Käthe
Schmidt est née le 8 juillet 1867 à Königsberg (Kaliningrad, aujourd’hui en
Russie), l’ancienne capitale de la Prusse orientale, quelques années avant
l’unification de l’Allemagne (1871).
Katharina Rupp et Carl Schmidt, ses parents, s’étaient mariés en 1859. Ils eurent rapidement deux fils, morts en bas âge. Puis deux autres enfants, Conrad et Julia, avant la naissance de Käthe et de sa petite sœur, Lisbeth.
La famille était fortement imprégnée des préceptes de la « Communauté catholique évangélique libre de Königsberg » dont le fondateur était le grand-père maternel de Käthe, le pasteur et théologien Julius Rupp. La communauté avait renoncé au dogme de l’Eglise et prônait la liberté de croyance personnelle. Les autorités eurent tôt fait d’y voir les prémices d’une organisation politique, ce qui valut à Julius Rupp la perte de son poste d’enseignant et plusieurs condamnations en justice.
Le souvenir de cette lutte familiale contre le pouvoir de l’Etat et l’éthique de la responsabilité de Julius Rupp – « un cadeau est une tâche » disait-il - influencèrent la façon dont fut élevée la petite tribu des enfants Schmidt, dans une grande liberté d’action assortie d’un profond respect pour l’autorité parentale. L’idée de progrès, la foi dans le développement moral de l’humanité guidait l’engagement de Carl Schmidt. En plus de ses multiples responsabilités, d’entrepreneur en bâtiment et de conseiller municipal, il remplaça progressivement son beau-père dans ses fonctions de pasteur de la communauté libre.
En 1876, la famille
déménage dans le centre historique de Königsberg,
au rez-de-chaussée d’un immeuble construit par Carl. Naît alors un autre enfant,
Benjamin, qui mourra de méningite à un an. La mort de son petit frère assombrit
l’enfance heureuse de Käthe qui se décrit plus tard dans ses mémoires comme têtue
et mélancolique…
Rejetant le système scolaire prussien, la famille organise pour les enfants un solide enseignement axé sur les sciences humaines et les mathématiques, au sein de la communauté, mais laisse aussi une large place à l’éducation littéraire et artistique. Käthe lit beaucoup et organise même avec Lisbeth des représentations de marionnettes en papier illustrant les œuvres de Schiller et des mythes grecs.
Carl Schmidt rejoint le SPD (parti social-démocrate d'Allemagne) et enseigne à ses enfants une vision du socialisme basée sur l’idée de fraternité. Il leur conseille des lectures, leur lit régulièrement des poèmes, comme Die Toten an die Lebenden (Les morts aux vivants, 1848) de Ferdinand Freiligrath (1810-1876) qui laisse à Käthe une impression indélébile.
Laissée étonnamment libre de ses mouvements pour une jeune fille de l’époque, Käthe parcourt la ville avec sa sœur et explore les quartiers pauvres où vivent les ouvriers dont elle fait les sujets de ses premiers dessins.
Elle est adolescente lorsque son père remarque ses dispositions artistiques et l’encourage à devenir peintre. Il lui cherche un professeur et porte son choix sur le peintre et graveur Rudolf Mauer (1843-1905) qui lui apprend les bases du dessin mais elle doit attendre d’avoir dix-neuf ans – alors que l’Académie de Königsberg, interdite aux femmes, est à deux pas de chez elle - pour que ses parents l’autorisent à se rendre à Berlin afin d’y suivre un semestre d’étude probatoire l’École des beaux-arts pour femmes (Künstelrinnenschule), créée en 1886 par L’Association des artistes et des amateurs d’art de Berlin (Verein der Berliner Künstlerinnen) , où elle a la chance d’avoir pour premier enseignant le portraitiste et graveur suisse Karl Stauffer-Bern qui l’encourage à approfondir encore sa pratique du dessin.
C’est en voyant son illustration d’un poème de Freiligrath, Les Emigrants, que Stauffer-Bern lui conseille d’aller voir l’exposition de son ami, le peintre, sculpteur et graveur symboliste Max Klinger. Pour Käthe, la découverte du cycle Ein Leben (Une vie) de Klinger est une révélation.
Elle lit alors son essai, Malerei und Zeichnung (Peinture et dessin, 1885), qui désignait le dessin et la gravure comme les média les plus appropriés à l’expression des aspects sombres de l’existence et des problèmes sociaux. Elle décide alors d’abandonner la peinture au profit de la gravure.
A la même époque, elle lit un roman qui a joué un rôle important dans la peinture naturaliste, Germinal d’Emile Zola (1885). Elle en illustre quelques scènes dont celle-ci : deux hommes qui se battent pour une jeune femme qui les observe avec inquiétude.
En 1887, Käthe retourne à Königsberg, où elle se fiance à un étudiant en médecine, Karl Kollwitz. Cette année-là aussi, la maison de ses parents est perquisitionnée car son frère Conrad a rapporté de Londres des écrits socialistes de Friedrich Engels. Käthe part à Munich terminer sa formation, entre 1888 et 1890 à l’École des beaux-arts pour femmes de Munich, (Münchner Künstlerinnenschule), une ville qu’elle trouve beaucoup moins intéressante que Berlin.
Dès cette époque,
Käthe commence une série d’autoportraits dessinés, gravés ou sculptés, « formes
visuelles de conversation avec [elle]-même », une pratique qu’elle partage
avec nombre de ses contemporains, comme Edvard
Munch ou Max Beckmann.
En
1891, elle épouse Karl Kollwitz. Il vient de terminer ses études de médecine,
il est membre du SPD et vient d’accepter un poste à Berlin
comme médecin de la Caisse des Tailleurs, créée dans le cadre des nouvelles
lois sociales.
Karl et Käthe s’installent dans le quartier ouvrier de Prenzlauer Berg où ils vivront plus de 50 ans et où naîtront leurs deux fils, Hans et Peter, en 1892 et 1896. Dans le cabinet médical de son mari, Käthe rencontre des familles ouvrières dont les conditions de vie, extrêmement dures, vont constituer le thème de ses œuvres de jeunesse.
En 1893, elle rencontre un auteur encore inconnu, Gerhart Hauptmann (1862-1946) puis assiste à la première de sa pièce, Die Weber (Les Tisserands), qui met en scène des travailleurs réduits à la famine et à la condition d’esclave. C’est le premier « drame de masse » (aucun personnage n’est saillant, chacun parlant pour tous les autres) de la littérature allemande qui relate une révolte qui s’est déroulée en Silésie, en 1844 et fut réprimée avec une épouvantable brutalité. Précisons, au passage, que l’empereur Guillaume II avait refusé d’assister à cette première représentation au Deutsches Theater, après avoir tenté sans succès de l’interdire, au motif que la pièce incitait à la révolte et à la haine entre les classes sociales.
Ce texte est à l’origine
de la première série importante de Käthe.
Pour bien saisir le caractère révolutionnaire de son travail, il me paraît utile de montrer deux tableaux sur le même sujet. Le premier, qui a été peint juste avant la révolte, montre les patrons venant choisir ou rejeter les toiles. Destinée à susciter la pitié du public bourgeois, l’œuvre s’appuie sur le contraste entre les patrons bien nourris et les tisserands affamés.
L’autre est d’un peintre naturaliste qui vise à présenter une image réaliste de la vie laborieuse des tisserands.
Ces œuvres saisissent les tisserands dans un environnement rural
qui n’a pas grand’ chose à voir avec la réalité vécue par le prolétariat
industriel.
Käthe travaille plusieurs années sur la série intitulée Ein Weberaufstand (Une révolte de tisserands – 1893/97) qui sera montrée pour la première fois lors de la grande exposition d’art de Berlin (Grosse Berliner Kunstausstellung) de 1898. Le jury de l’exposition propose Käthe pour la « Petite médaille d’or » mais le ministre de la culture de Guillaume II oppose son veto à l’attribution de cette médaille. Ce qui n’empêche pas le conservateur du musée de Dresde d’acheter la série qui entre ainsi dans les collections publiques. La série est constituée de trois lithographies et trois eaux-fortes.
Le désespoir d’une mère dont l’enfant
est en train de mourir de faim, dans l’unique pièce qui sert de logement et
d’atelier. A l’arrière, on voit probablement le père, au visage sombre, et un
autre enfant, visiblement affamé lui aussi.
La mort va emporter une femme, entourée de
son enfant et de son mari (de dos). L’enfant au regard fixe regarde la bougie
comme si elle allait s’éteindre. La mort a l’air compatissant, elle vient
soulager la femme de ses souffrances et comme elle tient aussi l'enfant, on se demande si elle ne va pas l'emporter également…
Quatre hommes discutent à une table d’un café, leurs poings serrés en signe de détermination. Seuls leurs visages sont éclairés, ce qui accentue l’impression dramatique de la scène.
Armés de piolets et de haches, les tisserands aux visages émaciés
marchent vers la maison de leur employeur. La masse compacte du groupe est renforcée par la ligne d’horizon qui paraît peser sur
leurs têtes, comme s’ils marchaient dans un tunnel.
La manifestation est arrivée devant la maison du patron. Une femme, un enfant et un homme descellent les pavés que les autres manifestants jettent vers le bâtiment, à travers la grille. On comprend toutefois que la porte restera fermée…
L’armée est intervenue, la révolte a été matée dans le sang. On allonge les morts par terre tandis qu’une femme pleure, assise sur le plancher près du métier à tisser. La fumée qui entre par la porte montre que les combats ne sont pas terminés. La femme debout illustre la douleur et l’abattement des combattants.
Plus tard, Käthe a indiqué qu’elle voulait également rendre hommage au poème Les tisserands silésiens de Heinrich Heine qui se serait lui-même inspiré d’une chanson sur la révolte des Canuts lyonnais, en 1831 (et non, ce n’est pas celle d’Aristide Bruant, lequel s’est inspiré de la pièce de Hauptmann !) :
Dans leurs yeux sombres, pas une larme,
Assis à leurs métiers, ils montrent les
dents :
« Vieille Allemagne, nous tissons ton
linceul,
Nous y tissons la triple malédiction !
Nous tissons ! Nous tissons !
Maudit soit le Dieu aveugle et sourd
Vers qui nous avons prié avec une foi
filiale,
Nous avons en vain espéré, attendu,
Il nous a raillés, bernés, bafoués.
Nous tissons ! Nous tissons !
Maudit soit le roi, le roi des riches,
Que notre misère n’a pu fléchir,
Qui nous a soutiré le dernier sou,
Et nous fait abattre comme des
chiens !
Nous tissons ! Nous tissons !
Maudite soit l’hypocrite patrie,
Où seuls prospèrent le mensonge et
l’infamie
Où chaque fleur s’affaisse bientôt,
Où règnent putréfaction et odeur de mort.
Nous tissons ! Nous tissons !
La navette vole, le métier craque,
Nous tissons avec ardeur, et le jour, et la
nuit
Vieille Allemagne, nous tissons ton
linceul,
Nous y tissons la triple malédiction,
Nous tissons, nous tissons ! »
Peu
à peu, Käthe réussit à exposer ses œuvres, en particulier en 1901 à «
l’Exposition noir et blanc » de la Sécession berlinoise. Elle commence à
rencontrer un succès critique et à trouver des acheteurs puis obtient un poste
d’enseignante à l’école des beaux-arts pour femmes, où elle enseigne le dessin
et la gravure entre 1899 et 1903.
Au tournant du
siècle, Käthe prend le temps de voyager, en dépit de la présence de ses deux
jeunes enfants, ce qui démontre la liberté dont elle bénéficiait au sein de son
couple. Elle se rend même à Paris, en 1901 et 1904, fait des expériences de
couleurs sur différentes sortes de papiers. Elle rencontre Pissarro et Rodin,
découvre les Nabis et les néo-impressionnistes, prend des cours de sculpture à
l’Académie Julian et dessine les bistrots enfumés où les artistes se retrouvent !
Käthe a exploré le
thème de la mort des enfants dès ses premiers travaux. Ce thème, récurrent dans
son œuvre, lui inspire des images parfois à la limite du soutenable. Et,
lorsqu’en 1908 son fils Hans contracte la diphtérie, elle produit une nouvelle
série sur le thème.
Käthe s’intéresse
ensuite à l’Histoire générale de la Grande guerre des paysans, (Allgemeine Geschichte des großen
Bauernkrieges) de Wilhelm
Zimmermann (1807-1878). Le thème en est la révolte des paysans de 1524/25,
alors considérée comme le point de départ de la tradition révolutionnaire et comme
une sorte de paradigme de la lutte pour la liberté. Elle envisage d’abord des
lithographies en couleur, probablement à la suite de son séjour à Paris. Mais
elle réalise finalement une série de gravures.
Le principe narratif est le même que celui de Révolte des Tisserands. Deux premières feuilles pour dénoncer la situation qui est l’origine de la révolte : les conditions de travail inhumaines et le despotisme, illustré par le droit de cuissage. Puis viennent les préparatifs de la lutte, ses débuts et la fin sanglante : une femme au milieu d’un champ de cadavres.
Il fallut six ans à
Käthe pour arriver à la version finale de cette feuille, où deux paysans,
dépourvus de bœufs, sont eux-mêmes attelés à la charrue.
Une petite fille, derrière la barrière, regarde le corps de sa mère assassinée, abandonnée dans un jardin ravagé.
Ce
qui différencie les deux séries, Tisserands et Paysans, est la présence d’Anna la Noire (Schwarze
Anna), héroïne historiquement documentée, qui
incite ses compagnons à la révolte. Käthe la présente de dos afin que le
spectateur puisse s’identifier au personnage.
Dans
une lettre de 1903, Käthe indique qu’elle considère l'Assaut, première feuille achevée du cycle, comme sa « meilleure œuvre à ce jour ». Elle l’expose
à la Sécession berlinoise de
1902.
En 1908, Käthe commence son journal. Elle a 41 ans. Dès les premières pages, elle évoque la situation des patientes de son mari, réduites à la mendicité au moindre accident de la vie et dont la souffrance sociale est aggravée par leur condition de femmes. Elle en fait les Images de misère que l’hebdomadaire satirique Simplicissismus lui propose de publier. C’est un soutien important pour son travail car Simplicissismus, un magazine grand format en couleur, occupe alors une position très en vue au sein de la presse politique allemande. Elle y côtoie notamment Heinrich Zille, un illustrateur satyrique et caricaturiste inclassable, comme elle attaché à dépeindre avec empathie les conditions de vie du peuple de Berlin.
Les
existences tragiques que Käthe dépeint dans son travail contrastent avec sa
propre vie de famille de l’époque. En avril 1910, elle écrit dans son journal :
«
Cette période de ma vie me semble très belle. Il n’y a pas eu de grands
malheurs irréparables, les garçons deviennent de plus en plus indépendants.
[...] et je suis encore assez jeune pour avoir ma propre vie. »
Käthe crée aussi des affiches, notamment celle de « l’Exposition allemande de l’industrie artisanale » de 1906. Organisée par des syndicats, elle portait sur les conditions de travail des ouvriers et c’était la première exposition de ce type en Allemagne. Elle fut montrée à Unter den Linden, une avenue élégante du centre-ville, lieu de promenade de la bonne société berlinoise. L’impératrice, choquée par le visage épuisé de la Travailleuse à domicile, refusa de visiter l’exposition tant que l’affiche de Käthe Kollwitz n’en serait pas retirée.
La
deuxième affiche commandée à Käthe annonce une exposition sur la crise du
logement à Berlin. Il y est écrit « 600 000
habitants du Grand Berlin vivent dans des appartements où chaque chambre est
occupée par 5 personnes et plus. Des centaines de milliers d’enfants n’ont pas
accès à une aire de jeux. » Cette affiche est également interdite pour « incitation
à la haine de classe ».
Derrière les enfants, figure une pancarte alors fréquente :
« il est interdit de jouer dans la cour et la cage d’escalier ».
A
partir des années 1910, Käthe se consacre intensément à la sculpture et mène
une quarantaine de projets dont 19 seulement nous sont parvenus. C’est l’époque
où elle loue son premier atelier personnel.
Le « grand malheur
irréparable » arrive en 1914. Les deux fils de Käthe s’enrôlent en octobre 1914
comme volontaires dans l’armée. Dix jours après leur départ pour le front, Peter,
dix-huit ans, tombe en Belgique. En tant que mineur, il avait eu besoin d’une
autorisation parentale pour s’enrôler et Käthe était intervenue auprès de son
mari pour qu’il accepte de la lui accorder. Elle voulait soutenir son
fils qui pensait que la guerre ébranlerait les fondements de la société
bourgeoise et déboucherait sur un monde meilleur…
Käthe canalise sa douleur
en se lançant dans un grand projet de sculpture et passera le reste de sa vie
d’artiste à militer pour empêcher une nouvelle guerre.
Les lettres de Käthe
contiennent de multiples informations sur sa volonté désespérée de donner une
expression plastique à sa souffrance. Elle commence par une forme couchée, avec
le père près de sa tête et la mère à ses pieds. Ce n’est qu’en 1931 que deux blocs de granit sont sculptés sous sa supervision. Exposés plusieurs
semaines à la Nationalgalerie de Berlin, ils seront installés ensuite dans le
cimetière d’Esen/Roggenfeld (Belgique), où son fils était enterré.
Malgré
la dépression que reflètent ses journaux intimes, Käthe fait face. La reconnaissance
officielle de son travail arrive en 1919 : elle est la première femme
à être élue membre de l’Académie des beaux-arts et y devient professeur. Cette
distinction a été interprétée par les autres femmes artistes comme une conquête
pour l’égalité des droits des femmes au sein d’une société qui reste
profondément misogyne.
Une autre femme artiste, Hannah Höch, elle-même confrontée à la misogynie des membres du mouvement Dada, le souligne dans son célèbre photomontage Coupé avec le couteau de cuisine dadaïste à travers la dernière époque Weimarienne de la culture de la bière en Allemagne (1919/20). Elle place le visage de Käthe Kollwitz au centre de sa composition (au-dessus du corps sans tête de la danseuse Niddy Impekoven déguisée en poupée Pritzel), en hommage à son rôle de pionnière.
La photographie avait
été découpée dans le magazine Berliner Illustrierte Zeitung, dont la
légende disait « Käthe Kollwitz, peintre et graveuse, première femme membre de
l’Académie des beaux-arts. »
En 1918, Käthe
prend publiquement position contre la guerre dans deux journaux. Elle dénonce également
l’assassinat de Rosa Luxembourg et
Karl Liebknecht et, à la demande de sa veuve, le dessine à la morgue de Berlin
le matin du 25 janvier 1919, jour où il fut enterré avec la trentaine d’autres
victimes des unités Freikorps.
Les funérailles de
Liebknecht se transforment en manifestation de masse. Käthe conçoit
une feuille commémorative comme une lamentation à résonnance
chrétienne :
Käthe
est considérée comme une autorité morale et, à ce titre, fortement sollicitée.
Mais ses positions profondes sont beaucoup moins assurées qu’on a pu le croire.
Dans son journal, elle écrit en 1920 : « On me prête une conscience
politique avisée. J’ai pourtant beaucoup de mal à me forger une opinion. »
Pour autant, comme elle l’écrit le 5 janvier 1920, « Il faut [qu’elle] exprime la souffrance incessante des hommes, cette souffrance devenue aujourd’hui incommensurable. »
Le slogan « Plus jamais la guerre » » (Nie wieder Krieg) est lancé en août 1919 par le Berliner Volks-Zeitung, un journal de grand tirage, dans son édition spéciale commémorant le début de la Première Guerre mondiale. La rédaction du journal se joint à des écrivains pour lancer l’initiative d’un « Mouvement pacifiste des combattants » (Friedensbund der Kriegsteilnehmer : FDK) et décide d’organiser tous les ans une manifestation de commémoration.
Le succès du premier grand rassemblement de 1920 incite les deux partis socialistes (MSPD, USPD), certains syndicats et les nombreuses associations pacifistes, à participer au rassemblement de 1921 qui réunit entre 100.000 et 200.000 manifestants à Berlin.
En 1924, la « Jeunesse ouvrière socialiste » sollicite Käthe pour la commémoration des dix ans du début de la guerre. L’affiche qu’elle dessine est utilisée lors d’une manifestation sur l’Augustusplatz de Leipzig, destinée à rappeler les « événements horribles des années de guerre sanglantes », mais aussi de dénoncer toute nouvelle guerre.
Il est possible que le motif de la main levée fasse référence à un
événement réel : en 1920, lors de la première journée nationale de la « Jeunesse ouvrière socialiste d’Allemagne » à Weimar, le responsable du mouvement, Max
Westphal, a levé le dernier bras qui lui restait après la guerre, en criant : « Plus jamais la guerre ! » Quoi qu’il en soit,
cette célèbre affiche est devenue un symbole des mouvements pacifistes dans le
monde et sera réutilisée de nombreuses fois.
Käthe s’implique aussi aux côtés du Parti communiste, et crée une affiche contre l’interdiction de l’avortement. A une époque où la contraception était inefficace, c’était le seul moyen de régulation des naissances pour les femmes accablées de misère et d’enfants :
La qualité
graphique des affiches est parfois un peu discutable, comme celle d’une de ses
productions les plus célèbres, commandée par le Workers International Relief (WIR) contre les
privations d’après-guerre liées à l’inflation galopante. Mais le plus urgent
était d’être bien compris du plus grand nombre…
Et Käthe ne pourra pas toujours maîtriser l’utilisation de ses propres images. Ainsi, son célèbre dessin Brot ! (Du pain !) sera réutilisé et publié sous une fausse signature, par le magazine féminin NSDAP Nationalsozialistische Frauenwarte (Guetteuses féminines du national-socialisme), pour dénoncer la faim causée par « la peste rouge » pendant la guerre civile en Espagne, en dépit de ses refus répétés de laisser les nazis récupérer son travail.
Käthe
continue son combat contre la guerre. Elle présente un nouveau cycle de sept gravures
en 1922 Krieg (La guerre) qui représente son propre cheminement : après avoir d’abord craint la guerre tout en la
considérant comme légitime, elle adopte progressivement une position pacifiste
et en rejette l’idée.
Une femme nue, sans protection, présente son fils. Ses yeux
fermés symbolisent son aveuglement : elle ne voit pas qu’il sera sacrifié.
Cette seconde feuille s’inscrit dans la tradition des danses
macabres médiévales : cinq jeunes gens suivent la mort (à gauche),
certains avec aveuglement, d’autres avec passion, voire enthousiasme.
Une jeune femme enceinte pose ses mains sur son ventre
arrondi, dans un geste protecteur. La mort de son mari la laisse douloureuse et
abandonnée.
Des femmes unies forment un cercle, une forteresse, pour
protéger leurs enfants, ce qui n’empêche pas certains d’entre eux de jeter un
œil vers l’extérieur…
Au centre, une femme évoque l’image de la Vierge de la
Miséricorde. Elle pose sa main devant l’enfant horrifié dans un geste de
protection. Derrière elle, se serrent les survivants meurtris, aux visages
désespérés.
En
1927, à l’occasion du soixantième anniversaire de Käthe, l’exposition d’automne
de l’Académie des arts de Prusse expose une part très importante de son œuvre
gravé.
L’année suivante, elle est la première femme à recevoir la croix du mérite des sciences et des arts. Elle est nommée professeur du département d’art graphique de l’Académie des beaux-arts et on lui attribue un grand atelier.
En 1931, Käthe est enfin rejointe à l’Académie par la sculptrice et graveuse Renée Sintenis (auteur du fameux ourson du festival du film de Berlin), qui vient d’y être élue. S’ouvre alors une courte période de complicité intellectuelle et artistiques pour les deux seules femmes qui siègent à l’Académie…
La naissance de ses deux petites filles jumelles, inspire à Käthe
une métaphore de l’amour maternel d'où l’angoisse de la perte ne paraît pas
complètement absente…
Inquiète
de la montée du nazisme, Käthe signe la même année un manifeste appelant à
l’unité contre le national-socialisme.
En janvier 1933, l’arrivée au pouvoir de Hitler modifie immédiatement les conditions de vie de Käthe : son mari perd son poste hospitalier, son fils est licencié de son poste de médecin scolaire et elle-même est exclue de l’Académie des beaux-arts. Elle perd son salaire, ses élèves et son atelier, tout comme Renée Sintenis, d’origine juive, qui est immédiatement considérée comme une représentante de « l’art dégénéré ».
Käthe
continue cependant de travailler au sein de « l’Atelier communautaire de la Klosterstraße ».
Ses sculptures de l’époque expriment
clairement ses choix politiques. En 1936, la Gestapo qui la suspecte de
sympathie communiste, perquisitionne son domicile et lui interdit d’exposer.
Pourtant, Käthe continue à se battre et montre La tour des mères – la seule de ses sculptures à avoir été coulée en bronze de son vivant - à l’exposition de Noël 1938 de l’Atelier communautaire de la Klosterstraße.
L’œuvre est retirée de l’exposition par les nazis mais Käthe devient un modèle de résistance pour ses jeunes collègues.
Elle
crée également en 1938, une série de 8 lithographies au crayon, sur le thème de
la mort, qui se conclut par un autoportrait :
La
mort de son mari en 1940 et la souffrance morale que lui cause la guerre
mettent peu à peu un terme à l’expression artistique de Käthe. La même année, l’aîné
de ses petits-fils, Peter, est mort sur le front de l’Est, à 24 ans. La tombe
familiale, qui abrite déjà le frère et le beau-frère de Käthe, est surmontée
d’un relief funéraire que Käthe a créé en 1936.
Käthe
quitte Berlin en 1943 et, peu après, sa maison est détruite par un
bombardement, faisant disparaître une grande partie des traces écrites relatives
à son œuvre.
Au cours de l’été 1944, elle répond à l’invitation du prince Ernst Heinrich de Saxe qui est l’un de ses admirateurs. C’est dans le petit logement qu’il lui a alloué dans son château de Rüdenhof que Käthe s’éteint, le 22 avril 1945, quelques jours avant la fin de la guerre.
Ses cendres seront transférées dans le caveau familial au mois de septembre suivant mais le cimetière est en Allemagne de l’Est. Sa sœur Lisbeth, qui meurt à l’Ouest en 1963, ne pourra pas être inhumée avec les siens…
*
Après
sa mort, l’œuvre de Käthe Kollwitz a été reconnue dans les deux Allemagnes, non
sans quelques hésitations à l’Est où elle d’abord regardée comme une artiste
trop bourgeoise pour être tout à fait acceptable, en dépit de son statut
d’opposante et de victime du nazisme. Toutefois, son nom est donné à la rue de
sa maison détruite et la Wörther Platz,,attenante
est rebaptisée Kollwitz Platz dès 1949. Puis, au moment du centenaire de sa
naissance, la RDA qui souhaite mettre l’accent sur « l’art
prolétarien » comme composante d’une identité est-allemande, lui rend un
hommage appuyé.
En Allemagne de l’Ouest, en revanche, elle est immédiatement célébrée sans réserve : un timbre à son effigie est édité en 1954 et, en 1993, un « Mémorial aux victimes de la tyrannie et de la guerre » est installé dans le bâtiment de Schinkel érigé sur Unter den Linden, pour y installer une Piéta de Käthe, Mère avec son fils mort. Aujourd'hui, de nombreux bâtiments publics, écoles et bibliothèques, portent son nom.
L'œuvre de Käthe est aujourd’hui présenté dans plusieurs musées allemands, notamment à
Berlin et à Moritzburg, près de Dresde mais le musée Käthe Kollwitz de Cologne
est celui qui dispose du fond le plus important.
Elle a fait l’objet d’expositions régulières, la dernière en France, « Je veux agir en ce temps », a été organisée par le musée d’art moderne de Strasbourg fin 2019, en partenariat avec le Kollwitz Museum de Cologne.
L’œuvre de Käthe Kollwitz, artiste représentative de l'expressionnisme allemand, est accessible mais parfois difficile à aborder émotionnellement. C’est sans doute parce qu’elle a voulu, avec une sincérité passionnée, explorer les effrois causés par la guerre et la violence sociale et qu’elle l’a fait avec une puissance rarement égalée…sauf par Otto Dix et George Grosz qui sont beaucoup plus célèbres qu'elle en France… peut-être parce que, plus jeunes, ils ont pu participer pleinement au mouvement de la Nouvelle Objectivité.
Sculpture créée par Käthe Kollwitz à la
mort de son ami, le sculpteur Ernst Barlach (1870-1938).
*
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