dimanche 18 septembre 2022

Suzanne (de) Court (vers 1550 - après 1625)

 

Monogramme de SUSANNE COURT
British Museum, Londres
(Voir ci-dessous)


Le peu que l’on connaît de la vie de Suzanne Court (ou de Court) se trouve dans un ouvrage intitulé Les Courteys, Court et de Court, émailleurs limousins, rédigé en 1860 par Maurice Ardant, archiviste de la Haute Vienne et membre de la Société impériale des antiquaires de France.

Compte tenu de la faiblesse des éléments dont lui-même disposait, il n’a pu formuler que des hypothèses, la seule certitude étant qu’en 1600, Suzanne habitait faubourg Boucherie à Limoges.

Elle était, dit-il, « certainement la fille d’un Court ou peut-être épousa-t-elle un de ses parents : ce qui la fit signer Susanne de Court, selon l’usage du Limousin, où les femmes, à l’imitation des Latins, mettent le nom de leur mari au génitif après le leur. […] Je ne trouve que ce moyen d’expliquer ce changement de signature, car je suis persuadé que, si Susanne avait le droit de prendre la particule de devant son nom, aucune raison, dans le siècle où elle vivait, ne pouvait l’en détourner. »

Qu’elle ait été soit la fille, soit la femme d’un Court - voire les deux - elle appartenait donc à une dynastie de peintres sur émail de la Renaissance dont les ateliers se trouvaient à Limoges.

Ce qui paraissait également certain à Maurice Ardant, c’est qu’elle était la contemporaine de Jean de Court et peut-être son élève. Mais qui était donc ce « Jean de Court » ?

On sait simplement qu’il est cité dans les vers d’un poète limousin nommé Blanchon, qui, d’une part, le distingue d’autres émailleurs limousins comme Courteys et Court-dit-Vigier et, d’autre part, « exaltant sa grande réputation comme peintre, le place au-dessus des autres peintres et émailleurs ses compatriotes. » Le dernier vers de la première strophe de son récit intitulé Veu en la royale court, le désigne comme peintre du roi. Quant à la période de son activité, la seule chose dont on est sûr c’est que l’ode en question datant de 1583, « il vivait à cette époque, et était dans tout l’éclat de son talent. »

Maurice Ardant indique qu’il signait du monogramme « IDC » et fournit une petite liste d’œuvres de cet émailleur exceptionnel dont l’une se trouvait alors au Louvre. Bien qu’elle ne soit pas répertoriée sous le nom de son auteur présumé, j’ai retrouvé l’objet qui correspond exactement à la description d’Ardant. (Cliquer sur les images pour les agrandir)

 

Jean de Court (I.D.C.)
Plaque Minerve -1585/1600
Email polychrome sur paillons avec des rehauts d'or, 51,7 x 39,5 cm
Monogramme IDC en or en haut de la scène
Musée du Louvre, Paris

« Minerve : écusson ovale sur métal repoussé, couleurs, paillon et filets d’or. — Pallas, debout, et coiffée d’un casque à crinière blanche, tient un étendard bleu et un bouclier sur lequel est figurée la tête de Méduse ; à ses pieds, un hibou placé sur deux livres superposés ; dans le fond, une ville (Athènes ?). — Les cheveux de la déesse sont blonds ; l’étoffe de sa robe est de couleur mordorée ; son manteau, bleu d’azur ; le casque , la cuirasse et la chaussure sont bleu pâle ou aventurine : toutes ces couleurs sont sur paillon ; la tête de Méduse est coloriée en carnation; un large cartouche, relief repoussé, sert d’encadrement; il est enrichi d’ornements dorés et d’imitations en paillon du saphir, du rubis, de l’améthyste, de la turquoise et de l’émeraude; deux grands bustes et deux masques d’un relief plus saillant s’y rattachent. Les figures et les masques qui servent de support au cartouche sont couleur de chair.

Dans le bas, un mascaron coiffé de draperies est entouré de fleurs et de fruits. Dans le haut, sur une écharpe retenue par deux agraffes [sic] de pierreries, est posée une tête de génie, et sous cette tête on lit, inscrites en lettres d'or, les initiales I. D. C. Des fleurs, des fruits et des brindilles d’or décorent le fond noir sur lequel repose le cartouche. » (Maurice Ardant, Les Courteys, Court et de Court, émailleurs limousins, 1860, p.40 et 41, source Gallica BNF)


Pour en revenir à Suzanne, on ne connaît ni la date de sa naissance, ni celle de son décès et aucune de ses œuvres n’est datée mais leur style permet d’avancer qu’elle travailla probablement entre 1575 et 1625. J'ai donc situé sa naissance quelques vingt-cinq ans auparavant… 

Elle est la seule femme émailleuse à avoir signé des pièces de son nom complet ou de son monogramme et son atelier a produit des pièces de très grande qualité, aujourd’hui conservées dans les plus grands musées du monde.

Son style est caractéristique : des figures expressives, de séduisantes couleurs translucides, grenat, vertes et bleues avec des tons de chair très clairs et des rehauts d’or. Ses thèmes sont mythologiques ou bibliques.

 

Elle a produit diverses pièces de vaisselle :

 

Rencontre entre David et Abigaïl – vers 1600
Plat ovale en émail polychrome, avec paillons et rehauts d’or, 51,3 x 38,3 cm
Musée du Louvre, Paris

David, avec son armée, rencontre Abigaïl, accompagnée de trois servantes et deux serviteurs menant des mules lourdement chargées. Autour d'Abigaïl sont placés des paniers et des vases d'orfèvrerie tandis qu’au loin passe un homme conduisant un cheval. Sur le bord, séparé du plat par un cercle d’arabesques dorées sur fond noir, des médaillons aux quatre coins représentent les quatre éléments, encadrés de dragons à tête humaine.

 

Rencontre entre David et Abigaïl (détail avec signature « SUSANNE DE COURT »)


Rencontre entre David et Abigaïl (détail : un médaillon en bordure)


Rencontre entre David et Abigaïl (revers)

Un cartouche ovale avec deux sujets féminins sans bras entourés de quatre chérubins, deux grands masques sur des cuirs, quatre oiseaux monstrueux, deux vases de fruits, le tout cerclé d’une guirlande de lauriers en or.

 

Un autre plat d’une facture assez semblable se trouve au British Museum :

 

Apollon et les muses – vers 1600
Plat ovale
Email polychrome sur cuivre, rehauts d’or, 49,7 x 41 cm
Dessin adapté d’une estampe d’Etienne de Laune
British Museum, Londres

Apollon est assis au bord d’un ruisseau avec cinq muses à droite, quatre à gauche et trois vieillards barbus en arrière-plan. Pégase passe au fond, en compagnie de deux Cupidons. On voit aussi le dieu de la rivière et une multitude d’oiseaux. L’herbe vert bleu est agrémentée d’un mille-fleurs rehaussé d’or. Le bord plat avec rouleau doré porte des médaillons aux quatre coins et une frise où alternent centaures et cariatides.

Le dos est en grisaille avec un cartouche de masques et de cariatides.

Le même thème a été traité en médaillon :

 

Apollon et les muses – vers 1570
Plaque ovale barlongue
Email sur cuivre, parcellement doré, 10,8 x 8,6 cm
The Frick Collection


Et des travaux assez proches, en revers de miroir, toujours sur des thèmes mythologiques :

 

Minerve rendant visite aux Muses sur le mont Hélicon – début du XVIIe siècle
Revers de miroir
Email polychrome, rehauts d’or et d’argent, 12,5 x 8,5 cm
The Metropolitan Museum of Art, New York


Didon, reine de Carthage, appelant Junon à l’aide – vers 1600
Revers de miroir
Emaux polychromes translucides et semi-opaques sur cuivre,
sur une préparation blanche, contours délimités en noir avec rehauts d’or, 9,70 x 7,40 cm
British Museum, Londres


 

 Déesse de la Fortune – fin du XVe siècle
Revers de miroir
Email sur cuivre, 10 x 7,5 cm
Musée de l'Ermitage, Saint Pétersbourg


Quelques objets de dévotion :

Annonciation – vers 1600
Email polychrome et rehaut d’or sur cuivre, 18,8 x 13 cm
Monogrammé « S.C. » en lettres d’or près du haut du bord gauche
The Walters Art Museum, Baltimore, Maryland

« Basée sur la même source que la plaque de l’Annonciation de Jean Limosin (Walters 44.346), cette pièce se distingue par la brillance des couleurs de l’émail translucide, en particulier le rouge grenat, et la dorure délicatement appliquée, bien que l’accent mis sur le motif de surface, aussi éblouissant soit-il, aplatisse presque l’espace. » (Notice du musée)

Annonciation (détail)


Elle est intervenue aussi sur des pièces à forme plus complexe comme des aiguières :

 

Aiguière : Divinités – vers 1600
Gobelet muni d’une anse carrée sur un pied en talon allongé
Email polychrome sur fond noir, en partie sur paillons avec des décors en or
Diamètre ouverture : 13 cm, H : 18,5 cm, L : 26 cm
Intérieur blanc avec des étoiles d’or, revers du pied noir avec fleurons d’or
Musée du Louvre, Paris
 

Six divinités debout sur un sol herbu : Mercure et son caducée, Diane chasseresse, Mars, Vénus (?), Apollon avec son arc et une flèche, Bellone.


 

Aiguière Le Triomphe de Cérès – vers 1600
Email peint, en partie doré et en partie argenté, sur cuivre, 28,7 x 17,8 cm
The Metropolitan Museum of Art, New York

L'aiguière, décorée d'une combinaison d'émail translucide et de grisaille, est divisée en deux registres narratifs par une bande d'arabesques noires sur fond blanc. 

Le registre supérieur illustre le cortège triomphal de Cérès dans un paysage de feuillage vert turquoise.

 

Aiguière Le Triomphe de Cérès (détail zone supérieure)


Le registre inférieur représente, en frise continue, l'histoire de Moïse et des filles de Jethro, racontée dans l'Exode : « Moïse s'enfuit de Pharaon et resta au pays de Madian ; et il s'assit près d'un puits. Or le sacrificateur de Madian avait sept filles ; et elles vinrent puiser de l'eau, et remplirent les auges pour abreuver le troupeau de leur père. Et les bergers vinrent et les chassèrent, mais Moïse se leva et les secourut, et abreuva leur troupeau. »

 

Aiguière Le Triomphe de Cérès (détail de la zone inférieure)

Il est possible que l'aiguière ait été offerte comme cadeau de mariage, car les deux scènes y font allusion. Cérès, associée à la fertilité, était vénérée comme la déesse du mariage. Dans l'histoire de Jethro, Moïse épouse Séphora, l'une des filles de Jethro. Et enfin, l'aiguière elle-même est destinée à recevoir de l'eau, métaphore de la pureté.

 

Suzanne a aussi signé ces charmantes petites salières….


Paire de salières (n° 1)
Scènes de l’histoire d’Orphée – fin XVIe siècle
Email peint sur cuivre, parcellement doré, 8,9 cm x 9 cm
The Frick Collection

Paire de salières (n°2)
Scènes de l’histoire d’Orphée – fin XVIe siècle
Email peint sur cuivre, parcellement doré, 8,9 cm x 9 cm
The Frick Collection

Paire de salières (vue de profil)
Scènes de l’histoire d’Orphée – fin XVIe siècle
Email peint sur cuivre, parcellement doré, 8,9 cm x 9 cm
The Frick Collection


… et ce vase ornemental (peu profond) posé sur un pied, qu’on appelle un Tazza :

 

Tazza Saint Jean-Baptiste et le Christ - vers 1590‑1600
Emaux polychromes translucides sur cuivre, paillons, grisaille,
tons rose‑orangés pour les chairs et rehauts d’or, H. 9 cm ; D. 24,8 cm
Monogrammée S C.
Collection particulière (vente 2022)


Saint Jean-Baptiste et le Christ (détail)

 

Saint Jean-Baptiste et le Christ, revers (avec pied au centre)

Saint Jean-Baptiste et le Christ (détail du revers)


 

Enfin, elle a participé à la fabrication d’objets beaucoup moins courants, comme ces petits coffres  destinés à recevoir des objets précieux :

Coffret rectangulaire avec couvercle bombé – vers 1600
Constitué de sept panneaux en bois monté sur cadre en métal, hors tout : 20 x 22,5 x 12,2 cm
 Illustration des scènes de la Genèse (vie d’Abraham et d’Isaac)
Scène principale : Abraham et Abimelech dînant à Beersheba
Emaux semi-opaques sur une préparation blanche, émaux translucides sur feuilles colorées et grisaille blanche crayeuse avec rehauts d’or
British Museum, Londres


Scène principale : Rencontre d’Isaac et Rebecca


Scène : Le sacrifice d’Isaac


 

Scène : Naissance de Jacob et d’Esaü


 

Scène : Abraham bannissant Agar et Ismaël


Une deuxième petite merveille de même facture se trouve au Metropolitan :

 

Coffret avec des scènes de la Genèse – premier quart du XVIIe siècle
Email polychrome sur cuivre avec rehauts d’or, monture en argent, 19,7 × 24,1 × 13,3 cm
Signé à l’or sur le couvercle près de la poignée : « SUSANNE COURT »
The Metropolitan Museum of Art, New York



Scène, en haut : La naissance de Joseph


Coffret avec des scènes de la Genèse , dos
The Metropolitan Museum of Art, New York


Et pour terminer, cette montre qui fut probablement portée en sautoir, naturellement de forme ovale puisque les montres rondes n’étaient pas encore inventées.

 

Montre (vue fermée), dessus – premier quart du XVIIe siècle
Laiton doré et émail polychrome sur cuivre, 8 x 4,4 x 2,8 cm
The Metropolitan Museum of Art, New York


Montre (vue fermée), dos – premier quart du XVIIe siècle
Laiton doré et émail polychrome sur cuivre, 8 x 4,4 x 2,8 cm
The Metropolitan Museum of Art, New York


Montre (vue fermée), 1e profil

Montre (vue fermée), 2e profil



Montre ouverte côté cadran
Couvercle de laiton avec des plaques d'émail peint sur cuivre, 
en partie doré et en partie argenté et des supports en vermeil
Cadran en laiton avec des traces de dorure et avec un chapitre d'heures en argent ; 
au centre un disque d'émail peint sur cuivre. Il n’y a encore qu’une seule aiguille, 
en laiton doré (l’invention du cadran à deux aiguilles date de 1675).


Montre ouverte, côté mécanisme
Avec inscription du nom du fabricant ; Nicolas Bernard, Paris


 

Une artisane d'art ? Oui, sans doute, mais même si elle s'est probablement inspirée d'une iconographie préexistante, elle a fait preuve d'un talent d'interprétation si exceptionnel qu'elle mérite bien de figurer dans notre petit Panthéon !

 

Plat - Le Christ et la Samaritaine (détail)
Email polychrome, avec paillons et rehauts d’or, diamètre 24,8 cm
The Metropolitan Museum of Art, New York



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