Adriana Johanna
Wilhelmina Bieruma Oosting est née le 5 février 1898 à Leeuwarden, Pays-Bas, où
son père, issu d'une famille patricienne frisonne, exerçait la profession d’avocat. Elle
avait une sœur (Cornelia) et un frère (Hans) de 11 ans son cadet.
Lorsque Jeanne a neuf ans, sa famille déménage dans le domaine De Cloese près de Lochem - une « petite ville à la campagne », dit Wikipédia aujourd’hui – une région au nord-est de la Hollande qui paraît avoir conservé l’atmosphère de l’époque de son enfance, qu’elle passe à courir les champs quand elle n’est pas retenue à la maison par ses devoirs scolaires ou ses leçons de piano.
Sa famille la trouve un peu bizarre, trop occupée. Jeanne passe son temps à dessiner « tout
ce qui a beaucoup de pattes, d’écailles et de plumes » et commence à
prendre des cours de peinture à 16 ans.
De 1917 à 1920, contre l’avis de sa famille, elle s’installe à Haarlem et accumule les formations artistiques : à l'École des arts appliqués de la ville, elle étudie la gravure avec Samuel Jessurun de Mesquita, un aquafortiste réputé qui fut aussi le professeur de Maurits Cornelis Escher (1898-1972). (N’oubliez pas qu’il faut cliquer sur les images pour mieux les voir !)
Puis, toujours sans
l’accord de son père, Jeanne part à La Haye pour suivre des cours de dessin à
l’Académie royale des Art et des cours particuliers avec Willem van Konijnenburg.
C’est une période très active pour elle : elle dispose de son propre studio, expose dessins, gravures et peintures grâce à des associations d’artistes et rejoint le Nederlandsche Vereeniging voor Ambachts en Nijverheidskunst (VANK), une association de promotion de l’art industriel, fondée en 1904.
C’est l’époque où elle
commence à graver des Ex-libris :
Elle continue à pratiquer la pointe
sèche :
Et
aussi la peinture :
En
1929, Jeanne s'installe à Paris sur les conseils de son amie, la
sculptrice Charlotte van Pallandt. Elle y fréquente l'académie de peinture
d'André Lhote, suit des cours d'histoire de l'art et d'anatomie à l'École des beaux-arts,
des cours d’art graphique au célèbre Atelier 17 de Stanley Hayter (un
peintre et graveur anglais, surréaliste dans les années 30 qui a évolué ensuite
vers l’expressionnisme abstrait, une icône des plasticiens qui travaillera avec
les plus grands, Picasso, Ernst, Chagall et j’en passe) et John Buckland
Wright, un illustrateur et graveurs néo-zélandais.
C’est dans cet atelier que Jeanne pratique la technique de l'eau-forte d’une façon expérimentale, en intervenant sur la plaque pour créer des effets. On peut considérer qu’elle termine à Paris sa formation de graveur.
En 1931, paraît un premier portfolio de dix lithographies de nus féminins, intitulé Chairs, avec texte et préface de Valentin Bresle, alors directeur du Mercure universel où il publie un article sur Jeanne en novembre 1931. Dans ladite préface, Bresle évoque le « talent prestigieux » de Jeanne et ne manque pas de préciser que « Les touches et les lignes vigoureuses des présentes lithographies font oublier que l’artiste est une femme à l’âme délicate et au cœur franc. Aucune mièvrerie ; mais de la ligne, du dessin, et une maîtrise bien personnelle, un virilisme d’âme forte. » (sans commentaire…)
A
l’époque, ces lithographies, jugées trop osées pour une femme, ne sont pas montrées aux Pays-Bas.
Je
ne suis pas sûre que cette lithographie fasse partie de cette série mais elle a
été réalisée à la même époque :
A Paris, Jeanne a abandonné le nom de son père et « Jeanne Oosting » commence à apparaître ponctuellement dans la presse spécialisée : « Jeanne Oosting, Suédoise [sic], qui étudie à Paris l'art décoratif, clôt la sélection de ces vignettes, composées en l'honneur de notre Président, par trois Ex-libris décoratifs d'une heureuse venue, dont le symbolisme : vaisseau de la Ville de Paris, le glaive et le ‘’point carré’’ apparaît clairement. Mlle Jeanne Oosting a déjà dessiné beaucoup d'affiches, d'Ex-libris et de portraits. (Henri Daragon, « Le bouquet d’Ex-libris offert au président Poincaré », Revue L’Ex-libris, 1er avril 1931, p.70)
« D’autres femmes peintres à l’ordre du jour de cette quinzaine […] Jeanne Oosting, au studio Marie-Colin, se montre travailleuse, sérieuse, sobre, volontaire » (Vanderpyl, « Salons et expositions », Le Petit Parisien, 24 mars 1931, p.6)
Sans soutien familial, elle doit assurer sa subsistance et publie des lithographies en séries, des œuvres d’assez grand format dont les titres sont peut-être révélateurs d’une solitude affective (ou, selon le Museum Belvédère, de sa « découverte de l’amour lesbien ») : Accents plaintifs, Solitudes, Visions et Fantômes, L'amour et la mort, Rêves et Réalités, etc. Des scènes à l’atmosphère dramatique dans un style parfois expressionniste, parfois romantique.
Série Les
Folles (1933) :
Série Accents
plaintifs :
Série
L’Opéra (1934) :
Ses lithographies de
scènes de ballet méritent d’être regardées de près :
Elle crée aussi des vues plus pittoresques :
Série Vision et Fantômes (1936) :
Série Rêve et réalité (1937) :
Selon
la presse de l’époque, elle fait partie d’un groupe de jeunes
artistes « réalistes » dont le retour à l’objet est « effectué
cependant avec retenue et d’où la vulgarité, si facile à côtoyer en cette
matière, et totalement exclue ». (André Lhote « La mission de
Montparnasse », Ce soir, 30 mai 1937, p.8)
A Paris, elle aurait eu un important cercle d’amis, dont Kees van Dongen et Conrad Kickert (peintre, critique et collectionneur d’art néerlandais) et elle aurait rencontré Picasso, Rouault, Bonnard.
En
tout état de cause, le fait que de nombreuses œuvres d’elle se trouvent dans le
Fonds Marc Vaux (sur ce fonds, voir la notice de Valentine Prax) indique
qu’elle fréquentait les artistes de Montparnasse.
Cette dernière œuvre est aujourd’hui souvent représentée en ligne mais dans un autre format. Sans doute une copie de l’original, à moins que l’œuvre n’ait été découpée, par Jeanne elle-même puisqu'elle est signée.
On
trouve quelques traces de sa peinture de l’époque dans les musées hollandais et
sur les sites de vente mais elle paraît moins convaincante que ses
gravures :
A l’évidence, Jeanne travaille énormément et tient beaucoup à sa propre efficacité : « Appelez-moi avant huit heures du matin, sinon cela perturbera mon travail ». Ce n’est pas un hasard si sa première biographie s’appelle « Pas de temps à perdre » !
Ses
soirées sont consacrées à l’opéra et au théâtre et elle découvre aussi les
lieux auxquels sa jeunesse protégée ne l’a pas préparée, cafés, vagabonds,
alcoolisme, prostitution. C’est peut-être ce que reflète la série Les Fenêtres,
le soir (1937/1938), à l’atmosphère un peu inquiétante.
Elle
expose régulièrement dans des galeries et avec les associations d'artistes.
Elle aurait notamment été membre de l'Union des Femmes Peintres et Sculpteurs (UFPS)
et du Salon d'Automne. Toutefois, les éléments sur ces deux associations
sont trop rares en ligne pour que j’ai pu vérifier à quel moment. Elle est cependant citée
pour ses « imageries veloutée », à l’occasion de l’exposition de
l’UFPS par le Petit Parisien (13 février 1932, p.4)
J’ai lu aussi qu’elle avait remporté une médaille de bronze de la ville de Paris pour un tableau présenté à l’Exposition universelle de 1937 mais… j’ai (très longtemps) cherché : elle ne figure dans le catalogue, ni pour la France, ni pour les Pays-Bas. Et comme elle n'est pas non plus citée dans le Benezit, cela restera un petit mystère, sur cette page…
En 1939, elle produit une nouvelle série de dix gravures, Le Cirque :
Une
série qu’il faut regarder de près, pour voir, par exemple, ce charmant petit
singe !
La même année, une deuxième série sur le cirque, Le Chapiteau :
En octobre 1940, Jeanne Oosting retourne définitivement aux Pays-Bas : elle s'installe sur le Prinsengracht à Amsterdam et travaille beaucoup, y compris pendant les années de guerre, notamment à des illustrations de livres : en 1943, des estampes de sa main paraissent dans une édition clandestine des Fleurs du Mal de Baudelaire et la presse française en parle l’année suivante :
« Les Fleurs du Mal jouissent d’une faveur particulière auprès des bibliophiles hollandais. Aux deux éditions récemment parues, dont l'une illustrée par Bantzinger et l'autre par Jeanne Bieruma Oosting s'ajoutera prochainement une nouvelle édition de luxe illustrée de lithographies de Mme Bieruma Oosting et lancée par les éditions Contact. » (Théodore Fontane, « Bibliothèque européenne », Comœdia, 15 avril 1944, p.4)
Les
eaux-fortes de ce volume ont été souvent rééditées depuis. En voici quelques-unes
d’une édition de 1976 :
Un thème sur lequel elle reviendra plusieurs fois au cours de sa vie :
Au printemps 1950, Jeanne fonde l'association d'artistes féminines De Zeester avec Charlotte van Pallandt et plusieurs autres peintres et sculptrices, comme Maaike Braat et Ro Mogendorff. Leur démarche, qui visait essentiellement à créer des opportunités d’expositions n’est pas très bien reçue par la critique et, de fait, les expositions du groupe n’auront lieu que quelques années.
Un peu plus tard, l’héritage
de sa mère lui donne une aisance qui lui permet non seulement d’acheter en 1955
une belle maison de campagne à Almen (où elle passera les quarante dernières années de sa vie) mais aussi, dans les années 60, un immeuble de plusieurs
étages donnant sur l’Oosterpark d’Amsterdam, un parc d’une douzaine d’hectares
créé à l’emplacement des anciennes fortifications de la ville. Elle peut donc peindre
sans sortir de chez elle….
… et surtout y recevoir nombre de ses contemporains. Elle participe de façon très active à plusieurs associations prestigieuses, comme celle des aquarellistes de Hollande (De Hollandse Aquarellistenkring), celle des artistes graphiques (Dutch Circle of Graphic Artists and Drafters), Arti et Amicitiae et De Muiderkring.
Jeanne
travaille sans vraiment tenir compte de l’évolution des styles. Restée figurative,
elle dépeint son environnement : animaux, intérieurs, vues de sa
fenêtre. Si sa peinture n’a jamais eu les honneurs de la critique, son
travail graphique, qui s’est clarifié et stylisé au cours du temps, a été en
revanche très apprécié et on le trouve aujourd’hui dans de nombreuses
collections muséales des Pays-Bas.
Les natures mortes constituent une grande part de son
travail graphique :
Elle ne
dédaigne pas non plus les paysages, toujours un peu fantasmagoriques :
Elle trouve souvent son inspiration dans les animaux, surtout les plus étranges…
Jeanne paraît avoir été fortement associée aux fondamentaux de la culture néerlandaise. Ainsi, par exemple, lorsqu’est réédité en 1963 un recueil de poème d’Adriaan Roland Holst (1888-1976), l’une des figures majeures de la littérature moderne des Pays-Bas, c’est à elle qu’on fait appel pour l’illustrer :
L’aspect patrimonial de son travail est aussi souligné par le fait qu’on l’a sollicitée pour créer des timbres. Un certain nombre apparaît sur le net mais ceux-ci sont validés par le Museum Staal d’Almen !
Enfin,
elle a été distinguée par le prix de peinture du Friesland en 1943, la
médaille Arti et Amicitiae (une prestigieuse société d’artistes
néerlandais) en 1971 puis par sa nomination au grade de chevalier de
l’Ordre d’Orange Nassau.
Jeanne a aussi beaucoup voyagé et y a puisé de nouvelles inspirations…
Jeanne
a travaillé et exposé jusqu'à un âge avancé. A la fin de sa vie, elle
pratiquait essentiellement l’aquarelle avec une grande fluidité, une palette
aux couleurs réalistes et des effets de fond qui rejoignent parfois l’abstraction…
En
1970, elle a fait don de son importante collection (des œuvres de
Picasso, Toulouse Lautrec, Kokoschka, Kathe Kollwitz, Stanley Hayter, Chagall, Redon
et Charlotte van Pallandt) à une fondation pour créer un prix, décerné chaque
année pour soutenir les artistes figuratifs. Le prix Jeanne Oosting existe toujours aujourd’hui.
Jeanne
Bieruma Oosting est décédée le 14 juillet 1994 à Almen, à l'âge de 96 ans.
Avant que son propre pays ne la redécouvre, il a fallu quelques années et une biographie parue en 2021, intitulée Pas de temps à perdre. Jeanne Bieruma Oosting 1898-1994 (Jolande Withuis, De Bezige Bij éditeur) qui ne paraît pas avoir été traduite en français… A cette occasion, le musée Henriette Polak à Zutphen, le Musée de Maassluis, le Musée Staal à Almen et la Fondation Nobilis à Fochteloo, se sont associés pour présenter « L’été de Jeanne », au cours de l’été 2022.
Dommage
que la période parisienne de cette artiste, dont l’œuvre gravé est impressionnant,
n’ait pas inspiré à un musée parisien l’idée
de s’associer à cette initiative !
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