Laura
Johnson est née le 4 août 1877, benjamine des quatre filles d’une famille
modeste. Elle n’a que 6 ans à la mort de son père qu’elle n’a jamais vraiment
connu car ses parents se sont séparés peu après sa naissance. Sa mère, qui est
peintre amateur, lui donne probablement ses premiers cours de dessin. Sans
ressource, elle doit prendre un emploi et devient professeur à la Nottingham
School of Art, ce qui permet à Laura d’en suivre gratuitement les cours à l’âge
de treize ans.
Elle
y étudie avec succès, son premier tableau connu date de l’année de ses quatorze
ans :
Elle
rencontre le jeune peintre Harold Knight qui peint son portrait la même année.
Le portrait sera exposé à l’exposition annuelle de la Royal Academy en 1962,
juste après le décès du peintre, élu académicien en 1937.
Après
le décès de sa mère en 1895, Laura s’installe avec l’une de ses sœurs à
Staithes, un village de pêcheurs du nord-est de l’Angleterre. Elle y pratique
la peinture dans une petite colonie d’artistes ; les pêcheurs et leurs enfants sont les
sujets de ses premières toiles, signées Laura Johnson.
Je
n’ai pas trouvé dans quelles circonstances Laura a réalisé le décor Idylls of
the King, un ensemble de 6 peintures inspiré d’un recueil de poèmes d'Alfred
Lord Tennyson, exposé aujourd’hui dans le Arkwright Building de l’université de
Nottingham :
Laura et Harold Knight se marient en 1903 et partent en voyage de noce aux Pays-Bas où ils rejoignent une colonie d’artistes à Laren. Mais avant, sous le nom de Laura Johnson, la jeune femme participe pour la première fois à l’exposition d’été de la Royal Academy en 1903, avec un seul tableau, Mother and Child.
Quelle
que soit l’origine de son intérêt pour les sujets humbles, sa propre jeunesse
ou ses premières expériences de peintre à Staithes, celui-ci l’accompagnera
toute sa carrière, en dépit de ses relations futures avec la haute société
britannique.
A partir de 1904, Laura expose tous les ans à la Royal Academy, d’abord un seul tableau, comme en 1906 où elle montre Dressing the Children, probablement une scène de Staithes.
En
1908, les Knight s’installent en Cornouailles, dans une communauté d’artistes
qui s’était développée autour de la Newlyn Art School, sorte d’école de
Barbizon à l’anglaise où, dans les années 1880, des peintres avaient commencé à
peindre en plein air, bénéficiant d’une lumière particulière et des commodités
d’une vie simple et peu onéreuse. Laura et Harold s’y font des amis, comme les
peintres Alfred Munnings (1878-1959) et Samuel John « Lamorna »
Birch (1869-1955), tous deux futurs membres de la Royal Academy (RA).
C’est une expérience déterminante pour Laura qui s’épanouit, développe sa technique et trouve un nouveau style. La toile qu’elle présente à la RA en 1909, The Beach, est une œuvre de transition, à la palette délicate et éclaircie :
Le
travail de Laura commence à être reconnu : elle est élue membre de la
Royal British Colonial Society of Artists, puis élue associée à la Old
Water Color Society.
C’est l’époque où elle commence à approcher le théâtre, un de ses thèmes récurrents, avec cette scène intitulée Hétéroclite. Nous sommes assis dans une salle sombre, regardant des comédiens violemment éclairés, dans une atmosphère un peu irréelle.
En 1910, nouvelle scène d’enfants avec vue plongeante
En 1911, Laura présente à la RA Daughters of the Sun (Filles du soleil), une huile représentant plusieurs baigneuses nues au bord d’une plage. Plus tard, elle aurait détruit la toile qui n’est plus connue qu’en photographie.
Deux ans plus tard, elle peint l’étonnant autoportrait ci-dessous, peut-être une façon d’affirmer la nécessité, pour les femmes, de peindre d’après modèle vivant et de s’approprier le thème masculin du nu.
Les
couleurs intenses, le choix de représenter un double nu de femme en soulignant
sa propre présence au premier plan, le choix de sa tenue qui évoque plutôt celle
une spectatrice (on ne voit pas ses pinceaux et on ne comprend pas
immédiatement qu’elle est en train de peindre), sont particulièrement
intéressants et inattendus.
Le tableau n’est pas accepté à l’exposition de la RA et il est violemment dénigré par la critique lors de sa première exposition. Il sera tout de même acheté plus tard par la prestigieuse National Portrait Gallery – et c’est heureux car c’est l’un des meilleurs tableaux de Laura (à mon humble avis). S’il existe un « ego-document » dans la peinture de Laura, il semble bien que ce soit celui-là : j’impose ma vision par une ligne puissante, en couleurs chaudes. Ma force, c’est de savoir que je serai jugée comme femme autant que comme artiste. Je l’assume.
Son
modèle est l’artiste Ella Naper, avec laquelle Laura s’initie à la technique
des plaques émaillées et crée des bijoux.
D’autres
portraits de l’époque de Cornouailles montrent qu’elle affronte bravement une
nouvelle palette. Le modèle ci-dessous est une belle Irlandaise nommée Dorothy
Eileen Henry, la compagne d’un peintre de la colonie d’artistes. Laura a évoqué
ce moment dans ses mémoires : « L'audace grandissait, je ne
travaillerais qu'à ma manière. Une liberté encore plus grande est venue -
sensation glorieuse, promesse d'un avenir où tout pourrait être tenté… une
vitalité bouillonnante m'a donné envie de peindre le monde entier et de dire à
quel point c'était glorieux d'être jeune et fort et capable de s'éclabousser de
peinture. » (Laura Knight, Oil Paint and Grease Paint,
Londres, 1936, p. 169-86).
Elle a aussi régulièrement recours à l’aquarelle…
… comme en 1915 où elle expose à la RA ces Enfants nageant :
Et
l’année suivante, elle expose ce Printemps, une image riante de Cornouaille où elle représente
à nouveau son amie Ella Naper en compagnie de son mari. Le tableau aurait été retravaillé dans les années 20.
Plus
nouveau pour l’époque, la série de scènes où elle peint des femmes en vigies
solitaires surplombant la mer, qu’elle commence pendant la guerre. Un style qui
reste traditionnel mais avec une contextualisation nouvelle, un peu imposée par les
évènements car on est en pleine guerre et il ne faut pas représenter trop
largement les côtes britanniques… mais cela correspond aussi au style de Laura
qui affectionne visiblement les points de vue surplombant.
Parallèlement,
Laura s’est rapprochée d’artistes circassiens. On commence à voir apparaître
des scènes évoquant le cirque dans sa peinture.
En
1919, les Knight s’installent à Londres. Laura s’achète une presse à imprimer
et s’initie à la gravure.
Le soir, elle découvre les ballets russes de Sergei Diaghilev à l’Alhambra et se lie avec les grandes danseuses de la troupe, Karsavina, Lopokova, Pavlova, Spessitseva et Tchernicheva, dont elle fait les portraits.
Au
début des années 20, Laura obtient de Diaghilev l’autorisation de travailler en
coulisse. Elle doit travailler vite, ce qui contribue à simplifier son dessin.
A
l’exposition annuelle de la RA, Laura continue à exposer, trois ou quatre
toiles tous les ans, souvent des portraits de célébrités, comme cette
pianiste britannique…
…
ou des scènes plus intimistes :
En
1926, Harold reçoit une commande de décor pour l’hôpital Johns Hopkins de
Baltimore et doit s’y rendre pour un an. Laura l’accompagne et découvre la
ségrégation raciale qui sévit même dans les hôpitaux.
Laura fait la connaissance d’une secrétaire de l’hôpital, Pearl Johnson, qui l’emmène dans une conférence sur les droits civiques, à la suite de quoi Laura demande l’autorisation de travailler dans les services accueillant les patients noirs et y réalise plusieurs œuvres.
Et elle fait poser
cette femme et son enfant pour une Madone plutôt inhabituelle pour l’époque…
En
1928, un A apparaît à côté de son nom sur le catalogue annuel de la Royal
Academy : Laura a été élue « associée ». Elles étaient deux
femmes à l’être, l’autre s’appelait Annie Louisa Swynnerton, une peintre
symboliste dont je n’avais jamais entendu parler…
Puis,
l’année suivante, Laura devient « Dame », version féminine du
« chevalier » de l’ordre de l’empire britannique et expose à la RA Charivari,
l’une de ses nombreuses évocations du monde du cirque :
Cet été là, elle rejoint la Mills & Carmo Company en tournée pour la saison
estivale et dessine des scènes de la vie quotidienne sous
le chapiteau. Les Trois Clowns qu’elle expose en 1930 à la RA,
étaient ses amis Randy, Marba et Joe Bert.
A
l’exposition annuelle de la RA, Laura continue à exposer ses portraits de
célébrités diverses (qui lui assurent des revenus réguliers) et des scènes urbaines,
souvent prises depuis un fenêtre.
Et de temps à autre, elle y montre des œuvres un peu moins classiques, comme cette Aube de 1933, la toile qu’elle a « déposé » à la Royal Academy lors de son élection comme membre à part entière, en 1936.
Pour Laura, issue de la classe moyenne, cette élection est une consécration. En effet, elle est la première femme à obtenir ce titre. Ses deux prédécesseures (oui, je leur donne le « e » qu’elles méritent) faisaient partie des fondateurs de la Royal Academy, en 1768 (voir la notice d’Angela Kauffmann) mais aucune autre femme n’y avait été élue depuis.
Ceci
explique sans doute, alors que les artistes d'avant-garde n’exposaient plus
dans une institution qu'ils percevaient comme démodée, que Laura ait embrassé
fièrement le statut d’académicienne pour lequel elle s’était battue et qu’elle
ait privilégié l’exposition annuelle de l’Académie pour valoriser sa carrière, même si, bien sûr, elle était aussi exposée dans d'autres lieux, y compris aux Etats Unis, dès 1914.
Dans ce portrait de son ami « Larmona », il y a un beau travail sur la lumière…
En
1935, elle participe à l’Exposition d’art industriel britannique où elle expose
divers objets (verres, décanteurs, shakers) qu’elle a dessiné pour l’entreprise
Stuart & Son. Mais elle a aussi créé de la vaisselle, dont on trouve encore
des éléments, toujours sur la thématique du cirque :
Et,
en 1937, Laura est l’auteur de l’affiche de l’exposition annuelle de la Royal
Academy.
Mais
l’académicienne continue à courir les campagnes et finit par rencontrer la
communauté itinérante des tziganes, troisième thème de prédilection qui va
l’occuper à la fin des années 30.
A Iver dans le Buckinghamshire, à Ascot dans le Berkshire comme à Epsom dans le Surrey, des communautés roms sont présentes depuis le XVIe siècle.
Laura
a précisé à propos de ce portrait : « Un jour de pluie, à Iver, dans
le camp là-bas près de la voie ferrée, cet homme qu’on appelle M. Smith a posé
pour moi sous une petite tente, juste un abri, encombré d’un grand lit double
où dormaient aussi un vieux bohémien et sa femme. Je l’ai peint en 3 ou 4
heures. … Je n’ai rien de plus à dire au sujet de M. Smith, sauf qu’il figure
dans plusieurs autres toiles que j’ai peintes à Iver – une en particulier, avec
toute sa famille qui se trouve maintenant quelque part en Écosse – sa femme,
ses trois enfants et sa mère, une belle vieille Romani, qui était la reine du
camp. » (15 novembre 1957)
Dès
le début de la Seconde Guerre mondiale, Laura répond à des commandes du War
Artists Advisory Committee, notamment pour représenter des combattantes citées
pour leurs actes de bravoure.
«
La caporal Robins se trouvait dans un abri qui a reçu un coup direct lors
d'un intense bombardement ennemi. Plusieurs hommes ont été tués et deux
grièvement blessés. Alors que la poussière et les fumées remplissaient
l'abri, la caporal Robins s’est portée immédiatement au secours des blessés et leur
a prodigué les premiers soins. Pendant qu'ils étaient retirés de l'abri
démoli, elle est allée chercher une civière et est restée avec les blessés
jusqu'à leur évacuation. Elle a fait preuve d'un courage et d'un
sang-froid d'un très haut niveau dans une position d'extrême danger. » (London
Gazette, 20 décembre 1940, source : notice du musée)
Laura choisit aussi de représenter des scènes qui mettent en valeur la participation des femmes à l’effort de guerre.
Ruby
Loftus était une ouvrière exceptionnelle qui avait maîtrisé des
compétences d'ingénierie complexes en très peu de temps et Laura Knight a été
chargé de la peindre au travail dans l'usine. Comme avec les artistes de
cirque ou les danseurs, Laura met l'accent sur la posture de son sujet au
travail. La machinerie industrielle était un élément entièrement nouveau pour elle mais sa précision technique a été saluée dans les rapports
contemporains : Laura, comme Ruby, faisait ses preuves dans un environnement
traditionnellement masculin.
Et
parfois elle les expose à la Royal Academy :
Laura aime adopter un point de vue inhabituel, comme pour cet
intérieur de bombardier Stirling Mk3 avec quatre hommes (deux pilotes, un
navigateur et un opérateur radio) se préparant au décollage :
« Dame Laura était là pour peindre un tableau de guerre – quelque chose comme l'atterrissage d'un Stirling pendant une opération de nuit. Elle a dit que Bert lui avait donné une inspiration en lui montrant l'intérieur de "The Mighty F" juste avant qu'ils ne décollent une nuit. Elle lui a demandé de sortir de l'avion et de rentrer à nouveau, et a vu que son idée était irréalisable. Puis elle a décidé de peindre l'équipage de l'avion se préparant au départ. Elle a dit que c'était la tâche la plus difficile qu'elle se soit jamais imposée. » (Officier d'aviation Menna Walden-Jones, RAF Mildenhall, octobre 1943)
En
1946, Laura est nommée correspondante de guerre au procès de
Nuremberg et participe à une émission spéciale de la BBC. Ayant eu accès au
studio de diffusion situé juste au-dessus des prisonniers, elle exécute des
études au fusain des principaux protagonistes. Sa peinture reproduit
fidèlement la scène : le groupe des accusés portant les écouteurs de traduction
des débats, la rangée de casques blancs qui les surveillent et les avocats en
robes noires. Profondément troublée par ce qu'elle entend pendant le
procès, Laura l’exprime par le paysage de désolation qui flotte comme un
cauchemar au-dessus de la salle d'audience.
La
suite de sa carrière est ponctuée de quelques morceaux de bravoure, comme cette
inauguration…
… par de nouvelles scènes sur le thème du théâtre…
… par d’autres scènes urbaines…
…
et aussi par des portraits qui disent l’empathie
de Laura pour les femmes d’exception, surtout d’origine modeste comme la lutteuse et
cascadeuse Joan Rhodes (1921-2010) qu’elle représente dans toute sa
féminité :
Laura
est élue Académicienne senior en 1961 et a bénéficié d’une exposition rétrospective
à la Royal Academy en 1965 mais je n’en ai trouvé aucune trace sur
le site internet, pourtant très complet, de cette vénérable institution. Elle a cependant eu lieu et c’est à cette occasion que Laura a fait paraître sa
seconde biographie, intitulée The
Magic of a Line, dans laquelle elle écrit :
« Encore aujourd'hui, une artiste féminine est considérée plus ou moins comme un monstre, elle peut être sous-évaluée ou surévaluée et, par la seule vertu de sa rareté et de son sexe, avoir une meilleure valeur médiatique… Maintenant que les femmes ne sont plus nées pour tenir une aiguille dans une main et une brosse à récurer dans l'autre, combien de grandes choses pourraient arriver ? »
Bien qu’elle ait, sauf en 1918 et 1922, exposé chaque année à la Royal Academy, de 1903 à 1970, Laura n’aura pas révolutionné la peinture, au contraire : ses portraits de « bon goût académiques » faisaient sa fierté et ne l’ont empêchée ni de connaître un succès populaire ni d’être reconnue et honorée pour son travail autant que pour le symbole qu’elle représentait en tant que femme artiste.
Et si les femmes sont restées ses sujets privilégiés, elle les a allègrement sorties des cuisines et des salons pour les camper en danseuses, acrobates, ouvrières, militaires : réelles, précises, travailleuses. Elle a aimé et montré ceux dont personne ne connaissait l’intimité, les artistes de cirque, les Roms, tous gens du voyage. Elle a donc fait sa part, en restant fidèle à l'objectif qu'elle s'était donné : montrer le monde comme il est.
Dame Laura Knight est morte le 7 juillet 1970, trois jours avant une rétrospective qui lui était consacrée au château de Nottingham. Ses peintures sont, depuis sa mort, régulièrement exposées en Angleterre.
Sa
dernière exposition a eu lieu en 2021, à la National Portrait Gallery de
Londres.
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