Emily Carr naît le 13 décembre 1871, à Victoria, sur l’île de Vancouver, l’année où la Colombie-Britannique cesse d’être une colonie d’empire pour devenir une province de la fédération canadienne.
Ses parents sont anglais, immigrés une dizaine d’années avant sa naissance. Installés à Victoria, ils dirigent une entreprise de vente en gros de produits alimentaires qui assure une vie confortable à leurs cinq filles et au seul fils qui leur reste après le décès de leurs deux aînés. C’est une famille protestante dont la pratique religieuse rythme la vie quotidienne.
Jeune fille, Emily se rebellera contre la surdose de prières à laquelle elle est soumise chez ses parents mais elle gardera cependant de cette éducation une religiosité personnelle et une attention à la vie spirituelle qui transparaît dans ses œuvres de maturité.
En
attendant, elle mène une vie confortable dans un environnement paradisiaque :
sa maison est située à proximité du parc de Beacon Hill, avec sa végétation
luxuriante, ses falaises, ses plages et, au loin, le profil des monts Casades.
Et
puis, dans l’une des petites îles toutes proches, il y a la réserve des Songish
dont la fréquentation régulière, dès son plus jeune âge, conduit Emily à
regretter de ne pas être née au sein d’un peuple autochtone, comme elle le
racontera dans son premier récit autobiographique, The Book of Small.
A l’époque, l’île de Vancouver est distante de près de cinq heures de bateau de la côte de Colombie-Britannique, une terre grande comme une France et demie, essentiellement peuplée d’Amérindiens et de marchands de fourrure. En dépit de l’emprise linguistique et morale qu’exercent les Britanniques, Victoria se caractérise alors par un grand vide culturel : pas d’école de haut niveau, pas d’université, pas de cercle artistique susceptible d’accueillir les premiers artistes qui commencent à arriver de l’Est du Canada, plus développé.
Et même si la pratique des arts est considérée comme un loisir acceptable pour les jeunes femmes - ce qui permet à Emily de bénéficier de cours de dessin vers sa quinzième année - il n’est évidemment pas question d’en faire un métier. Dès ses jeunes années, Emily tient un journal, des carnets où elle interroge sa volonté d’être peintre. Elle comprend assez vite qu’il lui sera difficile de le devenir pleinement si elle se marie et décide de rester célibataire.
En 1886, Emilie perd sa mère et, deux ans plus tard, son père. Celui-ci a constitué pour ses enfants une fiducie assez bien garnie, ce qui permet à Emily d’obtenir de son tuteur l’autorisation partir étudier à la California School of Design de San Francisco : de 1890 à 1893, elle s’initie à la pratique du portrait, du paysage et de la nature morte.
Elle revient à Victoria fin 1893 car sa famille est en difficulté financière. Elle doit travailler et organise, dans la grange de la maison familiale où elle a installé son atelier, des cours d’art pour les enfants. Elle reçoit son premier prix de dessin en 1894, à la foire agricole annuelle qui présentait une exposition d’art.
Les deux dessins ci-dessous relatent la même excursion. Ils sont issus d’un carnet de croquis contenant 12 feuilles de papier vélin, avec 18 dessins à l’encre noire et 6 pages de texte.
Déjà, Emily saisit à l’aquarelle ses rencontres dans les villages autochtones :
Après avoir reconstitué quelque réserve financière, Emily part à Londres, en 1899, pour étudier à la Westminster School of Art. Déçue par la formation, elle s’installe ensuite dans l’île de St Ives, après avoir fait en 1901 un court séjour à Paris, où elle a visité les musées.
A St Ives, elle suit l’enseignement de Julius Olsson (1864-1942) pendant huit mois. Mais elle est continuellement malade…
…
et, en 1903, finit par être hospitalisée pendant
dix-huit mois dans un sanatorium où l’on diagnostique qu’elle est atteinte
d’hystérie. Suit un traitement très strict au cours duquel elle ne peut pas
peindre mais couvre de dessins un carnet de croquis, qui sera publié plus tard
sous le titre Pause, A Stretch Book.
Emily
rentre chez elle en passant par Toronto et décide de s’installer à Vancouver où
elle espère trouver un environnement artistique plus satisfaisant qu’à Victoria
dont l’unique association artistique, le Island Art & Craft Club,
n’expose que des aquarelles de jeunes femmes, dans la plus pure tradition
britannique. Emily n’a que mépris pour cette institution qu’elle qualifiera
plus tard de « collier de meules ornant le cou de l’art ».
Elle devient enseignante au Vancouver Studio Club and School of Art où ses élèves sont essentiellement des jeunes femmes qui étudient en dilettante, ce qui l’exaspère quelque peu…
En 1907, elle voyage en Alaska avec Alice, sa sœur aînée, et croque tout ce qui lui tombe sous les yeux, notamment les mats totémiques de Sitka, alors considérés comme des attractions touristiques…
C’est
probablement ce voyage qui la persuade de se consacrer à répertorier l’art
autochtone des villages de Colombie-Britannique. Elle devient membre
fondatrice, en 1908, de la British Colombia Society of Fine Arts où elle
exposera ses œuvres à l’avenir.
Mais
avant de mettre son grand projet à exécution, elle en réalise un autre :
après avoir vendu quelques œuvres pour financer son voyage, elle retourne à
Paris. Elle part le 11 juillet 1910, avec Alice, via Québec et Liverpool. A
Paris, elle rencontre le peintre anglais Harry Phelan Gibb qui lui fait
découvrir la peinture moderne.
Elle
suit un temps les cours de l’académie Colarossi mais préfère rapidement assister
à ceux du peintre John Duncan Fergusson.
Mais à nouveau, elle tombe malade : « il y a quelque chose dans ces grandes villes que les Canadiens des vastes espaces ne pouvaient endurer, c’est comme transplanter un pin dans un pot », écrira-t-elle plus tard dans son journal.
Elle
se réfugie en Suède quelques mois puis, remise, rejoint Harry Phelan Gibb à
Crécy-en-Brie.
Emily a parfaitement saisi la technique de la gradation des couleurs : les murs crème réfléchissent les reflets bleu pâle, vert, orange et rose de l’eau ; les plans verticaux et horizontaux sont équilibrés par la masse feuillue de l’arbre.
Emily écrira plus tard, à propos de Crécy-en-Brie : « beaucoup de
belles maisons adossées au canal ; ils avaient de grands jardins allant au
bord de l'eau avec de petites cabines de lavage… les femmes faisaient leur
lessive ici et s'en réjouissaient beaucoup. Des voix stridentes, des rires
bruyants, se tordaient entre les murs de pierre du canal. De beaux arbres se
penchaient par-dessus les murs pour faire barboter leurs branches. »
Puis
Emilie accompagne le couple Gibb en Bretagne où ils passent l’été et là,
brusquement, son style et sa palette se modifient radicalement : elle a saisi la
distinction moderne entre les objets et les formes.
Elle
réalise aussi de nombreuses aquarelles, où le souci du détail a presque disparu
au profit d’un lavis direct et assuré.
En
1911, deux de ses tableaux, répertoriés dans le catalogue sous les titres La
Colline et Le Paysage, sont exposés au Salon d’Automne, à Paris. Je
n’ai pas retrouvé La Colline, mais la plupart des œuvres de cette époque
démontrent magistralement sa capacité à transformer ce qu’elle voit en émotions
colorées où l’influence des Fauves est sensible.
Emilie
rentre à Victoria en novembre, juste après la fermeture du Salon. En mars
suivant, dans son atelier du 1465 West Broadway à Vancouver, elle organise une
exposition de soixante-dix de ses aquarelles et peintures françaises.
Puis elle se lance dans la réalisation de son projet en entreprenant un long voyage jusqu’aux îles du Nord-Ouest de la Colombie-Britannique, l’archipel de Haïda Gwaii et le fleuve Skeena pour établir « une collection aussi représentative que possible de ces villages anciens et des extraordinaires mâts totémiques, pour l’amour du peuple, l’amour des lieux et l’amour de l’art. […] Je les ai faits pour me faire plaisir à ma façon mais je me suis aussi rigoureusement tenue aux faits parce que je savais que j’étais en train de peindre l’histoire. » (Susan Crean, The Unknown Journal of Emily Carr and Other Writings, Vancouver, Douglas & McIntyre, 2003, p.204)
La
toile ci-dessous, récemment vendue par Sotheby's, a justement été peinte à Haïda
Gwaii :
A
la fin de cette année de travail, Emily organise une grande exposition de deux
cents œuvres au Dominion Hall de Vancouver. Hélas, la critique et le public ne
sont pas convaincus et ses amis lui suggèrent d’abandonner son nouveau style,
trop moderniste. Elle refuse : « j’avais goûté à une approche plus
audacieuse. Cela m’aurait été impossible, même si je l’avais voulu, ce qui
n’était pas le cas. » (Susan Crean, The Unknown Journal of Emily Carr
and Other Writings, Vancouver, Douglas & McIntyre, 2003, p.204)
Toutefois, Emily sait qu’elle est en difficulté artistique. Toute imprégnée qu’elle soit par sa découverte artistique française, elle se rend compte que son mode d’expression par touches est presque incompatible avec l’exigence de rendre compte précisément de son sujet : les mâts totémiques perdent leur force statuaire, deviennent presque anecdotiques. Cette prise de conscience se transforme progressivement en sentiment d’échec…
Elle continue cependant ses visites dans les villages autochtones et rencontre, dans la réserve de North Vancouver, une amérindienne nommée Sophie Franck, avec laquelle elle entretiendra une longue amitié. On connaît aujourd’hui plusieurs portraits qu’elle a probablement réalisés lors de ces visites, qu’elle effectue seule.
Pourtant,
persuadée de ne plus progresser, elle cesse de montrer sa peinture et se
consacre à la gestion d’une pension de famille dans une maison qu’elle a fait
construire. Elle l’a appelée House of All Sorts, éponyme du titre du
livre qu’elle écrira plus tard sur cette période où elle s’est transformée en
« ménagère ».
Et elle commence à fabriquer à la main de petites poteries en argile ramassé sur les falaises de la côte, à destination des touristes. Elle les peint d’animaux et visages divers et signe Klee Wyck, le nom que les Amérindiens lui ont donné et qui signifie celle qui rit. Une « appropriation culturelle » qui la met un peu mal à l’aise et lui sera reprochée plus tard…
Et, bien qu’elle s’en défende, elle continue aussi à peindre sur le
motif.
Au
milieu des années 20, elle passe huit mois à San Francisco pour décorer la
salle de bal de l’hôtel St Francis. Hélas, il semble bien qu’il n’en reste
aucune trace.
Emily a cinquante-six ans. Elle est isolée, sans perspective, lorsque son travail finit par attirer l’attention de l’ethnologue Marius Barbeau.
En 1927, il lui rend visite en compagnie d’Eric Brown, le directeur du musée des beaux-arts du Canada. Ensemble, ils choisissent une trentaine de ses œuvres, peintures et aquarelles, pour « l’Exibition of Canadian West Coast Art : Native and Modern » où ils prévoient de confronter art autochtone et art moderne canadien. Pour Emily, c’est la confirmation officielle, non seulement de la valeur artistique de l’art amérindien mais aussi de la validité de l’intérêt qu’elle leur porte depuis toujours.
Emily fait le voyage vers Ottawa pour assister au vernissage et passe par Toronto où elle rencontre les peintres du Groupe des Sept, exposés comme elle dans la section « moderne ».
Au moment où Emily les rencontre, les peintres du Groupe de Sept ont déjà formalisé leur vision artistique. Plusieurs d’entre eux ont vu l’Exibition of Contemporary Scandinavian Art, présentée à Buffalo en 1913 où étaient présentés des paysages scandinaves finalement très proches de ceux qu’ils connaissaient. Ils ont décidé de se consacrer au paysage afin d’incarner l’esprit de leur territoire, son ciel immense, la splendeur sauvage de ses forêts. Formés en design, ils ont intégré dans leurs représentations les formes épurées de l’Art nouveau.
Enfin, tous ces peintres sont familiers de l’enseignement du transcendantaliste américain Ralph Waldo Emerson, selon lequel toute expérience sensible peut et doit être transcendée par la spiritualité. Cet aspect de leur travail est important pour Emily qui cherche à exprimer sa spiritualité dans la peinture, même si elle préfèrera, finalement, ne pas s’enfermer dans une théorie qu’elle trouve trop éloignée de ses propres préoccupations.
Pour l’heure, ils accueillent Emily à bras ouverts : « vous êtes des nôtres ».
Le
musée lui achète trois aquarelles et Emily se lie d’amitié avec le peintre
Lawren Harris dont le tableau, North Shore, Lake Superior l’impressionne
particulièrement.
Ayant enfin rompu son isolement professionnel et commencé à entrevoir d’où peut venir son renouveau artistique, Emily revient à la peinture. « Le sac à l’épaule, le chien sur mes talons, je me rendis en chantant dans les bois. » (Emily Carr, Growing Pains, p.237)
L’influence
de Harris se sent dès les toutes premières œuvres que peint Emily après leur
rencontre, comme Skidegate : le traitement par touche est abandonné, les
surfaces deviennent plus lisses.
Huile sur toile, 61,5 x 46,4 cm
Vancouver Art Gallery
C’est alors qu’elle rencontre le peintre Mark Tobey qui enseigne à la progressiste Cornish School of the Arts de Seattle. Il se rend chez Emily avec des amis qui ont loué des chambres chez elle et finit par donner une brève série de cours dans l’atelier d’Emily. Tobey n’est pas encore le peintre abstrait qu’il deviendra plus tard. En ce temps-là, il est plutôt intéressé par le cubisme.
Il
a vingt ans de moins qu’Emily mais il est interpelé par sa peinture qu’il ne
se prive pas de critiquer abondamment. Il lui recommande d’éviter la
monochromie et d’animer ses toiles en veillant à opposer zones claires et
sombres. Emily résiste un peu mais finit pas intégrer progressivement ses préconisations.
En 1928, elle effectue son deuxième grand voyage dans le Nord, plus fructueux et ambitieux que celui de 1912. Elle retourne à Alert Bay, Fort Rupert et autres villages kwakiutls de l’île de Vancouver et emmagasine de nombreuses « notes » aquarellées …
Elle
visite la région de la rivière Skeena et parvient ensuite à Kitwancool, qu’elle
n’avait pu atteindre en 1912. Elle y peint des mâts somptueux en mettant en
œuvre les conseils de Tobey :
Huile sur toile, 101,3 x 83,2 cm
Glenbow Museum, Calgary, Alberta
Puis,
en dépit du mauvais temps, elle atteint l’île Maude et le village abandonné de
Skedans d’où elle rapporte assez de matériel pour réaliser ensuite sa grande
toile intitulée Vaincu :
Huile sur toile, 92 x 129 cm
Vancouver Art Gallery
Elle
accumule ainsi une documentation absolument gigantesque dont on peut se faire
une idée en visitant en ligne les Archives de Colombie-Britannique où l’on
trouve toutes sortes d’images étonnantes…
Mais
surtout, en voyageant seule, Emily emmagasine aussi le lot d’émotions ressenties
en découvrant des objets jusque-là inconnus, notamment la fameuse « femme
sauvage des bois », D’Sonoqua, sur laquelle elle tombe littéralement après
avoir glissé sur le sol mouillé : « Maintenant je voyais son visage.
Ses yeux étaient deux sphères noires enserrées par deux sphères blanches au
fond d’orbites caverneuses surmontées de vastes sourcils noirs. Le regard fixe s’enfonçait
en moi comme si c’était la vie même du vieux cèdre qui me contemplait. »
raconte-t-elle plus tard dans son livre Klee Wyck.
Huile sur toile, 100,3 x 65,4 cm
Musée des Beaux-Arts de l’Ontario, Toronto
Photo : Wikimédia (le musée ne la montre pas en ligne)
C’est
aussi l’époque où Emily lit le livre de Ralph Pearson, How to See Modern
Pictures (New York, Dial Presse, 1928), qui est alors l’ouvrage de référence
sur le processus de structuration de la peinture, méthode sur laquelle elle
s’appuie probablement pour retravailler dans une dimension cubiste ses croquis
de terrain.
Forte
de ces nouvelles découvertes, Emily a opéré, à nouveau, une mutation radicale :
elle cesse d’attacher de l’importance à la surface picturale et se concentre
sur des formes spatiales simplifiées qu’elle magnifie, un peu à la façon de
Cézanne, par le travail des contours.
Indian Church constitue un exemple remarquable de cette évolution. Elle a commencé à complexifier les feuillages par des courbes en chevauchement ; elle a mis au point son cubisme personnel grâce auquel elle sait qu’elle pourra conjuguer sa volonté de documentation de l’art autochtone et son objectif de production d’œuvres expressives, sensibles et laissant entrevoir sa spiritualité.
Enfin, Emily passe une semaine à New York en avril 1930 où, avec Arthur Lismer (1885-1959), un des membres du Groupe de Sept, elle visite les galeries. Elle y voit une belle succession d’œuvres d’avant-garde, Picasso, Kandinsky, Braque, Franz Marc et rencontre Georgia O’Keeffe dans la galerie d’Alfred Stieglitz. Elle fait aussi la connaissance de Katerine Dreier, avec laquelle elle échange sur l’art abstrait. Elle achète son livre, Western Art and the New Area (New York, Brentano’s Publishers, 1923), une introduction à l’art moderne dont elle s’inspirera au cours des années suivantes.
L’évolution de son style est évidente quand on compare sa production d’alors avec ses œuvres antérieures. Ainsi, ces deux versions du même Corbeau : les détails de la première, réalisée vingt ans plus tôt, noient l’objet dans une foule de renseignements anecdotiques.
Le
Grand Corbeau de 1931 a gagné sa dimension statuaire ; le ciel et
les rayons de lumière sont entièrement décomposés en une construction dynamique
modelée par des tonalités contrastées, la prairie fleurie de 1912 s’est
densifiée au point de devenir vaguement menaçante…
Cette
nouvelle écriture en tourbillon dont on perçoit les prémices dans Grand Corbeau,
se confirme dans d’autres scènes, comme celle du Village aux chats, également
menaçant :
Mais c’est au moment
où, dans la peinture d’Emily, il apparaît que l’art autochtone se confond avec
la forêt au sein de laquelle il a été créé…
… qu’elle paraît l’abandonner, comme s’il n’était plus nécessaire à l’expression de son art. Seule la nature - et ce qu’elle va livrer de la vision spirituelle de la peintre - est finalement importante. La forêt vigilante, métaphore
des êtres surnaturels évoqués par l’art amérindien, suffit à exprimer une dimension habitée de la nature qui approche l’art abstrait :
Jusqu’à ce tableau qui
paraît à lui seul résumer cette sensation surnaturelle : la vigie de la
forêt.
En 1934, Emily s’offre
une roulotte qu’elle surnomme Eléphant et s’installe dans différents parcs
autour de Victoria pour peindre à sa guise.
Son
expression va à nouveau évoluer lorsqu’elle abandonne la toile au profit du papier
et qu’elle décide, pour des raisons principalement économiques, de délayer ses
huiles à l’essence. Tout à coup, l’huile se fait légère, presque aquarellée,
elle autorise toutes les fantaisies. Il y a indéniablement de la joie dans ces
feuilles : la forêt sombre et impénétrable commence à laisser place à la
lumière et au paysage.
En
1937, une grave attaque cardiaque conduit Emily à l’hôpital et lui impose une
convalescence sans peinture. Elle en profite pour écrire son livre le plus
amérindien, Klee Wyck. Lorsqu’il est publié, en 1941, le récit remporte
un succès immédiat et… le prix du gouverneur, ce qui conduira à la création, la
même année, d’un fonds de la Colombie-Britannique pour acquérir ses peintures.
Dès qu'elle va mieux, elle se remet à peindre ses huiles fluides sur papier, avec
une idée en tête : mouvement.
« Faire
des esquisses dans un grand bois, c’est merveilleux. On marche, on trouve un
espace suffisamment grand pour ne pas être noyée sous les broussailles. Puis,
comme on n’est plus tout jeune, on ouvre son pliant, on s’assoit et on regarde
les alentours. […] Tout est calme, immobile. Tout doucement, les choses
commencent à bouger, à se mettre en place. Les groupes, les masses et le lignes
s’organisent. Des couleurs qu’on n’avait pas remarquées apparaissent, timides
ou brutales. L’œil court et parcourt tout cela. Nulle surcharge, il y a de
l’espace pour tout. L’air circule entre toutes les feuilles, La lumière du
soleil joue et danse. Plus rien d’immobile, la vie balaie tout. Tout est
vivant. » (Emily Carr, Hundreds and Thousands)
Dans
cette œuvre, particulièrement, j'ai l'impression de voir les branches légèrement agitées par le souffle de l’air :
Même
si Emily a elle-même qualifié ses œuvres sur papier « d’esquisses »,
il est assez évident qu’elles n’en sont pas, ne serait-ce que parce que, comme
elle l’a expliqué aussi, elles exigeaient une longue observation préalable.
Elles ont sans doute permis à Emily de retrouver une spontanéité du travail du
pinceau qui n’est pas très présente dans les œuvres sculpturales de sa période
« cubiste ».
Bien sûr, l’huile sur papier n’est pas un média idéal, il ne vieillit pas bien, il devient terne. Mais il a permis à Emily de recomposer l’espace en abandonnant les plans successifs, un peu statiques, de ses compositions antérieures. Elle a bien sûr retrouvé l’huile sur toile pour des compositions de grand format, sans abandonner l’espace, le ciel et la lumière, en s’autorisant à nouveau des touches picturales, linéaires et déconnectées de la forme.
Sa peinture n’est cependant pas dénuée d’inquiétude, en raison du déboisement lié à l’industrialisation et des attaques parallèlement perpétrées à l’encontre du mode de vie des Amérindiens.
La critique de l’époque ne s’y est pas trompée : « Si le mot "génie" (un mot jalousement gardé par le critique et utilisé seulement lors d'occasions très spéciales) peut s'appliquer à n'importe quel artiste canadien, il peut s'appliquer à elle. Elle n'appartient à aucune école. Son inspiration vient d'elle-même. Vivant parmi les montagnes humides et les pins géants de la Colombie-Britannique, un pays climatiquement différent du reste du Canada, elle a dû inventer un nouvel ensemble de conventions, un style personnel qui lui est propre. Là où les Canadiens de l'Est se sont contentés de styliser l'apparat extérieur du paysage, elle a symbolisé sa signification profonde et, ce faisant, l'a pour ainsi dire humanisé. Ses arbres sont plus que des arbres : ce sont des géants verts, et des géants un peu malveillants en plus. Les mâts totémiques qu'elle peint souvent sont hantés par les divinités indiennes qu'ils représentent. Son art n'est pas facile à décrire… J'ai vu plus d'une centaine de ses peintures quand j'étais à Victoria. Les voir, c'était un peu comme lire une épopée. » (Eric Newton, Canadian Forum, 1938).
Eric Newton était venu rencontrer Emily l’année précédente, alors qu’elle était en convalescence. Quand il écrit, en 1938, Emily expose seule pour la première fois à la Vancouver Art Gallery et certaines de ses œuvres sont aussi présentées à la Tate Gallery de Londres.
L’année suivante, sa participation à l’Exposition universelle de New York assoit sa renommée internationale.
Au
cours de l’été 1942, Emily se déplace encore un peu pour quelques croquis,
entre de longs séjours à l’hôpital. Elle
publie The Book of Small et l’Art Gallery de Toronto organise une grande
exposition de ses œuvres.
Son dernier livre, The Book of All Sorts est publié en 1945 et de nombreuses galeries et particuliers commencent à acquérir ses œuvres.
Emily
Carr est morte le 2 mars 1945, à quelques rues de sa maison natale de Victoria,
où elle passé la majeure partie de sa vie. Peu avant son décès, elle avait été
gratifiée d’un doctorat ès lettres honoris causa de l’Université de
Colombie-Britannique.
*
Son
autobiographie Growing Pains (traduite en français sous le titre Les
maux de la croissance) a été publiée en 1946, puis en 1953, The Heart of
a Peacock, réunissant des souvenirs et des histoires fictives et Pause :
A Sketch Book, sur ses dessins de jeunesse.
Dans les années 90, il semble qu’Emily ait été critiquée par des artistes amérindiens, des historiens de l’art et des chercheurs, en raison de leurs interprétations postcoloniales de ses représentations de l’art autochtone. A la même époque, j’ai séjourné au Québec et j’ai surtout constaté l’affection que portaient les Québécois à cette peintre qu’ils considèrent comme l’une des artistes les plus représentatives et talentueuse de leur pays.
Et il y a bien de quoi l’admirer : outre le fait d’avoir défié les conventions sociales de son temps, en ne se mariant pas, en voyageant seule et en tissant des amitiés sincères avec des femmes autochtones, Emily Carr est aussi parvenue à surmonter l’échec et l’isolement artistique, non seulement à l'égard de ses pairs mais aussi d’un potentiel public, une situation finalement assez rare dans l’histoire de l’art moderne.
Malgré ce handicap géographique et culturel, son exigence l’a conduite à évoluer tout au long de sa carrière, fauvisme, cubisme et finalement elle-même, au point de produire ses œuvres majeures dans les dernières années de sa vie. Et si elle est indiscutablement, voire viscéralement, canadienne, sa peinture continue à nous parler aussi profondément que celles d’autres artistes mystiques ou contemporains, plus proches de notre culture européenne.
Alors, oui, chapeau l’artiste !
*
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