Dora de Houghton Carrington est née le 29 mars 1893 à Hereford dans une famille de la classe moyenne. Elle est la quatrième des cinq enfants de Samuel Carrington et Charlotte Houghton. Dans une de ses très nombreuses lettres (elle en a écrit plus de trois cent cinquante, adressées à une bonne vingtaine de correspondants), Dora qualifie son enfance « d’épouvantable ».
Elle
adore son père et déteste sa mère, qu’elle présente comme l’archétype de la
« féminité domestique anglaise, conventionnelle et répressive ». Son père,
un ingénieur de la East India Railway Company, a passé les premières
années de sa vie d’adulte à voyager aux Indes et en Amérique. Il se marie vers
la cinquantaine et, peu de temps après son mariage, est victime d’un accident
vasculaire cérébral qui le laisse paralysé. « Je ne peux pas pardonner [à
ma mère] de l'avoir apprivoisé comme elle l'a fait et d’avoir négligé son
indépendance et son caractère indompté. » écrit Dora qui en vient à penser
que l’infirmité de son père n’est due qu’à la tyrannie domestique de sa mère…
Elle fréquente dans son enfance le lycée pour fille de Bedford où son talent pour le dessin est remarqué.
Ses
parents lui offrent des cours qui lui permettent, à dix-sept ans, de bénéficier
d’une bourse pour étudier dans la fameuse Slade School of Fine Art de
Londres. Elle part donc seule s’y installer pour saisir sa chance. L’Autoportrait
que j’ai placé en exergue a probablement été dessiné peu de temps après son
arrivée à Slade. Elle porte encore les cheveux longs mais a déjà décidé
d’abandonner son prénom, qu’elle déteste. A l’avenir, elle sera simplement
« Carrington ». C’est donc ainsi que je vais l’appeler dans la suite
de ce récit.
Ses camarades étudiants s’appellent John et Paul Nash, Christopher RW Nevinson, Dorothy Brett, Constance Lane et Marc Gertler qui tombe amoureux d’elle.
Ce
portrait de Gertler n’est pas signé mais, selon la NPG, il est probablement de
la main de Carrington.
Très
vite, avec ses deux amies, Carrington lance la mode des cheveux courts, une
coupe au carré dans le style « page florentin de la Renaissance ».
Marc Gertler croque sa nouvelle tête, sous le casque de cheveux courts qui met
en valeur son visage aux courbes juvéniles.
Grâce
à cette nouvelle apparence, associée à une originalité vestimentaire que
dévoile l’Autoportrait ci-dessous, elle devient rapidement, selon les
mots de Paul Nash, une « figure visible et populaire » et une des
premières cropheads, comme Virginia Woolf appelait les jeunes
« garçonnes » en chemise et pantalons de velours côtelé.
Slade
est une école pionnière qui permet aux jeunes femmes de bénéficier, comme leurs
condisciples masculins, de l’étude de nus d’après modèles vivants.
Les
nus sans concession de Carrington illustrent, dès cette époque, la qualité de
son expression (elle aussi peint la femme qu’elle voit) et lui valent un
premier prix ex-aequo de peinture de Slade, en 1913.
Carrington
n’est pas simplement une personnalité atypique. Dans son livre Modern English
Painters (1952–1974), John Rothenstein, qui fut directeur de la Tate
Gallery, écrit qu’elle avait un talent « exceptionnel ».
Et
elle touche à tout : en 1912, elle assiste à un cycle de conférences de
Mary Sargant Florence, une peintre connue pour avoir peint à fresque dans
plusieurs écoles en Angleterre. L'année suivante, avec Constance Lane, Carrington
réalise trois grandes fresques pour une bibliothèque à Ashridge dans les
Chilterns. Je sais qu’elles existent encore car elles figurent dans le dossier
de classement de ladite bibliothèque où les noms des deux peintres sont
mentionnés, hélas sans photographie. Elle avait commencé aussi, avec John et
Paul Nash, les dessins préparatoires d’un cycle de fresques pour une église à
Uxbridge. La Première Guerre mondiale a mis fin au projet.
Son diplôme de Slade en poche, Carrington reste à Londres. Elle habite au 3, Gower Street, un appartement qu’elle partage avec Dorothy Brett et la romancière Katherine Mansfield. C’est l’époque où elle cesse de signer ses toiles, même quand elles sont exposées. C’est ainsi que l’une d’entre elles a été présentée dans l’exposition du London Group où elle a été admirée par André Derain sans qu’il ait jamais su qui en était l’auteur.
Puis
la vie de Carrington est transformée par une rencontre :
En 1912, alors qu’il quitte Slade, Gertler est soutenu par deux mécènes, Edward Marsh qui, bien que fort riche, était alors le secrétaire particulier de Winston Churchill et Lady Ottoline Morelle, une figure du groupe de Bloomsbury. C’est probablement Gertler qui présente Carrington à Lady Ottoline laquelle introduit Carrington dans le groupe de Bloomsbury qui rassemble des intellectuels parmi les plus brillants de l’Angleterre du début du XXe siècle.
Presque tous sont encore célèbres aujourd’hui : au centre, la romancière Virginia Woolf et son mari, le publiciste Leonard Woolf, sa sœur, la peintre Vanessa Bell, l’économiste John Maynard Keynes, le peintre et critique d’art Roger Fry, l’essayiste Lytton Strachey, le romancier E.M. Forster, le poète Rupert Brooke, auxquels se joignaient parfois le poète et dramaturge T.S. Eliot, le mathématicien Bertrand Russell et son ami, le philosophe George Edward Moore, professeur à Cambridge, dont la pensée influence le mode de vie et le souci des valeurs d’harmonie du groupe.
Quant à Lady Ottoline Morelle, aristocrate romantique et un brin exaltée, son rôle principal paraît avoir consisté à les accueillir tous chez elle, à Londres, dans sa maison de Bloomsbury et, à la campagne, dans son manoir de Garsington, Oxfordshire. Les accueillir et les photographier.
Ce
qui rapproche les membres de cet hétéroclite assemblage est principalement le
refus du moralisme étroit, teinté de sentimentalité et de goût du sacrifice, de
l’ère victorienne parfaitement décrite par Jean Blot dans son ouvrage (Bloomsbury,
Histoire d’une sensibilité artistique et politique anglaise, Balland, 1992).
Il souligne ce qui rapproche les membres du groupe : ils ont tous été formés à Cambridge et œuvré à Londres, le plus souvent dans un même quartier, Bloomsbury.
« Cette
identité se trouvait servie par les habitudes, les mœurs et les goûts du milieu
dont le groupe était issu, où les individus étaient soudés par un snobisme
intelligent et actif. Cette conduite, qui isole et conserve une unité, inspire
une orientation, assure une échelle de valeurs, vraies ou fausses, a
précisément le mérite de préserver une telle identité collective. Elle se
trouve à son origine et se révèle dans l’étymologie que l’on a proposée : Sine
nobilitate, en abrégé sur les registres des grandes universités (S.
Nob.) accolé au nom de l’inscrit, en lieu et place du titre nobiliaire. »
(Jean Blot, op.cit.)
Leur snobisme est désintéressé : « le snob n’hésitera pas à sacrifier son intérêt évident à une accession secrète, dont il garde la clef et dont les règles ne sont connues que des initiés. C’est qu’il ne s’agit ni de gloire, ni de pouvoir, ni de fortune, mais bien, et seulement, du sentiment d’exister, un bien immatériel, abstrait ou au moins insaisissable, toutefois fondamental et qui répond au plus archaïque des besoins de la psychologie. A cette fin, l’exclusion compte autant que l’adhésion, et une personnalité se définit autant par ce qu’elle nie que par ce qu’elle affirme. Le snobisme a permis de dessiner fortement la personnalité de Bloomsbury.
Grâce à lui, Bloomsbury aura son style, un train de vie, des idées et des goûts qui lui fourniront les critères d’admission et d’exclusion nécessaires à sa survie. Il aura un règlement, qui vaudra par l’arbitraire, et auquel toute raison serait fatale, son mérite étant d’apporter à une communauté dont rien ne garantit l’homogénéité une manière de structure. Les règles de Bloomsbury ne sont pas celles de la bourgeoisie de l’époque : le juif Leonard Woolf est accueilli sans qu’on remarque sa judéité ni que l’on songe à s’en étonner. L’homosexualité y est admise, le machisme exclu. L’argent y est une commodité, non une valeur. Par d’autres traits, les mœurs sexuelles ou le quartier de la ville où il est né, Bloomsbury saura se séparer de l’aristocratie intellectuelle dont presque tous ses membres sont issus. Il saura aussi se détacher d’une Angleterre, qui, sans doute parce que la noblesse y a tôt perdu la réalité du pouvoir, a cherché une sorte de compensation dans les valeurs sociales abstraites et dans un snobisme auquel Bloomsbury opposera le sien. » […] Sensibilité, réflexion critique, réflexion ou vision politique et sociale, le mouvement a pour origine une philosophie. C’est autour d’elle que l’égrégore s’est constitué. Elle porte deux noms illustres : Bertrand Russell et George Moore. Sa philosophie sera celle de Bloomsbury : elle articule, formule, couronne sa sensibilité glacée et lui donne ses raisons et ses lettres de noblesse justifiant la part de réalité qu’elle perçoit, celle qu’elle occulte, qu’elle dédaigne ou qui lui échappe. » (Jean Blot, op.cit.)
Sous la plume de Jean Blot, se rapprochent l’œuvre de Woolf et celle de Keynes dans une même sensibilité : la vision dynamique de l’économie pour Keynes, la fluidité des relations sociales pour Woolf et, pour les deux, le rôle du temps dans le retour à l’équilibre.
Ce
qui relie les membres du groupe permet de pressentir ce qui en éloigne
Carrington : elle n’est pas issue du même milieu, elle n’a pas été à
l’université (et, en plus, elle est gravement dyslexique), elle n’a que peu
d’expérience du monde de l’art et elle a une bonne quinzaine d’années de moins
que tout le monde.
Mais on perçoit aussi ce qu’il l’en rapproche : le refus de l’hypocrisie de la société victorienne conventionnelle, de son culte du mariage et de la norme sexuelle, du caractère statique des relations sociales. En un mot, elle préfère, comme eux, la fluidité à la rigidité et apprécie la qualité de leurs liens : « Leur goût pour l'humour et le style est impeccable. Après avoir lu un grand nombre de leurs lettres, j'ai soudain ressenti la quintessence de ce qui m'avait si souvent intriguée. C'était une merveilleuse combinaison de la plus haute intelligence et de l'appréciation de la littérature avec un humour fin et une énorme affection. Ils se la transmettaient les uns aux autres comme des balles que se multipliaient dans les airs » (citée par Gillian Elinor, « Vanessa Bell & Dora Carrington : Bloomsbury Painters », Woman’s Art Journal, Vol. 5, n° 1 printemps - été 1984, p. 28, en anglais, traduction personnelle).
Cependant,
Carrington ne sera jamais vraiment intégrée au Bloomsbury Group où sa
production artistique est considérée comme accessoire mais c'est peut-être un peu à cause de Carrington elle-même …
Dans un premier temps, la rencontre va cependant fournir à Carrington de quoi gagner sa croûte car contrairement à la plupart des Bloomsburies, elle n’a pas de fortune personnelle : elle travaille pour Omega Workshops, des ateliers créé en 1913 par Roger Fry dans l’objectif de rapprocher l’art et le design. Dans une boutique au centre de Londres, les ateliers proposaient des meubles, tissus et objets décoratifs conçus par des artistes.
© Photo Annabel Cole - Source : Tate Britain
Les
Omega Workshops sont dirigés par Vanessa Bell et Duncan Grant, deux membres du
Bloomsbury. La clientèle est constituée de femmes fortunées, comme… Lady
Ottoline Morelle.
Là,
Carrington commence une production de carreaux peints et de peinture sur verre, mode d'expression qu’elle conservera jusqu'à la fin de sa vie.
C’est
probablement aussi pour Omega Workshops qu’elle crée ce décor de girafe :
Mais
Roger Fry sollicite également Carrington avec son ami Paul Nash, pour l’aider à
la restauration de l’un des Triomphes de César de Mantegna … soit neufs
immenses tableaux issus de la collection des Gonzague de Mantoue, installés
dans la demeure royale de Hampton Court. Roger Fry s’est attaqué à l’un d’entre
eux, Les Porteurs d’Etendards, mais le résultat assez catastrophique de
la tentative de restauration a interrompu l’expérience…
Il reste de nombreuses traces, en revanche, de la collaboration de Carrington avec Hogarth Press, la maison d’édition fondée par Leonard et Vanessa Woolf, dont la dénomination éponyme est Hogarth House, demeure des Woolf dans le faubourg londonien de Richmond. Carrington réalise diverses gravures sur bois pour des publicité, des ex-libris et des illustrations d’ouvrages.
Créée
en 1917 pour Two Stories, la première publication de Virginie et Leonard
Woolf pour Hogarth Press, The Servant Girl représente une femme écoutant
un homme assis alors qu’elle est en train de ranger une grosse pile de
vaisselle.
Si ces travaux sont ceux qu’on trouve le plus facilement aujourd’hui, c’est que, pour Carrington, l’indécence réside dans le fait de montrer son travail artistique et l’image d’elle-même qu’elle projette dans ses œuvres. De son vivant, les seules œuvres de Carrington qui ont été montées au public ne sont pas ses peintures mais ses gravures sur bois et ses dessins publicitaires. Elle considérait son travail artistique comme éminemment « privé ».
C’est la qualité de leur collaboration qui conduit les Woolf à inviter Carrington à Asheham House, leur maison de campagne du Sussex. Elle y rencontre Lytton Strachey (1880-1932), écrivain homosexuel, son aîné de treize ans.
Strachey
écrivait à sa mère le 9 mai 1911 : « La principale nouvelle est que je me suis
laissé pousser la barbe ! Sa couleur est très admirée et elle est
généralement considérée comme extrêmement remarquable, bien que certaines
personnes mal élevées aient été observées en train de rire. C'est un
rouge-brun de la teinte la plus convenable, et me fait ressembler à un poète
français décadent - ou quelque chose d'aussi distingué… » (Lytton Strachey,
cité dans Paul Levy (ed.), The Letters of Lytton Strachey, Viking, Londres, 2005).
En dépit de cette barbe qu’elle déteste et du fait que Strachey ne lui ait rien caché de ses inclinations, Carrington tombe éperdument amoureuse de lui.
Henri Lamb, l’auteur du portrait de Strachey, a parfaitement traduit l'attitude perpétuellement languissante de son modèle (qui disait être incapable de porter une boîte d'allumettes avant le breakfast). Il est aussi un des seuls artistes, avec Gertler, à avoir réussi l’exploit d’immortaliser le visage de Carrington. Une simple esquisse, sans autre suite :
Là-dessus, Carrington rompt avec Gertler et emménage chez Strachey qui vient de s’installer au moulin de Tidmarsh, Berkshire, où ils vivront une relation quasi-platonique mais intense, ce qui n’empêchera ni l’une ni l’autre de s’intéresser à d’autres partenaires. Fluidité.
La
Grande Guerre rapproche encore les membres du Bloomsbury Group car ils sont presque
tous objecteurs de conscience. Lady Ottoline en profite pour les inviter à se
réfugier à Garsington Manor où elle peut les photographier à son aise.
Deux clichés qu’elle prend de Carrington à cette période laissent un peu perplexe, même si « gambader nus autour de la piscine » était de pratique courante à Garsington Manor, certifiée par plusieurs photographies de Lady Ottoline, comme on peut le voir sur le site du MET. Mais on sait aussi que Carrington détestait son corps et s’en est souvent plainte auprès de ses proches. Elle détestait l’idée d’être femme, détestait l’idée même de pouvoir être mère et préservait jalousement sa virginité. On est donc bien loin de l’image de la liberté sexuelle des années 70 du même siècle… De plus, comme on peut le constater sur nombre de photos, elle s’appliquait à être un « sujet insaisissable », tête penchée, tête bougée, d’habitude on ne voit jamais le visage de Carrington. Et tout à coup, plus d’inhibition photographique ?
Il y a donc tout lieu de penser que Carrington co-produit là une œuvre d’art, une performance avant la lettre.
Appliquée à réussir une chorégraphie un peu athlétique, en équilibre sur ce qui paraît être un bouclier, contre le dos d’une statue, elle ne fait pas que proclamer son refus des conventions et de la contrainte imposée aux corps : elle attribue au sien le statut d’une œuvre d’art, plus espiègle et enjouée que celles du parc de Garsington. Etonnant, non ?
Et Carrington
peint, principalement des paysages qui, si on en croit ce qu’elle écrit dans
son journal, reflètent ses émotions intérieures. Des paysages parfois caractérisés
par une conception assez personnelle de la perspective…
Elle
exécute ce portrait de Strachey pendant la guerre. Il est objecteur de
conscience et écrit pour diverses revues et des essais sur le cardinal
Manning, Florence Nightingale, Thomas Arnold et le général Gordon. Il les
regroupe ensuite dans un ouvrage intitulé Eminent Victorians (1918) et
devient une référence en matière de biographie littéraire du XXe siècle.
Carrington
peint aussi cette vieille fermière, rencontrée lors d’un séjour dans les
Cornouailles, qu'elle trouvait formidable, parce qu’à plus de soixante-douze
ans, elle s’occupait encore seule de ses vaches et de sa ferme.
L’année
suivante, c'est la mère de Strachey, férue de littérature et féministe passionnée qu'elle exécute sans concession excessive…
Elle
peint beaucoup de portraits cette année-là, notamment dans le groupe de
Bloomsbury :
Edgard Morgan Forster
(1879-1970) est notamment l’auteur du roman Howards End qui l’a rendu célèbre avant la Grande Guerre et dont le thème est la
difficulté de communiquer…
Frank
James Prewett (1893-1962) était un poète canadien qui a passé la majeure partie
de sa vie en Grande-Bretagne. Devenu invalide en 1917 après une blessure
au combat, il séjourne souvent à Garsington, où il répond au surnom de « Toronto
». Son premier livre, Poems, a été publié en 1922 par Hogarth
Press.
Et
Carrington continue à produire ses peintures sur verre, rares œuvres qu'elle laisse circuler, on peut donc imaginer
qu’elle les considérait comme de simples
En
1920, nouveau changement surprenant : Carrington et Strachey rencontrent l’écrivain
Ralph Partridge et en sont tous deux
amoureux. Partridge s’installe d’abord à Tidmarsh
puis achète Ham Spray House, dans le Wiltshire. Il y fait aménager un atelier pour Carrington et
une bibliothèque pour Strachey.
Carrington est une maitresse de maison parfaite, si l’on en croit l’écrivain David Garnett, habitué des lieux : « Son vin de primevère était un nectar, son gin à la prunelle sans égal. Puis les confitures, les fruits et légumes en bocaux, les chutneys, les cornichons, les conserves. Ses poires marinées ont été une révélation. La fabrication de celles-ci faisait partie de la vie secrète de Carrington. »
Et elle se charge aussi de la décoration. Ces chevaux de cirque lui ont été
inspirés par un voyage en Autriche, en 1922, où elle a pu admirer des Lipizzan en
exercice de haute école. Ils seront
pendant des années accrochés au-dessus de la cheminée de Ham Spray.
Carrington
décore aussi la bibliothèque de Strachey, notamment en peignant en trompe-l'œil, sur une porte condamnée, une bibliothèque avec des dos de couverture de livres factices. Soucieuse du détail, comme à son habitude, elle n’a pas manqué d’inventer
des titres et auteurs à ces ouvrages imaginaires : Une Catastrophe par
Tiberius (son chat), Œuvres par Le Conte Lytoff (Strachey), La
Chambre vide, par Virginia Woolf, Déception par Jane Austen, Fausses
apparences par Dora Wood (elle-même).
En fait, le trompe-l'œil de Carrington était prophétique, car pendant la dernière partie de sa vie, elle a volontairement poursuivi sa carrière artistique en secret.
Elle n'expose ni ne vend, et souvent ne montre pas sa peinture, même à ses amis. Elle s’est positionnée sciemment en « servante de Strachey » un rôle qui, non seulement a supplanté sa réputation artistique mais a aussi servi à empêcher la prise de conscience du nombre d'œuvres qu'elle a produit.
Il reste cependant des éléments du gramophone qu’elle a aussi décoré à la même époque :
On a beaucoup écrit sur ce triangle amoureux qui a passionné les gender studies mais ce n’est pas mon propos ici. Notons toutefois que Carrington épouse Partridge en 1921, à la suite de quoi le jeune couple part en vacances d'été avec des amis à Watendlath Farm dans le Lake District.
Carrington y peint de beaux paysages qui aident à comprendre son mode de représentation. La Tate, où ce tableau est conservé, évoque la possibilité que le paysage ait été déformé pour évoquer un corps féminin que les deux figures féminines, au premier plan seraient donc en train de contempler.
Une explication qui convainc un peu moins lorsqu’on regarde cet autre paysage, peint au même endroit. Il montre que la peintre se place en plongée par rapport à son sujet, ce qui lui permet de dérouler un paysage en plusieurs plans avec une ligne d’horizon très lointaine, ce qu’on appelle une « perspective atmosphérique ». Une façon de voir l’espace qu’on décèle déjà dans son Marché de Bedford de 1911.
Un
ami de Ralph Partridge, avec lequel il a combattu pendant la guerre, vient leur
rendre visite à Ham Spray House. Gerald Brenan (1894-1987), un écrivain qui vit
le plus souvent en Espagne, passe l’été en Angleterre en 1921. Carrington le
trouve très à son goût et peint son portrait pendant leur liaison. Ils correspondront secrètement
pendant plusieurs années.
Trois
ans plus tard, Carrington, Partridge et Strachey vont lui rendre visite à
Yegan, un village de la Sierra Nevada. Carrington y peint plusieurs paysages où
elle déploie à nouveau sa perspective atmosphérique personnelle. Celui-ci est
particulièrement réussi…
De retour à Ham Spray, Carrington retrouve un autre de ses sujets de prédilection, les fleurs. Elle en peindra beaucoup, de toutes sortes et formats. Celui-ci était accroché dans la chambre d’amis…
«
Elle [Carrington] donnait et recevait fréquemment des fleurs et ses amis
parcouraient les fleuristes et les jardins de campagne à la recherche de
spécimens susceptibles de lui plaire. Si elle recevait une fleur en cadeau,
tous ses autres travaux cessaient pendant qu’elle la peignait. » (Gretchen
Gerzina, Dora Carrington, A Life, Londres, Norton, 1989,
p.221)
Carrington
eut aussi d’autres amours dans sa vie, notamment Henrietta Bingham, une étudiante
américaine de la London School of Economics. Dans une lettre à un ami, Carrington
a avoué « Je suis beaucoup plus amoureuse d’Henrietta que je ne l’ai été de
quiconque depuis longtemps. Je ressens maintenant des regrets d’avoir été
une imbécile dans le passé, d’avoir étouffé tant de convoitises que j’avais
dans ma jeunesse pour diverses femmes. »
Henrietta
est devenue le sujet d’un Nu couché avec colombe, avant de
disparaître de la vie de Carrington.
Les
témoignages de l’activité de Carrington se raréfient ensuite. On trouve un autre
portrait d’une amie, la sœur de Strachey avec laquelle elle échange une
correspondance soutenue toute sa vie.
La
correspondance de Carrington est très signifiante de ses relations avec son
cercle : truffée de petit dessins à la plume autour desquels elle écrit, comme ce dessin adressé à Strachey…
… cet autoportrait commenté :
Et ce dessin adressé à Julia Strachey :
On
trouve aussi d’autres peintures sur verre, souvent offertes à des amis…
Dans des circonstances que je n’ai pas élucidées, elle crée aussi un trompe-l’œil dans une fausse fenêtre d’une demeure proche de Ham Spray, Biddensden House. Intitulé The Cook and the Cat, il représente une femme (un autoportrait) en train d’éplucher des pommes ou des patates, derrière une fenêtre qui prend l’apparence d’une cage. Une autre image de la soi-disant « servante de Strachey » ?
Et
puis… Strachey tombe gravement malade et meurt d’un cancer, le 21 janvier 1932.
Dévastée, elle est entourée par ses amis quelques semaines. Le lendemain de
leur départ, le 31 mars 1932, Carrington met fin à ses jours, à l'aide d'une arme à feu.
Les dernières lignes de son journal reprennent une épitaphe du poète élisabéthain Sir Henry Wotten (1568-1639) :
*
Ses
amis travaillèrent d’abord à faire vivre sa mémoire en classant et reproduisant
ses lettres qui constituent les documents les plus éclairants sur sa
personnalité.
Carrington exerçait probablement une réelle fascination sur son entourage ainsi qu’en témoignent les nombreux romans où elle figure en tant que personnage : Women in Love de DH Lawrence (où elle se nomme Minette Darrington), Les singes de Dieu de Wyndham Lewis (elle s’appelle Betty Blythe), The Weather in the Streets de Rosamund Lehmann (elle est Anna Corey) et Chrome Yellow d'Aldous Huxley (Mary Bracegirdle).
Il
a fallu cependant attendre une soixantaine d’années pour que Carrington soit
redécouverte en tant qu'artiste. En 1995, elle a fait l’objet d’une exposition
rétrospective à la Barbican Art Gallery de Londres. La même année, est
sorti le film de Christopher Hampton, Carrington, avec Emma Thompson
dans le rôle-titre. Mais pour reconstituer le corpus de son œuvre peint, il faudra probablement attendre que ses portraits et paysages soient présentés sur le marché privé.
En plus des nombreux articles, consultables en ligne et qui sont cités dans cette notice, il existe deux biographies en anglais :
Gretchen
Gerzina, Dora Carrington, A Life, Londres, Norton, 1989
Jane
Hill, The Art of Dora Carrington, Londres, A & C Black Publishers
Ltd, 1994
*
N.B : Pour voir
d’autres notices de ce blog, si elles n’apparaissent pas sur la droite, vous
pouvez cliquer sur « Afficher la version Web » en bas de cette page.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire