les murs, habillage de cheminées, meubles peints et poteries
diverses, dont on perçoit l’écho jusque dans les natures mortes de
Vanessa :
Ils vont aussi y installer leurs portraits, comme celui-ci, qu’une photo de l’époque montre posé près d’une bibliothèque.
Grant en a peint aussi
une version à l’huile, dans la même robe. On ne peut pas dire que ses portraits
de son amie soient particulièrement flatteurs…
Le travail de Vanessa
reste, dans ses thèmes et son style, d’inspiration très moderniste :
Collection particulière (vente 2006)
Cette peinture de grand format était destinée au jardin d'hiver de Charleston Farm. Elle n'a jamais été installée et a été gardée pliée. Elle n’a été redécouverte que dans les années 1970.
Moderniste
aussi, son Duncan Grant in front of a Mirror (1916) qu’on peut entrevoir
(en tout petit) sur le site du MET et la Vue de l’étang de Charleston,
avec son rideau à motifs et ses taches colorées qui évoquent Matisse.
En 1917, Virginia et
son mari, le publiciste Leonard Woolf, créent une maison d’édition, Hogarth
Press. Les livres de Virginia y seront publiés, avec des couvertures signées
Vanessa Bell.
En miroir, Virginia
préfacera les catalogues des expositions de sa sœur…
Le jour de Noël 1918,
Vanessa donne naissance à une fille, Angelica. Probablement parce que Vanessa
et Clive Bell sont toujours mariés, Angelica porte le nom de Bell et
n’apprendra qu’elle est la fille de Duncan qu’à l’âge adulte. Il semble que
cette naissance ait marqué la fin de la relation amoureuse entre les deux
peintres mais ils continueront à partager leur espace de vie et leur cheminement artistique.
En 1919, Omega
Workshops ferme ses portes mais Vanessa et Grant continuent à créer
régulièrement des objets, vibrants et audacieux, pour leurs amis et leur
clientèle.
L’année suivante a lieu la première exposition personnelle de Grant. Il a du succès et en profite pour voyager partout en Europe. Vanessa le retrouve à la Maison blanche, louée à Saint Tropez, où ils vont passer plusieurs mois avec les enfants. Vanessa peint son environnement d'une palette douce…
Elle se remet plus intensément à la peinture quand sa fille a un peu grandi. En 1922 et 1923 apparaissent des études de nus d’après modèles. Il en existe un féminin à la Tate Britain et un masculin en collection particulière dont je ne montre qu’un détail pour ne pas choquer d’éventuels visiteurs juvéniles (sait-on jamais !).
Mais comme il a été
peint à Charleston, il révèle un petit morceau de la décoration de
l’atelier !
En 1922, Vanessa
bénéficie enfin de sa première exposition personnelle à la London's Independent
Gallery. Il semble que cette nature morte y figurait mais je n’ai pas pu
vérifier.
Elle expose également
avec le London Group qu’elle a rejoint en 1919 (c’est une nouvelle version
du Camden Town Group de Walter Sickert) et avec la London Artists 'Association à
partir de 1925.
Au début des années 30,
Vanessa peint ces trois femmes immobiles et silencieuses, dans
un espace étrangement encombré de canapés et de fauteuils, de
rideaux et d'un vase. Une sorte de résumé de la peinture moderne (et un hommage
évident à Matisse). Le titre a-t-il un lien avec le livre de sa sœur, A Room
of One's Own (Une chambre à soi) paru l’année précédente ? Est-ce
sa façon d’exprimer que la vie créative des femmes est encombrée de choses
domestiques ? Est-ce la fin des conversations ?
Ensuite, alternent portraits familiaux et amicaux, vues de Charleston et de voyages, en France et en Italie…
Huile sur toile, 45,5 x 36,2 cm
Huile sur carton entoilé, 35,6 x 25,4 cm
Collection particulière (vente 2008)
A la fin des années 30, Vanessa participe à la fondation de l’Euston Road School qui s’oppose aux styles avant-gardistes pour des raisons politiques : il s’agit de créer une art compréhensible au plus grand nombre. Il semble bien que temps de l’expérimentation soit fini… mais cela n’empêche pas de s’amuser un peu.
En 1932, Kenneth Clark,
nouveau directeur de la National Gallery, a commandé à Vanessa et Grant un
service de table sur le thème des femmes célèbres, après avoir lui-même dîné
chez un marchand d’art dans un service destiné à la Grande Catherine de Russie.
Deux ans plus tard, Vanessa et Duncan livrent cinquante assiettes dont ils ont eux-mêmes défini la liste, classée en quatre catégories : Beautés, Femmes de lettres, Actrices et Reines. Naturellement, Virginia figure dans les femmes de lettres. Et pour finir, ils se sont ajoutés eux-mêmes…
La redécouverte de ce service est récente et j’en ai saisi quelques exemples sur le site de Charleston Farmhouse. (n’hésitez pas à cliquer pour agrandir !)
A propos de ces deux autrices, on remarquera avec une pointe d’insolence que pour figurer parmi les
femmes de lettres, il vaut mieux ne pas avoir été trop belles…
Après cet épisode joliment créatif, la décennie devient douloureuse : en 1934, Roger Fry meurt brutalement après une chute et en 1937, le fils aîné de Vanessa, Julian, qui s’était engagé comme brancardier pendant la guerre d’Espagne, est tué pendant les combats. En 1941, Vanessa doit aussi affronter le suicide de sa sœur, Virginia Woolf, après avoir vu brûler, à la suite d’un bombardement, son atelier londonien du 8 Fitzroy Street, incendie dans lequel disparaît toute sa production de jeunesse.
Peut-être est-ce pour conjurer sa tristesse en commémorant
les conversations qui ont cimenté la cohésion du Bloomsbury
Group que Vanessa peint Le Club des Mémoires, où l’on reconnaît ceux qui
sont encore vivants, auxquels s’ajoute une jeune recrue, son fils Quentin …
De gauche à droite, Duncan Grant, Leonard Woolf, Vanessa Bell,
Clive Bell, David Garnett, Maynard et Lydia Keynes, Desmond et Molly MacCarthy,
Quentin Bell et EM Forster. Sur le mur derrière eux, les portraits des
disparus : Virginia Woolf par Duncan Grant (1911), Lytton Strachey par
Duncan Grant (1913) et Roger Fry par Vanessa Bell (vers 1933).
Pendant la guerre, Vanessa collabore avec ses deux enfants, Quentin et Angelica, à la réalisation des peintures murales de de l'église de Berwick dans le Sussex. C’est Angelica qui pose pour le personnage de Marie.
Ensuite, quelques voyages…
…quelques créations décoratives…
… quelques natures mortes…
Huile sur toile, 45,7 x 38,1 cm
… mais il semble bien que les Conversations soient terminées.
Vanessa
Bell est morte le 7 avril 1961 dans sa maison de Charleston.
*
Considérée
dès son vivant comme la « mère au foyer » du Groupe de Bloomsbury, Vanessa Bell a disparu des mémoires à une vitesse record. Il faut dire que, non
contente de ne parler ni de son travail ni d'elle-même, elle n’a jamais rien
publié non plus. Nantie d’un époux critique d’art, d’un amant artiste à succès
et d’une sœur volubile, avait-elle vraiment la place d’exister ?
Pourtant, elle avait des supporters : trois ans après sa mort, l’Arts Council Gallery de Londres monte « Vanessa Bell 1879–1961 : A Memorial Exhibition of Paintings » ; puis à la fin des années 60, la Tate achète deux de ses toiles, Still Life on Corner of a Mantelpiece et Helen Dudley. En 1976, la publication du livre de Richard Stone, Bloomsbury Portraits, relance un peu l’intérêt pour sa peinture.
En
dépit de nombreuses expositions, à Londres et à New York, sur le Bloomsbury
Group, elle reste suffisamment ignorée pour que le Royal Museum de Canterbury organise
une exposition en 1983, afin de la remettre en lumière. Rien n’y fait.
En 1986, sa maison de Charleston est ouverte au public. Mais sur le site de Charleston aujourd’hui… à ma grande surprise, il n’y en a que pour Duncan Grant : « Collection été 2023 de Dior inspirée des tenues de Duncan », « Sélection de dessins érotiques de Duncan Grant, récemment découverts », « L’artiste contemporain Linder rassemble une série d’objets en dialogue avec Duncan Grant et Charleston », etc.
Heureusement, il y a un article sur la première nature morte de Vanessa, Iceland Poppies et, grâce à la « Journée internationale des femmes », l’historienne d’art Katie Hessel nous invite à découvrir « la vie extraordinaire et l’art révolutionnaire de l’artiste moderniste Vanessa Bell ». Ouf ! Mais c’est quand même un peu maigre.
Pourtant, en 1999, lorsque l’œuvre de Vanessa est présentée à la Tate dans le cadre de l’exposition « The Art of Bloomsbury », la critique d’art Fiona MacCarthy écrivait déjà que « la peintre Vanessa Bell était aussi radicale que l’écrivain Virginia Woolf ». Il suffit, pour s’en convaincre de regarder son Autoportrait de 1915 où elle s’enlaidit à plaisir, elle qui était si jolie, par refus de l’image conventionnelle de la beauté.
Vanessa Bell n’a pas été seulement la sœur de Virginia et l’amante de Roger Fry ou de Duncan Grant, mais une artiste qui a conversé longuement et avec succès avec le réseau européen de l’art moderne, depuis son petit atelier de Grande Bretagne.
La dernière exposition « Vanessa Bell, 1879-1961 » a eu lieu en juin 2017 à la Dulwich Picture Gallery. J'ai eu le sentiment, en lisant les articles, que le public l'avait compris.
*
Je termine en alternant natures mortes de vacances et celles peintes dans l’atelier de Londres ou à Charleston, dont on reconnait tout de suite l’atmosphère particulière.
*
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