Marie-Joséphine
Vallet est née à Quaix-en-Chartreuse, près de Grenoble, le 19 octobre 1866,
deuxième d’une famille de huit enfants. Ses deux parents étaient instituteurs
et il était envisagé qu’elle prenne la relève. Elle passe son brevet
élémentaire en juillet 1884 et se retrouve, dès l’hiver suivant, institutrice
suppléante. Quelques mois plus tard, elle abandonne l’enseignement.
Elle épouse l’année suivante un voyageur de commerce, Albert Valentin. Le couple s’installe à Grenoble mais, après la perte de leur fils de six mois, Marie se sépare de son mari. Elle devient giletière et brodeuse, métier dans lequel elle réussit et qui contribue probablement à former son œil artistique.
Elle commence à peindre en amateur, sous le nom de Marie Jacques et fréquente des artistes. C'est avec l'un d'eux qu'elle « monte » à Paris en 1895. Elle y rencontre le peintre Jules Flandrin qui devient son compagnon.
Elle s’installe avec lui dans le quartier de Montparnasse, au 9, rue Campagne Première, un immeuble où vivent de nombreux artistes. Une de ses voisines est la peintre suisse Alice Bailly qui restera l'une de ses proches et la représentera dans une toile intitulée Marval au bal Van Dongen dont je ne montre qu’un dessin préparatoire, car les reproductions du tableau que j’ai trouvées ne sont pas satisfaisantes. De toute évidence, Marie participe avec entrain à la vie nocturne montmartroise !
Marie
fréquente les élèves de Gustave Moreau, Matisse, Rouault, Marquet, Camoin, qui
sont impressionnés par sa détermination. Selon Camoin, « Tous conscients
de sa valeur, ils l’encouragent et l’admettent parmi eux comme une artiste
novatrice, digne de les accompagner » (lettre de Charles Camoin à Albert
Marquet du 18 janvier 1900, citée dans : Camille Philippon et Jordane
Pichon, « Jacqueline Marval (1866 – 1933) : une Fauve à la Bibliothèque d’art
et d’archéologie », Bibliothèque d'art et
d'archéologie Jacques Doucet, 02/09/2021.)
Sa peinture de l’époque est visiblement influencée par le Symbolisme, comme on le voit avec cette Sirène, proche du style de Moreau.
A partir de 1900, Marie décide de se prénommer Jacqueline et adopte le pseudonyme de Marval (les premières syllabes de ses prénom et nom). Pour elle, c'est une seconde naissance, comme elle l'écrira plus tard : « Marval, ce n'est qu'à Paris qu'elle a vu le jour et commencé à y voir clair. »
Elle expose
pour la première fois au Salon des Indépendants en 1901. Elle y montre dix
toiles, dont L’Odalisque au guépard qui serait son autoportrait. Premier
succès : toutes ses toiles sont achetées par le marchand d’art Ambroise
Vollard (ce qui n’est pas forcément synonyme d’une énorme rentrée d’argent car
il était connu pour sa pingrerie à l'égard des jeunes artistes…). Dès cette époque, notre peintre
autodidacte crée son propre style, un dessin qui ne s’embarrasse pas de détails
et une palette beaucoup moins virulente que celle des Fauves…
En 1902, avec Flandrin, Marquet et Matisse, elle est exposée par la galerie Berthe Weill, grande découvreuse de talents de la jeune génération d’avant-garde. La première fois que Berthe Weill en parle, dans ses délicieux mémoires intitulés Pan dans l’œil, c’est pour souligner son élégance et sa modestie : « Mme Marval, en des toilettes dont elle seule a le secret, affiche beaucoup moins de prétention, ne se doutant même pas que l’on pût vendre : "Faites les prix que vous voudrez, dit-elle, quatre sous si cela vous plaît." » (Berthe Weill, Pan dans l’œil, Paris, 1933, p.58. Consultable en ligne sur le site des archives de Berthe Weill, dirigé par Marianne Le Morvan).
En
1903, à nouveau au Salon des Indépendants, elle expose le tableau aujourd’hui
considéré comme son chef d’œuvre, Les Odalisques, des femmes au bain grandeur nature, qui
seraient cinq autoportraits.
Dans sa notice, le musée de Grenoble souligne l’originalité de son approche, « son naturalisme associé à une forme de majesté classique. Les nus ici n’ont rien de flatteur ni d’aguicheur, mais apparaissent dans leur éclat marmoréen avec simplicité et naturel. Ils se déploient en frise sur l’ensemble du tableau dont le fond est animé par le drapé azur d’un rideau s’ouvrant sur un corridor adjacent. Assises à même le sol, à l’orientale, quatre femmes partagent une collation qu’une servante apporte sur un plateau. Toutes sont enturbannées et composent par leur beau hiératisme et leur regard fardé, une scène à la fois énigmatique et banale, réaliste et abstraite. Les harmonies colorées sont admirables, les jaunes et rouges répondant aux blancs et bleus dans un contrepoint parfois strident que de larges plages de lumière viennent adoucir. »
Le
tableau des Odalisques était certainement un des préférés de Jacqueline puisqu’elle
le conserva toute sa vie.
Au
Salon d’Automne de la même année, elle montre Les Coquettes, également
acheté par Ambroise Vollard. Avec cette scène, il me semble qu’elle commence
une série de « caractères », c’est-à-dire la description d’une
variété de types humains et sociaux, toujours des femmes, qu’elle explorera de
nombreuses fois (Les Joueuses, Les Endormies, Les Neurasthéniques, etc.)
Et Flandrin peint d’elle un portrait qui confirme sa ressemblance avec les Odalisques.
L’année suivante, elle apparaît dans le catalogue de la « Nationale » (le salon de la société nationale des beaux-arts), avec un tableau (encore) acheté par Vollard dont on n’a plus trace aujourd’hui. Il en reste une photo prise dans une exposition plusieurs années plus tard, à la galerie d’Eugène Druet, lequel aura une grande importance pour sa carrière qu’il accompagnera avec constance, organisant pour elle en 1912, une exposition de plus de quarante toiles.
On voit à gauche une petite nature morte qui date de ses premières années parisiennes, la Nature morte à la théière que vous verrez à la fin !
En
1905, elle expose Le Printemps au Salon d’Automne. Bizarrement, elle
apparaît dans le livret sous le nom de Mme Jacques Marval et dans sa chronique,
Louis Vauxelles la prénomme Léonie… mais c’est évidemment Jacqueline qui
« […] nous enchante
par la délicatesse, exempte de fadeur, de son art. Elle a des défauts, la
composition manque d’ordre et le dessin vacille parfois mais que de charme
ingénu, quel sentiment pur et fin des formes adolescentes, des vierges aux
longues tresses ondées ! […] Il y a là, non la docte ingénuité de M.
Maurice Denis mais une candeur primitive, contemporaine de l’Angelico. »
(Louis Vauxcelles, « Le Salon d’Automne », supplément à Gil Blas du
17 octobre 1905)
Au Salon des Indépendants, elle montre Le Miroir de la vérité, une évocation de la fable de Florian.
La vérité courait le monde
Avec son
miroir dans les mains.
Chacun s’y
regardait, et le miroir sincère
Retraçait à
chacun son plus secret désir
Sans jamais
le faire rougir ;
Temps
heureux, qui ne dura guère !
Elle est de retour chez Berthe Weill au début 1906, avec de « grands nus », peut-être ces Trois Grâces, un thème qui lui a inspiré plusieurs tableaux. Ses Grâces sont des vraies femmes, sans idéalisation.
Manifestement, le nu féminin (entendez « peint par une femme avec un regard de femme ») est encore mal accepté par le public. Berthe Weill raconte : « […] de Marval, il y a de grands nus qui excitent furieusement ce visiteur, lequel tient des propos si orduriers, relativement à ces nus, que je le mets à la porte. Je raconte la chose à Rouault, qui me promet de lui "laver la tête" : il le fit. » (Berthe Weill, Pan dans l’œil, Paris, 1933, p.77)
Le Sommeil des Grâces,
présenté au Salon d’Automne, reçoit lui aussi des commentaires acerbes.
Paul Jamot est particulièrement sévère : « Elles n’ont rien d’antique, les Trois Grâces dont [Mme Marval] nous peint le sommeil lassé, mêlant en tas, sur un drap rose, leurs tiédeurs nues de blondes potelées aux yeux trop grands. Les œuvres peu correctes de cette artiste sont pleines d’imagination : elles ont le ragoût bizarre d’un Maurice Denis équivoque. » (Paul Jamot, « Le Salon d’Automne », Gazette des Beaux-Arts, 2e semestre 1906, p. 474)
Aux
Indépendants, elle expose sept toiles - presque toutes appartenant à Vollard
sauf celle-ci qui devait pourtant être considérée comme plus appropriée à une peintre
féminine que les grands nus qu’elle a montrés chez Mme Weill !
J’ai
retrouvé l’une des œuvres ayant appartenu à Amboise Vollard, ces charmantes Cigales :
Et, dans sa galerie de « caractères »,
arrivent Les Neurasthéniques avec leurs visages transparents sous leurs
grands chapeaux. Elles m’évoquent des chromos collés sur un fond de verdure,
victimes de l’amour, de la mode ou simplement malades d’inaction… ?
En
1907, La Toilette du Printemps qu’elle présente aux Indépendants est de
la même veine que l’Hommage à Flandrin. Le Printemps est une
femme. Tous les nus de Marval sont des femmes.
On voit aussi dans un tableau de la même année, un nouveau style se construire, une nouvelle palette moins acidulée…
…
qu’on retrouve dans cette étonnante danseuse…
… et dans un autre « caractère », Les Endormies, comme assommées par le poids de leurs chapeaux.
Le
chapeau est un accessoire central dans la peinture de Jacqueline. Rien
d’étonnant à cela, il est partout dans la peinture de ces années. On se
souvient de la Femme au chapeau de Matisse (1905), il est aussi chez Van
Dongen, bien sûr, et beaucoup d’autres (voir par exemple la notice de Gabriele
Münter).
Et
on le retrouve également dans une toile très sophistiquée de la même période,
sous forme de bibi, adapté à la tenue des trois jeunes dames…
…
dans une petite série de Quatre saisons, plus tardive…
…
et dans certaines de ses gravures sur bois :
Jacqueline expose régulièrement, en 1908 et 1909, chez Weill, chez Druet, aux Indépendants mais faute de catalogues disponibles en ligne, je n’ai pas trouvé quels tableaux sont exposés. En 1910, elle réapparaît dans le catalogue de la Nationale avec Un Bouquet sombre. La revue L’Art et les artistes, qui établit pourtant une longue liste des participant(e)s, ne cite même pas son nom…
En
1911, elle expose au Salon d’Automne son hommage à Nerval, illustration du
moment où la belle Adrienne doit chanter pour entrer dans la danse :
« On s'assit autour d'elle, et
aussitôt, d'une voix fraîche et pénétrante, légèrement voilée, comme celle des
filles de ce pays brumeux, elle chanta une de ces anciennes romances pleines de
mélancolie et d'amour, qui racontent toujours les malheurs d'une princesse
enfermée dans sa tour par la volonté d'un père qui la punit d'avoir aimé. »
(Gérard de Nerval, Les Filles de feu).
La Gazette des Beaux-Arts lui adresse un commentaire… disons en demi-teinte : « Beaucoup de jeunes peintres ne se contentent plus de l’étude hâtive, de la pochade, des intentions à peine exprimées. Ils visent à de plus vastes œuvres, ont de nouvelles ambitions. L’effort qu’ils s’imposent mérite qu’on le loue, même si le but est seulement effleuré. Quand Mme Marval, en hommage à l’auteur de Sylvie, a semé d’irréelles fleurs noires l’herbe où Adrienne assise chante parmi le cercle des fillettes attentives, s’est-elle souvenue que le poète avait dit que Chaque fleur est une âme à la nature éclose… ? Ce groupement ingénu, ces attitudes d’une naïveté un peu prétentieuse, d’une gaucherie singulière, plaisent par l’audace qui les dicta, par leur bizarrerie équivoque, par leur spontanéité. Ah ! si quelques-uns, M. Charles Guérin, par exemple, pouvaient joindre à leur science et à leur force un peu du bel enthousiasme de Mme Marval, quels plaisirs ne nous procureraient-ils pas ! » (René Jean, « Le Salon d'Automne », Gazette des Beaux-Arts, 2e semestre 1911, p.380)
Et
toujours au Salon d’Automne, l’année suivante, ces Sœurs couseuses qui
rappellent qu’à cette époque, il n’était pas question pour les femmes (et les
petites filles) de rester les mains libres pendant les longs après-midis de
vacances. Cette année-là, la Gazette est laconique : « La
tendance décorative agit, à l'heure présente, sur les organisations les plus
diverses. Elle s'impose à l'imagination délicate de Mme Marval, qui se dégage
progressivement de déformations inutiles. » (Léon Rosenthal, « Le
Salon d’Automne », Gazette des Beaux-Arts, 2e semestre 1912, p. 410) Comme d’habitude, L’Art et les artistes ne
la cite même pas…
Et quand on ne cousait
pas … c’est qu’on tricotait ! (Enfin, en 1915, c'était sans doute au bénéfice des Poilus)
L’exposition personnelle dont Jacqueline bénéficie chez Druet inspire à Arsène Alexandre - dont il n’est pas anodin de souligner qu’il occupe la charge d’inspecteur général des musées français - un article que je préfère ne pas qualifier : « […] voici au Palais des Champs-Elysées la cohorte des "femmes peintres et sculpteurs" qui s’avance en bon ordre, toutes toiles dehors et les poitrines abondamment fleuries de rubans violets. Puis, Mme Marval qui, chez Druet, conquiert une place inattendue – à laquelle nous nous attendions. […] »
Après avoir déblatéré sur Judith Leyster, Rosalba Carriera, Angelica Kaufmann, Elisabeth Vigée-Lebrun, Adélaïde Labille-Guiard, Anne Vallayer, Constance Mayer et Hortense Haudebourt-Lescot, il concède : « il y a eu seulement quatre ou cinq femmes artistes réellement exceptionnelles : Mme Berthe Morisot, Mme Marie Cazin, Madame Marie Cassat [sic], Mlle Louise Breslau, Mlle Camille Claudel. »
Un peu plus loin, tombe la sentence : « malgré le nombre énorme et sans cesse augmentant, des femmes qui se consacrent à l’art, il n’y a pas encore, de par le monde, à proprement parler UN ART FEMININ. Il n’y a que l’art tel que les hommes l’ont pratiqué et tel que les femmes l’ont imité. »
Après une telle
charge, on ne sait plus quelle contenance adopter pour affronter le chapitre
consacré à : « Mme Marval, avec son exposition à la galerie Druet,
prend soudain une grande importance parmi les artistes-femmes de notre moment,
justement parce qu’elle a eu cette audace de se servir des moyens qu’elle s’est
fabriqués comme elle a pu à nous faire part de la façon joyeusement
perfectionnée de sentir, de voir la vie. Elle est "partie" sur la peinture
comme sur un cheval fantasque, pour faire une grande promenade à travers les
fleurs, à travers le pays de vérité et de rêve où les beaux enfants babillent
et s’abandonnent avec une perverse candeur, où les fleurs s’exaltent comme les
êtres humains et semblent aspirer à faire explosion dans l’espace. C’est
vraiment une belle nature de peintre femme, qui n’est pas une docile réaliste,
qui n’est pas non plus une mystique, mais qui a plutôt tout l’épanouissement
instinctif, tout l’appétit de participation avec la nature qui caractérise les
natures païennes. Trois grands tableaux, entre maints autres, disent ce que
cette femme a cherché et ce qu’on peut encore attendre d’elle. Dans l’Hommage
à Florian (un hommage qui aurait déconcerté le doucereux fabuliste), ce ne
sont que blanches et confiantes visions qui se grisent d’air et de
parfums ; dans les Odalisques, le premier grand essai de Mme Marval, le
même type, la même recherche de rigoureux dessin, sont variés, si adroitement
que nous y voyons une assemblée de personnages divers, comme sur un seul thème
les grands musiciens nous procurent l’illusion de morceaux entièrement
différents ; dans l’Hommage à Gérard de Nerval, c’est une fête de
couleurs, expression de gaîté , auxquelles on ne peut assister sans joie,
quoi qu’on en ait. C’est cela la poésie. […] Nous avons donc des exemples de la
possibilité, dans une société future, d’un art féminin qui pourrait apporter
son plaisir et qui aurait une raison d’être en dehors de l’art masculin. […] Son
écueil serait la trop grande abondance, mais son utilité serait de nous faire
mieux comprendre, à elles et à nous, les différences de fatalités comme les
différences de privilèges entre les deux sexes, et par suite contribuerait à
éviter les étranges confusions où poussent les femmes d’action, ceux qu’on
appelle bien à tort les Féministes… » (Arsène Alexandre « Qu’est-ce
que l’art féminin ? » Comœdia, 24 février 1912, p.3)
L’année
1913 est très féconde pour Marval qui, en plus de la bonne douzaine
d’expositions où elle est présente -dont la célèbre Armory Show de février 2013
où elle montre une nouvelle version de ses Odalisques - participe à la création
des décors du nouveau théâtre des Champs-Elysées qui va faire la célébrité de
ses deux architectes, les frères Perret. Le sculpteur Antoine Bourdelle exécute
les métopes de la frise centrale de la façade et les panneaux des dessus-de-porte latéraux. C’est là qu’on peut voir son célèbre bas-relief de la Danse,
où Isadora Duncan fait face à Vaslav Nijinsky, danseur illustrissime de
l’époque, dans une sarabande débridée qui annonce le scandale du Sacre du
Printemps.
Jacqueline Marval n’est que rarement citée, aujourd’hui, dans la liste des artistes qui ont participé au décor intérieur, Maurice Denis, Ker-Xavier Roussel, Henri Lebasque et Edouard Vuillard.
Les illustrations ci-dessus accompagnent le très
long article que Paul Jamot, alors conservateur au Louvre, consacre au nouveau théâtre. Il évoque le travail de Marval,
en des termes que je vous laisse apprécier…
« Mais
puisque, à certaines heures, le Foyer de la Danse accueille des visiteurs
privilégiés, il est légitime qu'on lui accorde une parure : ce fut à Mme Marval
qu'on la demanda.
Dix panneaux ou dessus de portes se développent autour de la salle. Il n'est
plus question ici de marbre, ni même de boiseries : les tons frais et les
harmonies bleutées de la peinture s'harmonisent avec une tenture familière et
gaie, semée de tulipes jaunes et rouges. Mme Marval, qui a pris pour thème
Daphnis et Chloé, ne s'est pas proposé d'illustrer le roman de Longus : on peut
même douter qu'elle l'ait relu avant de se mettre à l'œuvre. C'est sur un
souvenir enchanté, et pourtant un peu vague, du livre célèbre qu'elle a composé
une suite d'images pleines d'une joie naïve et d'une malice innocente.
On aime qu'une femme ne se guinde pas pour acquérir les qualités qui ne sont pas
celles de son sexe : Mme Marval est doublement femme dans sa peinture, car elle
est une femme-enfant. Mais, comme elle est aussi une véritable artiste, elle
est capable de faire effort pour amender les défauts qu'on lui reprocha. S'il y
a encore ici des incorrections, il n'y en a plus guère ; en tout cas, il n'y en
a pas assez pour nous gâter une fantaisie narrative qui nous tient sous le
charme et un goût de couleur qui est bien féminin : au milieu d'harmonies
douces et tendres, des notes piquées font l'effet d'une fleur vivement colorée
ou d'un ruban imprévu sur un chapeau de jardin.
[… suit une description des différents panneaux…] Les deux derniers tableaux nous montrent Daphnis s'exerçant à tourner sur la pointe de ses orteils, devant un cercle de petites filles qui l'admirent, et Chloé dansant à la lueur de la lune. » (Paul Jamot, « Le théâtre des Champs-Elysées », Gazette des Beaux-Arts, 1er semestre 1913, p.287 à 289)
L'Art et les artistes se borne à signaler : « Ne quittons pas le Théâtre des Champs-Elysées, sans mentionner l'exquisse [sic] décoration que Mlle Marval a composée pour le Foyer de la Danse en s'inspirant de l'histoire de Daphnis et Chloé. » (avril-septembre 1913, p.29)
En
dépit des critiques « bienveillantes », l’Armory Show donne à
Jacqueline une visibilité sur le marché américain et le théâtre des
Champs-Elysées confirme sa place sur la scène artistique parisienne…
Début 1914, Jacqueline est présente à l’Exposition internationale de Lyon. La critique paraît peu convaincue par l’émergence de son nouveau style, très fluide, qui me semble correspondre également au tableau ci-dessous, que je choisis faute d’avoir retrouvé celui qu’elle a présenté…
« [Le] Petit Musicien [de Jules Flandrin] est une gracieuse églogue où il ne me déplaît pas de découvrir quelque influence de Mme Marval. Mme Marval expose une très vaste composition, Le chat noir et la chatte blanche, prétexte à grouper dans un paysage peu précis, mais d'une charmante tonalité, une demi-douzaine de nus féminins, suaves, mais inconsistants, êtres fragiles voués à la volupté sans que leur anatomie leur en permette les gestes. » (Richard Cantinelli, « L’Exposition internationale de Lyon », Gazette des Beaux-Arts, 1e semestre 1914, p.154)
Pendant les
années de guerre, Jacqueline exprime son engagement patriotique.
Mais, contrairement à d’autres peintres dont les expositions se raréfient pendant la période de la guerre, Jacqueline ne cesse d’exposer, en France dans plusieurs galeries Druet, Barbazanges et Georges Petit, en Suisse, en Norvège.
En
1917, Jacqueline s’installe 19, quai Saint-Michel, ce qui nous vaut quelques peintures de paysage, vues de sa fenêtre. On a envie, bien sûr, de les mettre en perspective avec celles de ses amis Marquet et Matisse qui habitent
le même immeuble. Marval peint une œuvre lumineuse où s’agitent piétons
pressés et flocons virevoltants ; Marquet construit une armature de lignes
rigoureuses et montre une scène au ralenti, figée par la brume ; Matisse a
recouvert de bleu son dessin d’origine, dont on voit encore quelques traces. Il
tutoie déjà l’abstraction…
Huile sur toile, 147,3 x 94,3 cm
En 1920, pour la « Centième exposition » de sa galerie, Berthe Weill invite une cinquantaine de peintres, parmi lesquels cinq femmes seulement : Emilie Charmy, Marie Laurencin, Suzanne Valadon, Jacqueline Marval et Alice Halicka. L’exposition est un succès.
De
cette période, cette Femme au foulard mauve, me paraît atteindre un nouveau palier stylistique.
Selon la notice de l’exposition où je l'ai photographiée, l'Etrange femme ci-dessous serait caractéristique du style de Jacqueline pendant les années 20. On y retrouve en effet ses thèmes récurrents, la nudité féminine, les voilages, les aplats colorés (et même un foulard mauve).
Je
n’ai pas retrouvé le tableau que Jacqueline a présenté au Salon d’Automne de 1920 mais
il a retenu l’attention du critique de la Gazette : « Il y a
un grand charme dans [les fleurs] de Mme Marval, qu'on dirait assemblées pour
un rêve. Sa Porteuse de fleurs est une blonde Mélisande en jaune qui
songe auprès d'un bouquet de roses : elle semble debout et hésite à s'asseoir ;
son long cou, en tombant, se prolonge en des bras plus longs encore : sans
doute est-ce une construction de fée. » (G.P. Fauconnet « Le Salon
d’Automne », Gazette des Beaux-Arts, 2e semestre 1920, p.324)
Si cette danseuse n’est pas en jaune, elle n’est pas sans lien avec le personnage évoqué par cette critique…
Au
Salon d’Automne suivant, la critique reprend la mouche : « Pour Mme Jacqueline
Marval, tout le monde sait qu'elle a le charme, et elle commence, par malheur,
à le savoir elle-même aussi bien que tout le monde. Ses ouvrages plaisent
justement par leurs qualités féminines, par une candeur gamine, ingénue, très «
jeune fille », par un dessin primesautier et plein de fautes d'orthographe, et
surtout par des colorations d'une fraîcheur d'aquarelle. Elle a toujours l'air
de peindre dans de l'azur et de la mousseline ; tout se passe dans des fleurs,
parmi les blancheurs vaporeuses d'un voile de mariée. Elle peint de jolis
fantômes diaphanes et sans poitrine, aux épaules maigres, au cou de cygne, avec
de gros nœuds de chiffon qui bouffent sur les côtés. Cette fois elle s'est
proposé de faire davantage : on n'imagine pas de plus piquant désordre, de plus
charmants accords de tons, que ce bariolage de coussins pourpres, orangés et
verts sur lesquels elle a étendu tout de son long la demoiselle nue qu'elle a
coiffée d'une plume blanche et baptisée La Bohémienne. Mais, vraiment,
le modelé de ce corps fait souffrir. L'auteur y a gâché, étalé au couteau une
cruelle croûte de couleurs. Que de matière pour peu de chose ! Que de mots pour
exprimer une fleur ! » (Louis Gilet, « Le Salon d’Automne », Gazette
des Beaux-Arts, 2e semestre 1921, p.310)
Ceci étant, force est de constater qu’on parle de Marval chaque automne dans
la Gazette, soit pour louer son charme, soit pour le lui reprocher…
Au
Salon d’Automne de 1922, c’est cette fois un éloge sans détour pour un tableau
où l’on retrouve l’élégance moderne de la Femme au foulard mauve :
« Bon portrait de La Mystérieuse par Mme Marval, enlevé brillamment
et non sans esprit. » (Jeanne Douin, « Le Salon d’Automne », Gazette des Beaux-Arts, 2e semestre 1922, p.334)
Finalement, c'est dans l’expression de la modernité que l’œuvre de Jacqueline paraît
avoir atteint son plein épanouissement. Elle qui ne voyage guère a découvert
Biarritz, sa plage, ses baigneuses en maillot. Bien loin de la simple anecdote,
elle campe une société transformée…
Le
thème de Biarritz reste présent plusieurs années :
La critique en devient presque guillerette : « L'humour n'est point ce qui domine dans les Salons du printemps. On attache d'autant plus de prix aux envois de Mme Marval, de qui la fantaisie se renouvelle à plaisir. Je ne sais si Mme Marval porte longtemps ses conceptions dans sa tête avant de les mettre au jour ; tout ce qu'elle nous offre a un accent spontané qui n'est qu'à elle (Le Printemps paré, La Clownesse au carcan, La Reine des Sioux) et la substance de sa palette est, si je puis dire, nourrie d'un lait qui y entretient cette tendresse, cette fraîcheur dans le vigoureux, lesquelles ne sont aussi bien qu'à Mme Marval. » (Edouard Sarradin, « Les Salons de 1923 », Gazette des Beaux-Arts, 1er semestre 1923, p.354)
Signe
de sa notoriété, le Salon d’Automne lui commande son affiche et la couverture
de son catalogue.
Au cours de ces années 20, elle est exposée en quasi permanence dans un quinzaine d’expositions par an, principalement chez Druet qui lui organise à nouveau une exposition personnelle en 1925. Elle participe aussi à beaucoup d’expositions à l’étranger.
Et la critique est souvent très positive : « Mme Jacqueline Marval, dans une apothéose de gaité, apporte des gerbes fleuries, fait ranger une file d'adolescentes vêtues de robes rose, fleurs qui se meuvent, plus fraîches que les fleurs d'aucun jardin, appel à la joie de vivre dans un monde où tout peut être magnifié, où tout peut apparaître joyeux et beau pour qui sait regarder et voir comme regarde et voit Mme Marval. » (René-Jean, « La peinture au Salon des Tuileries », Gazette des Beaux-Arts, Tome XVIII, 1er semestre 1928, p.96)
Parallèlement, attachée à la ville de sa jeunesse - bien qu'elle s'en soit défendue -, elle se mobilise auprès de son ami, Pierre-André Farcy dit Audry-Farcy, nommé conservateur du musée de Grenoble, pour inciter ses amis peintres à effectuer des donations.
Il
faut enfin signaler les autres talents de Jacqueline. Comme on l’a vu plus
haut, elle s’adonne également à la gravure sur bois, la lithographie et même à
la sculpture, puisque son autoportrait en plâtre était installé dans l’atelier
de Jules Flandrin (source : Camille Philippon et Jordane Pichon, op. cit.)
Elle
a aussi produit des projets de foulard et des cartons de tapisserie, qui sont montrés
au musée Galliera.
Malade et séparée de son compagnon, Jacqueline Marval meurt dans une grande solitude, le 28 mai 1932.
Le Salon d’automne lui rend cette année-là l’hommage d’une
rétrospective qui suscite notamment ce commentaire : « Très bel ensemble
consacré à Jacqueline Marval dont le talent si élégant n’est jamais tombé dans
l’artificiel et le précieux qu’il côtoyait mais a su rester purement poétique,
comme dans l’émouvant Hommage à Florian, quelquefois même amplement
modelé […] et qui aurait dû être employé à de grandes décorations. » (M.F.
« A travers le Salon d’Automne », L’Art et les artistes, n°
130, octobre 1932, p.65) Pour une publication qui n'avait presque jamais pris la peine d'évoquer son nom de son vivant, c'était bien le moins.
*
Après la mort de Jacqueline, une seule exposition rétrospective de son œuvre a été présentée en 1987, au musée Hébert de La Tronche, berceau de sa famille où elle revenait souvent en vacances.
Elle
a récemment figuré dans plusieurs expositions collectives consacrées aux
femmes de son époque : « Valadon et ses contemporaines, au Monastère Royal
de Brou, de mai à septembre 2021, « Muses de Montparnasse » au Musée
Pouchkine (Moscou), de juillet à octobre 2021 et « Pionnières, Artistes
dans le Paris des années folles » au musée du Luxembourg (Paris) de mars à
juillet 2022.
Je termine avec quelques natures mortes - principalement des fleurs qui ont été l’un des grands thèmes de la peinture de Jacqueline - en commençant par sa petite théière de 1899…
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire