Gabriele
Münter était la benjamine des quatre enfants d'un couple d'Allemands qui s’étaient
rencontrés à Savannah, Tennessee, en 1857. Sa mère, Wilhelmina Scheuber, y
avait immigré avec sa famille dans les années 1840 et son père, Carl Friedrich
Münter, immigré politique, y était devenu un prospère chirurgien dentaire.
Puis arriva la guerre de Sécession : habitant du Sud et sympathisant des idées du Nord, Carl Friedrich Münter décida alors de rentrer en Allemagne avec son épouse et s’installa à Berlin en 1864, où il devint un des trois « dentistes américains » de la capitale. C’est ainsi que Gabriele Münter naquit à Berlin, le 19 février 1877.
Très tôt orpheline de père, elle a grandi à Coblence, auprès de sa mère, sa sœur et ses deux frères ainés.
Passionnée de dessin, Gabriele tient un carnet de croquis dès son plus jeune âge, sans pour autant envisager une carrière de peintre. C’est son frère, impressionné par sa persévérance, qui suggère de l’envoyer à Düsseldorf pour y prendre des cours en tant qu’élève privée du peintre, graveur et lithographe Ernst Bosch (1834-1917). Peu convaincue par son enseignement, Gabriele s’inscrit ensuite dans la classe de dessin du peintre Willy Spatz (1861-1931), sans plus de succès.
Dès
cette époque, elle se distingue par sa capacité à dessiner de façon très
épurée, sans détails anecdotiques, un style qui a plus tard été comparé à celui
de Matisse… et qui ne plaît guère à ses professeurs.
Quelques
mois plus tard, la mort de sa mère la rappelle à Coblence où elle vit quelque
temps puis, disposant de moyens financiers et
d’une liberté rare pour des jeunes femmes de l’époque, les deux sœurs Münter décident
de se rendre aux Etats-Unis pour rencontrer la famille de leur mère dont les
frères et sœurs avaient fondé leurs propres familles dans divers Etats
américains, Missouri, Arkansas et Texas. Elles partent de Rotterdam le 27
septembre 1898.
Gabriele remplit son carnet de croquis des scènes qu’elle découvre dans ces territoires encore peu développés. Elle croque en dilettante : « Je voulais juste saisir les gens comme ils étaient ».
Mais
l’année suivante, Gabriele reçoit un des premiers « Folding Pocket Kodak »
pour son anniversaire. Progressivement, elle double ses croquis de
photographies. (N.B. : tous les dessins et photos, réalisés par
Gabriele aux Etats-Unis sont issus de l’étude de Lionel Gossman, Gabriele Münter,
Photographer of América, 1898-1900, Département de français et d'italien, Université de Princeton, © 2017)
Au-delà
des photos de famille, Gabriele capture des scènes américaines qui constitue aujourd’hui
non seulement un fonds documentaire intéressant mais témoignent aussi du fait
que photographie a été son premier médium de création et qu’elle portait une grande attention à la qualité de composition de l’image.
Les
deux sœurs restent aux Etats-Unis pendant deux ans, voyageant constamment d’une
« maison de cousins » à l’autre. Elles sont de retour à Coblence le 5
novembre 1900.
Gabriele se rend alors à Munich pour poursuivre ses études. Les Académies étant fermées aux femmes, elle s’inscrit d’abord dans une classe de débutantes proposée par l’Association des femmes artistes. Mais elle ne se sent pas à l’aise dans cet enseignement trop classique.
A la fin de l'année 1901, elle se rend à une exposition d’un nouveau groupe d’artistes « Die Phalanx », (« La phalange », en référence aux formations de combat dans la Grèce antique), formée à l’initiative de Vassily Kandinsky (1866–1944) et d’autres personnalités impliquées dans le célèbre cabaret des « Die Elf Scharfrichter » (Les onze coupeurs de têtes) dont ils assurent la production des décors. Gabriele est séduite par leur créativité.
Début 1902, elle s’inscrit à l’école privée mixte dirigée par le groupe, suit des cours de sculpture avec Wilhelm Hüsgen (1877-1962) et le cours de nature morte et de paysage avec Kandinsky, lequel considérait la peinture d’après nature comme un outil pédagogique.
C’est
dans le cours de Kandinsky que Gabriele produit sa première nature morte qui
attire l’attention du maître.
Je
n’ai pas retrouvé la nature morte en question mais on peut se faire une idée de
son style de l'époque avec cette Maison avec balcon de 1902. Le détail permet de
voir qu’elle utilise d’une pâte épaisse appliquée au couteau, conformément à
l’enseignement de Kandinsky.
On trouve nombre
de ses petits tableaux de l'époque sur les sites de
vente, ce sont les multiples essais qui lui ont permis de progresser dans cette
technique. Kandinsky proscrit les « couleurs académiques », comme
certains verts et bruns et Gabriele s’efforce de se conformer à ses prescriptions
: « j’utilisais seulement les bonnes couleurs, celles qu’il autorisait. »
Kandinsky
organise, pendant l’été 1902, un séjour d’étude de paysage, autour du lac de
Kochel, près de Munich. Avec son élève, il se balade à vélo et ils s’isolent du
reste du groupe. C’est alors que commence leur relation amoureuse clandestine.
Kandinsky la renvoie du groupe à l’arrivée de son épouse. Elle s’exécute et va
terminer ses vacances en famille
Après une année où elle tente un peu vainement de suivre d’autres enseignements, Gabriele participe à un nouveau séjour d’étude, l’été suivant, au lac de Kallmünz. Elle exécute la petite huile Kandinsky peignant un paysage, tandis que Kandinsky la peint également en train de peindre.
Elle s'est déjà initiée à la gravure (je n'ai pas trouvé avec qui) puisqu’elle crée Maisons à
Kallmünz, une gravure sur bois en couleur, dès 1903.
A la fin de la même année, Gabriele s’est trouvé un petit atelier à Munich. Puis elle effectue avec Kandinsky un long périple en Europe, qui commence par la Hollande, en juin 1904. L’hiver venu, ils partent à Tunis et reviennent par l’Italie. Gabriele enchaîne les pochades et les photographies, toujours soigneusement composées.
Les
années suivantes sont encore consacrées à divers voyages, entrecoupés de retour
à Munich.
La
fin de l’année 1905 les trouve à Rapallo, en Italie, où ils s’installent dans
une petite maison et restent 6 mois.
Ils passent ensuite une année à Paris. Gabriele a gardé son style, qu’on peut qualifier d’impressionniste tardif, mais elle élargit sa palette, où les verts deviennent plus vibrants, associés à l’orange et au violet. Gabriele est en contact avec la famille Stein -peut-être est-elle logée chez eux, rue de Fleurus - une fratrie de collectionneurs américains qui achète massivement des œuvres contemporaines, notamment Picasso et Matisse. Elle a donc accès à une collection exceptionnelle.
Elle
exécute plusieurs tableaux à Sèvres où habite Kandinsky, au 4, petite
rue des Binelles.
« Allée du parc de Saint-Cloud, peint sur toile à l'aide d'une technique
de spatule, est l'une des plus grandes peintures de plein air de Münter de
l'année parisienne et se distingue également par sa qualité. Elle utilise la
technique de l'impressionnisme et une palette finement graduée de tons violets,
verts, bruns et blanc-jaune avec dextérité. La lumière du soleil traverse
le feuillage et forme une multitude de reflets lumineux ou colorés.
Les
empâtements de couleur appliqués avec une spatule sont plus courts et plus
réguliers que dans de nombreuses études précédentes de ce type et se combinent
pour créer une impression vivante et vibrante comparable à celle de la peinture
française. Ce qui est frappant, cependant, c'est l’audace du bleu sombre
et brillant entre les troncs et les feuilles des arbres et le fort relief de la
spatule. » (Extrait de la notice du musée)
« Basile » Kandinsky apparaît dans le catalogue du Salon d’Automne de l’année 1906. Dans la liste des 6 dessins, 4 peintures, 3 gravures et 7 objets d’art décoratif qu’il a présentés - des « fantaisies décoratives très personnelles » selon J.C. Holl (Le Salon d’Automne, Cahier d’art, Paris 1906) - on trouve sur l’un des objets la mention « travaux en perles exécutés par G. Münter ».
Voici une gravure que Kandinsky avait exécuté l’année précédente et qui a été publiée dans le magazine Tendances Nouvelles cette année-là.
Au
Salon d’Automne 1906, Gabriele a forcément vu la rétrospective Gauguin et les
œuvres de Marquet, Derain, Vlaminck qui ont participé avec Matisse à
l’irruption des Fauves sur la scène artistique, lors du Salon d’Automne de l’année
précédente et… scandalisé le public !
Elle travaille également la gravure et participe, en 1907, au Salon des Indépendants et au Salon d’Automne. Je n’ai pas pu trouver les catalogues qui n’ont pas encore été numérisés. Peut-être y a-t-elle montré cette série d’Aurélie (les Marylin de Warhol ne sont donc pas si originales, nonobstant les paupières bleues…!)
Ou cette Mlle Robert ?
Ou bien l'une de ces délicates linogravures ?
Ou bien ces études sur le Parc de Saint-Cloud ?
En 1908, Gabriele est présente dans le catalogue des Indépendants, avec cinq numéros intitulés « Joujous» (sic) et une Enfant endormie mais autre sans précision…
A
quel moment Gabriele a-t-elle rencontré Marianne von Werefkin ?
Probablement à Munich, bien avant son départ pour Paris. Marianne est alors la
compagne d’Alexej von Jawlensky (1864-1941) qu’elle a rencontré à Saint
Pétersbourg alors qu’elle-même était déjà surnommée la « Rembrandt
russe ». Puis, elle a quitté la Russie, s’est installée à Munich et a
cessé de peindre pour se consacrer à la « Confrérie Saint-Luc » (en
souvenir de celle du XVIe siècle à Rome), une association d’artistes qui se
réunit dans son salon rose depuis 1897. C’est là qu’est née l’idée de la
Neue Künstlervereinigung München (l’association des nouveaux artistes) pour
soutenir l’expressionnisme allemand, sans que Kandinsky en soit informé, dans
un premier temps.
Marianne s’est également consacrée à la carrière de son compagnon, qu’elle a accompagné à Paris en 1903 et 1905, où il a participé au Salon d’Automne. Elle est considérée à Munich comme un des grands esprits de la théorie esthétique. Mais Jawlensky semble l’avoir déçue au plan artistique. Elle s’est remise à peindre en 1906.
Lors
d’une excursion en juin 1908 à Murnau, un bourg proche de Munich, Gabriele
tombe sous le charme d’une « réunion de paysages » et achète une
maison qui deviendra, dans le souvenir du voisinage, la « maison des Russes ».
Le couple Werefkin-Jawlensky s’installe à proximité, la même année.
A
cette occasion - ou une autre - elle peint une aquarelle que j’aime beaucoup. Un concentré de Gabriele, son trait de plume et son humour.
Dans la maison, au confort plus que rudimentaire, Kandinsky se sent « au sein du tableau […] environné de tous côtés par la peinture dans laquelle j’avais donc pénétré. » Il y a la vue sur le château de Murnau, les montagnes et les collines ondulantes, le Staffelsee et, surtout, la lumière qui a valu à la région le surnom de « Pays bleu ».
Il
y a le jardin rond que les deux artistes redessinent et submergent de fleurs et
de légumes. Gabriele y saisit Kandinsky en jardinier tandis qu’il la
photographie en Bavaroise…
Cette
période heureuse - pendant laquelle Kandinsky trouve qu’il est trop occupé par
le jardin - est aussi celle d’un intense travail de création. Dans les œuvres de
cette époque, les couleurs vives et les formes abstraites montrent l'influence
de l'art populaire que Gabriele aimait et collectionnait, en particulier les
peintures inversées sur verre, dont elle réutilise le principe pour son propre
travail.
Elle
ose des couleurs intenses, des formes simplifiées, souvent poétiques, parfois
soulignées de contours noirs. La luminosité particulière de
certains champs de couleur et la valeur subtile des tons intermédiaires
deviennent la marque de sa peinture.
Van Gogh Museum – Amsterdam
« L'une
des principales œuvres de cette phase de travail est La Maison Jaune.
Le paysage d'hiver montre le presbytère de Murnau, qui brille d'un jaune vif
dans une rangée de façades définies par le gris mat, le violet et le vert
foncé. L'éclat de la maison transcende l'intensité de la couleur dans une
ambiance hivernale qui aurait pu être terne. Il exprime la puissance
émotionnelle de la couleur, son autonomie. Dans La Maison jaune,
Münter résume les expériences importantes des derniers mois : la transparence
lumineuse des linogravures qu'elle avait réalisées à Paris deux ans plus tôt,
les couleurs fraîches des paysages fauves et enfin la « libération
» de la couleur à la fin de l'été 1908 à Murnau, que Kandinsky, Jawlensky,
Annette von Werefkin et Gabriele ont passé à peindre dans la nature. »
(Extrait de la notice du musée)
Gabriele
s’essaie aussi aux portraits, notamment celui de son amie Marianne, qu’elle
saisit en plein air, devant sa maison de Murnau. Elle révèle dans une note
personnelle : « J'ai peint Werefkina en 1909 devant le
soubassement jaune de la maison. C'était une figure impérieuse, sûre d’elle,
richement habillée, avec un chapeau comme une roue de chariot, sur lequel il y
avait de la place pour toutes sortes de choses. »
« En
1909, au sommet de leur collaboration, Gabriele Münter peint le portrait de son
amie artiste Marianne von Werefkin. C'est le portrait d’une personnalité
fascinante, extraordinairement positif pour l'œuvre de Münter.
Devant un fond jaune maïs, dynamiquement structuré, elle regarde le spectateur par-dessus son épaule droite, sous un immense chapeau recouvert de fleurs. La base solide de son torse haut et profilé est rythmée par des coups de pinceau aussi énergiques que l'arrière-plan et est entièrement encadrée par le ruban violet d'un châle volumineux. Des ombres violettes jouent également sous le chapeau dans les yeux, les cheveux et les lèvres légèrement entrouvertes, qui, avec le regard vif, témoignent de l'esprit et de la vie.
Le Portrait de Marianne von Werefkin est l'un des portraits les plus
importants du cercle des Blauer Reiter, dont les artistes ont
généralement fait moins d'efforts pour créer une image réaliste des personnes
humaines ou, comme Macke et Jawlensky, travaillé loin d'elle. Pour Münter,
cependant, le visage humain dans le portrait ne pouvait être remplacé par aucun
symbolisme. Elle a un jour écrit, faisant clairement allusion à l'opinion contraire
de Kandinsky, qu'"aucune comparaison spirituelle" n'est nécessaire
pour l'apparence humaine : "Parce que la personnalité est enracinée dans
le spirituel et s'élabore à partir de l'invisible. Pour cet invisible, ce qui
compte, c'est le physique visible, le symbole naturel." » (Notice du
musée)
J’y vois, pour ma part, la preuve que Marianne avait étudié en détail les œuvres des Fauves et, en particulier, la Femme au chapeau de Matisse.
Elle en a conservé la position générale en lui donnant une dimension pyramidale plus
abstraite, sans prendre la peine de marquer les ombres derrière le modèle, comme
l’a fait Matisse. Et pour autant, il n’y a rien de rigide : l’écharpe et
la manche se rejoignent naturellement en triangle et la pente qu’elles
définissent allège la masse de l’énorme chapeau. Bref, c’est formidable.
La même année, elle peint également cette Jeune femme au grand chapeau, qui préfigure certains de ses portraits postérieurs.
Je place ici ce petit portrait sans prétention…
De
son côté, Kandinsky avance vers l’abstraction :
L’acte fondateur de la Neue Künstlervereinigung München (Association des nouveaux artistes de Munich) est rédigé en janvier 1909. La carte de membre est gravée par Kandinsky qui préside le conseil d’administration avec Jawlensky. Marianne von Werfkin en est la secrétaire avant d’être élue, plus tard, vice-présidente.
L’objectif est d’affirmer le rôle éminent de l’artiste qui, « en plus des impressions qu'il reçoit du monde extérieur, de la nature, recueille constamment des expériences dans un monde intérieur » et de « la recherche de formes artistiques qui doivent exprimer l'interpénétration de toutes ces expériences - de formes qu'il faut dépouiller de tout superflu pour n'exprimer avec force que le nécessaire, la recherche de la synthèse artistique. » Chaque membre de l’association peut exposer en son sein, ce que Gabriele fera effectivement de 1909 à 1911.
Dans le catalogue de 1909, les œuvres de Gabriele et Marianne sont
présentées face à face :
Les autres femmes présentes dans le catalogue sont Emmi Dresler (1880-1962) et Erma Bossi (1875-1952).
Mais, assez rapidement, Kandinsky et Franz Marc envisagent de quitter le
groupe où le passage à l’abstraction des deux peintres est mal ressenti. En
1911, un grand tableau abstrait de Kandinsky, Composition V n’est pas
accepté par le groupe ; c’est l’occasion attendue par les deux compères pour
créer le Blaue Reiter
(Cavalier bleu) qu’ils préparaient depuis des mois.
C’est
dans la maison de Murnau que sera rédigé et composé le manifeste, l’Almanach
du Cavalier bleu, avec l’ami Franz Marc qui habite le village voisin. Bien
que Marianne von Werfkin ait été une des rares peintres à soutenir la création
du Blaue Reiter, elle ne sera plus citée nulle part
Dans
la version de l’Almanach publiée en 1914 (R.Piper & Co Verlag, Munich) une
succession de textes théoriques, de gravures et de reproductions d’œuvres,
notamment de Picasso, Cézanne, Matisse, Gauguin, Henri Rousseau, Alfred Kubin,
Oskar Kokoschka et, bien sûr, Franz Marc, August Macke et Kandinsky, Gabriele a
une petite place, en page 98, une reproduction en noir et blanc de sa Nature
morte avec Saint Georges :
Le commentaire qui l’accompagne est un peu ambigu mais paraît rendre hommage au « son » spécifique de son œuvre : « La nature morte de Münter montre que l’expression inégale des objets sur la même image est non seulement inoffensive mais constitue la traduction correcte d’une résonnance intérieure forte et compliquée. Dans ce cas, l’accord, qui semble être disharmonieux à l’extérieur, est le résultat de l’effet harmonique intérieur. »
Puis
vient, p.108, Man Am Tisch de la taille d’une vignette, sans
commentaire, le titre n’apparaissant que dans la liste des illustrations en fin
de volume.
Enfin,
et cela me paraît significatif, son prénom n’apparaît pas dans la liste des
illustrations. Contrairement aux autres peintres, elle est seulement « G.
Münter ». Plusieurs lettres montrent que Gabriele était rudoyée, notamment
par Marc et Macke, parce qu’elle ne souhaitait pas être considérée comme
quantité négligeable.
La situation apparaît en filigrane dans son tableau Kandinsky et Erma Bossi à table après le repas. Kandinsky « était un penseur et devait exprimer ses idées en mots, de sorte qu’il a constamment formulé de nouvelles théories de l’art ». Aux femmes l’écoute et l’émotion, aux hommes l’intelligence, la théorie et la raison.
« Gabriele
Münter a créé le grand tableau Kandinsky et Erma Bossi à table d’après un
croquis au crayon qu’elle avait réalisé spontanément. Les deux artistes sont
assis à une table avec une courte nappe blanche dans un coin du salon de Murnau,
devant un lambris noir qui souligne leur intimité et leur
solidarité. Kandinsky s’exprime la main levée, tandis qu'Erma Bossi, qui
connaît Kandinsky depuis la « Neue Künstlervereinigung München », écoute
attentivement. Münter se souciait moins de retracer les portraits de ses deux
camarades que de souligner les caractéristiques de la situation, l'atmosphère
des discussions animées dont Kandinsky est le moteur intellectuel. Les
rectangles ouverts qui entourent le couple jouent un rôle important dans le
resserrement et la concentration sur les points essentiels. Elle décrit
également l’atmosphère de la maison, avec ses objets de collection et le
costume un peu folklorique de Kandinsky. » (Extrait de la notice du musée)
Pourtant,
l’année 1913 est très féconde pour Gabriele sur le plan professionnel. La
galerie Der Sturm de Berlin organise sa première exposition personnelle,
elle expose à la galerie The Doré à Londres en septembre et participe à
l’exposition de l’avant-garde internationale (« Erster deutscher
Herbstsalon ») à Berlin à la fin de l’année, au même titre que Marc et
Kandinsky.
Pendant cette période, Gabriele produit deux autres « intérieurs » avec personnages. Ils sont remplis d’éléments nouveaux : des petits tableaux, des œuvres d’art primitif. Dans la pièce et l’Homme assis sur un fauteuil forment avec Kandinsky à table, des œuvres qui occupent une place à part dans son travail, une nouvelle forme d’expressionnisme.
« Le tableau a été peint
à Berlin à l'été 1913. Münter a passé quelques semaines en visite chez sa sœur
Emmy et son beau-frère le Dr. Georg Schroeter. Il montre la nièce de
Münter, Elfriede, alors âgée de onze ans, lisant dans un salon. La
silhouette en forme de bloc de la jeune fille en robe blanc-gris est assise
dans un fauteuil vert foncé, la tête aux cheveux blonds baissée. Dans la
moitié gauche de l'image, qui est divisée en parties plus petites, il y a un
autre fauteuil vert, sur lequel une petite poupée vêtue de vermillon est placée
comme un accent de couleur frappant.
Deux tableaux placés l'un derrière l'autre sur le sol se détachent comme des éléments inhabituels dans cette moitié du tableau : un portrait de femme sur fond bleu et une nature morte avec une sculpture de nu féminin « primitif ». Ces deux tableaux, qui avec leurs contours sombres et leurs surfaces de couleurs simples ressemblent à un condensé naïf de la peinture de Münter, représentent deux véritables tableaux peints par sa nièce et conservés aujourd'hui dans la descendance de l'artiste. Avec eux, Münter renforce non seulement le caractère personnel du portrait, mais apporte également un autre aspect central de sa propre peinture, la référence à ‘’l’art des enfants’’. A peu près à la même époque que les cubistes français et leur réception de l'art `` primitif '', le cercle des Blauer Reiter avait découvert, entre autres, la sculpture non européenne, l'art populaire, la peinture sur verre inversée bavaroise, les tracts russes ou encore l'art des enfants que Münter et Kandinsky ont commencé à collectionner en 1908. Les peintures de Friedel sont clairement basées sur les œuvres de sa tante - qu'elle a probablement dépeinte dans le portrait d'une femme qu’on voit par terre dans le tableau - et ajoutent au tableau une note qui leur est propre. (Extrait de la notice du musée)
Dans L'homme assis sur un fauteuil, on retrouve les mêmes références à l'art primitif.
De la même année, cette œuvre qui s'inspire d'une petite sculpture d'art populaire russe qui se trouvait dans l'appartement de Munich. C'est l'une des deux seules œuvres de Gabriele visible à Paris…
Mais
la Grande Guerre va rebattre les cartes.
Gabriele doit s’exiler avec Kandinsky, d’abord en Suisse puis en
Scandinavie après le départ de Kandinsky pour la Russie en 1915.
Toutefois, elle ne reste pas inactive : elle organise des expositions pour elle-même et Kandinsky qui la rejoint en 1916, à cette occasion. Puis il disparaît brutalement de sa vie. C’est par d’autres qu’elle apprend qu’il s’est remarié. Elégance pour élégance, elle refusera de lui rendre ses tableaux restés à Murnau… Elle est très amère : « Aux yeux de beaucoup, je n’étais qu’un plat d’accompagnement inutile à Kandinsky. »
Elle se rapproche de l’avant-garde suédoise et notamment de peintres qui ont été les élèves de Matisse. Son style en est transformé. Au printemps 1917, elle crée un cycle de grands portraits symboliques, réalisés avec le même modèle, Gertrude Holz, dont les pensées semblent se matérialiser en tulipes jaillissantes. Les visages sont expressifs et paisibles, les fonds rythmés de verticales et d’obliques.
« Sinnende montre dans une pièce hermétiquement fermée, dont les limites se chevauchent de tous côtés, dans un format paysage. Une femme est assise, regardant pensivement vers le haut, devant une table portant un arrangement de fleurs, de pommes et une lampe, qui coupe juste l'espace de l'image, aussi brusquement que les coussins vert foncé et la fenêtre opaque, partiellement occultée de rideaux. La tête de la Pensive est élaborée, au contraire de son corps étonnamment abstrait. Elle en outre soulignée par les fleurs bleu mat derrière elle et par le rythme brisé des lignes noires. » (Extrait de la notice du musée)
Anna Roslund-Agaard (1891-1941) était auteur et musicienne, mariée au peintre danois Carl Trier. Sa posture reflète une humeur pensive.
Et même ses natures mortes ont des choses à raconter…
Gabriele
rentre en Allemagne dans les années 20. Elle vit à Cologne puis à Munich,
souffre de dépression, cesse pratiquement de peindre. Ses rares tableaux de la
période sont étranges ou bien peu audacieux…
L’énergie créatrice paraît revenir grâce à son nouveau compagnon, l’historien d’art Johannes Eichner, qui la presse de se remettre au travail et avec lequel elle s’installe définitivement à Murnau en 1931. Elle retrouve la
maison russe.
Et elle revient aux thèmes des années 1910 mais sans vraiment se départir d'une position de retrait silencieux.
Plusieurs toiles de la même veine montrent des
environnements d’ateliers ou de chantiers, comme si ressurgissait son intérêt
pour les hommes au travail de son voyage américain…
En
1937, les nazis lui interdisent d’exposer et qualifient les œuvres de Kandinsky
et des autres membres du Cavalier bleu « d’art dégénéré ». Gabriele s'isole dans sa maison de Murnau où elle cache tous les tableaux et dessins du Blaue Reiter en sa possession.
En septembre 1949, elle participe à l’exposition « Der Blaue Reiter und die Kunst des 20 Jahrhunderts » à Munich puis la Kunsthalle de Brême organise une rétrospective de son travail, en mars 1950. En 1951, elle partage avec Paula Modersohn-Becker l’affiche d’une exposition à Hanovre.
Et dans une nature morte, réapparaît La maison jaune de 1911…
Pour
son quatre-vingtième anniversaire, Gabriele offre l’ensemble de sa collection à la Städtische
Galerie im Lenbachhaus de Munich, avant de s’éteindre en 1962. Mais aurait-elle
imaginé alors que, lorsqu’on chercherait aujourd’hui « Münter » dans la collection en ligne de ladite institution de Munich, celle-ci commencerait
par afficher des œuvres de … Kandinsky ? (Oui, je sais, ce sont des œuvres qui appartiennent à la donation Münter et, dans l'alphabet, le K est avant le M. Mais tout de même…)
Ensuite, il fallut attendre 1992 pour qu’elle fasse enfin l’objet d’une rétrospective
qui a su montrer le rôle qu’elle avait joué dans la naissance de l’art moderne
en Allemagne. En France, on l’a vue aussi à la Galerie des Beaux-Arts de
Bordeaux fin 2004. Et il eut, enfin, la grande rétrospective à Cologne en
2018.
En mai 2022, est présentée sous le titre « Gabriele Münter, pionnière de l’Art moderne » au Zentrum Paul Klee de Berne, une exposition qui sera ensuite montrée au musée national Thyssen-Bornemisza de Madrid.
Il ne nous reste donc plus qu’à attendre une exposition en France, dans un grand musée d’art moderne…
*
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