Émilie Espérance Barret est née le 2 avril 1878 dans une famille aisée de Saint-Etienne, liée à la fonderie de la Bérardière, dirigée par son grand-père. Elle a cinq ans lorsqu’elle perd sa mère.
Son frère, Jean Barret, devient son tuteur.
En 1898, Jean Barret et sa sœur s’installent à Lyon. Emilie, qui dessine depuis l’enfance, décide de s’inscrire au cours privé d’un peintre lyonnais, Jacques Martin, bien connu localement et qui détecte en elle un talent précoce.
Elle pratique avec lui la nature morte où il excelle et le portrait. On peut penser que la palette lumineuse de ce peintre, aujourd’hui un peu oublié, a eu sur elle une influence non négligeable. Martin est aussi collectionneur et possédait des œuvres de Renoir et de Berthe Morisot auxquelles Emilie a donc eu accès.
La
nature morte sera l'un des thèmes de prédilection d’Emilie et elle gardera toute
sa vie l’empâtement riche et généreux qui lui vient probablement de Martin.
Martin
est un peintre assez peu épris des règles académiques et c’est peut-être à son
contact qu’Emilie aborde, en plus des natures mortes chères à son mentor, des
thèmes qui devaient être considérés comme curieux, voire choquants, pour une
demoiselle de bonne famille.
Deux tableaux en témoignent, déjà signés sous le pseudonyme Emilie Charmy. Elle a une vingtaine d’années.
Le premier est La Morphinomane qu’on trouve aussi sous le titre Jeune femme à la seringue. Outre le fait que le premier titre figure dans les catalogues de l'époque, on ne peut que constater que les oiseaux ébouriffés, s’agitant sans grâce sur le papier peint embrumé de la chambre, évoquent une pratique vaguement ténébreuse…
Tout
aussi étonnant, son tableau pudiquement intitulé La Loge. Les nudités floues
sont à peine esquissées mais l’alliance des bas noirs et du salon
bourgeois évoque immédiatement une maison close. Comment a-t-elle pu en avoir l’idée ?
On pense évidemment à Toulouse-Lautrec et à Degas mais leurs œuvres n’étaient
pas montrées dans les musées de l’époque.
La
Femme de maison blonde de Toulouse-Lautrec, par exemple, n’a pas été
exposée en galerie avant 1914 et n’est arrivée dans les collections publiques
qu’en 1930… On est donc conduit à penser que c’est au sein du milieu artistique
lyonnais qu’elle a fait ces découvertes picturales. En tout état de cause,
Emilie aspire visiblement à ne pas rester confinée dans la peinture de dame !
Avec son frère, Emilie monte à Paris en 1902 et s’installe probablement Boulevard Beauséjour, adresse qui apparaît dans le catalogue du premier salon auquel elle participe, celui des Indépendants, en 1903. Quatre natures mortes, Anémones, Pivoines, Pêches et raisins et Chrysanthèmes, y sont attribuées à « Emile Charmy ».
Une nature morte de l’année suivante donne une idée de son style. La couleur vibre, on décèle une pointe d’influence japonaise dans le décor du vase et le motif du papier peint.
L’année suivante, le catalogue lui rend son prénom féminin et précise qu'elle habite 78 rue des Tennerolles, à Saint Cloud. Elle montre six œuvres, dont une Tête d’enfant. J’en ai retrouvé une (un peu mal en point…) mais rien ne dit qu’il s’agit de celle qui fut exposée, d'autant que sa présence dans les collections nationales résulte d’un don de 1933…
En
1905, elle montre huit œuvres aux Indépendants - des fleurs et des fruits et
une Femme couchée – et deux natures mortes au Salon d’Automne, Dahlias
et Fruits.
Je n’ai trouvé que cette Femme allongée pour évoquer cette œuvre qui inaugure officiellement le regard d’Emilie sur les femmes. A nouveau, rien ne prouve qu’il s’agisse du bon tableau mais, en dépit de ses maladresses, il est intéressant par sa modernité : la touche rouge sur la tempe de la jeune femme, son regard direct et attentif qui est la marque des portraits d’Emilie : ses modèles féminins soutiennent le regard du spectateur, ses autoportraits aussi, le plus souvent.
Ce n’est pas sa Femme couchée qui intéresse Louis Vauxcelles, l’un des critiques d’art les plus influents de l’époque, mais ses natures mortes : « Mlle Charmy peint le cœur des roses, la pulpe charnue des grenades, l’enflure pléthorique des pommes avec une vigueur toute monticellesque. » (Louis Vauxcelles, « le Salon des Indépendants », Gil Blas, 23 mars 1905, p.1)
Emilie est également remarquée par la galeriste Berthe Weill qui l’invite dans une exposition collective en novembre-décembre 1905. Voici comment celle-ci raconte leur rencontre au Salon des Indépendants : « C’est cette année-là que j’y remarque les peintures d’une jeune fille qui ne m’a pas encore présenté ses œuvres, que je ne connais pas et en laquelle je sens une personnalité. Je lui écris, la priant de m’apporter une ou deux peintures, ce qu’elle fait. J’en vends une au cours des expositions qui suivent. Depuis, Mlle Charmy est devenue ma meilleure amie. Mon amitié pour elle n’a fait que s’accroître, dans la suite, du fait de l’hostilité presque haineuse à laquelle elle fut en butte de la part des peintres, des femmes surtout… » (Berthe Weill, Pan dans l’œil, Paris, 1933, p.75. Consultable en ligne sur le site des archives de Berthe Weill, dirigé par Marianne Le Morvan)
L’exposition
reçoit un écho très favorable de Louis Vauxcelles qui écrit « Les
expositions de jeunes que la galerie Weill organise sont, de trimestre en
trimestre, plus intéressantes. […] C’est une joie pour moi que de louer le
talent de Mlle Emilie Charmy. [… Elle] est en train de se créer une place tout
à fait à part parmi les femmes artistes d’aujourd’hui. […] Art original et
fort, dégagé de toutes influences d’école, exempt plus que tout autre des
mièvreries de la peinture féminine. […] Elle peint les fleurs et les fruits
avec une robustesse caractérisée, un sens de l’harmonie décorative très vif et
un bonheur de coloris qui fait d’elle une arrière-petite-fille des
Vénitiens. » (Gil Blas,10 janvier 1906, p.2) Mazette !
Dans
les deux Salons de 1906, Emilie montre essentiellement des natures mortes et deux
Paysages. Au Salon d’Automne figure une toile alors intitulée Melons,
nature morte. Peut-être est-ce celle-ci où domine un rouge flamboyant. Des
melons turquoise, une nappe blanche teintée de bleu et d’orange, des tons
féroces et une impression de vitalité qui évoquent ceux que Louis Vauxcelles a
appelé « Fauves », sous forme de raillerie, au Salon d’Automne de 1905.
En
1908, La Morphinomane est exposée aux Indépendants, avec quatre autre
toiles dont deux études. Je suppose qu’il s’agit de celle de 1898, c'est donc bien sous ce titre qu'elle a été présentée au public.
En 1909, Emilie expose pour la première fois une Femme nue à l’Orangerie des Tuileries où se tient le 25e salon des Indépendants. Il est probable que ce n’est pas celle-ci, plus ancienne et qui porte un titre plus suggestif.
On sent bien qu'elle ne dispose, alors, ni de la formation académique ni de l'expérience qui lui auraient permis de produire une représentation anatomiquement plus enlevée. Mais on sent aussi que ce n'est pas son objectif : avec ces bas noirs et ce regard à la fois inquiet et appuyé, elle place résolument sa peinture dans la modernité.
C’est
probablement chez Berthe Weill qu’Emilie a rencontré le peintre Pierre
Girieud, qui la portraiture à cette période. On reconnaît l'élégance d'Emilie et son goût pour les larges décolletés mais… ce n'est pas du tout l'image que je me fais d'elle d'après ses autoportraits !
Contrairement
à ce que l’on écrit parfois un peu vite, Emilie ne partage pas immédiatement
l’affiche avec Matisse. A la galerie Weill, c’est celui qui va devenir son
compagnon, Charles Camoin, qui participe à l’exposition collective d’avril 1904
puis à celle de 1906 avec Derain, Manguin, Marquet, Matisse,
Jean Puy et Van Dongen. C’est vers 1905 qu’ils font connaissance,
l’année où Camoin peint Emilie dans son atelier, probablement celui de la rue
de Clichy que Berthe Weill évoque plusieurs fois dans ses mémoires et dont l'adresse figure dans le catalogue des salons de 1911.
Emilie exécute aussi le portrait de Camoin,
un drôle de portrait où il est assis, la tête appuyée sur sa main, dans une
attitude pensive
Comme souvent, les autoportraits d’Emilie permettent d’apprécier l’évolution de son style d’autant qu’elle ne craint pas de s’exprimer en formats de belle taille. Ici, elle ne se présente pas les pinceaux à la main mais tient un « album » dont le titre est écrit en grosses lettres jaunes. On imagine qu’il renferme quelques études. C'est donc aussi un portrait d'artiste. J'ai pourtant préféré placer en exergue l'autoportrait du musée Paul-Dini parce que c'est le seul que j'ai trouvé où elle figure avec les instruments de son art à la main…
Elle
travaille son visage à grands coups de pinceau, sûre d’elle-même, le regard direct et le décolleté largement ouvert.
L’instant d’après, elle disparaît dans un fond sombre…
Emilie voyage avec Camoin au cours de
l’été 1909, sur la côte méditerranéenne
et, l’année suivante, en Corse et à Cassis. Elle compose ce paysage de formes acérées qui dégage une vraie puissance émotionnelle et subjective.
Un autre de ses paysages, intitulé Piana, Corse, paraît assez terne si on le compare au tableau précédent. Pourtant, l'intention d'Emilie était visiblement de créer une tension entre un premier plan de végétaux sinueux et sombres et un arrière-plan composé d'aplats de couleurs vives…
Ce paysage fait évidemment penser à la Vue de Collioure de Matisse, composé
de la même façon et qui a été surnommé Le Vitrail par ses
proches. Emilie l’a probablement vu au Salon d’Automne de ces années-là ou bien
chez Berthe Weill…
Camoin
travaille aussi ce type de composition mais avec une palette et un rapport entre ombre et lumière beaucoup plus naturalistes.
Paysage à Saint-Tropez - 1908/1910
Huile sur toile, 46 x 55 cm
Musée de l’Annonciade, Saint-Tropez
L’observation
conjointe des œuvres d’Emilie et de Camoin laisse penser qu’ils ont peint ensemble dans les calanques de Piana. A nouveau, on ne peut que remarquer que
Camoin reste finalement assez proche de la réalité de ces paysages aux couleurs fortement contrastées…
… tandis qu'Emile les interprète de façon beaucoup plus personnelle et sensible, plus « fauve », finalement !
Musée des Beaux-Arts, Lyon
Les paysages qu’elle présente au Salon d’Automne 1911, lui valent un commentaire bref mais élogieux : « Un dernier groupe est formé par un ensemble d’artistes qui cherchent, en faisant dominer dans leurs paysages l’intensité des bleus servie par une simplification très hardie du dessin, à donner à leur pensée plus de concentration. […] Les paysages de Mlle Charmy ne sont pas sans beauté, non plus que les campagnes de M. Camoin. » (René Jean, « Le Salon d’Automne », Gazette des Beaux-Arts, 2e semestre 1911, p.383).
Aux Indépendants, en revanche, elle expose des études et des fleurs, peut-être ces Pivoines, acquises par le musée de Lyon en 1912.
La même année, la galerie Eugène Druet, rue Royale, lui organise une exposition personnelle qui, d’après Berthe Weill, a été un vrai succès. Je n’ai retrouvé aucune trace du catalogue mais il est probable qu’elle y a exposé ses paysages méditerranéens.
Elle n'expose que deux œuvres au Salon d'Automne de 1912, un Paysage d'Isère et une nature morte « mais ces deux envois suffisent à marquer en ce salon la vigoureuse personnalité de cette jeune artiste, dont toutes les manifestations, depuis cinq ou six ans, attestent une marche constante vers la synthèse des lignes et des couleurs. On a reproché maintes fois à Mlle Charmy de tout sacrifier à la sonorité de sa palette et j’estime qu’il n’est point de reproche qu’elle ait moins mérité. Il suffit d’observer le dessin et le modelé de ses nus, la construction très linéaire, quoi qu’on dise, de ses paysages ou de ses natures mortes, pour reconnaître que la virtuosité du coloris n’est nullement, chez elle, un don superficiel et que tout se tient sous le schéma de la matière. […] (Tabarant, « Les peintures de Mlle Emilie Charmy », Paris-Midi – 28 octobre 1912, p.2).
L'illustration qui accompagne l'article me paraît pouvoir être évoquée par la nature morte ci-dessous (on retrouve ce grand plat blanc dans plusieurs de ses tableaux) :
A la galerie Weill, Emilie et Camoin participent à la même exposition collective en 1913. Y figurent, entre autres, Raoul Dufy, Henri Lebasque, Fernand Léger, André Lhote, Henri Matisse, Odilon Redon, Georges Rouault, Kees van Dongen et Picasso… La même année, en décembre, Emilie partage un autre collectif avec Suzanne Valadon.
Et surtout, elle participe à la légendaire exposition de l’Armory Show de New York (1913) où elle est accueillie dans la galerie H, celle des Fauves, avec Matisse, Camoin, Marquet, Rouault…
Elle y montre notamment L’Estaque où l'on retrouve le premier plan de végétaux sombres aux formes dynamiques qui encadre un paysage aux couleurs vives. Elle a assimilé la démarche des Fauves et, puisque le tableau se trouve aujourd'hui aux Etats-Unis, c'est probablement qu'un visiteur de l'exposition ne s'y est pas trompé !
Elle y expose aussi
Soir, Ajaccio et Roses. En voici un bouquet, peint à la même époque mais peut-être trop anodin pour avoir été montré dans cette manifestation.
Pour autant, Emilie est-elle intégrée au groupe des Fauves ? Certainement pas. D’ailleurs, on n’y entre pas si facilement : « Dufy m’ayant exprimé le désir de faire partie de ce groupe, j’accepte et en fais part à Matisse qui, furieux, s’écrie : "Ah ! non ! ce petit jeune homme qui veut se faufiler parmi nous, nous n’en voulons pas ! mettez-le dans l’autre salle si vous voulez." Pas commode, notre cher espoir ! Dufy est donc du groupe sans en être, tout en y étant ; il a sa petite exposition particulière dans l’autre salle. » (Berthe Weill, Pan dans l’œil, p.76) On peut donc supposer qu'il n'était pas non plus question d'y admettre une femme…
Emilie n’appartient à aucun groupe et son attitude réservée, que Berthe Weill lie à sa timidité, a souvent été considérée comme dédaigneuse. En tout état de cause, elle paraît avoir adopté comme ligne de conduite de ne suivre aucune mode et d’imposer sa personnalité.
Vers 1913, Emilie
et Camoin se séparent.
Emilie rencontre un autre artiste, Georges Bouche, qui élabore une œuvre exigeante et indépendante, en réaction contre ce qu’il considère comme les « facilités » des Fauves. Il ne sera vraiment reconnu que dans les années 30, presque à la fin de sa vie…
Georges Bouche
possède une maison dans le village de Marnat, en Auvergne dont les paysages
sont très présents dans son œuvre.
Emilie y fait de fréquents séjours et y peint des paysages à l’expression assez audacieuse, presque abstraite.
Et elle rencontre un certain succès. On ne sait pas avec quelles toiles mais, si l’on en croit Berthe : « Mes six mètres de cimaise offrent, ensuite, aux amateurs des œuvres de Charmy, Lucie Cousturier, Marval, Camoin, Raoul Dufy, Girieud, Gleizes, Lacoste, Laprade, Lebasque, Léger, Lhote, Luce, Matisse, Metzinger, Picasso, Od. Redon, Rouault, van Dongen. Il y a bien là de quoi se rincer l’œil ! […] Charmy vend, de la même veine, une quinzaine de peintures. Ma commission, pour ces trois affaires, dut être très réduite, mais il importe pour ces trois artistes de pouvoir travailler et se renouveler ; cela permet aussi à Charmy d’aller travailler en Auvergne, sur l’invitation de Bouche. » (Berthe Weill, Pan dans l’œil, p.105)
Emilie participe à l’Exposition universelle de Lyon, en 1914. Elle y reçoit ce commentaire qui la définit assez bien : « On peut reprocher à cette toile [de M. Laprade] quelque nonchalance de facture, mais qui ne connaît des chansons plus émouvantes d'être inachevées ? Un reproche analogue de faire incomplet peut être adressé à un Portrait par Mlle Charmy, à cela près que ce n'est point ici nonchalance, mais, au contraire, volonté évidente de n'inscrire que la sensation aiguë, recherche acharnée de l’émotion personnelle, sans souci de plaire ni même d’expliquer ; et tout le reste, pourrait-elle dire, est peinture. » (Richard Cantinelli, « L’Exposition internationale de Lyon », Gazette des Beaux-Arts, 1e semestre 1914, p.153)
Elle a probablement présenté à cette exposition sa nature morte, Bananes, puisque celle-ci a été achetée par le musée des beaux-arts de Lyon l’année suivante.
C’est à Marnat qu’Emilie
se trouve au début de la guerre. « Je
reçois d’Auvergne des lettres affolées de Charmy ; elle n’a appris la
mobilisation que par le tocsin, la déclaration de guerre par le départ des
hommes ; elle ne sait rien, aucun détail ; ses lettres, quoiqu’avec du retard,
m’arrivent, mais elle ne reçoit pas les miennes, ce qui accroît sa détresse. Je
lui envoie dépêches sur dépêches, pas une ne lui parvient, j’aurais tant voulu
la rassurer… du moins la tenir au courant. » (Berthe Weill, Pan dans
l’œil, p.108)
En 1915, Emilie donne naissance à son unique enfant, Edmond, fils de Georges Bouche, avec lequel elle ne se mariera qu’en 1930. Il semble qu’Emilie n’ait pas eu, avec cet enfant, des relations particulièrement « maternelles » et l’ait très peu associé à sa vie. C’est peut-être une des raisons de l’hostilité à laquelle Emilie fut confrontée et que Berthe évoque dans ses mémoires.
Aujourd’hui encore, j’ai eu la surprise de lire dans la fiche Wiki d’Emilie qu’elle « était presque méprisée par son marchand d'art, Berthe Weill, parce qu'elle considérait la relation de Charmy avec son fils Edmond comme distante et contre nature », opinion évidemment discutable puisque la correspondance entre les deux femmes restera très soutenue jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale (une lettre hebdomadaire) et qu’on se demande même si l’interruption de leur correspondance en 1945 ne serait pas liée au fait que Berthe serait aller rejoindre Emilie en Auvergne… (Postface de Pan dans l’œil, p.163).
Mais revenons en 1915 ! C’est l’époque où Emilie revient au nu de façon beaucoup plus fréquente. Ce sont d’abord des autoportraits qui n’avaient sans doute pas vocation à être exposés comme tels, voire à ne pas être exposés du tout.
En 1919, la galerie Pesson ouvre rue Laffitte avec une exposition de peintures de Georges Bouche, immédiatement suivie d'une exposition d’Emilie.
La critique est très positive : « On attendait avec quelque impatience l’exposition des dernières peintures d’Emilie Charmy. […] Depuis 1911, en effet, où elle eut une exposition d’ensemble chez Druet, on ne l’avait vue qu’apparaître ici et là. […] Les bons petits camarades se hâtaient d’en conclure que Charmy, arrêtée dans son développement, à tout jamais "nouée", avouait elle-même la faillite de ses promesses. […] Emilie Charmy reparaît et c’est plus de soixante peintures, toutes récentes, qu’elle expose à la galerie André-Pesson, rue Laffitte. Elle eût pu, d’ailleurs, en exposer cent, et plus. Elle a, dans sa volontaire demi-retraite, beaucoup médité et travaillé beaucoup. […] c’est avant tout une exposition de ses figures qu’elle s’est proposé de faire, et l’on en voit d’elle ni natures mortes, ni fleurs à la galerie André-Pesson. Les figures de Charmy ont un caractère personnel inoubliable. La vie en jaillit avec une violence pour ainsi dire tumultueuse. Il y a du drame en chacune d’elles. […] Elles vivent, ces figures, elles remuent et se racontent. Elles sont charnelles frénétiquement. Mais ceci, ce sont les figures habillées. Dans les figures nues, la vie de la chair est au paroxysme. […] Mais, assurément, ce qu’on emporte de la galerie Pesson, c’est surtout l’impression que ces figures hallucinées, créées par l’art d’Emilie Charmy, cet art diversement évocateur qui va jusqu’à l’âme du modèle et nous en révèle avec une terrible franchise toutes les intimités. » (L’Imagier, « L’œuvre d’art, La peinture décorative », L’Œuvre (Paris), 15 juin 1919, p.4)
Et dans La Lanterne, Jean Pellerin estime qu'Emilie est « en voie de réaliser un artiste sincère, complet, maître d’une forme. […] A cette louable sobriété, Mlle Charmy joint des qualités de construction. Elle bâtit sa peinture avec une fermeté que le métier féminin ne décèle presque jamais. Le Nu exposé à la galerie Pesson est remarquable à cet égard. » (19 juin 1919, p.9)
Mais voilà, de quel Nu parle-t-on ?...
Il me paraît approprié de montrer celui-ci, que j'ai trouvé daté de 1912 à 1925, ce qui n'aide pas. Je lui trouve une proximité stylistique avec le Nu au peignoir ouvert de 1916 et les chaussures à guêtres évoquent la mode qui va de 1900 à l'immédiat après-guerre. Et surtout, cette femme qui croise les jambes, moitié assise contre un lit très haut, les bras cachés par les manches d’un vêtement qu’elle laisse glisser dans l’ombre ; cette femme dont le corps est saisi par un pinceau souple et vigoureux et, en même temps, cerclé d’un épais contour noir, est un travail ambitieux, destiné à être montré. C'est, aussi, un nu calme et confiant qui n'a pas honte de sa nudité.
La galerie Pesson ferme l’année suivante et Berthe Weill la reprend, au moment où Emilie peint d’elle ce petit portrait où l'on sent son autorité naturelle.
Huile sur carton, 27 x 35 cm
© Photo : Ville de Bourg-en-Bresse - Musée du monastère royal de Brou
Et aussi de cette femme inconnue :
En
février 1920, la galerie Berthe Weill célèbre sa centième exposition avec une
cinquantaine de peintres, parmi lesquels cinq femmes seulement : Marie Laurencin, Suzanne Valadon, Jacqueline Marval, Alice Halicka et Emilie.
L'année 2021 s'annonce particulièrement favorable. En juin, un de ses collectionneurs, le comte de Jouvencel, obtient pour elle une exposition personnelle aux Galeries d'œuvres d'art, Faubourg-Saint-Honoré. Son travail est à nouveau remarqué par Louis Vauxcelles :
« […] et voici, sous les auspices d’un amateur lettré, le comte de Jouvencel, que sont montrées faubourg Saint-Honoré, diverses toiles d’Emilie Charmy. Cette dernière mérite qu’on s’y arrête un instant. C’est une nature exceptionnellement douée, un tempérament d’une verve fougueuse. Emilie Charmy vit à l’écart de toute coterie, insoucieuse des modes, hier impressionnistes, aujourd’hui cubistes, demain… ? Elle peint, n’ayant semble-t-il dans la vie d’autre mission que de colorer des surfaces, des nus et des bouquets d’une éblouissante fraîcheur. Le reproche qu’on peut lui adresser, c’est qu’elle ne se contraint, ne se discipline pas assez. Ses tableaux, fort beaux de ton, d’une vie tumultueuse, sont trop souvent de splendides esquisses, qu’on souhaiterait, étant donné l’ample format qui lui est nécessaire, amenées à un achèvement mieux réglé ; et c’est en cela qu’elle n’est guère d’accord avec l’actuelle génération, qui réfrène avec une volonté roide les élans de la sensibilité. Charmy, elle, comme d’Espagnat, comme Van Dongen, comme Camoin – et je ne choisis pas mes exemples au hasard – se laisse aller au bonheur de peindre, et son ardent lyrisme gagnerait en profondeur, si elle le soumettait davantage à la raison. […] Néanmoins ces restrictions, Emilie Charmy doit être tenue pour une des femmes les plus remarquables de notre temps. » (Louis Vauxcelles « L’Art et les femmes », L’Eclair, 23 juin 1921, p.3)
Vauxcelles évoque des nus sans manifester d’émotion particulière. On peut donc supposer qu’Emilie y exposait des nus « sages », comme cette Femme allongée ou le Nu aux escarpins verts, dont l’expression est séduisante mais sobre, le second évoquant presque une image rêvée, en apesanteur…avec quand même, à droite, un petit serpent dont la couleur fait contrepoint à celle des escarpins !
Ou des œuvres proches de ces Nus de dos, probablement un peu plus tardifs, qui donnent du corps
féminin une image moderne et fluide mais parfaitement consensuelle.
En revanche, il est probable que d’autres nus, à caractère beaucoup plus
intime et d’une grande sensualité, n’aient pas eu vocation à être exposés et ne
l’ont peut-être pas été du vivant de l’artiste.
Ils révèlent, notamment en ce qui concerne le Nu sur le divan rouge, plus tardif, la relation intime de l’artiste face à son modèle, dans une scène qui évoque sans détour le plaisir féminin.
Ce n’est donc pas
très étonnant que Colette, dont l’œuvre est un « cantique à la jouissance
féminine », comme l’a écrit Julia Kristeva, ait été séduite par les toiles
d’Emilie…
En novembre et décembre de même année 1921, elles apparaissent ensemble à la Galerie d’art ancien et moderne, rue François 1er, dans une exposition intitulée « Quelques toiles de Charmy, Quelques pages de Colette » où est notamment présenté ce portrait :
Colette rédige elle-même le
texte de la plaquette tirée à 700 exemplaires qui accompagne l’exposition et
commence par ces mots : « Ignorer
Charmy, la découvrir brusquement dans vingt toiles qui dispersent et collent au
mur les couleurs, la substance magnifique des fleurs, de la chair vivante, de
l’eau mobile, on en reçoit un choc, l’anxieux plaisir qui accompagne la
rencontre amoureuse. Le hasard n’a pas voulu que j’entendisse des peintres
parler de Charmy. Mais j’ai enregistré, louange précieuse et significative,
l’exclamation banale et sincère, le soupir respectueux, l’attention hypnotique,
devant les Charmy, de "ceux qui n’y connaissent rien". »
D’après le texte de Colette, on comprend qu’on pouvait y admirer quelques marines, quelques portraits dont une Jeune fille en bleu et des nus « Car les forces les plus impérieuses de son génie semblent conduite [sic] Charmy, ou la ramener, à ce but, à cet obstacle incomparable : une femme nue. […] La même sélection est riche de nus, éclos dans les heures de frénésie féconde où Charmy n’est plus que la servante magistrale d’une chair féminine. Un torse blond, sur un fond fouetté de rose, abandonne, comme à la houle natale, ses reins creusés, son ventre d’ambre, sa tête de petite Vénus fardée qu’un songe irrite […] »
Voilà
une description assez évocatrice de cette petite reproduction parue dans le
catalogue…
« Mais – écrit encore Colette – il existe vingt toiles qui sont les rivales de celles-ci, tout un harem dont les captives connaissent parfois, selon le caprice de Charmy, une heure de lumière, comme cette brune endormie sur son bras replié, cette brune vivante et heureuse sous le ciel cru de l’atelier, cette brune, miroir du jour et de tous ses reflets, œuvre si chaude et si librement éloignée de la peinture… »
L’œuvre évoquée pourrait bien être celle-ci, actuellement conservée au musée Paul-Dini.
A l’époque de l’exposition,
Emilie aurait aussi exécuté le portrait de Colette nue. J’écris
« portrait présumé » car certains chercheurs ne précisent pas qu’il
s’agit de Colette…même si la forme du nez et le petit sourire en coin sont assez évocateurs de la personnalité du modèle.
Emilie participe aussi, en 1922,
à une exposition sur « le Nu féminin » organisée à la galerie Styles,
rue du Faubourg-Saint-Honoré, unique femme au milieu de sommités masculines, Delacroix, Ingres, Corot,
Manet, Renoir et Matisse. Elle expose deux nus de grand format, dont un Grand
nu couché dont je n’ai trouvé qu’une mauvaise photo et qu'il faut donc considérer avec prudence.
Les critiques qui le sous-entendent ne sont pas rares. Celle-ci, par exemple, à propos de son exposition personnelle à la galerie Barbazanges : « Les meilleures réalisations de Charmy sont ses compositions de fleurs (chrysanthèmes, orchidées, azalées, etc.) assemblées sur des fonds neutres éliminant les supercheries de luminosité facile. La recherche de l’artiste semble moins heureuse dans les études de nus, où la fermeté du dessin est parfois sacrifiée à des vigueurs de modelés dans la pâte brillante. Leur matière de nacre et de corail, fraîche et plaisante à l’œil, tombe par instants dans une sensualité assez vulgaire. » (M.P., « Une exposition du peintre Charmy », Le Gaulois, 14 janvier 1926, p.2)
Et pourtant… comparons un instant les nus d'Emilie à ceux que peignait Camoin pendant leurs années de vie commune.
Le plus connu est La Saltimbanque au repos (1905) du musée d’Art moderne. Il en existe un autre, au musée de Grenoble.
La Saltimbanque au repos – 1903
Dans son Nu allongé sur un coude, Emilie exalte avec respect - et enthousiasme - la beauté sensuelle d’un corps abandonné au sommeil ; Camoin, lui, impose au spectateur les attitudes disgracieuses de femmes demi-nues, soumises à un regard qui n'a rien de sensuel et dont on peut difficilement ne pas ressentir la condescendance… vous avez dit vulgaire ?
Nu à la chemise mauve - 1908
Huile sur toile - 65,3 x 81 cm
Musée de Grenoble
Soyons bien clair. Je ne sous-entends aucunement qu'il ne faudrait pas montrer les nus de Camoin. J'observe simplement que, pour évaluer le travail d'une artiste dont le nu constituait l'un des thèmes centraux - comme en témoigne la presse de son époque - le terrain de la bienséance était vraiment bien mal venu… !
Dans
les années 20, Bouche et Emilie sont installés à Ablon, dans le Val-de-Marne et
plusieurs des tableaux d'Emilie en représentent des vues.
Mais Emilie ne s'est jamais bornée à un thème particulier. Elle explore les paysages comme les natures mortes, en jouant avec le riche empâtement qu’elle a hérité de l’école lyonnaise…
En 1925, Berthe Weill note : « Au Musée des Arts Décoratifs, on a organisé une très importante exposition : cinquante ans de peinture, de l’impressionnisme à nos jours. On a négligé, simplement, d’y inviter Suzanne Valadon, qui, je crois, compte, à notre époque, ainsi que Charmy. Ah ! oui ! elles n’ont pas encore la cote !... Sur l’observation que j’en fis à Vauxcelles, l’organisateur, il me répondit : "Je n’aime pas la peinture de Valadon ; pas plus que celle de Charmy !" Vauxcelles fit, ensuite, un livre sur la peinture des femmes. Inutile de dire que le même "oubli" se renouvela. L’histoire de la peinture des femmes est faite selon ce que l’auteur aime ou admet comme valable ; les artistes qui ne lui plaisent pas doivent être rayées de l’histoire de l’Art. » (Berthe Weill, Pan dans l’œil, p.148)
Je
ne sais pas à quel « livre sur la peinture des femmes » Berthe Weill
fait allusion. Mais son appréciation sur Vauxcelles est un peu injuste si l’on
considère ce qu’il a écrit dans le chapitre relatif aux « Femmes peintres
d’aujourd’hui » de l’Histoire générale de l’art français. Emilie y
est évoquée en ces termes : « Mademoiselle Charmy, d’une sensibilité
frémissante, à laquelle elle s’abandonne avec une périlleuse exaltation, est
éprise du métier de Goya et Manet. Mademoiselle Charmy brosse avec fougue des
bouquets, des marines fines et légères, des nus d’une sensibilité brûlante, des
effigies aiguës ; elle donne l’impression d’improviser, de produire de verve,
d’obéir à son inclination ; elle semble en contradiction avec l’actuelle
tendance dite des « constructeurs » dont la maçonnerie picturale est parfois si
pesante : il est probable cependant que le travail de Mademoiselle Emilie
Charmy est conduit selon la loi intérieure et le rythme d’un équilibre et d’un
ordre voulus ; il suffit en effet de regarder ses dessins pour saisir sur le
vif l’aveu de la plus probe conscience. » (André Fontainas et Louis
Vauxcelles, Histoire générale de l’art français, de la Révolution à nos
jours, Paris, Librairie de France, 1922, p.321)
Vauxcelles
n’a donc pas « oublié » Emilie dont une des œuvres est reproduite
dans l’ouvrage :
En revanche, il est exact que Suzanne Valadon n'y figure pas…
En 1926, Emilie participe à l’exposition « Fleur animée » chez Berthe Weill et reçoit aussi la Légion d’honneur. Elle est également au Salon des Indépendants, salle 24 « une salle importante pour la jeune peinture », comme le pense Charles Fegdal qui souligne que les six toiles qu’elle y montre « résument l’importante et récente exposition de la galerie Hedebert » (La revue des Beaux-Arts, 1er avril 1926, p.2)
L’année
suivante, Emilie participe aussi aux Noces d’Argent de la galerie Weill (25 ans d’expositions), une exposition qui s’intitule « Fenêtres fleuries » et que Berthe juge
« ravissante ».
La fin de la carrière d’Emilie est encore plus difficile à retracer que ses débuts. Heureusement que les archives de la galerie Weill sont là pour prouver qu’elle participe à ses expositions collectives jusqu’en 1937. Ce sont souvent des expositions à thème, auxquelles on a envie d’associer une image, souvent trouvée sur les sites de vente… mais sans en savoir davantage.
Pour l’exposition de 1927, intitulée « Fleurs en plein air » :
Huile sur toile
Musée du monastère royal de Brou
Toujours en 1927, on voit passer dans la
presse une exposition chez Druet, où elle partage l’affiche avec une autre
femme, Geneviève Marie Gallibert. « Emilie Charmy, c’est la force, la
vigueur où s’inscrit une touche légère qui émeut et dénonce la féminité dans l’ensemble
mâle. Emilie Charmy, c’est la puissance où s’abrite le charme, l’âme bien
trempée, mais sensible pourtant. » (Marthe Maldidier, « Dans les
galeries », Le Rappel, 10 mai 1927, p.3)
Puis en 1928, à nouveau chez Weill, l'exposition « Fleurs et fruits » et, en 1930, « Les Oiseaux » …
En 1932, la Société des femmes artistes modernes (FAM), présidée par Marie-Anne Camax-Zoegger et dont Emilie est secrétaire, organise au théâtre Pigalle une exposition de peintures, sculptures et arts décoratifs (avec, au comité d’honneur, des noms de critiques exclusivement masculins, peu suspects de complaisance à l’égard des femmes, dont le sieur Vauxcelles…) Son catalogue est hélas très laconique mais on y retrouve les noms de toutes les artistes qu’on redécouvre aujourd’hui : Maria Blanchard, Hélène Dufau, Marie Laurencin, Mela Muter, Tamara de Lempicka, Chana Orloff, Jeanne Poupelet, etc., dans une liste de plus de quatre-vingts noms.
Emilie y montre une « peinture » et deux « portraits ». Je montre donc ici les deux seuls portraits de la période que j'ai pu trouver…
Maurice Raynal, dans L’Intransigeant (22 février 1932, p.5) se demande si cette initiative d'exposition féminine est venue à ses auteures parce qu’elles ont « si bien goûté aux fruits de l’arbre de la science ou parce qu’elles vont bientôt voter » (optimiste…) et s’il faut « dire adieu aux temps de la domination masculine ». Il relève que « l’art de nos dames d’aujourd’hui reflète en général de l’inquiétude, de la passion, de la volonté à faire un peu peur. » Il sent que « la peinture féminine a fini de rire» et que demain, « la femme-peintre sera libre et l’égale de l’homme-peintre. Il ne lui restera plus qu’à faire de la peinture féminine à la façon des hommes ». Bref, il expose ses propres angoisses sur une demi-page et ne trouve pas une ligne pour dire ce qu’il a pensé de ce qu’il a vu…
Heureusement, son confrère Vanderpyl est plus précis : « Mme Emilie Charmy y occupe le centre avec plusieurs œuvres dont la facture personnelle, vive, inattendue, synthétise, dans une certaine mesure tout cet ensemble qui aspire à la fraîcheur, à la sincérité, au naturel. La marine, les fleurs, le portrait de Mme Jenny qu'elle y expose et surtout deux étonnantes effigies, qui attirent immédiatement le regard, autant par la richesse de la matière que par la force de vérité et par la sensibilité qui s'en dégagent, la montrent attestant la pleine possession de son beau talent qui ne concède rien ni à la convention ni aux procédés. » » (Vanderpyl, « Les femmes-peintres de Paris », Le Petit Parisien, 13 février 1932, p.4)
En 1933, le même Petit Parisien consacre à Emilie sa rubrique intitulée « Les hommes du jour » (sic !) : « On
ne la voit pas à Montparnasse, non plus qu’aux Deux Magots ou dans les galeries
où les peintres ont accoutumé de se montrer. […] On la connaît par son œuvre –
et pas aussi bien qu’il faudrait mais les photographes n’ont pas popularisé son
visage. C’est en retrait qu’elle travaille. […] De vrai, il faut un succès
comme celui qu’elle remporte actuellement à l’exposition organisée par les "Amis
des artistes vivants" pour qu’unanimement l’on se soucie d’elle. […] La vérité
est qu’elle a peint et qu’elle n’a jamais cessé de peindre. […] Donc Charmy
peint. Elle peint comme elle respire, mieux qu’elle respire. Cette femme,
réservée de ses gestes, rare en ses paroles, presque timide mais que son regard
trahit dans l’ordinaire de sa vie, se déchaîne à l’instant où elle prend ses
pinceaux. […] Alors, rien ne freine son audace, rien ne brise son élan, au
besoin rien ne la retient dans sa saine cruauté. Charmy peint en carnassier. Il
y a tant d’hommes qui peignent en petites filles modèles… » (Louis
Léon-Martin, « Les hommes du jour, Charmy », Le Petit Parisien,
9 février 1933, p.1)
Une nouvelle exposition de la FAM aura lieu en 1935. Emilie y montrera un Nu et des Fleurs. Et cette fois, Suzanne Valadon participera aussi avec ses Jeteurs de filets. Mais pas Jacqueline Marval.
Dans les dernières années de la carrière d'Emilie, on découvre des autoportraits fort intéressants. Elle ne paraît rechercher ni ressemblance ni transformation liée à l'âge. Comme Helene Schjerfbeck, presque au même moment mais à l’autre bout de l’Europe (voir sa notice), elle regarde son propre reflet disparaître. Comme l'écrivait Cantinelli « tout le reste est peinture. »
Le
plus impressionnant est celui-ci, où elle se dépouille d'elle-même dans une pâte rose et pêche, turquoise et brune…
En 1950, on retrouve Emilie à la galerie Marcel Bernheim. « Elle traite tous les genres, portraits, nus, compositions, natures mortes de toutes espèces ou paysages. Je revois le lièvre mort, au pelage argenté, tout imprégné de lumière, de cette lumière qui mange les formes exactes des choses et des êtres et les transforme sous la poésie du mirage. Je revois encore des bouquets de fleurs, décantés de leur apparence trop strictement objective et peints comme en un "songe éveillé", et puis des portraits révélateurs de l’âme du modèle. […] J’ai vu encore… mais non ! j’ai senti plutôt l’œuvre d’un peintre amoureux de son métier, d’une artiste dont la probité et la faculté de ressentir vivement les impressions l’amène à un certain dépouillement des formes réelles afin d’évoquer la qualité essentielle de l’être ou de la chose traduite. Et c’est là qu’on reconnaît les grands peintres. » (Maurice Sérullaz, « A travers les galeries », France Illustration, 30 juin 1951, p.705)
Puis, comme la plupart des femmes de son époque, Emilie Charmy a été oubliée avant même sa mort, survenue le 7 novembre 1974.
J’associe à son souvenir celui de son amie, Berthe Weill, autre artiste disparue dans son propre domaine, dont la passion et la sollicitude ont soutenu les jeunes peintres de son époque et dont les mémoires m'ont guidée sur les traces d'une artiste dont le caractère atypique et la volonté d'indépendance ont peut-être contribué à l'effacement.
*
La première rétrospective de son œuvre a été organisée au musée Paul-Dini de Villefranche-sur-Saône, en 2008 puis une exposition itinérante a eu lieu au Fralin Museum of Art de Charlottesville, Virginie, en 2013.
Elle a figuré aussi dans des expositions collectives, comme « Les femmes peintres et l’avant-garde 1900-1930, Valadon, Marval, Charmy et Agutte », en 2006/2007 au musée Paul-Dini, « Valadon et ses contemporaines » en 2021, au monastère royal de Brou et « Pionnières, Artistes dans le Paris des années folles » au musée du Luxembourg à Paris, en 2022.
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