Alice Neel est née le 28 janvier 1900 à Gladwyne, Pennsylvanie, dans une famille de la classe moyenne. Plus tard, elle a affirmé avoir voulu être artiste dès son enfance, pour « enregistrer la vie ».
Après une formation en secrétariat, elle travaille pour payer ses études, de 1921 à 1925, à la Philadelphia School of Design for Women (aujourd’hui : Moore Collège of Art and Design), une institution connue pour sa critique de l’approche formaliste de l’art tel qu’il était enseigné à l’époque. Elle est marquée par le style et la pensée d’un des professeurs de l’établissement, Robert Henri, dont l’ouvrage The Art Spirit (1923), constituera la base de sa pratique artistique. Henri est une des têtes de file de l’école Ashcan, un mouvement artistique alors considéré comme emblématique d’un esprit de rébellion.
Comme Henri, Alice pense qu’un artiste doit conjuguer observation minutieuse des modèles et exigence d’un art socialement engagé.
Lors d’un stage d’été,
elle fait la connaissance de Carlos
Enríquez de Gómez (1900-1957), un Cubain venu étudier le commerce aux Etats-Unis et qui en a profité pour apprendre la peinture. L’été fini, Alice retourne sagement terminer son cycle
universitaire dont elle sort diplômée en juin 1925, nantie d’un prix. Elle se
marie avec Carlos mais attend six mois avant de le rejoindre à Cuba où naît leur première fille, Santillana.
Alice
arrive à La Havane au moment propice, juste à temps pour rejoindre le mouvement
d'avant-garde naissant. Elle rencontre des artistes et des écrivains (Nicolas
Guillen, Marcelo Pogolotti, Alejo Carpentier) qui ont pris conscience des
injustices infligées aux peuples latino-américains par l'économie capitaliste. Leur
contact façonnera durablement l’attitude politique d’Alice à l’égard de son
propre pays. Le choc du gouffre entre riches et pauvres à Cuba intensifie son
indignation et elle est sensible à l’appel du poète et leader communiste Juan
Martinello Vidaurreta (1898-1977) qui a appelé les artistes à la cause : « Seul
l'art [peut] réaliser notre libération totale. »
Bien que ses portraits des gens de la rue afro-cubaine soient la continuation du travail qu’elle a déjà engagé à Philadelphie, ils constituent le prélude de son œuvre futur, à Spanish Harlem.
Le travail d’Alice est bien accueilli et elle est repérée, avec son mari, par la seule revue radicale consacrée aux arts et au mouvement d'avant-garde : Revista de Avance.
En mai 1927, cette revue parraine la première exposition d'art d'avant-garde cubaine, « l’Exposicion de Arte Nuevo ». Dans cette exposition de groupe, sa première, Alice est la seule artiste nord-américaine.
Certains chercheurs formulent l’hypothèse qu'Alice n’aurait pas supporté la place insuffisante assignée aux femmes dans la société cubaine. Quoi qu’il en soit, le couple revient à New York en 1927 et s’installe à Sedgwick Avenue, dans le Bronx. Leur appartement surplombe la rivière Harlem.
Peu après leur retour, Santillana meurt de la diphtérie.
En 1928, Alice donne
naissance à sa seconde fille, Isabetta. Cette expérience lui inspire la scène
de Well Baby
Clinic,
dont je n’irais pas jusqu’à dire qu’elle exprime une intense satisfaction quant
aux conditions de son séjour à l’hôpital ni que la maternité ne lui a
inspiré aucun sentiments contradictoires…
En
mai 1930, Carlos emmène la petite Isabetta à Cuba avec le projet de la confier
à la garde de ses parents pendant qu’Alice et lui se retrouveraient à Paris.
Mais le voyage n’aura pas lieu et Isabetta restera à Cuba…
En attendant cet hypothétique voyage, Alice sous-loue son appartement et retourne vivre chez ses parents, en Pennsylvanie.
Chaque jour, elle se rend à Philadelphie pour partager l’atelier de deux condisciples de son ancienne école, Ethel Ashton (1896-1975) et Rhoda Meyers. Elle y peint plusieurs portraits, dont ceux de ses deux amies, nues. Le nu est une situation qu’elle a déjà expérimentée en posant elle-même pour son mari, à Cuba. Et elle en assume entièrement le caractère subversif…
Pour peindre Ethel Ashton, Alice se positionne en surplomb très rapproché, en exagérant le volume des seins et des replis du ventre, accentués par la lumière blanche qui vient de la droite. Une œuvre où s’exprime déjà le style résolument personnel qu’elle est en train d’élaborer, alors que la plupart des peintres cessent de pratiquer le portrait : la ligne bleue qui dessine les contours de ses modèles et leur regard inoubliable.
« Il
est difficile de trouver un tableau dans
lequel Neel n'utilise pas les yeux du modèle comme point d'entrée dans l'image. »
(Richard Flood, conservateur, cité par la notice de la Tate Modern)
Si j’ai bien compris, ces tableaux précurseurs ne sont pas montrés à l’époque. Aujourd’hui, on écrit qu’ils démontrent une « volonté délibérée de rompre avec les canons de la beauté féminine ». Ce qui me frappe surtout, c’est sa capacité à capter sans concession le profil psychologique de son modèle, un objectif qu’elle n’est pas la première à porter, si l’on considère qu’il appartenait à la foi moderniste de Degas et Van Gogh … elle dira d’ailleurs plus tard, lors d’une conférence en 1979, qu’elle était consciente qu'Ethel Ashton était « profondément honteuse de son corps nu ».
En
août 1930, lorsqu’elle comprend que sa petite fille ne reviendra pas, Alice
sombre dans la dépression, tente de se suicider et fait un séjour en hôpital
psychiatrique. C’est à cette époque qu’elle peint Mère et enfant (Alice),
qui la représente avec sa
fille Santillana, qui fut enterrée dans la parcelle de la famille Neel au
cimetière d’Arlington, en Pennsylvanie.
Elle peint aussi Futility of Effort où une enfant paraît
disparaître dans son lit, comme avalé par le gris qui l’entoure…
Elle
sort de l’hôpital en 1931 et va passer quelques temps chez son amie, la
graphologue Nadya Olyanova. C’est par son intermédiaire qu’elle rencontre un
marin de la marine marchande, Kenneth Doolittle. Le portrait qu’elle en fait - un masque de plâtre, aux yeux fixes, aux sourcils froncés et au nez
pincé, avec une main démesurée et sans la moindre touche de couleur chaude, sauf aux oreilles - évoque une personnalité sèche, austère et presque hostile. Doolittle
est toxicomane et jaloux mais il est intéressant, engagé politiquement et bon
guitariste…
Au début de 1932, ils emménagent ensemble à Greenwich Village, quartier bohème et
peuplé d’artistes.
Alice a la conviction que traiter dans son art des problèmes sociopolitiques peut servir d'impulsion à une réforme sociale. Elle pense qu’un art subversif peut s’épanouir au Village, dont le style de vie est décrit comme « une épine dans le pied de la société polie ».
Pourtant, dans la scène suivante, où Alice se représente dos au spectateur, portant un chapeau rouge, le dîner d’intellectuels bohèmes n’a rien de bien subversif et tout le monde a l’air de s’ennuyer copieusement… Assis à sa gauche, Kenneth Doolittle lui tient la main, possessif.
En mai, Alice participe
à l’exposition en plein air de Washington Square, créée l’année précédente par
Jackson Pollock.
Alice y montre deux œuvres, Well Baby Clinic et la Madone dégénérée. Le tableau fait scandale et elle doit le retirer. Mais elle a rencontré John Rothschild qui la complimente sur ses œuvres. Elle entretiendra avec lui une amitié amoureuse un peu compliquée…
Alice rencontre aussi, à
cette occasion, la directrice du Whitney Museum of American Art, impressionnée
par la qualité des œuvres exposées.
Deux ans plus tard, au cours d’une crise de jalousie démente à l’égard du travail d’Alice, Doolittle découpe et brûle la majeure partie (une soixantaine de toiles et deux cent dessins) de ses premières œuvres. Alice arrive à s’enfuir de l’appartement et avouera plus tard qu’il lui avait fallu des années pour se remettre.
Elle part s’installer provisoirement chez John Rothschild puis trouve un petit appartement à Manhattan. Une de ses œuvres de l’époque est particulièrement déchirante et étrange…
Alice l'a expliquée plus tard en ces termes : « Peu de temps
auparavant, Roger Fry avait écrit un livre où il accordait aux pommes de
Cézanne la même importance dans l'art qu'aux madones religieuses. La poupée est
un symbole de la femme. Le gant de médecin évoque l'accouchement. Le tableau
blanc ressemble à une table d'opération. Et il y a de la religion là-dedans,
avec la croix et les palmes. À mon avis, tout cela, c'est de l'humanité,
vraiment. Cette misérable petite poupée de chiffon avec une pomme, vous
voyez, c'est ce que nous sommes, une poupée de chiffon… »
Fin 1933, Alice reçoit une lettre du Whitney Museum qui lui propose de travailler pour la Works Progress Administration (WPA, une agence de relance de l’économie qui finance les emplois des chômeurs). Pour la WPA, elle peint alors des scènes urbaines où domine l’atmosphère lugubre de la Grande Dépression. Un emploi qui lui rapporte 30 $ par semaine et lui permet de subsister.
Ses
toiles rendent compte de la misère sociale : Enquête
sur la pauvreté, dépeint les commissions de mécènes et les
interrogatoires dégradants imposés aux pauvres pour obtenir de quoi survivre.
A titre personnel (car ces tableaux, trop subversifs, ne sont pas montrés à l'époque),
Alice continue son exploration du nu, notamment avec son amie Nadya
Olyanova. Alice elle-même a appelé ce tableau L’Olympia de New York.
Il montre une femme dont le potentiel de séduction est éclipsé au profit de la
mise en valeur de sa personnalité : un visage pur, un regard songeur et
une pose impudique. Conjonction remarquable de la révision des conventions et de l'esprit provocateur de l’expressionnisme allemand.
L’année suivante, elle reçoit la visite prolongée de sa fille de six ans, Isabetta.
Alice en profite pour réaliser son portrait – dont il semble que la première version
ait été détruite - qui n’est pas seulement audacieux en raison de la nudité de
la fillette. La position du tapis rayé paraît la projeter en avant alors
qu’elle est fièrement campée sur des pieds qui paraissent immenses.
Une pose assurée et
déterminée mais une enfant comme étrangère à sa mère qu’elle paraît défier. J'ai lu à ce propos que sa volonté
d’être artiste passait par la reconnaissance de la distance et de
l’absence d’amour entre une mère et sa fille.
Je ne sais pas. Parce que, visiblement, c’est de cette façon qu'Alice voit les petites filles, sûres d’elles et les pieds bien posés sur le sol !
Mais ce sont les intellectuels de gauche, marxistes et engagés, qu’Alice fréquente au Village qui constituent sa galerie de portraits des années 30.
Alice est très attachée au portrait. D’abord, comme on l’a vu, parce qu’elle pense qu’il peut exprimer la psychologie du modèle, ensuite parce qu’elle l'a revitalisé en lui faisant porter des aspects politiques et sociaux.
Consciente du caractère « dépassé » de la tradition du portrait à son époque, elle refuse le terme de « portraitiste » et appelle ses peintures des « images de personnes » (Picture of people). Et elle considère que sa position est parfaitement légitime puisque la période accorde à l’artiste une totale liberté de choix de son sujet.
« Dans
ce portrait, Neel dépeint l'éminent poète de l'époque de la Dépression, Kenneth
Fearing, qu'elle avait rencontré peu de temps après avoir déménagé au Greenwich Village de Manhattan en 1932. Assis au centre d'une table ou d'un
bureau devant un livre ouvert et sous une ampoule étincelante, le poète paraît
être au travail. Il est inséré dans un environnement où une multitude de
détails évoquent sa vie et son œuvre.
Le métro de la 6e Avenue, près duquel Fearing vivait et qu'il a décrit comme une source d'inspiration, s’enroule derrière sa tête. Le bébé qui repose sur un petit oreiller sous son poignet fait allusion au fils nouveau-né de Fearing. Autour, gravitent des personnages et événements tirés de ses poèmes : un soldat blessé, un couple de mariés, une scène de brutalité policière.
Tout comme les poèmes de Fearing, les portraits de Neel représentent souvent des personnes privées de leurs droits ou, comme dans ce cas, celles qui les ont défendues. "J'ai toujours considéré l'être humain comme la première prémisse", a-t-elle déclaré un jour à propos de son art. "Je pense que son état est un baromètre de son époque." Parlant du squelette qui émerge du cœur de Fearing, elle a expliqué : " Il sympathisait vraiment avec l'humanité. . .. Son cœur saignait pour le chagrin du monde". » (Extrait de la notice du musée)
« Charles
William White faisait partie du cercle artistique d'Alice Neel à Greenwich
Village dans les années 1930. Travaillant
sous le pseudonyme de Max White, il écrit des romans qui s'inspirent de la vie
d'artistes, à la fois imaginaires et factuels. Reclus et considéré comme
un révolutionnaire, il écrit en 1946 In
the Blazing Light, un roman sur la vie tumultueuse et les amours du
peintre espagnol du XVIIIe siècle Francisco Goya.
Alice a dit un jour qu'il ressemblait à une ancienne sculpture du peuple olmèque du centre-sud du Mexique, dont les représentations de personnages se caractérisent par leurs visages plats et leurs grands fronts ornés de coiffes tribales. » (Extrait de la notice du musée)
Un autre communiste figure dans les peintures de Neel en 1935, Pat Whalen, un docker qui avait organisé de nombreuses grèves. Il est assis à une table en bois nu, ses poings lourds et surdimensionnés serrés sur un exemplaire du Daily Worker, le journal du Parti communiste américain (CPUSA). Le fond neutre impose le visage comme unique sujet du tableau, avec des yeux perçants qui semblent déjà voir les images d’un futur combat…
« Le regard pénétrant du modèle dégage une intelligence et une présence formidables, tandis que la composition audacieuse du tableau, remplie de blocs de couleur plate, accentue sa force. On ignorait qui était cette jeune femme jusqu’à ce que, lors de l’exposition « Alice Neel, People come first », organisée au MET en 2021, un historien du cinéma la reconnaisse : il s’agit de la poétesse et chorégraphe Maya Deren (1917-1961) - dont le surnom d’enfance était "Elenka" - qui vivait à Greenwich Village et fréquentait les cercles de gauche, comme Alice. » (Extrait de la notice du musée)
Bien qu’Alice ait été très proche du Parti communiste américain, on ne sait pas si elle en a été membre. On sait cependant qu’elle a activement collecté des fonds en sa faveur et qu’elle était une admiratrice d'Ella Reeve Bloor, connue sous le nom de Mother Bloor, une dirigeante du Parti dans les années 20 à 30. Alice a tenu à l’honorer lors de sa mort.
Alice était inscrite à l’Artists Union
et a participé à des expositions et des manifestations parrainées par l'Union.
Plusieurs de ses toiles, aujourd’hui assez peu valorisées par ses biographes, témoignent de cet engagement, comme Uneeda Biscuit Strike qui évoque la grève dans les usines de New York, Philadelphie et Atlanta de la National Biscuit Compagny (qui fabriquait les biscuits Uneeda), à la suite d’une forte diminution des salaires des ouvriers afin de maintenir le paiement des dividendes des actionnaires.
Une manifestation de ces grévistes à New York avait été brutalement réprimée…
De
même, Alice sera une des rares artistes américains à représenter, la même
année, une manifestation aux flambeaux organisée par les communistes, à laquelle
elle avait pris part : Les Nazis assassinent les Juifs.
Ce tableau sera critiqué au plan esthétique. Dans le New York World Telegram
du 12 septembre 1936, la critique Emily Genauer écrivait : « Alice Neel
brandit haut le flambeau en espérant qu'elle-même et les membres de l'Union des
artistes arriveront finalement à la destruction du fascisme. L'une de ses
toiles qui représente un défilé de travailleurs, serait une excellente image du
point de vue de la couleur, du dessin et de la signification émotionnelle si le
grand panneau noir et blanc porté par l'un des marcheurs en tête du défilé,
dénonçant Hitler, n'avait pas relégué le reste de la composition dans un grand
trou visuel dans la toile. » (Traduction par mes soins)
« Oui - aurait rétorqué Alice - mais si quelqu’un avait remarqué ce panneau, des milliers de Juifs auraient pu être sauvés. »
Quelques
mois plus tôt, en septembre 1935, Alice avait rencontré dans une boîte de nuit
un chanteur et guitariste portoricain, José Santiago Negrón.
Au moment de la naissance de leur fils Richard, en 1939, le couple quitte Greenwich Village pour déménager à Spanish Harlem.
Dans une interview accordée près de quarante ans plus tard, Alice a expliqué ce déménagement : « J’en ai eu marre du Village. Je pensais que ça dégénérait … Dans un sens, il y a plus de vérité dans les ghettos maintenant qu’il n’y en a dans tous ces lieux de festivals. » (Cité dans Susan Rosenberg, People as Evidence, Temkin, ed., 2000, p.43.)
Un
appartement bondé où on voit, en haut à droite, un guitariste et un joueur de maracas.
Les couples dansent au milieu des enfants dans une ambiance festive, radicalement différente de celle de Village Party. Elle rappelle aussi que, comme elle l’a raconté plus tard, Alice travaillait la
nuit, quand son bébé dormait.
Alice commence une nouvelle série de portraits consacrés aux habitants du quartier, immigrés latino-américains et portoricains, artistes et écrivains désargentés, enfants des rues. Elle peint ses voisins et les gens qu’elle rencontre au hasard de ses balades.
TB Harlem représente Carlos Negrón, 24 ans, frère de José, son compagnon, après sa thoracoplastie, une ablation des côtes permettant de traiter son poumon infecté par la tuberculose. Dépeint comme un martyr, dans la dignité de sa souffrance, il incarne les dures conditions de vie dans le quartier pauvre et surpeuplé de Spanish Harlem.
Elle peint aussi Margarita, l'épouse de Carlos Negrón, avec leurs enfants. Les regards, toujours.
Et
aussi la future peintre Bessie Boris, alors étudiante et qui gagnait sa vie en
donnant des cours d’art dans les écoles. Un portrait proche de
la caricature pour représenter une personne sans doute un peu volubile mais à
l’expression difficile : le visage coincé entre ses épaules décalées, le front plissé, les doigts qui désignent les côtés opposés de la toile, la
tête couronnée de nuages noirs : l’expressionnisme ironique d’Alice.
Mais
ce sont surtout les portraits des enfants de Spanish Harlem, où Alice habitera jusqu’en
1962, qui expriment l’empathie d’Alice pour son quartier d’élection.
« "Je t'aime Harlem" , écrivait Neel dans son journal au début des années 1940, "pour la riche et profonde veine de sentiments humains enfouie sous les camions de pompiers." Une rencontre fortuite dans une rue, avec un garçon nommé Georgie Arce, a déclenché une amitié durable ; Neel a continué à le dessiner et à le peindre plusieurs fois. Ici, elle le décrit dans des contours noirs épais et des coups de pinceau lâches rappelant l'expressionnisme allemand des années 1920, une pierre de touche esthétique importante pour elle. » (Extrait de la notice du musée)
Elle peint parfois les enfants de mémoire, comme des personnages appartenant au quartier, dans une logique de reportage. Ce sont les même enfants que ceux des photos de Dorothea Lange (1895-1965) ou de Berenice Abbot (1898-1991) qui, elles aussi, parcouraient les rues de Harlem.
Et elle ne gomme pas les sentiments de ces deux petites sœurs qui s’ennuient à mourir en posant…
Quant à ces deux garçons-là, ils sont passés fortuitement chez Alice avec un de ses amis qui encadrait un stage de basket à Harlem. Ce sont les frères Jeff et Toby Neal, ils avaient 8 et 9 ans et, eux aussi, se sont beaucoup ennuyés pendant les séances de pose, même s’ils ont dit plus tard qu’Alice avait été « amicale et chaleureuse, vraiment intéressée par les gens. »
Quelques années plus tard, Alice persuadera même un vendeur de porte-à-porte de poser pour elle. Un portrait qu’elle aimait particulièrement et dont le modèle est une sorte de métaphore de son métier. Sa pose détendue, ses mains pendantes, son air débonnaire, tout exprime sa seconde nature, celle qui cherche à se rendre inoffensif et sympathique…
Mais
revenons à la vie d’Alice que nous avons laissée en 1939, alors qu'elle
s’installait à Spanish Harlem… Quatre mois après la naissance de Richard, José Negrón
s’en va. Alice reste seule avec son enfant.
Elle se lie quelques mois plus tard avec le cinéaste, photographe et critique de cinéma, Sam Brody, dont elle fait la connaissance dans son cercle d’amis communistes. Il est le fondateur de la Workers Film and Photo League qui produit des films documentaires sur la Grande Dépression, d’un point de vue marxiste. Leur fils, Hartley, naît en 1941 mais Alice ne vit pas avec Sam qui est marié et déjà père de plusieurs enfants.
Au cours des premières années de guerre, Alice rejoint la United American Artists (fondée en 1939), une organisation de gauche héritière de l'Union des artistes et qui, comme l'Union, visait à « protéger et développer le projet artistique et, en fin de compte, créer ». C’est aussi un syndicat dont les membres se considèrent comme des membres de la classe ouvrière. L’UAA publie une revue, New York Artist et ambitionne d’organiser des expositions. La première (et dernière) a lieu en mai-juin 1940 à l'Associated Press Building, Rockefeller Plaza.
Alice y expose l’une de ses œuvres les plus radicales Naissance d’un enfant ou Maternité. Elle représente sa voisine de chambre lors de la naissance de son premier fils, Richard. Elle est en plein travail et se tord de douleur.
Une
œuvre féministe et engagée dans l’esprit d’Alice qui dénonçait le
risque que constituait l’accouchement pour les femmes des années 30 ; un
thème soutenu par le Parti communiste qui affirmait qu’en raison de son système
médical socialisé, l’Union soviétique présentait un taux de mortalité inférieur
à celui des Etats-Unis (et c’est là qu’on se rappelle que l’accouchement dit
« sans douleur » a été inventé en Union soviétique…).
Pendant les années 1940, elle réalise des illustrations pour une publication communiste, Masses & Mainstream, tout en continuant à peindre. Elle devient ponctuellement dessinatrice d’audience au tribunal de New York…
Cependant, en 1943, le WPA est résilié par le Congrès. Alice reçoit alors une allocation qu’elle percevra jusqu’au milieu des années 50. Elle est cependant assez sérieusement précarisée.
Les années qui suivent sont probablement difficiles. Sollicitée par deux enfants en bas âge et son envie de continuer à travailler, car « on n’est pas artiste à mi-temps », disait-elle. Ces tensions douloureuses sont sensibles dans ses œuvres intimes comme Hartley sur le cheval à bascule, où son fils occupe tout l’espace central du tableau tandis qu’elle n’apparaît qu’en haut à gauche, toute petite dans un miroir, le pinceau à la main.
Ou encore dans cette scène de Noël, où l’on voit ses deux
fils, l’air un peu hagard, tandis que les décorations du sapin sont larmes d’argent…
Mais
Alice n’arrête pas de peindre et saisit toutes les occasions. Ainsi, elle exécute de mémoire la Femme au chapeau de velours rose, croisée dans la rue puis croquée rapidement, comme pour ne pas perdre l’impression désagréable
qu’elle lui a laissée.
Plus
tard, elle a précisé qu’il ne fallait voir dans ce tableau aucune recherche
technique, aucun « shibboleths » artistique (un mot ou sa
prononciation qui appartient exclusivement à un groupe restreint qui lui permet
de détecter immédiatement qui « en est » et qui « n’en est
pas »). Juste une expression pure… où on peut voir quand même une petite
réminiscence expressionniste !
Les relations d’Alice et Sam sont difficiles, comme en témoignent les œuvres intimes qu’elle produit ces années-là…
Mais
revenons à son travail pour Masses & Mainstream. Elle y rencontre « l’écrivain
prolétarien » Phillip Bonosky dont elle illustre les histoires à
l’encre, notamment son roman Un oiseau dans les cheveux dont je
n’ai trouvé que cette mauvaise reproduction.
Et,
au passage, elle exécute le portrait de l’auteur…
Fidèle
à son engagement, Alice continue à peindre des scènes de Spanish Harlem.
Mais, coincée entre ses quatre murs, elle peint également ce qu’elle en voit depuis son appartement. Escalier de secours est la vue depuis la fenêtre de sa cuisine, du 21 East 108th Street, à Spanish Harlem, où elle s'est installée avec ses fils en 1942.
Elle
reviendra tout au long de sa vie sur les vues depuis ses fenêtres, en les
recadrant comme elle l’entend, pour concentrer le regard sur la forme, les
couleurs, les ombres. Comme en 1976, depuis
l’appartement où elle avait emménagé avec ses fils, quinze ans plus tôt.
Parfois,
elle intègre un premier plan intérieur : « Je vis aux fenêtres de mon
appartement. C’est comme avoir une rue dans son salon. […] comme j’ai toujours
été claustrophobe, cela représente une voie d’échappement qui me permet de ne
pas me sentir enfermée dans une pièce. » (Alice Neel, « The New York
I Love », in Seventeen New Yorkers Tell Us What Makes Them Most Love
This Big, Bad, Beautiful Town, 1980)
On
comprend pourquoi beaucoup de ses natures mortes sont posées devant une
fenêtre (de toute façon, elles sont presque toujours posées devant quelques chose…) !
Nous
étions restés en 1948, en pleine guerre froide. La situation des sympathisants
communistes devient très difficile. Alice est chargée par Masses &
Mainstream de couvrir le « Procès des Douze » membres
du Conseil national du Parti communiste qui sont accusés, en vertu du Smith
Act, d’appartenir à un groupe qui « enseigne et prône » le
renversement du gouvernement américain. Alice caricature le juge Medina, faussement bienveillant, qui
conduit les débats…
Alice elle-même sera surveillée quelque temps par le FBI qui la jugera finalement trop bohème pour être vraiment dangereuse…
Comme toute la gauche, elle se mobilise en faveur de Willie McGee, un afro-américain du Mississipi, condamné à mort pour le viol présumé d’une femme blanche, après trois procès, en 1949. Ses appels successifs ayant tous été rejeté, il a été exécuté le 8 mai 1951 par l’Etat du Mississipi, en dépit des nombreuses manifestations organisées pour tenter d’obtenir sa grâce.
Et elle continue la galerie de portraits qu’elle intitule « les ancêtres du communisme américain ».
Elle
salue ainsi la dramaturge communiste Alice Childress, première autrice de théâtre afro-américaine, qui venait de publier sa pièce Florence dans la revue Masses &
Mainstream et était devenue une des cibles du FBI, avec d’autre radicaux noirs.
Un autre de ces « ancêtres », Mike Gold, est représenté avec les accessoires de son travail intellectuel : la couverture rouge des New Masses et le Daily Worker où il tenait la chronique « Change the World ! », sur fond de paysage urbain new-yorkais. Elle contribue ainsi à la réhabilitation de l’écrivain, contesté pour ses prises de position.
De
son côté, Gold lui obtient une exposition au New Playwrights Theatre.
Alice y expose une vingtaine de tableaux en mai 1951 et le petit catalogue est préfacé
par Gold :
« Alice vit depuis des années avec ses enfants dans un immeuble de Harlem. Son atelier est sa cuisine et ses modèles, les voisins et les rues. Elle vient d’une vieille famille de Philadelphie datant de la Révolution. Mais ses peintures révèlent qu’il y a là sa vraie famille. Dans la solitude et la pauvreté, Alice est devenue la première voix claire et belle de Spanish Harlem. Elle révèle non seulement sa pauvreté désespérée, mais aussi son âme riche et généreuse… Alice Neel est une pionnière du réalisme socialiste dans la peinture américaine. Pour cette raison, le New Playwrights Theatre, dédié à la même cause, présente ses peintures à ses publics, qui sauront comprendre, apprécier et encourager l’un des leurs. »
Quelques mois plus tôt, Alice avait bénéficié de sa première exposition personnelle à la galerie A.C.A., accompagnée d’une plaquette où le peintre Joseph Solman avait écrit que son œuvre s’apparentait à celle de Munch et que « certains de ses portraits était des vivisections. »
Pour Alice, commence une période de transition. Elle participe aux tables rondes de l’Artist Club, lieu de rencontre de l’avant-garde new-yorkaise des années 50 - comme Joan Mitchell (1925-1992) et Grace Hartigan (1922-2008) – dont les membres les plus jeunes commençaient à revenir à l’art figuratif.
A la faveur des premiers regards positifs portés sur son travail, Alice peut enfin améliorer ses conditions de vie.
Ses fils prennent leur indépendance, ce qui lui permet de prendre un nouvel atelier. Elle déménage dans l’Upper West Side et commence à exécuter ses fameux portraits d’artistes, de galeristes et de commissaires d’exposition.
Sa peinture se transforme. Cela saute aux yeux si l’on compare les portraits qui suivent, peints entre 1958 et 1964 : la première des trois femmes est une enseignante à la Jefferson School of Social Science, affiliée au Parti communiste (et je n’ai pas trouvé qui pouvaient bien être les deux autres…) ; l'homme au double portrait était un critique et conservateur du MOMA.
Les
deux portraits de Franck O'Hara sont caractéristiques de la méthode d'Alice.
Elle a peint le premier de profil : un homme impliqué mais calme et posé.
Puis, comme elle n’était pas satisfaite, elle a peint le second. Et là, tout
change : comme perché en travers de la chaise, front torturé, oreille
rouge qui pointe et dents grises découvertes par un rictus. C’est le premier
portrait qui se trouve à la National Portrait Gallery…
Autre évolution évidente, la peinture d’Alice devient plus lumineuse, sous l’influence du Pop Art qui pointe son nez en Amérique. Mais, dans un premier temps, elle garde un dessin anguleux qu'elle adoucira par la suite.
Une autre de ses toiles de l’époque attire l’attention. Lorsque l’expressionnisme abstrait commence à New York dans les années 50, Alice n’a rien voulu entendre et qualifie l’art abstrait « d’antihumanisme ». Pour autant, on voit bien que l’expérimentation formelle est présente de façon récurrente dans sa pratique…
Au
cours des années 60, Alice se rapproche de l'underground, une
évolution illustrée par sa participation au film Pull my Daisy (1959-60),
le premier film réalisé par Robert Franck. Elle y joue la mère de
l’évêque. Dans la revue
« beat » The Hasty Papers, elle affirme clairement son
adhésion à la nouvelle génération d’artistes et dévoile le fondement de son projet artistique :
« J’ai décidé de peindre la Comédie humaine, comme Balzac l’a fait dans la
littérature. »
Juste après, elle bénéficie d’un premier article important dans la revue ARTnews - où est reproduit Franck O’Hara n°2 - et entre à la galerie Graham où elle exposera jusqu’en 1982.
Sa production des années 60-70 est intense, ses toiles s’agrandissent mais son attention reste concentrée sur le visage et l’attitude de ses modèles. Si la palette change, l’objectif reste le même : faire en sorte que la position, le regard, la gestuelle des modèles suffisent à exprimer leur personnalité et leur place dans la société, à l’instant présent. Et le cadrage resserré accentue encore la tension de chaque scène.
Dans ce portrait de sa belle-fille tenant son enfant, on lit la curiosité de la petite fille qui observe sa grand-mère d’un œil intéressé mais ce qu’on voit d’abord, c’est le regard anxieux de sa mère, assise de travers avec les jambes croisées, serrant son enfant presque de trop près. Pourquoi cette inquiétude ? Est-ce celle de la charge d’un enfant en bas-âge ou celle de poser devant sa belle-mère ? Le bord de la toile enserre les personnages et même le guéridon de la pièce adjacente donne des signes d’un dangereux déséquilibre…
Ici, le sentiment d’instabilité de son fils, qui vient d’entrer dans la vie professionnelle, est évident : en plus de donner l’impression d’être assis sur un glaçon, dont le froid paraît lui remonter jusqu’au cerveau, il porte sur le spectateur un regard inquiet. Sa position décontractée est affectée, comme le soulignent ses mains littéralement agrippées au fauteuil. Seule sa cravate reste dans l'alignement de son cou alors que tout le reste de son corps part dans tous les sens…quant à son profil, il montre qu'il est « collé au mur » !
D'une façon générale, on ne peut pas dire qu’Alice se soit particulièrement distinguée par son respect des susceptibilités. Ses portraits incisifs ne lui ont sans doute pas fait que des amis. Ainsi, elle portraiture Henry Geldzahler, le premier conservateur de l'art du XXe siècle nouvellement nommé au MET, alors qu’il préparait sa première exposition. Avec son air maussade et sa main gauche molle et tordue (qui porte probablement la fameuse « bague d’université » des Américains de l'époque…), il n’a rien de particulièrement engageant. Faut-il préciser qu’Alice ne sera pas retenue pour l’exposition en question ?
C’est
aussi dans ses portraits de groupe et de couple qu’Alice exprime l’acuité de son analyse.
The Family est un archétype du monde de l’art new-yorkais. John Gruen est critique d’art pour le New York Herald Tribune, sa femme est la peintre Jane Wilson. Une famille élégante, décontractée mais sophistiquée, écharpe violette et minijupe couture, chaussures bien cirées, gestuelle calculée. Le couple fait bloc mais, sur le côté, la petite Julia a l’air un peu accablé…
En ce qui concerne Benny et Mary Ellen Andrews, la situation est clairement moins idyllique. La position de Benny est plutôt ambigüe : dans quelle situation adopte-t-on cette curieuse position ? L’homme, à l’évidence assez dominateur voire vaguement méprisant, occupe les trois-quarts de l'espace disponible. On parlerait aujourd’hui (dans les milieux autorisés ! ) de manspreading.
La pauvre Mary Ellen au visage tourmenté - et dont les rayures de T-shirt trouvent encore le moyen de contredire celles du fauteuil - est reléguée avec ses couettes et sa cloche framboise, au bout du sofa sans dossier…
On remarque, au passage, qu’à partir des années 70, les portraits sont presque tous peints dans le salon d’Alice. Le même fond légèrement bleuté, le même parquet, le fauteuil à rayure, le sofa vieux rose, parfois recouvert.
Mêmes observations pour cet autre couple et, là encore, il n’est pas forcément sans
intérêt de vérifier qui est assis dans le fauteuil… Cette fois, c’est le musée
qui commente :
« Alice Neel ne flattait pas ses sujets. Elle a dépeint ses modèles […] avec franchise, les capturant dans des moments intenses et psychologiquement chargés. Ici, nous voyons David Bourdon et Gregory Battcock, deux critiques d'art new-yorkais bien connus, en couple à l'époque. Bourdon est représenté en costume et cravate, tandis que Battcock est à moitié habillé et échevelé. Le conservateur Richard Flood a décrit le tableau comme "un portrait dévastateur et troublant d'une relation qui a irrévocablement mal tourné".
À bien des égards, cette peinture peut également être comprise comme un portrait de Neel et de son désir de dépeindre honnêtement le monde bohème marginalisé qu'elle habitait. Neel a peint Bourdon et Battcock à une époque où très peu de gens étaient ouvertement homosexuels aux États-Unis. L'année où Neel a réalisé ce double portrait, 1970, les premiers défilés de la fierté gay ont eu lieu à New York, San Francisco, Los Angeles et Chicago, programmés pour coïncider avec le premier anniversaire des émeutes qui ont éclaté après la descente de police au Stonewall Inn, un bar gay à New York. » (Notice du musée)
Avec cet autre couple, on peut aussi déceler plusieurs niveaux de signification :
Jackie Curtis (1947-1985), à droite, était une « superstar de Warhol », dramaturge, poète, chanteuse de cabaret et directrice de théâtre. Né John Holder Curtis Jr., elle a inventé le look « glam rock » - paillettes autour des yeux et des vêtements de friperie rétro. Sa compagne, Ritta Redd, n’était pas une célébrité. Dans un catalogue d’exposition du Philadelphia Museum of Art, Richard Flood propose une description de cette peinture : « Blottis ensemble comme Hansel et Gretel en présence de la sorcière, ces deux garçons aux rêves transgenres sont assis comme s’ils attendaient le verdict d’un tribunal. »
En tout état de cause, c’est bien Jackie, personnalité importante du duo, qui occupe la scène, projetée en avant pour que son épaule droite soit au premier plan, tandis que son pied repousse ceux de son infortunée compagne. Alice a dit un jour que lorsque « les portraits sont bons, ils reflètent la culture, l'époque et bien d'autres choses. »
Et Andy Warhol, lui-même, passe au « tribunal de la sorcière » :
« Qualifiée
par un critique d'art de "collectrice d'âmes", Alice Neel a dépeint
une extraordinaire variété de modèles, de l'anonyme au hautement reconnaissable.
Ici, elle capture la vulnérabilité d'un artiste dont le travail et la
personnalité publique étaient célèbres. Lorsqu'il était en public, Warhol se
dissimulait généralement sous une variété de déguisements - perruques,
maquillage, lunettes de soleil et un air de désintéressement élaboré. Il a
dit un jour : ‘’La nudité est une menace pour mon existence’’. Neel a
peint l'artiste pop provocateur les yeux fermés et la chemise enlevée, exposant
son torse pâle cicatrisé et le corset de soutien qu'il a été forcé de porter
après avoir été abattu en 1968 par Valerie Solanas, une ancienne membre de son atelier.
La toile est limitée aux teintes froides, avec juste un échantillon de bleu clair entourant la tête et le haut du corps de Warhol, dont les contours fragiles et androgynes sont soulignés dans le pigment aigue-marine, signature de Neel. L'arrière-plan est sobre, le contour d'un canapé, soulignant ainsi ce qu'elle a décrit comme "l'économie hypersensible" de l'image. Dépeignant Warhol comme isolé, blessé et retiré, Neel nous montre un côté inattendu, et peut-être plus profond, de son collègue artiste. » (Notice du musée)
Rappelons, au passage, que si les sympathies d’Alice pour les personnes opprimées en général l’ont conduite à s’intéresser à la communauté homosexuelle, elle n’a pas attendu les années soixante pour cela puisque ce portrait, par exemple, date des années 30 :
De
même, son regard sur la nudité des femmes et la maternité n’a pas fondamentalement
changé au cours du temps. Les femmes enceintes sont nombreuses dans son œuvre, mais disait-elle, ce
n’est pas la grossesse qui l’intéressait, simplement « un fait de vie,
une partie très importante de la vie qui a été négligée. Comme sujet, elle est
parfaitement légitime même si les gens, par fausse pudeur ou pudibonderie, ne l’ont
jamais montrée. »
Ses femmes enceintes sont représentées avec empathie, sans occulter la difficulté que représente le fait de porter un enfant : les ventres sont lourds, les regards parfois fatigués (mais pas toujours). Et elles constituent un thème si rare dans l’histoire de l’art qu’elles en sont d’autant plus attachantes !
Cette première jeune femme est sa belle-fille, derrière laquelle on voit le portrait de Richard, son fils aîné.
Et Alice porte le même regard empathique mais acéré sur les corps, en général. Les imperfections physiques ne sont pas masquées
mais mises en évidence comme des faits. Il n’y a pas de « faute » : la seule chose qui compte est la façon dont la nudité est assumée.
Parfois le modèle est parfaitement à l’aise, parfois il l’est un peu moins. Et ça se voit.
Kitty
Pearson était une amie d’une des belles-filles d’Alice. Elle venait d’être
diplômée par la Rhode Island School of Design. « […] la peinture capture
l'individualité et la nudité consciente du sujet, ce qui est considérablement
souligné par le chapeau surdimensionné qu'elle porte. La pose frontale et
le regard distrait de Pearson évoquent Carmelina de Matisse
(Museum of Fine Arts, Boston), tandis que son langage corporel et son
expression faciale confèrent au tableau un sentiment d'anxiété sous-jacente.
Audacieuse et non sentimentale, Kitty Pearson est caractéristique des représentations franches et assurées des nus féminins de Neel, qui ont été considérées comme "générant une représentation féministe convaincante de l'expérience féminine" par Denise Bauer, écrivain et professeur d'études féminines à l'Université d'État de New York. » (Extrait de la notice du musée)
Pourquoi
finir, justement, sur la question féministe ?
Parce que, dans les années 80, Alice est devenue une sorte de symbole de la lutte féministe, d’autant que la découverte d’une artiste aussi talentueuse et longtemps ignorée ne pouvait que participer à la prise de conscience de la place méconnue de toutes les femmes dans l’histoire de l’art.
Le premier portrait de « féministe déclarée » réalisé par Alice est celui de Kate Millet, que connaissent bien ceux qui se sont intéressés au sujet dans les années 70. Son livre Sexual Politics (titre en français : La politique du mâle), thèse qu’elle a soutenue à l’université Columbia, est sorti en juillet 1970. Son portrait, commandé à Alice, faisait la une du numéro « Politics of Sex » du magazine Time du 31 août 1970. Comme la dame n’avait pas souhaité poser, Alice a fait son portrait d’après une photo et cela saute aux yeux : il est beaucoup moins vivant et signifiant que ses portraits habituels.
Dès
l’année suivante, Alice commence à recevoir de nombreux prix, y compris du Moore Collège of Art
– où elle a fait ses études – qui lui décerne le titre de docteur honoris
causa. Alice n’est pas peu fière et déclare que : « Le mouvement des
femmes a donné aux femmes le droit de pratiquer ouvertement ce que j’ai fait de
façon clandestine. J’ai toujours pensé que les femmes devraient s’accrocher et
refuser d’accepter les limites gratuites que les hommes leur imposent. »
Cependant, elle n’a jamais adhéré à l’idée selon laquelle l’existence du patriarcat ferait de tous les hommes des ennemis. « L’injustice n’a pas de sexe et l’un des principaux objectifs de mon travail a été de révéler les inégalités et les pressions auxquelles toutes les personnes que j’ai peintes sont soumises. », disait-elle, « l’ennemi n’est pas les hommes mais le système qui les conduits à s’opprimer les uns les autres. » Et dans son esprit, le système en question était indubitablement le capitalisme…
Lorsqu’elle peint Irene Peslikis, qui a posé pour elle au moment même où elle lançait le Feminist Art Journal, elle intitule sa toile Marxist Girl, ce qu’Irène, issue d’une famille ouvrière, était aussi. Pour autant, la pose de son modèle, comme son aisselle non épilée, énoncent clairement son rejet radical des conventions de la féminité.
Le
soutien des féministes vaut à Alice quelques pétitions en sa faveur, notamment
à l’encontre du Witney Museum, jugé trop tiède à son égard, à la suite de quoi le musée organisa, probablement un peu à contre-cœur, une exposition assez faible de
quelques œuvres d’Alice, en 1974.
Le soutien féministe a également aidé Alice à faire connaitre son œuvre puisqu’elle a passé les dernières années de sa vie à sillonner le pays pour donner des conférences, grâce au réseau qui la soutenait.
En 1979, elle reçoit le premier prix du « National Women's Caucus for Art Lifetime Achievement ». Quand elle réalise son autoportrait, elle a 80 ans et ne transige pas davantage avec elle-même qu’avec les autres, un chiffon dans une main et un pinceau dans l’autre. Impassible.
Et pourquoi ne l’aurait-elle pas été ?
Selon la présentation du MET, lors la grande exposition qui lui a été consacrée en 2021, « Alice Neel, People come first », elle apparaît comme la peintre emblématique de la contestation pour l’égalité sociale, l’égalité des sexes et les droits civiques.
Barry Walker, conservatrice d'art moderne et contemporain au musée des Beaux-Arts de Houston, commissaire de la rétrospective de l'artiste en 2010, la considère tout simplement comme « une des plus grands portraitistes du 20e siècle ».
« J'ai essayé d'affirmer la dignité et l'importance éternelle de l'être humain. », déclarait Alice en 1950.
Pas plus, pas moins.
*
Principales rétrospectives :
Whitney Museum of American Art, en 1974.
Exposition
collective à l’Université du Maryland, intitulée « Women's Caucus for
Art Honors Bishop, Burke, Neel, Nevelson, O'Keeffe », en 1979.
Musée
des Beaux-Arts de Huston, en 2010.
Fondation
Van Gogh à Arles « Alice Neel, peintre de la vie moderne » en 2017.
Reprise
de l’exposition du MET « Alice Neel, people come first » (mars-juillet
2021) au musée De Young de San Francisco, du 12 mars au 10 juillet 2022.
Au
Centre Pompidou, la rétrospective prévue en 2020, a été reportée à octobre
2022.
*
Et
pour terminer, quelques natures mortes, témoins silencieux de l’évolution de son style :
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