Joanna
Carolina Carlesimo est née le 30 avril 1867 à Velletri (à une trentaine de km au
sud de Rome) dans une famille d’ouvriers agricoles, émigrés du sud de l’Italie.
Joanna a environ un an lorsque ses parents, Giacinto et Marianna, se séparent en
raison de l’adhésion de son père à un groupe politique qui pratique le brigandage.
Mariana se fait alors engager par la famille Romani, prospère propriétaire d’un vaste domaine agricole. Quelques années plus tard, elle se met en ménage avec l’un des fils de la maison, Temistocle Romani, musicien. En 1877, Temistocle rompt avec sa famille et le couple part pour Paris, en compagnie de la petite Joanna. L’année suivante, le père de Joanna étant décédé, le couple se marie.
Les Romani connaissent alors la vie difficile des immigrés italiens dans la capitale et Mariana se fait engager comme modèle d’artiste, emmenant sa fille avec elle lors des séances de poses.
Quelques années plus tard, vers quinze ou seize ans, Joanna devient modèle à son tour. Les photos montrent une jeune femme rousse enjouée dont la plastique juvénile séduit un groupe d’artistes issus de l’école des beaux-arts de Toulouse : Alexandre Falguière, sculpteur membre de l’Institut, le sculpteur et peintre Antonin Mercié, ainsi que les peintres Benjamin-Constant et Jean-André Rixens. Tous la prennent comme modèle et elle pose aussi à l’académie Julian et à l’académie Colarossi.
Falguière présente notamment, au Salon de
1884, une Nymphe chasseresse en plâtre pour laquelle Joanna a posé, et dont voici une version plus tardive en bronze :
Au même Salon, Rixens présente Coquetterie et une Etude pour la Gloire, dont le modèle est encore Joanna.
Joanna devient aussi le modèle favori de
Victor Prouvé, un jeune peintre nancéen, élève de Cabanel.
C’est probablement par l’intermédiaire de
Falguière que Joanna entre en contact avec Jean-Jacques Henner et Carolus-Duran,
qui la prennent également comme modèle.
Le
musée Henner ne donne aucune indication sur les modèles des
fameuses « femmes rousses » du peintre éponyme. Il semblerait
toutefois que Joanna ait posé pour Solitude, présentée au Salon de 1886.
Et
aussi pour Hérodiade dont la version finale, présentée au Salon de 1887, n’est plus localisée. Il reste cette étude, conservée par le musée.
Joanna
a aussi rencontré Ferdinand Roybet dont l’atelier se trouve dans le même
immeuble de la place Pigalle que celui de Henner.
Joanna
pose pour Roybet de nombreuses fois avant de devenir sa compagne, probablement
au milieu des années 1880. C’est avec lui qu’elle travaillera désormais et elle
ne posera plus que pour lui.
En 1888, « Juana Romani » apparaît pour la première fois au Salon des artistes français, avec une seule œuvre, intitulée La Gitane, dont je n’ai trouvé qu’une trace éventuelle : une illustration, assez malhabile, d’un roman de Paul Arène qui évoque une famille de gitans. Rien ne prouve qu’il s’agisse de la reproduction du tableau présenté au Salon…
L’année
suivante, Juana expose deux peintures, Femme surprise et Le Matin,
en donnant comme adresse le 96 bis rue de la Tour, mais sans préciser le nom de
son professeur.
Elle paraît avoir participé à l’Exposition universelle de 1889, bien que ce ne soit pas très clair : le nom de Romani, sans prénom, figure bien dans la liste des peintres italiens du catalogue mais l’adresse n’est pas la même que celle que Juana a donnée au Salon.
Pour autant, on peut se fonder sur deux indices : dans son Dictionnaire des peintres…, Emmanuel Bénézit indique que Juana a reçu « une médaille d’argent en 1889 (Ex.U.) ». Et l’un de ses fervents admirateurs, le critique d’art Armand Silvestre (1837-1901), écrira plus tard : « à l’Exposition universelle, deux portraits et une figure nue lui valaient une seconde médaille et la mettaient hors concours à un âge où peu d’artistes sont admis à exposer. » (A. Silvestre, « Juana Romani », Album Mariani. Second volume, Paris, Henri Floury éditeur, 1896, non paginé).
Oui
mais voilà : selon le catalogue, « Romani » n’aurait présenté que
deux « études » et je n’ai pas trouvé où elle est censée avoir obtenu la
première médaille puisque son nom ne figure pas dans les récompensés des Salons
de 1888 et 89…
Quoi qu’il en soit, le premier tableau qu’on peut montrer d’elle est Jeunesse, présenté au Salon de 1890, avec un autre intitulé Hérodiade. Pour la première fois, elle indique le nom de ceux qu’elle considère comme ses professeurs, Henner et Roybet. Ce qui laisse supposer qu’elle a été accueillie comme élève dans le fameux « atelier des dames », dirigé par Henner et Carolus Duran.
La
seule mention que j’ai trouvée d’elle pour ce Salon ne correspond d’ailleurs
pas exactement à ce tableau qui n’est pas une « tête » à proprement
parler : « M. Henner expose deux têtes semblables à celle qu’il
exposa les années précédentes, et son élève, Mlle Juana Romani, deux autres
têtes identiques aux têtes de M. Henner. » (Paul Heusy, « Le Salon,
Portraits et sujets divers » Le Radical, 13 mai 1890, p.2)
Mais il reste exact que, s’agissant de Jeunesse, l’influence de Henner paraît assez sensible. On peut remarquer aussi que, dès 1890, elle est classée « hors concours » au Salon, ce qui laisse entendre qu’elle a déjà reçu une médaille (et confirme donc sa présence à l’Exposition universelle de 89).
Grâce à ce classement, elle est assurée de pouvoir exposer au Salon tous les ans. Ce qu’elle fera effectivement, en présentant une ou deux œuvres chaque année jusqu’en 1904.
Son portrait par Roybet, de cette période, montre une toute jeune femme d'une vingtaine d'années.
La même année, Juana peint ce portrait de femme où il apparaît qu’elle a acquis une véritable maîtrise technique, dans un style qui se cherche encore un peu…
Au
Salon de 1891, elle montre Judith et Madeleine. Ce sont peut-être
ces deux huiles, où l’on décèle encore l’influence de Henner.
A
moins que la Madeleine ne soit celle-ci, parfois présentée comme son
autoportrait, ce qui paraît peu probable si on le compare à ses photographies
et aux portraits de Roybet…
Je
n’ai trouvé aucune mention de son travail dans la presse relative à ce Salon de
1891. En revanche, en 1892, elle est
plusieurs fois citée pour les deux œuvres qu’elle présente, Bianca Capello
et Manuela. Pourtant, il est important de relever une constante : quel
qu’ait été son succès auprès du public, aucune de ses œuvres ne sera jamais reproduite dans le Catalogue illustré du Salon, publication de la Société des artistes français… mais son travail est soutenu par d'autres organes de presse comme L'Art français, Le Figaro, L'Illustration et surtout Paris-Noël.
« Le Prétet costumé en reître, que M. Roybet nous rapporte empreint de tant de verve, aux tons si onctueusement bitumineux, voisine très originalement sur la cimaise avec le hardi portrait de son adroite élève, Mlle Juana Romani, dont les deux toiles sont bien pareillement imprégnées de la même pâte savoureuse. » (A. Tausserat-Radel, « La peinture au Salon des Champs-Elysées », L’Artiste, mai 1892, p.341)
Le
« hardi portrait de l’adroite élève » est probablement celui-ci :
Je
n’ai pas trouvé Manuela mais, en revanche, une seconde Bianca Capello,
dans un Paris-Noël plus tardif…
Quel que soit la Bianca Capello considérée, il est clair qu’elle se détache du style de Henner, ce qui n’empêche pas Le Radical d’affirmer bravement le contraire : « Mlle Juana Romani est une élève de M. Henner. Les deux portraits qu’elle nous donne ici le disent on ne peut plus nettement. » (Paul Heusy, « Le Salon des Champs-Elysées », Le Radical, 1er mai 1892, p.2).
Pourtant,
un autre tableau de la même année confirme que son style a évolué. Et elle
commence à mettre en place ce qui sera sa marque, un travail élaboré des
costumes.
Huile sur toile, 65 cm x 53,5 cm
De la même période date cette huile assez curieuse qui paraît représenter le même modèle et qui, selon le musée qui la conserve, fut achetée à Paris dans les années 1920.
Cette
année-là, Juana retourne pour la première fois en Italie, avec Roybet. Ils
effectuent un long périple qui les mènent à Milan, Venise, Florence, Rome et
Naples.
Au moment du Salon suivant, sa Giovanella a les honneurs de gazettes et le nom de Juana est cité de nombreuses fois :
« Mme Juana Romani expose deux bustes de femme
diversement troublants. Giovanella, blonde capiteuse au mystérieux
sourire, et la fauve, l’énigmatique Fille de Théodora » (Quolibet,
« Prenez garde à la peinture », Le Tintamarre, 7 mai 1893,
p.6).
Camille Mauclair nous donne un indice supplémentaire sur le second tableau qu’elle a présenté au Salon : « Et pour terminer, la superbe étude que la meilleure élève de Roybet, Mme Juana Romani, appelle la Fille de Théodora, tête brune, au masque énergique, casqué de cheveux noirs. » (Le Ménestrel, 20 mai 1893, p.164).
Peut-on vraiment se fonder sur la description de Mauclair pour penser que cette Fille de Théodora pourrait être cette Beauté brune passée sur le marché de l’art ? Je n’aurais pas osé mais c’est ce qu’indique le musée Roybet Fould…
Plusieurs critiques sont admiratifs de son travail : « enfin, la fille de Théodora et cette Giovanella qui fait penser, tout ensemble, à Léonard de Vinci et à Greuze, une Joconde rieuse, un chef-d’œuvre de fraîcheur et de fantaisie. » (A. Silvestre, op.cit.)
Même
si l’admiration n’est pas toujours exempte d’arrière-pensée : « Que
M. Henner prenne la peine d’étudier Giovanella et la Fille de
Théodora, et si cet Immortel très finaud consent à parler franc, il
reconnaîtra que l’élève est désormais de force à donner des leçons au maître ;
il en a grand besoin. » (Paul Leroy, « Le Salon de 1893 », Gil
Blas, 30 avril 1893, p.1)
En
1894, Juana présente au Salon L’Infante et Pensierosa. Là encore,
il faut consulter la presse pour avoir une idée des images dont il s’agit :
« De Mlle Juana Romani, deux
charmantes figures une Penserosa, qui rêve doucement, laissant glisser
indolemment de ses épaules nues un manteau vert doublé d’écarlate ; une
tête d’Infante, auréolée de cheveux châtain clair et qui rit à pleines
dents. » (Anonyme, « Avant les Salons », Le Matin, 18
avril 1894, p.2)
« Hâtons-nous maintenant vers les envois de Mlle Juana Romani, dont nous suivons avec le plus grand intérêt, les progrès annuels. Elle s’est aujourd’hui surpassée. Elle n’a jamais rien fait de mieux que sa Pensierosa, qui est tout simplement exquise, drapée dans son grand manteau à revers rouges, les yeux braisillants comme des escarboucles sous le casque de cheveux noirs. » (E. Trogan, « Les Salons de 1894 », La Semaine des familles, 9 juin 1894, p.151)
De Pensierosa, dont la localisation n’est plus connue, le musée Roybet Fould conserve une photographie :
On peut donc en conclure que c’est bien la reproduction de ce tableau qui figure en couverture du Paris-Noël de l’année 1893-1894, avec des couleurs probablement moins subtiles que celles de l’original…
En revanche, pour L’Infante, il est plus difficile de s’y retrouver : l’infante « auréolée de cheveux châtain clair et qui rit à pleines dents. » décrite par Le Matin, ne s’accommode pas bien de ces deux images présentées par le musée Roybet Fould sur son site mais il s’agit probablement d’autres versions…
…
ou d’une erreur du journal dont la description fait plutôt penser à la Primavera
que Juana présente au Salon de 1895. Le tableau est acheté par l’Etat qui
le fera voyager ensuite dans les musées français : la Dépêche bretonne
du 3 avril 1897, par exemple, signale son arrivée à Rennes à l’occasion de
l’Exposition des beaux-arts !
Quoi qu’il en soit, cette jeune personne ressemble beaucoup à cet autre portrait présenté en 2024 sur le marché de l’art, sous un titre… qui n’engage à rien !
Avec le recul, on peut sans doute considérer que Roybet, comme Juana Romani, font partie des peintres populaires. Au Salon de 1894, Roybet a présenté La Main chaude, un thème assez rebattu depuis le XVIIe siècle et dont Hortense Haudebourt-Lescot a présenté une version « à l’italienne » quatre-vingts ans plus tôt (voir sa notice).
Je
le montre car Juana y figure ; c’est la jeune fille qui lève la main sur
la droite.
La Main chaude – 1894
Huile sur bois, 230 x 283 cm
Musée Roybet-Fould, Courbevoie
Le tableau sera reproduit dans le Figaro-Salon (p.101) et c’est à Roybet qu’est confiée la couverture du Paris-Noël de l’année, avec un portrait de Juana…
…
dont une œuvre est est représentée en page intérieure :
Cette
popularité du couple se lit dans les commentaires des journaux, notamment ceux
de 1896, quand elle présente Desdemona et Fior d’Alpe au Salon.
« Nous
voici devant les œuvres d’un peintre qui, par le charme irrésistible de sa
couleur, par l’attrait d’une exécution séduisante, a conquis l’attention de la
foule ; je veux parler de la Fior d’Alpes et de la Desdemona
de Mademoiselle Juana Romani. Evidemment, cette artiste n’appartient pas à l’école
réaliste, et c’est la beauté de la forme et la richesse de la couleur qui l’attirent
invinciblement. Quoi de plus délicat, de plus charmant que les blancheurs de la
poitrine de sa Fior d’Alpes au doux regard, à la tête renversée sur ses
bras, et nous montrant, en un raccourci hardi, le dessous du visage, une bouche
faite de roses et de sourires ; mêmes qualités chez la Desdemona
vêtue aussi de ces belles étoffes créées des rayons de soleil et des clairs de
lune que revêtait Peau d’Ane. Elève d’Henner et de Roybet, Mademoiselle Romani
témoigne de cette filiation tout en restant elle-même, ce qui est le plus grand
compliment que je puisse lui faire. » (Albert Wolfe, « Société des
artistes français », Figaro-Salon 1896, p.16)
« Dans la Fior d’Alpe, Mlle Juana Romani a poussé la virtuosité jusqu’aux dernières limites. Il y a, dans cette figure de femme qui se renverse en souriant, la tête à demi noyée dans une ondée de cheveux roux, des parties vraiment adorables. C’est le fin du fin en peinture. » (Léon Plée, « Le Salon de 1896 », Les Annales politiques et littéraires, 10 mai 1896, p.291)
« […] et surtout les adorables charmeuses de Juana Romani. Oh ! ces chairs sensuelles et frissonnantes, quelle attirance en leurs yeux tristes et alanguis ; et comme on regrette, à penser qu’elles iront décorer peut-être quelque froide collection d’Amérique, qu’il n’y ait pas un Musée où l’on nous conserve ces œuvres si belles, si artistes, si douces à voir ! » (Anonyme, « La vie parisienne », Don Juan, 27 juin 1896, p.1)
Trouver
Desdemona a été facile également : elle a été publiée en
première page du journal L’Illustration, n°2775 du 2 mai 1896 :
« Un
autre artiste femme, et de la plus grande valeur, Mlle Juana Romani, a su me charmer longtemps, par ses
deux merveilleuses tètes de femme, aux carnations éblouissament [sic] blanches,
encadrées dans les plus idéales chevelures, blond-vénitien. » (Ferdinand
Gardet, « Le Salon des Champs-Elysées », Select, 1er
janvier 1896, p.100). Paris-Noël, lui, revient sur la jolie Giovanella de 1893 :
Le
tournant du siècle est certainement la meilleure période de la carrière de
Juana. Elle est appréciée du public et la presse s’en fait l’écho : « Mlle Juana Romani n’a jamais été plus en couleur,
en charme et en suavité que cette année. Sa « Dona Mona » et sa « Faustolla »
sont probablement des figures composées et n’en font que plus d’honneur à l’imagination
et au tempérament si profondément artiste de la mieux douée des femmes
peintres. » (Henri Rochefort, « Le Salon des Champs-Elysées », The
New York Herald, 19 avril 1897, p.4)
Cette Dona Mona est peut-être celle dont la reproduction a été publiée en 1903 par L’Echo de la France. Curieusement, le musée Roybet Fould associe cette image à l’autre œuvre exposée cette année-là, Faustolla. C’est peut-être une erreur du journal…
La popularité de Juana se mesure aussi par le fait que, comme plusieurs autres peintres (Edmond Arman-Jean, Charles Cottet, Alexandre Séon), elle est croquée par Engel-Garry dans sa série de 47 portraits de personnalités parisiennes de la fin du siècle.
Tandis qu’Angelo Mariani, inventeur corse du vin de coca, l’alors célèbre « vin Mariani », publie dans son Album Mariani, avec deux portraits de Juana, un texte dithyrambique d’Armand Silvestre, déjà cité plus haut et dont voici un autre extrait :
« L’instinct de cette fatalité que les sots maudissent seuls, que les lâches, seuls, repoussent, est au fond de la beauté étrange qui fait JUANA ROMANI pareille à son œuvre ; dans l’attirance profonde et despotique de ses yeux, dans les cruautés inconscientes de son sourire, dans ces tons fauves de sa chevelure où des filets de sang se mêlent à l’or sombre quand le soleil les traverse, dans cette majesté hautaine du geste qui la grandit quand elle daigne révéler quelque chose d’elle-même. Car beaucoup qui ne la regarderaient pas bien, la pourraient prendre, à certains instants, pour une bonne enfant rieuse. Mais, chez elle, la Femme n’abdique pas dans l’artiste ; au contraire, son art serait plutôt fait d’un féminisme exagéré. La Fontaine s’est bien demandé ce que peindraient les lions, s’ils savaient peindre. Eh bien, j’imagine que si les grandes charmeresses Dalila, Judith, Lucrèce avaient su peindre, elles auraient tracé ces figures à la fois délicieuses et farouches dont nous a charmés, avec quelque effroi en nous, JUANA ROMANI, et dans lesquelles il m’a toujours semblé qu’il y avait beaucoup d’elle-même.
Elle n'en a pas moins admirablement réussi, — car, avant tout, elle est
maîtresse absolue de son métier — les portraits d’autres femmes d’un tout autre
caractère que le sien ; citons ceux de Mme Hériot, de la comtesse de
Briche, de Mme de Lurcy, de Mme Claire Lemaître qu’elle a si bien enveloppée de
sa chevelure noire ; que d’autres encore ! Car, chez elle, la
fécondité est la caractéristique du talent. » (A. Silvestre, « Juana
Romani », Album Mariani. Second volume, Paris, Henri Floury
éditeur, 1896, non paginé).
Et
on la photographie dans son atelier, feignant de peindre une Bianca Capello
déjà encadrée…
Ce
qui n’empêche pas certain critique d’avoir la dent (très) dure à l’égard du
public qui apprécie les « maîtres » de Juana : ainsi, après
avoir indiqué que « M. Henner continue à s’imiter lui-même », il
précise que « M. Roybet persévère dans la traduction servile, dans le
pastiche presque, de l’étonnant évocateur d’hommes que fut Franz Hals ; il
réussit de la sorte à nous donner des toiles devant lesquelles le commun des
bourgeois et des confesseurs s’extasie, mais que les vrais artistes se
contentent de trouver habiles. Mmes Juana
Romani et Consuelo Fould tirent des coups de pistolet chargés à
blanc et qui ne tueront personne. » (Jean Bertheroy, « Le Salon des
Champs-Elysées », Revue pour les jeunes filles, 1er mars
1897, p.454)
Pourtant,
en 1898, l’Etat achète à nouveau une œuvre de Juana, Salomé. Je ne peux en
montrer qu’une photo de presse puisque l’Etat a commis l’exploit de la perdre
et que le musée d’Orsay où elle a été affectée à la fin des années 1970 ne juge pas
utile d’en montrer une photo complète…
« Nous voici arrivés devant un des envois les plus fêtés au Salon, devant celui de Madame Romani ; il se compose de deux toiles : Salomé et Angelica, cette dernière, une jeune fille, une enfant, on ne sait au juste, tant sont étranges cette bouche crispée, presque menaçante, ce regard qui vous fixe et vous perce pour ainsi dire ; c’est une magie véritable de couleur, de chatoiements merveilleux, qui court sur ces étoffes brodées de soie et d’or.
Mêmes qualités, plus développées peut-être encore, dans cette Salomé
assise, indolente et provoquante sous ses noirs cheveux épars dont un flot lui
couvre une partie du visage, pendant que l’autre souligne le dessin d’un profil
et retombe sur une épaule et une poitrine à la chair étonnante d’éclat et de
séduction. Tout est là traité avec une incroyable maestria, aussi bien l’attirante créature que les
étoffes, que ce sabre et ce bassin. » (Philippe Gille, « Salon des
artistes français », Figaro-Salon 1898, p.26)
Selon le musée Roybet Fould, Angelica serait cette jeune personne laquelle, en effet, correspond assez bien à la description qu’en fait le Figaro :
L’année suivante, avec Mina da Fiesole, on retrouve le même engouement de la presse grand public et le même agacement de la critique d'art…
« Mlle Juana Romani qui a trouvé le secret de
charmer par des touches délicates, une diaphanéité des chairs exquise. Sa Mina
da Fiesole pourrait inspirer un poète — ou un romancier. » (Anonyme,
« Au Salon », L’Hebdomadaire illustré, 21 mai 1899, p.451)
Une Mina da Fiesole publiée par le Figaro-Salon et dont l’original ou la copie a été vendue l’année dernière sous le titre de Jeune fille, ce qui n'engage à rien mais ne contribue pas à la connaissance de l'artiste.
« C’est
certainement aussi une petite créature de notre temps cette Mina da Fiesole,
de Madame Juana Romani, étalant, parmi le somptueux brocard, son rire espiègle et perlé ;
car cette rieuse n’a point grand’ chose de commun avec les saintes et les
vierges candides que tailla dans le plus pur marbre le grand statuaire du Xve
siècle, Mino da Fiesole, dont Madame Romani, par un caprice, a été choisir et féminiser
le nom. » (Albert Wolff, « Société des artistes français, Figaro-Salon,
1899, p.24 et 26)
A l’Exposition universelle de 1900, elle apparaît dans la section italienne sous le nom de Romani-Carlesimo et présente quatre œuvres Angelica, Primavera, Fior d’Alpe et Salomé. La reproduction de Salomé est publiée dans le catalogue officiel de l’Exposition (p.199). A nouveau, certains s’extasient, notamment les commentateurs italiens (version traduite) : « Mais s’ils ont l’effusion, et le charme correct, ils sont plus vivants, plus voluptueusement vivants. Romani, qui est une brune tout feu, est irréaliste, elle s’en vante, et le sang qui coule dans ses veines, s’affirme dans ses œuvres. » (Anonyme, « Chronique de l’Exposition », Il Risveglio italiano di Parigi, 13 mai 1900, p.2)
…
tandis que d’autres affichent leur mépris pour un travail jugé factice : « Si l’on observe ensuite
les œuvres de MM. Rotta, Bazzi, Pio Joris, Calderini, Tavernier, on aura
confiance dans l’évolution italienne vers un art plus indépendant, plus sain et
plus fécond que celui des Italiens de Paris, de M. Boldini et Mlle Juana Romani, dont la virtuosité, si brillante et
habile qu’elle soit, même en produisant des chefs-d’œuvre (comme le Portrait
de M. Whistler par M. Boldini), reste stérile pour leurs compatriotes. (Ernest
Babelon, Léonce Bénédite, Henri Beraldi, L’art à l’Exposition universelle
de 1900, Librairie de l’Art ancien et moderne, Paris, 1900, p.211)
Léonce Bénédite, le conservateur du musée du Luxembourg, ira même jusqu’à traiter Juana de dilettante, dans son introduction au Rapport du jury international de l’Exposition … (Paris, Imprimerie nationale, 1905, p.515)
Cela n’empêche pas Juana d’être célèbre et célébrée, notamment dans Paris-Noël où sa Leonora d’Este est en couverture.
On
commence à parler d’elle dans des publications spécialisées : « Je
goûte encore la manière très spéciale de Mlle Juana
Romani : elle dérobe à la palette de son maître, cet étonnant
Roybet […], quelques généreuses coulées de pâte éclatante qui donnent à ses
figures féminines une savoureuse splendeur, mais elle y ajoute, pour que le
ragoût soit plus piquant, un souvenir de la grâce hennérienne. » (Paul
Lorquet, Les maîtres d’aujourd’hui, peinture contemporaine, Firmin-Didot,
Paris, 1901 p.93-94)
« Mlle Juana Romani est, à la Société des Artistes
Français, presque la seule femme qui fasse preuve de talent, dans une acception
toute dissemblable. Elève de Henner et de Roybet, elle n’a retenu que le don d’enveloppement
mystérieux du premier et a, fort heureusement, oublié en grande partie l’étalage
de faux savoir, la sécheresse, la lourdeur du second. Elle n’en a gardé qu’un
certain goût pour les étoffes riches et les arrangements moyenâgeux des figures
dont les vêtements d’orfroi et de satin broché font valoir les chairs et les
chevelures. […] On peut dire de Mlle Romani qu’elle se répète, comme ses
maîtres, qu’elle manque d’expression, qu’elle est trop adroite, qu’elle a une
habileté de palette et une vision d’atelier. On peut souhaiter qu’elle se
renouvelle, mais ce qu’on ne peut pas contester, c’est le charme riant et la
sensation de peinture souple et luxueuse qu’on trouve en ses tableaux. »
(Camille Mauclair, « L’art des femmes peintres et sculpteurs en Italie »,
La Revue, 1er janvier 1901, p.518-519)
En avril, elle est présente à l’Exposition internationale de Monte Carlo puis, au Salon de 1901, elle présente une nouvelle Infante, reproduite dans le Figaro-Salon :
« On aimera vivement les envois de Madame Frédérique Vallet-Bisson et de Madame Juana Romani ; la première avec un portrait de jeune fille d'une fort agréable harmonie en mauve majeur ; la seconde avec deux de ces caprices de couleur dont elle est coutumière ; un d'eux est un portrait d'enfant qui est vraiment un des meilleurs morceaux qu'elle ait exposés. (Albert Wolff, « La Société des artistes français », Figaro-Salon 1901, p.20)
Le
portrait d’enfant dont parle Wolff pourrait être celui-ci, dont la localisation
est inconnue aujourd’hui :
La
fin de l’année 1901 est aussi un grand moment de fierté pour Juana qui retourne
pour la première fois à Velletri où, accompagnée de Roybet et du photographe Antoine
Lumière, elle est accueillie en célébrité. On donne son nom à l’école municipale
des arts et métiers à laquelle elle fait don de 5.000 lires pour créer
une bourse annuelle au profit des élèves méritants. Et elle y montre le portrait de
son père adoptif, Temistocle Romani :
L’épisode est raconté par le critique d’art Vauxcelles un peu plus tard : « Mlle Romani me conte son voyage en Italie. Bouquets, ovations, arcs de triomphe, festons et astragales, feux d’artifice. Entrée de Mlle Juana Romani dans sa bonne ville de Velletri, au bras du maire. La fanfare joue l’Hymne italien. Entrée de M. Roybet. La fanfare joue la Marseillaise. Pleurs de joie. Délire. Embrassades franco-italiennes. Inauguration de l’Ecole Juana-Romani. Chaleur communicative du banquet. Toast. Vote d’une rue Juana-Romani. Apothéose. » (Louis Vauxcelles, « Petites visites, l’élève et le maître », Gil Blas, 11 février 1903, p.1)
Roybet continue à la prendre pour modèle.
Un seuil supplémentaire de popularité est atteint en 1902, lorsque Juana présente au Salon des personnalités connues du public. Ses représentations, jusqu’alors anonymes, acquièrent la caution du portrait. Et elle y réussit :
« Plusieurs
portraits féminins de haute mondanité ou de grand caractère : la princesse
Joachim Murat, poétiquement rendue par Mme Juana Romani. » (Camille Le
Senne, Le Ménestrel, 22 juin 1902, p.196)
Essai
transformé au Salon de 1903 :
« Au Salon des Artistes français, je ne ferai que brièvement mentionner quelques portraits : le président Roosevelt par Chartran, la ravissante fillette du duc de Luynes et la Duchesse de Palmela par Mlle Juana Romani […] » (Comtesse de Sesmaisons, « Causerie mondaine », Le Figaro Modes, 15 mai 1903, p.2).
Le
portrait de la jeune fille est publié en couverture de la revue Femina :
Et le tableau est installé dans le château familial : « Dans le grand salon Régence, trône « sur un chevalet, [le portrait] de Mlle de Luynes, par Juana Romani ». (Albert Maumené, « Le château de Dampierre », La Vie à la campagne, 15 juin 1908, p.350). On ne sait s'il s'y trouve encore…
« Les
deux Portraits par Mlle Juana Romani, offrent un contraste qui met en valeur
les qualités de pure observation de la grande artiste. Autant le portrait de
Mlle de Luynes exprime la grâce exquise et la fraîche jeunesse, autant celui de
la duchesse de Palmella est sévère et d’un caractère qui révèle une prodigieuse
habileté. » (Martial Teneo, « Les Salons de 1903 », Le Monde
artistique, 31 mai 1903, p.342)
« Admirons longuement les portraits de Mme la Duchesse de Palmella et de Mlle de Luynes, par Juana Romani. Comme sous les doigts d’une fée, la matière se transforme, les fonds s’harmonisent, les figures s’adoucissent. Quel brio de coloris ! quelle saveur de facture ! » (Claude Dubar, « Le Salon des Champs-Elysées », L’Illustré parisien, 23 mai 1903, p.9)
Le
Salon de 1904 sera le dernier où Juana présentera des œuvres, Desdemona
et Portrait de Roger de Legge qui attirent autant de louanges que de
sarcasmes, de plus en plus de aigres cependant.
« Il
n'y a plus moyen de se passer du mot virtuosité, quand on parle de Juana Romani. Ce n'est pas de sa faute si le Portrait
de Roger de Legge est généralement pris pour celui d'une petite fille, et
si ses joues sont fardées de rose comme celles des mousmées. Sa Desdemona,
d'un métier impeccable, n'a pas l’épanouissement de fleur charnelle qu'on se
plaît à attribuer aux belles Vénitiennes d'autrefois. » (Robert
Francheville, « La Société des artistes français », L’Idée, revue
littéraire, 1er janvier 1904, p.92)
Juana
ne les lit sans doute pas ; depuis l’année précédente, elle présente des
troubles psychiatriques qui alertent son entourage. Elle est partie se soigner
en Italie, d’abord à Turin, puis à San Remo, avant d’être transférée à l’asile
d’Ivry. Elle y reste enfermée jusqu’à la mort de Roybet, en 1920.
Ensuite, elle fait un séjour à l’hôpital Sainte-Anne à Paris puis, sans ressources, elle est placée à l’asile de Ville-Evrard. Après son transfert à la maison de santé du Château de Suresnes et pour assurer son entretien, l’administrateur de ses biens envisage de vendre sa collection personnelle.
Alors que son nom avait disparu de la presse, il réapparaît à cette occasion : « On devait vendre aujourd’hui, à la salle 7 de la salle de l’Hôtel des Ventes de la rue Drouot, "par autorité de justice", un certain nombre d’objets d’art et de tableaux appartenant à Mlle Juana Romani. Juana Romani ! Beaucoup de Parisiens ont sans doute conservé le souvenir de cette splendide créature, dont les œuvres obtinrent jadis au Salon un succès appréciable, et qui fut longtemps l’amie de Roybet. Un jour, Juana Romani devint folle et faillit se tuer. On arriva à temps pour l’empêcher de réaliser son fatal dessein et pour l’enfermer dans un asile d’aliénés, d’où elle ne devait jamais sortir. Juana Romani est morte, la semaine dernière, sans avoir recouvré la raison. Et comme la justice perd ses droits devant l’irréparable, la vente annoncé n’aura pas lieu… » (Anonyme, La Liberté, 21 juin 1923, p.2)
Juana
Romani était morte, le 13 juin 1923, à 56 ans.
Je n’ai trouvé aucune notice nécrologique, personne pour lui rendre le dernier hommage que sa notoriété, même brève, aurait pu susciter.
Tout juste un essai « d’explication », un rien condescendant :
« Comment
se sont réalisées les espérances que donnait un artiste évidemment doué de
qualités exceptionnelles ? A-t-il apporté une preuve de plus à la loi formulée
dans L’Etape, de Paul Bourget, sur l’impossibilité de s’élever sans se
briser, dans la vie sociale, à un niveau trop différent de celui du départ ?
Triste loi qu’expérimenta douloureusement cette infortunée élève de Roybet, Juana Romani, partie enfant de son village,
comblée d’honneurs et de richesses en ce Paris toujours hospitalier à tous les
mérites et dont l’intelligence faiblit sous le poids de son trop rapide succès. »
(Prince Giovanni Borghèse, L'Italie moderne, Paris, Flammarion, 1913,
p.242)
Pire, il en fut un pour saisir une dernière occasion de brocarder son compagnon, en écorchant son modèle au passage :
« La planche à modèles mène aussi à mieux, à condition d’en descendre ; chacun connaît, aime et admire Suzanne Valadon, qui fut " la terrible Maria " de Degas et Lautrec ; la " Diane " de Falguière fut posée par une Italienne rebondie qui plus tard, devenue Juana Romani, commettait des Roybet supérieurs à ceux de son professeur. » (Louis Vauxcelles, « Modèles », L’Art vivant, 1er janvier 1934, p.30)
De cette peintre qui avait créé son propre univers, puisant ses sources dans une Italie idéalisée, il ne serait presque rien resté aujourd’hui sans la louable démarche du musée Roybet qui organisa en 2021 une exposition intitulée « Juana Romani, modèle et peintre, un rêve d’absolu ».
Je lui laisse donc le soin de conclure cette notice :
« La peinture caravagesque et le travail de Rembrandt et de Velázquez la séduisent au premier chef par la palette sombre et contrastée, la matérialité de la touche et cette attention au réel.
Pourtant, à l’exception de ses premières compositions, les sujets traités sont dénués de tout naturalisme, empruntant pour l’essentiel ses sources à l’univers biblique, musical, théâtral ou à l’histoire de l’art. Son processus de création s’appuie sur les modèles – l’artiste elle-même se mettant parfois en scène –, restituant fidèlement leurs physionomies naturelles ou apprêtées, mais en les drapant de tissus lourds ou translucides, velours brodés ou damasquinés, dentelles, dans lesquelles leurs corps s’effacent. L’influence des maîtres de l’école vénitienne, Titien et Véronèse, vient enrichir le coloris et la matérialité des textiles délicatement restitués. Dans un jeu entre l’image et le titre, sans le recours à la narration ou à des accessoires, les figures se réfèrent à un univers romantique – voire symboliste – peuplé de références à l’opéra, à la littérature, à la poésie ou à l’art au sein desquelles l’Italie n’est jamais loin. »
Les rares musées qui conservent ses œuvres ne se soucient guère de les montrer, les marchands ne prennent pas la peine de les documenter, voilà comment disparaît une artiste qui pourrait encore séduire un public. Elle reste cependant inconnue alors qu’elle représente un moment spécifique de la production artistique de la fin du XIXe siècle, tout autant, par exemple, que Carolus-Duran, qui fut lui aussi un « peintre à la mode » et n’a pas disparu des cimaises pour autant…
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