Le peu que l’on connaît de la vie de Suzanne
Court (ou de Court) se trouve dans un ouvrage intitulé Les
Courteys, Court et de Court, émailleurs limousins, rédigé en 1860 par
Maurice Ardant, archiviste de la Haute Vienne et membre de la Société impériale
des antiquaires de France.
Compte tenu de la faiblesse des éléments dont lui-même disposait, il n’a pu formuler que des hypothèses, la seule certitude étant qu’en 1600, Suzanne habitait faubourg Boucherie à Limoges.
Elle était, dit-il, « certainement la fille d’un Court ou peut-être épousa-t-elle un de ses parents : ce qui la fit signer Susanne de Court, selon l’usage du Limousin, où les femmes, à l’imitation des Latins, mettent le nom de leur mari au génitif après le leur. […] Je ne trouve que ce moyen d’expliquer ce changement de signature, car je suis persuadé que, si Susanne avait le droit de prendre la particule de devant son nom, aucune raison, dans le siècle où elle vivait, ne pouvait l’en détourner. »
Qu’elle ait été soit la fille, soit la femme d’un Court - voire les deux - elle appartenait donc à une dynastie de peintres sur émail de la Renaissance dont les ateliers se trouvaient à Limoges.
Ce qui paraissait également certain à Maurice Ardant, c’est qu’elle était la contemporaine de Jean de Court et peut-être son élève. Mais qui était donc ce « Jean de Court » ?
On sait simplement qu’il est cité dans les vers d’un poète limousin nommé Blanchon, qui, d’une part, le distingue d’autres émailleurs limousins comme Courteys et Court-dit-Vigier et, d’autre part, « exaltant sa grande réputation comme peintre, le place au-dessus des autres peintres et émailleurs ses compatriotes. » Le dernier vers de la première strophe de son récit intitulé Veu en la royale court, le désigne comme peintre du roi. Quant à la période de son activité, la seule chose dont on est sûr c’est que l’ode en question datant de 1583, « il vivait à cette époque, et était dans tout l’éclat de son talent. »
Maurice Ardant indique qu’il signait du monogramme « IDC » et fournit une petite liste d’œuvres de cet émailleur exceptionnel dont l’une se trouvait alors au Louvre. Bien qu’elle ne soit pas répertoriée sous le nom de son auteur présumé, j’ai retrouvé l’objet qui correspond exactement à la description d’Ardant. (Cliquer sur les images pour les agrandir)
« Minerve : écusson ovale sur métal repoussé,
couleurs, paillon et filets d’or. — Pallas, debout, et coiffée d’un casque à
crinière blanche, tient un étendard bleu et un bouclier sur lequel est figurée
la tête de Méduse ; à ses pieds, un hibou placé sur deux livres superposés ;
dans le fond, une ville (Athènes ?). — Les cheveux de la déesse sont blonds ;
l’étoffe de sa robe est de couleur mordorée ; son manteau, bleu d’azur ; le casque
, la cuirasse et la chaussure sont bleu pâle ou aventurine : toutes ces
couleurs sont sur paillon ; la tête de Méduse est coloriée en carnation; un
large cartouche, relief repoussé, sert d’encadrement; il est enrichi
d’ornements dorés et d’imitations en paillon du saphir, du rubis, de
l’améthyste, de la turquoise et de l’émeraude; deux grands bustes et deux
masques d’un relief plus saillant s’y rattachent. Les figures et les masques
qui servent de support au cartouche sont couleur de chair.
Dans le bas, un mascaron coiffé de draperies est entouré de fleurs et de fruits. Dans le haut, sur une écharpe retenue par deux agraffes [sic] de pierreries, est posée une tête de génie, et sous cette tête on lit, inscrites en lettres d'or, les initiales I. D. C. Des fleurs, des fruits et des brindilles d’or décorent le fond noir sur lequel repose le cartouche. » (Maurice Ardant, Les Courteys, Court et de Court, émailleurs limousins, 1860, p.40 et 41, source Gallica BNF)
Pour en revenir à Suzanne, on ne connaît ni
la date de sa naissance, ni celle de son décès et aucune de ses œuvres n’est
datée mais leur style permet d’avancer qu’elle travailla
probablement entre 1575 et 1625. J'ai donc situé sa naissance quelques vingt-cinq ans auparavant…
Elle est la seule femme émailleuse à avoir signé des pièces de son nom complet ou de son monogramme et son atelier a produit des pièces de très grande qualité, aujourd’hui conservées dans les plus grands musées du monde.
Son style est caractéristique : des figures expressives, de séduisantes couleurs translucides, grenat, vertes et bleues avec des tons de chair très clairs et des rehauts d’or. Ses thèmes sont mythologiques ou bibliques.
Elle a produit diverses
pièces de vaisselle :
David,
avec son armée, rencontre Abigaïl, accompagnée de trois servantes et deux
serviteurs menant des mules lourdement chargées. Autour d'Abigaïl sont placés
des paniers et des vases d'orfèvrerie tandis qu’au loin passe un homme
conduisant un cheval. Sur le bord, séparé du plat par un cercle d’arabesques
dorées sur fond noir, des médaillons aux quatre coins représentent les quatre éléments, encadrés de dragons à tête humaine.
Un
cartouche ovale avec deux sujets féminins sans bras entourés de quatre
chérubins, deux grands masques sur des cuirs, quatre oiseaux monstrueux, deux
vases de fruits, le tout cerclé d’une guirlande de lauriers en or.
Un
autre plat d’une facture assez semblable se trouve au British Museum :
Apollon est assis au bord d’un ruisseau
avec cinq muses à droite, quatre à gauche et trois vieillards barbus en
arrière-plan. Pégase passe au fond, en compagnie de deux Cupidons. On voit
aussi le dieu de la rivière et une multitude d’oiseaux. L’herbe vert bleu est
agrémentée d’un mille-fleurs rehaussé d’or. Le bord plat avec rouleau doré porte
des médaillons aux quatre coins et une frise où alternent centaures et
cariatides.
Le dos est en grisaille avec un cartouche de masques et de cariatides.
Le même thème a été traité en médaillon :
Et des travaux assez proches, en revers de
miroir, toujours sur des thèmes mythologiques :
Quelques
objets de dévotion :
« Basée sur la même source que la plaque de l’Annonciation de Jean Limosin (Walters 44.346), cette pièce se distingue par la brillance des couleurs de l’émail translucide, en particulier le rouge grenat, et la dorure délicatement appliquée, bien que l’accent mis sur le motif de surface, aussi éblouissant soit-il, aplatisse presque l’espace. » (Notice du musée)
Elle est intervenue aussi sur des pièces à
forme plus complexe comme des aiguières :
Six divinités debout sur un sol herbu : Mercure et son caducée, Diane chasseresse, Mars, Vénus (?), Apollon avec son arc et une flèche, Bellone.
L'aiguière, décorée d'une combinaison d'émail translucide et de grisaille, est divisée en
deux registres narratifs par une bande d'arabesques noires sur fond blanc.
Le registre supérieur illustre le cortège triomphal de Cérès dans un paysage de feuillage vert turquoise.
Le registre inférieur représente, en frise continue, l'histoire de Moïse et des filles de Jethro, racontée dans l'Exode : « Moïse s'enfuit de Pharaon et resta au
pays de Madian ; et il s'assit près d'un puits. Or le sacrificateur de Madian
avait sept filles ; et elles vinrent puiser de l'eau, et remplirent les auges
pour abreuver le troupeau de leur père. Et les bergers vinrent et les
chassèrent, mais Moïse se leva et les secourut, et abreuva leur troupeau. »
Il
est possible que l'aiguière ait été offerte comme cadeau de mariage, car les
deux scènes y font allusion. Cérès, associée à la fertilité,
était vénérée comme la déesse du mariage. Dans l'histoire de Jethro, Moïse
épouse Séphora, l'une des filles de Jethro. Et enfin, l'aiguière elle-même est destinée à recevoir de l'eau, métaphore de la pureté.
Suzanne a aussi signé ces charmantes petites salières….
… et ce vase ornemental (peu profond) posé sur un pied, qu’on appelle un
Tazza :
Monogrammée S C.
Enfin,
elle a participé à la fabrication d’objets beaucoup moins courants, comme ces
petits coffres destinés à recevoir des objets précieux :
Une deuxième
petite merveille de même facture se trouve au Metropolitan :
Et
pour terminer, cette montre qui fut probablement portée en sautoir,
naturellement de forme ovale puisque les montres rondes n’étaient pas encore
inventées.
Une artisane d'art ? Oui, sans doute, mais même si elle s'est probablement inspirée d'une iconographie préexistante, elle a fait preuve d'un talent d'interprétation si exceptionnel qu'elle mérite bien de figurer dans notre petit
Panthéon !
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