Jeanne Lucie Brû est née à Paris, le 19 décembre 1876, chez
ses parents, Léon Casimir Brû et Apolline, née Comyn, alors à la tête d’une
innovante fabrique de poupées en caoutchouc, créée une dizaine d’années
auparavant. C’est une famille
aisée, ouverte et que les questions artistiques intéressent. Très jeune, Lucie
fréquente les expositions parisiennes et échange ses impressions avec son père.
On sait par son journal intime et sa correspondance qu’elle s’intéresse à la peinture dès l’âge de quatorze ans. Elle prend des cours particuliers mais doute de ses capacités artistiques.
Vers l’âge de vingt ans, elle rencontre le peintre Paul Signac, probablement dans un atelier qu’elle fréquente rue Lafontaine où Signac est également installé. Avec le peintre Georges Seurat, il a participé à la dernière exposition impressionniste de 1886, celle que plusieurs d’entre eux, Monet, Renoir, Caillebotte, avaient désertée ; celle aussi où, dans une salle qui leur était réservée, étaient accrochées les toiles de jeunes artistes inconnus comme Georges Seurat et Paul Signac, en compagnie de Camille Pissarro et de son fils. On pouvait y voir une toile devenue célèbre Un dimanche après-midi à l’île de la Grande Jatte. Le public s’esclaffait devant la raideur des personnages et la kirielle de petits points qu’on retrouvait aussi dans les autres tableaux. La critique n’appréciait guère et n'avait pas manqué de dénoncer un procédé trop radical pour ne pas brider la créativité.
Un seul critique, le jeune Félix Fénéon (1861-1944), les défend et invente le terme de « néo-impressionnisme » qui sera adopté par les artistes car, comme l’a expliqué Signac, il s’agissait de « rendre hommage à l’effort des précurseurs et marquer, sous la divergence des procédés, la communauté du but : la lumière et la couleur. C’est dans ce sens que doit être entendu ce mot néo-impressionnistes, car la technique qu’emploient ces peintres n’a rien d’impressionniste ; autant celle de leurs devanciers est d’instinct et d’instantanéité, autant la leur est de réflexion et de permanence ».
Signac, reconnaissant, exécute le portrait du jeune critique :
Exposé
en 1891, ce portrait reçoit un accueil mitigé. Fénéon lui-même ne l’apprécie
que moyennement mais le conserve toute sa vie, en témoignage de ses liens
amicaux et intellectuels avec le peintre.
Tout en continuant à explorer les thèmes qui avaient inspiré les impressionnistes, les « néos » s’appliquent à construire une méthode et à fonder leur art dans la science. La méthode, c’est celle qui avait été mise en pratique par Seurat à partir des travaux sur l’optique et la couleur de plusieurs scientifiques, notamment le chimiste Eugène Chevreul.
Chevreul avait établi le principe des contrastes simultanés, selon lequel deux couleurs contiguës se modifient l’une l’autre, chacune projetant autour d’elle un peu de sa complémentaire (rouge/vert, jaune/violet, bleu/orange). Il en conclut que, pour qu’une couleur atteigne sa pleine densité, il faut l’associer (et non la mélanger) avec sa complémentaire. D’où le parti, adopté par Seurat, de travailler en petites taches rondes de couleur pure : le mélange des couleurs s’effectue dans la rétine du spectateur. C’est ce qu’on appelle le « divisionnisme ».
Après la mort prématurée de Seurat, c’est Signac qui devient le chef de file de ce courant artistique où s’agrègent notamment Charles Angrand, Maximilien Luce et Henri-Edmond Cross qui exposent dans le nouveau Salon des Indépendants, dont Louis Vauxcelles écrira plus tard qu’il avait été la « création constante » de Signac, qui en est l’un des fondateurs et dont il présidera le comité d’organisation pendant plus de dix ans.
Invités à Bruxelles par le groupe des XX, les « néos » font bientôt des émules en Belgique avec Willy Finch et Théo van Rysselberghe.
Une méthode, donc, qu’expérimente déjà Lucie dans les toiles
de sa première époque :
Avec son futur mari, le peintre et critique d’art Edmond
Cousturier (1861-1943), Lucie se familiarise avec la scène artistique
parisienne et y prend rapidement sa place, non seulement de peintre mais aussi,
comme on va le voir, de théoricienne. C’est ainsi qu’au printemps 1900, Lucie participe
à l’organisation d’une grande exposition consacrée à Georges Seurat, ordonnancée
par Félix Fénéon dans les locaux de la Revue Blanche, boulevard des Italiens.
Dans la cinquantaine de peintures présentées dans l’exposition figure Un dimanche après-midi à l’île de la Grande Jatte que Léon Brû achète et offre à sa fille à l’occasion de son mariage avec Edmond, le 15 mai 1900.
En 1901, Lucie donne naissance à son fils, François, et participe pour la première fois au Salon des Indépendants, où exposent aussi ses amis peintres, Maximilien Luce, Henri-Edmond Cross et Théo van Rysselberghe.
Elle y montre huit œuvres, dont Jardin, rue Lafontaine
dont il semble qu’il existe deux versions.
Le support de la première plaide plutôt pour un travail
préparatoire…
… qui a pu aboutir à ce paysage plus automnal et traité dans un style plus néo-impressionniste.
Elle
expose aussi une nature morte qu’il est difficile d’identifier. En voici une de
l’année précédente :
Elle y montre aussi un Paysage à Saint Tropez dont le catalogue précise qu’il appartient à Félix Fénéon. On peut supposer qu’elle s’y est rendue parce que Signac y possède une maison où il invite tous ses amis peintres. C’est ainsi qu’on dispose de Vues du petit village et de ses environs, signées de diverses mains.
Celle de Signac, bien sûr… (ne pas hésiter à « cliquer » pour agrandir !)
… celle de Pierre Bonnard (qui n'est pas du tout divisionniste !) …
… ou d’Henri Edmond Cross :
…
et même Matisse, qui vient travailler avec Signac pendant l’été 1904 pour
expérimenter le divisionnisme, dans lequel il ne se sent pas très à l’aise
et qu’il abandonne dès l’année suivante pour les aplats du fauvisme :
Quant
à Théo Van Rysselberghe, il préfère portraiturer Signac lui-même, en souvenir
d’une traversée partagée entre Sète et Saint-Tropez en 1892.
Hélas il ne paraît pas rester de traces du Saint-Tropez vu par Lucie au début du siècle. Je n'ai retrouvé de cette période que cette vue de rivière :
Des cinq toiles qu’elle expose au Salon de 1903, il reste les Jouets mais cette reproduction ne lui rend probablement pas justice :
La même année, son ami Maximilien Luce peint le portrait de Lucie où l’on
reconnaît la description que fit d'elle son amie, la peintre Louise
Hervieu : « Malgré
son beau teint brûlé et la passion de ses noires prunelles, tant elle avait de
grâce farouche qu’elle semblait une hermine. Et c’était un mystère que ses
cheveux d’ombre fussent plus légers que des cheveux de blonde. […] avec les
grands feux de phare de ses yeux, sa chevelure envolée et sa peau d’adoratrice
du soleil, sa bouche était portée en avant dans un bas de visage rétréci :
on aurait dit qu’elle avait pris souvent pour réfléchir son menton entre ses
paumes. Sans graisse ni lourdeur, d’une bonne taille et les membres
solides, elle donnait l’impression d’une élégante maigreur. » (Louise Hervieu,
« Lucie Cousturier », La Revue Mondiale, n° 10, 15 mai 1934,
p.39)
Les
œuvres de Lucie sont rapidement remarquées par la critique :
« Saint-Tropez et Antibes deviennent de plus en plus la terre promise des peintres néo-impressionnistes, qui trouvent dans les oppositions du ciel et du sol, de la mer colorée, des arbres puissants, motifs à variations chromatiques et à belles arabesques linéaires. C'est là que M. Henri Ed. Cross et Mme Lucie Cousturier ont été vivifier leur inspiration : ces deux peintres subissent l'ivresse d'une contrée où tout est lumière et ils en disent avec enthousiasme la magnificence. » (Charles Saunier, « Salon des Indépendants », Revue universelle, Tome IV, 1904, p.213)
Et chaque année au Salon, il y a une toile du Lucie intitulée Saint-Tropez. Les paysages méditerranéens que j’ai trouvés ne sont pas forcément « tropéziens », sauf le dernier !
Le thème de l’Intérieur revient aussi plusieurs fois. Toujours en raison de la tonalité de la palette, j’aurais tendance à dater celui-ci de ses premières années. Il ne faut pas trop tenir compte des titres qui sont donnés par les sites de vente, souvent purement descriptifs…
Chaque année aussi, Lucie montre des natures mortes et des fleurs. Là encore, grâce aux rares qui sont datées, on peut voir l’évolution de sa palette. La première faisait partie de la collection de Paul Signac, une « toile amie » comme il disait.
Dernier thème récurrent, celui des paysages, notamment au bois de Boulogne dont je n’ai trouvé qu’un seul exemple, ainsi qu'un Jardin, probablement plus tardif.
Dès
1906, Lucie est invitée au Salon de la Libre Esthétique, à Bruxelles (où elle exposera cinq fois) puis
participe à une exposition de la Sécession Berlinoise, à Berlin.
Aux Indépendants, elle expose huit toiles dont Nourrice et nourrisson dont j’ai peut-être trouvé une image dans un article portant sur une exposition rétrospective, avec ce commentaire : « L’œuvre la plus remarquable est le grand portrait d’une mère allaitant son enfant, parfaitement construit et d’une puissance extraordinaire. » Mais, là encore… on ne voit pas grand 'chose !
En janvier 1907, la galerie Druet organise la première exposition personnelle de Lucie. La critique est très positive et nous permet d’imaginer un peu…
« Je ne saurais, en bonne conscience, faire à une telle artiste l’injure de ne parler point d’elle. Il y a dans son exposition, qui ne comporte pas moins de 61 numéros, trop de talent et de volonté d’art, une affirmation trop nette du but à atteindre, et qu’elle atteindra sans conteste, pour que le silence soit permis à ceux qui suivent assidûment les salonnets de Paris. […] Les paysages de Lucie Cousturier révèlent aussi de grandes qualités de peintre : son talent se plait aux éclats de lumière de la côte d’Azur et son enthousiasme nous est révélé ici par ses vues de Saint-Tropez […] Nous ferons très volontiers crédit de quelques années encore d’études et d’observations à une artiste de l’envergure de celle-ci sur la seule référence de ses études au crayon, ce Lion et Tigre et une Tête de petite fille, dessin à la plume souple, vivant et ferme, qui constate selon nous, un acquit déjà très sûr de soi, duquel on ne saurait trop attendre. » (G.M., « Galerie Druet, Madame Lucie Cousturier », Journal des Artistes, 27 janvier 1907, p.5319)
De
ses dessins de l’époque, je n’ai trouvé ni Lion, ni Tigre, ni Petite
fille… seulement celui-ci :
« Onze toiles en claires couleurs, en couleurs radieuses chantent la gloire du Bois de Boulogne. C’est très exact de rendu, mais la luminosité des toiles est si jolie, les heureux motifs que donnent les beaux arbres, les corbeilles de fleurs vives, et les passantes parées et heureuses, sont si harmonieuses, qu’on dirait de ces onze toiles comme la succession de poèmes ailés. […] Les fleurs de Mlle Cousturier sont très curieuses de vie vraie. […] Les néo-impressionnistes ont toujours raison d’exposer des dessins. Ils réfutent, par là même, qui les voyant maîtres de la couleur, leur dénient le nom de la ligne. » (Gustave Kahn, « L’exposition Lucie Cousturier », L’Aurore, 17 janvier 1907, p.2)
Cette nature morte est peut-être celle qui a été acquise par Anna Boch, avec laquelle Lucie partage régulièrement les cimaises de la Libre Esthétique, à Bruxelles.
Et, en novembre de la même année, Lucie participe à une exposition « Fleurs et Natures mortes » à la galerie Bernheim Jeunes. On voit une touche longue, libre et assurée.
Et
elle est présente aussi dans une exposition organisée par le Cercle de l’Art
moderne du Havre où elle est la seule femme du catalogue, en compagnie de
Bonnard, Camoin, Derain, Dufy, Luce, Matisse, Maufra, Redon, Roussel, Signac,
Vallotton et Van Rysselberghe.
Aux
Indépendants de 1908, Lucie expose quatre huiles dont les titres ne m’ont
évoqué aucune toile connue… mais c’est l’année où elle exécute cette Femme
qui démontre qu’elle a élaboré son propre vocabulaire, d’une grande richesse
chromatique, à base de touches irrégulières et rectangulaires, mêlant des
dominantes chaudes et froides.
Et
son ami Van Rysselberghe, qui est le portraitiste de la bande, lui offre cette
toile :
Elle participe aussi au Salon jubilaire de La Libre Esthétique à Bruxelles – où elle retournera en 1911 - et à une exposition sur les Impressionnistes français à Zurich.
Et en 1910, elle est présente dans une
exposition « Nus », chez Bernheim Jeune.
Cette
toile de 1912 présente une palette assez proche de celle de la Femme 1908 et confirme la
liberté de sa touche.
On peut donc, me semble-t-il, classer
ici ce jardin comme enneigé qui a appartenu à son amie, la peintre Georgette Agutte
(voir sa notice).
Et probablement aussi cette Femme
rose et bleue :
Tandis
que cette Nature morte, aux touches horizontales, annonce déjà sa manière
d’après-guerre…
En
1912, Lucie publie son premier article sur la peinture de Georges Seurat dans
le magazine L’Art décoratif. Elle en écrira un autre en 1914 sur ses
dessins. Ils seront publiés ensemble dans la Collection des Cahiers
d’aujourd’hui, c’est là que j’ai pu les lire (en ligne sur Gallica).
Après avoir longuement décrit la personnalité de Seurat, « absorbant la tendresse de la lumière et des êtres », « d'un esprit attentif à garder des visions précises, ou à favoriser l'élaboration de conceptions nouvelles » et l’esprit de décision avec lequel il décide de rejeter « le métier appris à l’école » et la façon dont, « muni de ce procédé impersonnel : le point, qu'il fait servir aux exigences d'un audacieux parti pris, il conquiert sûrement ses toiles, sans détours ni peur. », elle démontre la modernité de Seurat et souligne la puissance et la cohérence de sa peinture en analysant, une à une, ses œuvres emblématiques. Par exemple, Le Cirque :
« Dans
Le Cirque, plus que dans tout autre tableau, s'affirme ce parti pris
irréductible qui considère les phénomènes naturels selon leur valeur expressive
et non selon leur existence réelle ; qui les nie au besoin. Cette composition
se propose d'enfermer dans une ample courbe les lignes ascendantes
significative de la gaîté des jeux du cirque. L'unité d'expression ainsi
préparée s'accroît de la richesse d'une atmosphère dorée, propice au joyeux
triomphe du cheval blanc, monté d'une écuyère…
… L'arabesque hardie et le rouge d'une perruque de clown, surgie du premier plan, agace le blanc avec une outrance très représentative d'un spectacle. Non moins adhérents à l'expression visée sont les attitudes et les visages des spectateurs : schémas aigus jusqu'à l'animalité, fruits d'une observation épurée de toute contradiction. Le peintre a décidé les vêtements même à servir l'expression synthétique qu'ils détruisent d'ordinaire par leurs exorbitantes prétentions personnelles. La petite écuyère, par exemple possède une robe qui amplifie à peine, comme une émanation gaie de son être, un chant ou un rire. Cette petite forme féminine est celle d'une déesse moderne de la Fantaisie et de la Grâce, avec ses formes fuselées, sa tête de fée espiègle et l'ascension de ses gestes qui se dissolvent dans l'air. » (Lucie Cousturier, Seurat, Paris, G. Crès, Collection des Cahiers d’aujourd’hui, 1926, p.19-20)
Ou Les Poseuses :
« Différemment
représentatives de l'art concentré de Seurat, sont Les Poseuses. Ce
grand tableau n'est pas décoratif au sens attribué d'ordinaire à ce mot. Les
trois figures nues des modèles, peintes dans les plus simples attitudes, n'étant pas liées l'une à l'autre par une arabesque, mais par le
bloc de la peinture, présentent une sorte de triptyque de la beauté féminine. Naïvement elles imposent leur
élégance avec un souverain dédain de duper le spectateur par une pauvre contrefaçon des matières réelles et de se
prouver vivantes en détaillant leur anatomie. De même que la diorite noire des Egyptiens sait évoquer la vie
mieux que la plus exacte apparence de la chair, de même la matière abstraite de
ces figures, ramenées à un noyau de lumière d'un volume expressif, nous assène
notre animalité et humanité modernes à nous en faire crier. » (Lucie
Cousturier, Seurat, Paris, G. Crès, Collection des Cahiers
d’aujourd’hui, 1926, p.21-22)
Quelques années plus tard, l’historien d’art et critique Gustave Geffroy dira tout le bien qu’il pense du texte de Lucie :
« Les souvenirs de Seurat sont ravivés, et fixés définitivement, par l'étude que Mme Lucie Cousturier vient de faire de son art dans les éditions des « Cahiers d'aujourd'hui » que publie M. Georges Besson. Cette étude est une plaquette assez mince de texte, ornée de quarante illustrations, vingt-six peintures et quatorze dessins, mais si elle est mince, elle est infiniment substantielle, et sous son petit volume elle contient un essai d'explication technique que l'on peut, je crois, sans hésiter, inscrire parmi les plus remarquables. […]
Aujourd'hui, ce qu'il y a de nouveau dans les pages étonnantes écrites d'une main si sûre par Lucie Cousturier, c’est que Seurat n’est pas uniquement considéré par elle comme le théoricien de la division du ton. Cela est acquis, tout le monde le sait, et l'écrivain n’en parle que pour mémoire. […] Mais si Lucie Cousturier approuve ces recherches qu'elle continue à mettre en pratique comme peintre, elle en dégage avec une force singulière la personnalité de Seurat qu'elle présente et définit, à l'aide de ses dessins, comme un luministe d'une puissance rare. Je crois bien qu'elle a raison en regardant les reproductions de ces étonnants dessins, et je lui donne raison encore davantage en regardant les reproductions en noir et blanc des peintures qui ressemblent alors aux dessins du crayon Conté. […] Mme Lucie Cousturier a vraiment écrit un chef-d'œuvre de biographie esthétique. » (Gustave Geffroy, « Souvenirs de Georges Seurat », La Dépêche, 31 mars 1922, p.1)
En cette même année 1912, les Cousturier acquièrent la maison « Les
Parasols » à Fréjus, sur la route de Cannes. Après les Indépendants de
1913, où Lucie expose deux toiles, une Nature morte et un Saule pleureur (rien ne dit qu’il
s’agisse de celui-là !), ils s’installent pour l’été dans leur nouvelle
maison.
C’est dans cette maison que Lucie passera la période de la guerre. Elle va s’y consacrer à écrire plusieurs articles sur ses amis Paul Signac,
Henri-Edmond Cross, Ker-Xavier Roussel (édités en hommage à Lucie après sa mort par
la galerie Bernheim Jeune, on peut les lire en ligne sur Gallica).
Mais il lui arrive aussi ce qu’elle appelle elle-même « une aventure surprenante : dans une contrée des mieux explorées, la région de la France méditerranéenne, je me suis trouvée tout à coup, en présence d’êtres inconnus, au sujet desquels ni mon expérience personnelle ni la science en général n’ont pu me fournir de renseignements. »
Ces « êtres inconnus » dont elle parle dans la préface de ce qui deviendra son livre Des inconnus chez moi, sont appelés « Tirailleurs Sénégalais. » Ils viennent quelques mois, après avoir été blessés au combat et soignés à l’hôpital de Menton, se refaire une santé au camp de Fréjus avant de repartir au front. Et ce camp a été installé juste à côté de sa maison.
Ces êtres dont elle ne sait rien sont d’abord violement rejetés par la population locale puis progressivement acceptés. Lucie les approche, d'abord moyennement rassurée puis finalement conquise par leur délicatesse, leur soif d’apprendre et la confiance qu’ils lui accordent.
Au cours des deux dernières années de la guerre, elle va accueillir une trentaine de Tirailleurs chaque après-midi, pour leur apprendre la langue française, la grammaire, l’usage des verbes et des auxiliaires ; pour lutter, surtout, contre le langage dit « petit nègre » avec lequel l’armée s’adresse à eux et les maintient dans l’incapacité d’échanger avec la population française qu’ils côtoient.
Entre deux exercices, elle saisit d'un pinceau rapide, à l'aquarelle, les moments passés en leur compagnie :
Puis les Tirailleurs sont renvoyés à la guerre et font leurs adieux avec retenue :
« Le géant, Ahmat [Paté] est debout devant notre seuil quand il désigne la direction de son départ d’un grand geste gauche inachevé. […] L’adieu et le merci donnés et reçus, nous avons perdu ce jour-là l’homme le plus sincère et le plus simple que j’ai encore rencontré, celui dont la pensée était si directe, qu’elle nous brûlait en nous atteignant, comme si elle n’avait pas su prendre le détour des mots, avec celle de tout le monde. » (Lucie Cousturier, Des inconnus chez moi, Paris, Edition de la Sirène, 1920, p.75)
« [Baïdi Dialo] remonte d’un élan vers ma main tendue, mais, quand il m’a livré la sienne, il hésite un instant à me la retirer, comme s’il cherchait le moyen de m’en laisser quelque chose, pour ne pas partir tout entier » (Lucie Cousturier, op.cit., p.84)
Et
la famille Cousturier se met à attendre les nouvelles du front, souvent mauvaises :
« (Saër Gueye) a été immolé le 15 août 1917 pendant que nous nous réjouissions d’une lettre où il nous apprenait qu’il était sauvé. Avant cette lettre, il nous en avait envoyé plusieurs autres qu’il avait signées "Votre fils de toute la vie". Toute sa vie, c’était quelques semaines. » (Lucie Cousturier, op.cit., p.50)
« Dans la journée du 16 juillet 1918 et les suivantes, nous perdîmes nos amis Sandré, N’Golo Tangara, Métey, Brahima Sako, Ahmat Paté, Kanda Sidibé, Della Mané. Le capitaine Duret fut blessé ainsi que Baynik Diope, son ordonnance. Dambia Dia, Amadou Lô, Samba Penda, Almamy Oularé furent blessés le mois suivant. Mekhtar Saar ne mourut qu’en octobre. » (Lucie Cousturier, op.cit., p.211)
Des inconnus chez moi paraît en 1920. Il n’aura pas un immense succès mais suscite de très belles critiques, souvent de la part de femmes :
« Des
Inconnus chez moi est un livre étonnant de fraîcheur et de sincérité. J'ai
rarement rencontré cette impression de révélation nue et vraie qu'il donne de
la première page à sa fin. Avec une délicatesse et une perspicacité constantes,
les paroles et les actes de tous ses élèves sont interprétés et commentés par
Lucie Cousturier- selon l'axe de vérité et de logique. Nous constatons ainsi
que rien n'est étranger à ces hommes noirs de ce dont nous nous enorgueillissons
avec une vanité simiesque : la politesse, la courtoisie, la perception des nuances
de la vie, la philosophie même, et l'art. Le livre de Lucie Cousturier est irrésumable et
inanalysable. J'ai voulu en donner le sens. Ce qui, en lui, apparaît le plus
net, c'est une étonnante et subtile nouveauté. L'auteur écrit un style léger, facile
et dansant, riche d'images picturales et pimpantes, sans préciosité, et qui est
lui-même une chose neuve. Là-dedans, au gré des conversations, des promenades
et des circonstances, il y a aussi des IDÉES, des idées profondes et aiguës sur
l'art, la vérité, la politique, l'armée, la guerre et ce beau livre, témoignage
d'une pensée noble, pacifique, humaine sans discrimination de mauvais aloi, est
une œuvre, mieux même : avec l'expérience vécue qui l'inspira, c'est un chef-d’œuvre. »
(Renée Dunan, Le Populaire, 19 octobre 1920, p.2)
Le
catalogue illustré d’une « exposition de peinture moderne
française », à laquelle Lucie participe du 15 novembre au 9 décembre
1919, en compagnie de quatorze autres artistes, permet de dater sûrement ce bouquet
qui y figure et de découvrir que son style a un peu évolué.
Une
palette claire à dominante rosée, des touches plus larges, ordonnées et espacées, qui laissent penser que les œuvres qui suivent datent de
l’après-guerre.
Mais Lucie n’en a pas fini avec son aventure africaine. Peut-être grâce à son beau-frère, Paul Cousturier (1849-1921) ancien gouverneur de la Guinée française, elle rencontre Albert Sarraut, alors ministre des Colonies, qui lui confie la réalisation d’une étude sur la place des femmes dans les sociétés traditionnelles d’Afrique de l’Ouest. Elle embarque à Marseille à destination du Sénégal, en octobre 1921, avec Mamady Koné, un ancien tirailleur qui fut l’un de ses élèves « en grammaire » et était resté à Paris après sa démobilisation.
Ils
arrivent à Dakar le 13 octobre 1921, comme elle le note dans le premier ouvrage
qu’elle fera paraître à son retour Mon amie Fatou, citadine, dont la 3ème
édition (Paris, Rieder et Cie, 1925) est consultable sur Gallica. Refusant de
solliciter l’administration coloniale, elle s’installe dans le « palais de
bois » du cousin d’un autre de ses élèves, dans le quartier indigène
de Dakar. Comme elle le fera tout au long de son voyage, elle observe avec
attention les habitants, les rites, les relations entre hommes et femmes, entre
adultes et enfants, sans préjugés et avec une bonne dose d’humour.
Son périple en Afrique est résumé dans « La forêt du Haut-Niger », un article abondamment illustré qui paraît dans Les Cahiers d’Aujourd’hui, n°12 en 1923, également consultable sur Gallica. J’en reproduis quelques extraits, significatifs du ton de Lucie :
« Quelques cases groupées à l'écart par une haie d'arbustes : c'est le caravansérail destiné aux voyageurs blancs et à leur suite noire. La plus spacieuse sera la mienne, la plus petite contiendra six hommes ou douze. C'est merveilleux pour ma qualité qu'elle prime leur quantité même quand il s'agit d'espace ! Tandis que Ghibi dresse mon lit pliant, je lis contre le mur intérieur de ma case ces chiffres : poulet 1 fr. 50, œuf 0 fr. 10, pommes de terre (il y en a ici) 0.60 le kilo. Indication du cours ? Non. Avis donné aux voyageurs que les vivres offerts par le chef de village de l'administration ne sont pas forcément un tribut payé à leur couleur blanche et qu'ils sont autorisés à les payer sans toutefois dépasser ces sommes honnêtes. La nourriture pour Ghibi et moi me coûtera donc 3 francs par jour ; celle des douze porteurs qui consiste en riz, coûtera 6 francs à la colonie. » (Lucie Cousturier, « La forêt du Haut-Niger », op.cit. p.9)
« Les
nioumous échassiers sont des danseurs géants d'une folle élégance qui mesurent
près de trois fois la taille d'un homme de la pointe de leurs échasses à
l'extrémité de leurs hauts bonnets emplumés. Lorsque Ghibi les a aperçus il m'a
dit avec effroi : " De quel pays qu'ils viennent les hommes faits comme
ces grands-là ? " Il a été bien rassuré d'apprendre qu'ils étaient des
hommes faits comme lui mais dissimulés dans une architecture. Autrefois,
d'après les dires de l'interprète, les habitants des villages croyaient aussi
que ces êtres étranges étaient d'essence surnaturelle. Féticheurs affiliés à
des sociétés secrètes, ils terrorisaient autant par leurs apparences que par
les actes dont on les supposait auteurs. Déchus maintenant, ils viennent danser
les jours de fête devant la case de l'administrateur français, comme des
griots. » (Lucie Cousturier, « La forêt du Haut-Niger », op.cit.
p.39)
« Les nioumous sont des acrobates merveilleux. Sans appui, sans balancier, ils écartent les extrémités de leurs échasses, les rapprochent ou les croisent. Parfois, ils plongent du buste en avant de telle sorte que l'extrémité de leur long bonnet menace la foule qui crie ; puis, brusquement, ils se renversent en arrière. D'autres fois ils vont, déhanchés et sautillants faisant mousser leur jupe de fibres ou courent à travers les rangs de figurants nus étendus sur le sol. Enfin, ils se laissent tomber par terre pliés en deux à hauteur des genoux leur face en velours noir tournée vers le ciel : c'est la-mort du nioumou. Et il y a sa résurrection : il se traîne un peu, et savamment se hisse, se redresse et s'enfuit à grands écarts d'échasses. » (Lucie Cousturier, « La forêt du Haut-Niger », op.cit. p.40)
« Tout
le monde me quitte après m'avoir serré la main, du moins les tirailleurs et les
chefs font ainsi acquis aux modes françaises ; mais les femmes tordent
délicatement le bout de mes doigts comme c'est ici la coutume, même entre
parents, même entre mère et fille, coutume si expressive de la civilisation
délicate que nous détruisons. » (Lucie Cousturier, « La forêt du
Haut-Niger », op.cit. p.56)
Des
très nombreuses aquarelles rapportées par Lucie, il reste quelques traces dans
les collections muséales. La plupart du temps, l’absence de datation et le
caractère très vague des titres (dans les collections en ligne du MNAM de Beaubourg, une encre de chine qui représente
évidemment un nioumou est sobrement intitulée Personnage africain…) ne
permet pas d’en saisir la portée exacte.
Au
cours de l’année qui suit son retour d’Afrique, la santé de Lucie se dégrade. Elle
se consacre alors à l’écriture de ses récits de voyage qui paraissent en deux
tomes, consacrés à ceux qu’elle appelle ses amis, Fatou, citadine et Soumaré,
laptot (marin), sous le titre Mes inconnus chez eux.
Lucie Cousturier meurt à Paris, dans la nuit du 15 au 16 août 1925, à l’âge de 49 ans.
De
nombreux articles paraissent dans la presse de l’époque et plusieurs
expositions d’hommage seront organisées :
« Nous apprenons avec une vive émotion la mort de Mme Lucie Cousturier, décédée à son domicile, 43, boulevard Beauséjour, à Paris, à la suite d’une longue maladie qui avait motivé récemment une opération chirurgicale.
Mme Lucie Cousturier s’était acquis une réputation des plus estimables dans les milieux littéraires et artistiques, car elle joignait au talent de l’écrivain l’art du peintre délicat. On sait que l’ouvrage qui la fit connaître avait pour titre Des inconnus chez moi. […] elle nous avait donné ainsi un livre émouvant, sincère et coloré sur cette race qu’elle avait été également étudier chez elle, au Sénégal, au Soudan, en Guinée, au Niger. Mme Lucie Cousturier avait commencé, sous le titre général Mes inconnus chez eux, une nouvelle série d’ouvrages, le premier paru : Mon amie Fatou, a été loué dans notre numéro du 10 juin. Cette série d’impressions personnelles et de notes originales est d’ailleurs complètement écrite, et la fin en sera publiée en octobre. Cette femme très distinguée, dont on regrettera unanimement la mort prématurée, était aussi critique d’art ; on lui doit, entre autres, des études sur Signac et Marquet. » (Lionel Laroze, « Nécrologie, Mme Lucie Cousturier », Comœdia, 19 juin 1925, p.2)
« Une exposition d'œuvres de Lucie Cousturier est présentée à la galerie Druet. On l'y visitera jusqu'au 24. Et voici que paraît chez Rieder Mon ami Soumaré, laptot, second volume de Mes inconnus chez eux. Double occasion de se recueillir en évoquant le souvenir de cette sensible femme si artiste, dont le cœur se plaisait à cultiver les plus nobles sentiments humains. Mon ami Soumaré, qui fait suite à Mon amie Fatou, est de la même qualité, se recommande par les mêmes dons d'animation et de couleur que la premier livre de Lucie Cousturier, cet inoubliable Des inconnus chez moi qui lui valut d'être comparée aux plus savoureux et robustes écrivains de ce temps-ci. Il conte la dernière partie du voyage de la compréhensive missionnaire à travers l’Afrique occidentale, à travers l'âme noire, close à la plupart des résidents européens, et dont Lucie Cousturier seule a tenté d'explorer les régions mystérieuses. Elle allait devant elle, les yeux grands ouverts, des yeux qui, sachant voir, étaient émerveillés. (T. « Lucie Cousturier et ses Inconnus », Le Bulletin de la vie artistique, 15 décembre 1925, p.540)
Dans son Histoire générale de l’art français, de la Révolution à nos jours, Louis Vauxcelles décrit Lucie comme la « très subtile historiographe » de Seurat et ajoute qu’elle est « avec Paul Signac, la seule artiste qui soit restée fidèle aux principes du divisionnisme, [elle] sait l’art de faire chatoyer une surface et de concilier la couleur locale et la couleur lumière. » (Paris, Librairie de France, 1822/1925, p.243). Et il montre cette œuvre dont je n'ai trouvé aucune autre trace.
Vingt ans après, Georges Pillement commente une exposition « à la galerie de l’Elysée, Lucie Cousturier qui fut une des disciples de Seurat, Cross et Signac et qui compte parmi les meilleurs représentants du néo-impressionnisme. […] Cette exposition qui nous remet en mémoire l’œuvre de cette belle artiste un peu oubliée et très injustement, groupe quelques toiles pointillistes d’une excellente technique et d’une grande séduction » (« Jeunes d’aujourd’hui et maîtres d’hier », Les Lettres françaises, 30 octobre 1947)
Et puis, plus rien… jusqu’à un colloque organisé en sa mémoire à Fréjus en 2008, dont les actes ont été publiés, une exposition en octobre 2014 à la Chapelle du Calvaire de Rousset (13), une exposition au musée de Vernon en 2018 qui n’a suscité, hélas, que peu d’écho dans la presse spécialisée. Et Lucie a été aussi présente dans l’exposition « Valadon et ses contemporaines » de mars à juin 2021, au monastère royal de Brou.
Gageons que dans deux ans, pour le centenaire de sa mort, quelqu’un aura à cœur de rappeler à notre souvenir l’œuvre aux couleurs si pures de cette artiste, à la fois rigoureuse et spirituelle dans ses écrits, généreuse et tendre en ses amitiés et dont la clairvoyance en tant que critique d’art a été moult fois soulignée !
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