dimanche 13 mars 2022

Anna Ancher (1859-1935)

 

Autoportrait – 1879
Huile sur toile, 18,5 x 11,6 cm
Anchers Hus, Skagen

À l’extrémité de la presqu’île du Jutland, au Danemark, là où les eaux de la Baltique rencontrent celles de la mer du Nord, se trouve Skagen, simple village de pêcheurs à la fin du XIXe siècle. Peut-être en raison de la lumière particulière qui apparaît au moment du crépuscule - une lumière que le peintre Peder Severin Krøyer, arrivé à Skagen en 1882, a appelée « l’heure bleue » - ce village est devenu un lieu de rassemblement pour des artistes venus du Danemark, de Norvège et de Suède. Cette colonie d’artistes, connue aujourd’hui sous le nom de « peintres de Skagen », a aussi attiré d’autres personnalités, auteurs, musiciens et comédiens de Scandinavie.

Au début, il s’agissait surtout de peintres de portraits et de paysages qui s’étaient rencontrés à l’Académie royale des beaux-arts de Copenhague et se recommandaient le village, la qualité de ses sites et les bonnes dispositions de ses habitants qui acceptaient de poser pour une somme modique.

Erik et Ane Brøndum, les propriétaires de l’épicerie et de l’unique hôtel du village, ont joué un rôle important dans cette colonie en offrant à leurs hôtes un lieu de rencontre et d’échanges. Au point que la salle à manger de l’hôtel, pièce principale de vie, avait été transformée en espace d’exposition par les artistes eux-mêmes.

Les Brøndum avaient cinq enfants, deux garçons, Degn et Johan, et trois filles, Marie, Hulda et Anna. Eux-aussi ont baigné dans l’atmosphère de la colonie d’artistes dès leur plus jeune âge.

 

A table à l’hôtel Brøndum 

De gauche à droite, trois des enfants Brøndum, Degn de dos, puis Hulda et Anna, la peintre Marie Krøyer, puis Peder S. Krøyer en bout de table et enfin Michael Ancher, de dos.  La salle à manger a été réinstallée en 1946 au sein d’un des musées de la ville.

 

En-dessous de la frise de portraits des artistes (peintes, comédiens, musiciens) - majoritairement peints par Michael Ancher et P.S. Krøyer à l’exception d’un seul peint par Anna - des tableaux du groupe de Skagen. On reconnaît notamment en bas à droite la célèbre Salle à manger Brøndum (1883) de P.S. Krøyer.


Anna, née le 18 août 1859, était la dernière-née des enfants Brøndum. Elle a commencé très jeune à peindre et à dessiner et c’est un des peintres de la colonie, Karl Madsen (1855-1938), qui lui a dispensé ses premiers cours d’aquarelle.

N’ayant pas accès, en tant que femme, à l’Académie des arts, Anna est allée à Copenhague trois hivers de suite (1875/78) pour suivre les cours de l'école de peinture pour femmes du peintre de paysage Vilhelm Kyhn (1819-1903). En 1879, c’est Kyhn qui est venu rendre visite à son élève. 

C’est à ce moment qu’Anna réalise son seul autoportrait connu (ci-dessus), caractérisé par la gamme sombre qui était à la mode de l’époque. C’est aussi la seule œuvre d’Anna où le personnage représenté est presque en contact visuel avec le spectateur…

Mais, en 1874, était arrivé à Skagen un jeune étudiant de l’Académie des arts, Michael Ancher (1849-1927). L’année de leurs fiançailles, Michael peint ce portrait d’Anna, en figure de la Renaissance.

 

Michael Ancher (1849-1927)
Portrait de la fiancée de l’artiste, Anna Brøndum – 1878
Huile sur toile, 57,5 x 49,2 cm
Anchers Hus, Skagen


En 1880, Anna fait ses débuts à l'exposition annuelle de printemps à Charlottenborg - équivalente au Salon français – avec ce portrait d’un pêcheur de Skagen que plusieurs autres peintres ont également représenté.

 

Vieil homme taillant du bois – 1880
Huile sur bois, 39 x 29,2 cm
Skagens Kunstmuseer, Skagen

Un critique du Berlingske Tidende la décrit comme une débutante particulièrement prometteuse, au savoir-faire indéniable mais trouve que le vieil homme, éclairé par une fenêtre hors champ et pourtant traité avec empathie dans un style naturaliste, est « repoussant de laideur »…

Mais Anna pense visiblement qu’une scène où deux « vieillards » travaillent dans qu’un atelier délabré peut déceler sa part d’intérêt et de beauté :

Deux vieillards plumant des goélands – vers 1883
Huile sur toile, 66,2 x 100,8 cm
Den Hirschsprungske Samling

Exposé en 1883, le tableau a été considéré comme l'une des peintures de genre « les plus sympathiques et les moins affectées jamais produites par un artiste danois. » Et j’appelle votre attention sur le traitement de la fenêtre du fond, sur lequel on reviendra tout à l’heure !


Anna et Michael se marient en 1880 puis le jeune couple part pour Vienne en 1882, où Anna découvre notamment les œuvres de Pieter de Hooch et de Vermeer.

L’année suivante, Anna donne naissance à sa fille unique, Helga, qui deviendra peintre, elle aussi. Le baptême de la petite fille inspire à Michael un tableau d’une grande douceur où l’on voit Anna tenant son enfant et la peintre Marianne Stokes, en robe brune, juste derrière elle.

 

Michael Ancher (1849-1927)
Un baptême d’enfant – 1883/86
Huile sur toile, 186 x 250 cm
Ribe Kunstmuseum, Ribe


Cette naissance n’aura pas d’influence négative sur la carrière d’Anna. Au contraire, dès cette époque, une véritable collaboration artistique s’est installée entre les deux peintres, comme pour ce tableau à deux mains, peint pendant l’hiver 82-83 :

Anna et Michael Ancher
Analyse du travail de la journée – 1883
Huile sur toile, 83,5 x 103 cm
Statens Museum for Kunst, Copenhague

Dans cette œuvre commune, chacun a peint l’autre dans l’intérieur confortable d’une partie de l’auberge où les Ancher s'étaient installés à leur mariage, rideaux fleuris, tableau ancien, lampe à pétrole devant la glace. Il s’apparente un peu à une scène de genre dans laquelle le chien, couché sur la droite, symboliserait la fidélité du couple. La soirée est déjà avancée : il y a deux tasses à café et des livres ouverts sur la table.

Anna est au centre de la composition, face au chevalet, son mari légèrement en retrait. On ne connaît pas l’auteur du tableau examiné mais la scène évoque un échange entre deux compétences équivalentes. Assez différente de leurs œuvres habituelles, essentiellement centrées sur les habitants du village, cette composition évoque une volonté de se représenter comme un couple de créateurs, un peu à part du reste du groupe. La complicité stylistique des deux peintres fait qu’on « sent » à peine la différence d’expression, même si le visage d’Anna paraît peint d’une touche plus précise que celle du visage de Michael.

Ce tableau qui figurait sous leurs deux noms l’année suivante, à l’exposition de printemps de Charlottenborg, sera leur seule œuvre réalisée en commun et Michael Ancher manifestera toujours un grand respect pour le travail de sa femme.

 

Anna continue à peindre les gens avec lesquels elle a toujours vécu, dans leurs activités quotidiennes. Elle porte sur eux un regard plein d’empathie, dans un style encore assez naturaliste et assez souvent au pastel.

 

La révision – 1885
Pastel sur toile, 78,8 x 65,6 cm
Statens Museum for Kunst, Copenhague

La petite fille à la fleur – 1885
Pastel, dimensions non communiquées
Skagens Kunstmuseer, Skagen


L’année qui suit la naissance d’Helga, les Ancher s’installent dans leur propre maison, dont l’atmosphère générale paraît plus « moderne » que celle de l’hôtel Brøndum, comme on le verra dans les œuvres postérieures d’Anna et notamment dans les nombreuses pochades qu’elle exécute dans sa nouvelle maison.


Jeune femme près de la fenêtre du salon nord un soir d’été
Huile sur toile - 23,5 x 20,5 cm
Skagens Kunstmuseer, Skagen


Ils continuent cependant à participer activement à la vie du groupe d’artistes dont une toile de P.S. Krøyer évoque un des moments heureux. On ne peut s’empêcher de remarquer qu’au sein du groupe, en revanche, les femmes se tiennent un peu en retrait… 

Peder Severin Krøyer (1851-1909)
Hip Hip Hurrah ! Soirée d'artistes à Skagen – 1887/1888
Huile sur toile, 134,5 x 165,5 cm
Göteborgs Konstmuseum, Göteborgs

L’idée de ce tableau serait venue à Krøyer après un petit déjeuner dans le jardin de la nouvelle maison des Ancher, fin 1884. L’intention était de représenter les membres les plus éminents de la colonie ce qui a pris quelques années avant que chaque modèle puisse venir poser devant Krøyer qui a fait de chacun des croquis à l’échelle.

Assise en bout de table, se tient Martha Johansen, la femme du peintre Viggo Johansen qui est à ses côtés. Puis, Christian Krohg, Krøyer lui-même et Degn Brøndum avec un chapeau. Au fond, Michael Ancher, Oscar Björck et Thorvald Niss. Assises, Helene Christiansen (une amie d’Anna) en robe sombre, puis Anna Ancher et sa fille Helga.

La scène, encadrée d’un feuillage dont certains éléments sont précisément représentés, est d’une composition assez sophistiquée : les hommes sont alternativement habillés de costumes clairs et foncés et le seul visage féminin visible est celui d’Anna, dont la stature d’artiste centrale du groupe n’a jamais été mise en question. Son visage est éclairé de touches de lumière, comme ceux des autres peintres et sa robe, initialement sombre, a été retravaillée dans un second temps. Bien qu’influencé par l’impressionnisme, le style de Krøyer reste assez naturaliste, tout au long de sa carrière.

En revanche, le style d’Anna évolue rapidement et, contrairement à ce qu’on pourrait penser, cette évolution ne réside pas tant dans le choix d’une figure humaine de dos ou qui paraît ignorer la présence du peintre. C’est un thème récurrent de la peinture scandinave  - comme on l’a vu dans la belle exposition Vilhelm Hammershøi (1864-1916) au musée Henner en 2019 ! - qu’on retrouve aussi dans ce tableau contemporain de Viggo Johansen :

 

Viggo Johansen (1851-1935)
Intérieur de la cuisine – 1884
Huile sur toile, 84,7 x 64,4 cm
Skagens Kunstmuseer, Skagen

Ce qui constitue le regard spécifique d’Anna et qui, déjà, la distingue (souvenez-vous des Plumeurs de goélands), c’est la lumière qui dessine la forme de la fenêtre sur le rideau qu’elle sature de couleur et qui contraste radicalement avec le corsage noir de la servante, c’est la brume blonde du mur à gauche, où l’ombre du chiffon se dépose, c'est aussi le rayon de soleil, parallèle à la porte, strié des marques des petits bois de la fenêtre du couloir. Et pourtant, la scène est aussi une référence aux scènes domestiques hollandaises.

Femme de chambre dans la cuisine – 1883/86
Huile sur toile, dimension non communiquées
Den Hirschsprungske Samling, Copenhague


C’est la même lumière qui inonde le mur et luit doucement sur le visage de la vieille dame aveugle de 1883.

Femme aveugle dans sa chambre – 1883
Huile sur toile, 58,5 × 46,5 cm
Den Hirschsprungske Samling, Copenhague


Et c’est aussi, sur le seul portrait connu de son père, Erik, d’une facture nouvelle sans doute un peu expérimentale, l’éclat fragmenté de la lumière sur son visage et l’empreinte bouillonnante de la fenêtre sur le mur.

 

Portrait du père de l’artiste – 1888
Pastel sur toile, 26,5 x 21,5 cm
Anchers Hus, Skagen

La petite Helga qui fait sa Prière du soir est pareillement illuminée par une fenêtre invisible dont la clarté se projette également sur l’édredon rouge et le mur de gauche, comme une présence intime et bienveillante.

 

Prière du soir - 1888
Huile sur toile, 68 x 60 cm
Skagens Kunstmuseer, Skagen


L’année suivante, les Ancher partent à Paris pour six mois. Michael avait déjà envoyé deux toiles au Salon de 1885, dont un Portrait de ma femme qui est peut-être celui-ci où Anna est visiblement enceinte :

Michael Ancher (1849 – 1927)
Portrait de ma femme– 1884
Huile sur toile, 103,2 x 91,1 cm
Anchers Hus, Skagen


A Paris, Anna étudie avec Pierre Puvis de Chavannes, très admiré par les peintres scandinaves. On entrevoit son influence dans les grandes plages colorées d’Anna qui deviendront peu à peu des éléments importants de ses compositions, même si la luminosité particulière de sa palette lui appartient en propre, ou dans son tableau symboliste Chagrin sur lequel on reviendra plus loin.

Pendant ce séjour, elle aurait peint aussi ce portrait de Kitty Kielland, une peintre paysagiste qui faisait partie du cercle des artistes scandinaves de la Capitale.

 

Portrait de la peintre norvégienne Kitty Kielland – 1889
Huile sur toile, 28,5 x 24 cm
Anchers Hus, Skagen


Je ne suis pas très convaincue par les portraits d’Anna - à l'exception de ceux de sa mère - qui restent à mon sens la partie la moins intéressante de son travail, parce que même dans la durée, je n’ai pas l’impression qu’elle ait élaboré un style vraiment autonome. Et cette impression persiste dans ce portrait de Kyhn, peint juste avant la mort du peintre, ce qui explique que sa main n’ait pas été terminée.

 

Vilhelm Kyhn dans son atelier – 1903
Huile sur toile, 96 x 78,2 cm
Skagens Kunstmuseer, Skagen


Valdemar Christian Schønheyder Møller
Seul portrait peint par Anna figurant dans la frise de portraits de la salle à manger de l’hôtel Brøndum 


En 1889, les deux Ancher participent à l’Exposition universelle de Paris. Anna y reçoit une médaille d’argent mais je n’ai pas trouvé pour quelle œuvre particulière.

Contrairement à ses collègues de Skagen qui travaillent en plein air, Anna va faire de sa maison le lieu de sa pratique la plus avant-gardiste. Cela n’a rien de vraiment étonnant si on se souvient que c’est aussi dans leur environnement domestique que les femmes impressionnistes se sont exprimées le plus librement, tandis que leurs collègues masculins peignaient les rues et les cafés parisiens. 

Ainsi, c’est dans le salon bleu de l’hôtel Brøndum qu’Anna peint Helga occupée à faire du crochet, tandis que la Vierge du mur la regarde. La lumière, qui entre dans la pièce en dessinant de larges bandes obliques, vient aussi caresser les cheveux blonds de la petite fille et marquer de touches blanches rapides le dos de sa robe bleue. Ce tableau, qui ne raconte rien d’autre que ce qu’en dit son titre, a été exposé à Charlottenborg en 1892.

 

Lumière du soleil dans le salon bleu – 1891
Huile sur toile 65,2 x 58,8 cm
Skagens Kunstmuseer, Skagen


Dans le même salon bleu, Anna représente sa mère en 1893. La vieille dame, désormais à la retraite, s’y asseyait souvent pour lire la Bible ou prier, le dos droit, presque statufiée. Le bleu profond est le second thème du tableau, il n’encadre pas seulement le personnage mais s’insinue aussi sur ses genoux, ses mains et dans les reflets de la table et du dossier de la chaise.

 

Portrait de Ane Hedvig Brøndum – 1893
Huile sur toile, 67,8 x 59,8 cm
Anchers Hus, Skagen

 

Anna peint de très nombreux portraits de sa mère, souvent saisie au moment où la lumière transfigure de décor de la pièce.

Ane Hedvig Brøndum dans le salon rouge – 1910
Huile sur toile
Skagens Kunstmuseer, Skagen


Le regard d’Anna sur ses proches n’est pas fondamentalement différent de celui qu’elle porte sur son entourage, composé de femmes qu’elle connaît depuis l’enfance. De façon récurrente, elle les peint au travail, en couturières paisibles ou avec des enfants :

 

Etude de la tête d'Ane, la couturière – 1890
Pastel sur toile
Skagens Kunstmuseer, Skagen

La scène en elle-même ne montre rien d’autre que la concentration tranquille du modèle. C’est exclusivement la lumière qui façonne l’apparence du sujet et évoque en même temps le monde extérieur et la végétation qu’on imagine oscillant sous le souffle du vent. 


Deux petites filles qui apprennent à coudre – vers 1907
Huile sur toile, dimensions non communiquées
Skagens Kunstmuseer, Skagen

Détail du précédent

 

Une mère avec son enfant dans un salon ensoleillé 1903/1907
Huile sur toile, 49,5 x 57 cm
Ribe Kunstmuseum, Ribe, Danemark


Au cours du temps, sans que les thèmes des tableaux n’évoluent vraiment, la présence des carreaux de lumière devient un véritable marqueur de ses toiles, un élément à part entière :

 

Intérieur avec une femme cousant - vers 1910
Huile sur toile, 16 x 18 cm
Randers Kunstmuseum, Randers

D’autres tableaux montrent le labeur des paysans, également des scènes d’intérieur où Anna s’approche le plus possible de l’action, comme si elle y participait elle-même. Les personnages sont absorbés par leur travail et la scène paraît presque familière. Dans cette toile, la touche du pinceau devient plume !

 

Plumer les oies de Noël – 1907
Huile sur toile, dimensions non communiquées
Statens Museum for Kunst, Copenhague


Quelques tableaux d’Anna relatent des évènements collectifs, parfois en relation avec la religion et notamment l’église évangélique, à laquelle appartenaient la mère et les deux sœurs d’Anna mais ni elle-même ni ses frères. Anna est la seule peintre de Skagen à avoir abordé des sujets religieux.

Dans ces Funérailles, aucune interaction entre les personnages mais une impression de ferveur et de cohésion qui fixe le souvenir de la communautés villageoise de Skagen. Là aussi, la maîtrise de la couleur est remarquable (le châle de la femme au premier plan, les ombres sur les murs) et l’expression proche du symbolisme. Le tableau a été immédiatement acheté par le musée d'art de Copenhague et a contribué à la notoriété d’Anna.

 

Les funérailles – 1891
Huile sur toile, 103,5 x 124,5 cm
Statens Museum for Kunst, Copenhague


Elle a aussi peint une scène de vaccination collective que je n’ai pas trouvé indispensable de montrer ici, lui préférant celle que le musée de Skagen ne montre pas sur son site, représentant une sorte d’atelier de confection de couronnes décoratives, qui a lieu 18 ans après les Funérailles. On voit très bien l’évolution du traitement de la lumière entre les deux périodes :

Avant la visite royale – 1909
Huile sur toile, 68 x 97 cm
Skagens Kunstmuseer, Skagen

Quant au symbolisme des Funérailles, il réapparaît de façon beaucoup plus évidente dans cette étonnante scène de Chagrin (ou Deuil, on trouve les deux traductions) dans laquelle la mère d’Anna sert de modèle.

Anna a raconté plus tard avoir peint ce tableau à la suite d’un rêve où elle a vu une femme et sa fille se rencontrer sous une croix dans un cimetière. La femme s’était agenouillée et sa fille s’était penchée sur elle, un instant qui lui était resté en mémoire et qu’elle avait souhaité peindre. Certains se sont demandé si Anna avait voulu exprimer ainsi un repentir pour sa vie assez peu tournée vers la religiosité… 

 

Chagrin (Deuil) – 1902
Huile sur toile, 86,3 x 73,8 cm
Skagens Kunstmuseer, Skagen


La dimension religieuse de la famille Brøndum et du milieu d’origine d’Anna est également sensible dans un tableau de Michael, intitulé Jour de Noël 1900, où l’on voit les deux sœurs d’Anna et leur mère, formant un groupe compact réuni autour d’une Bible qu’elles viennent sans doute de lire à haute voix, tandis qu’Anna et sa fille se tienne sur la droite, un peu séparées d’elles.

Je l’ai placé en-dessous du mur correspondant de la salle à manger où était accroché un triptyque de Michael, Vagues se brisant sur la côte (1884/85), œuvre qu’on devine dans le Jour de Noël.

 


Michael Ancher (1849-1927)
Jour de Noël 1900 – 1903
Huile sur toile, 142 x 221 cm
Skagens Kunstmuseer, Skagen


Anna a peint aussi quelques scènes d’extérieur qui sont aussi significatives de l’acuité de son regard, comme ce Temps de l’automne qui existe aussi dans une autre version inversée (les personnages vont vers la gauche) et à dominante plus jaune. Une expression impressionniste dans une construction presque géométrique : l’espace de la toile est rigoureusement scindé en deux, les personnages, disposés comme en frise, marquent les verticales et les outils symbolisent le mouvement.

Au temps de l’automne – 1901
Huile sur toile, 63 x 82 cm
Fuglsang Art Museum, Guldgorgsund

Ce petit pastel est également intéressant en ce qu’il montre sa maîtrise de la technique et sa façon de considérer un jardin comme un espace clos, intime. Je regrette seulement ne pas en avoir trouvé de meilleure image…

 

Le poirier en automne – années 1890
Pastel sut toile, 42 x 61,5 cm
Skagens Kunstmuseer, Skagen


Jeune femme dans les coquelicots – 1910
Huile sur toile
Collection particulière

La maison des Ancher a subi quelques modifications et, en 1913, l’architecte Ulrik Plesner réalise une extension dans laquelle Anna et Michael installent leurs ateliers respectifs. Peu de temps après, Anna représente le sien dans cette scène d’intérieur qui ressemble bien peu à l’espace de travail d’un peintre. Cette fois, son carré de lumière est vu de face, vers l’extérieur et la seule trace de présence humaine dans la pièce est le bouquet.

 

Intérieur avec clématites – 1913
Huile sur toile, 64,2 x 55 cm
Skagens Kunstmuseer, Skagen


Comme dans L’heure du déjeuner, où il ne reste plus que les sabots pour marquer la progression de la lumière entre les deux pièces…

 

L’heure du déjeuner – vers 1914
Huile sur toile, 61,5 x 50,8 cm
Soro Kunstmuseum, Soro

« La construction spatiale de l'image représente un parcours dans l'espace en vert, rose et jaune, séparé par des encadrements de porte bleus et gris. La structure simple rend l'image presque abstraite. Elle devient une composition de champs de couleur et de cadres à l'intérieur du cadre. Ce qui nous ancre dans un espace reconnaissable, ce sont les sabots. En même temps, ils sont une trace de personnes et d'action. Ils racontent que quelqu'un habite ici, qu'ils pourraient faire une pause ou faire une sieste alors que le soleil est le plus chaud en milieu de journée. La lumière éclaire la pièce jaune ensoleillée - peut-être une buanderie ou un couloir - scintille dans l'air et donne un reflet dans la peinture de la porte. » (Notice du musée)

 

Petit à petit, la lumière tend à devenir le sujet central du tableau. Il ne reste plus qu’un ameublement vague, qui paraît avoir été posé là parce qu’il faut bien représenter quelque chose, peut-être par volonté de rester ancré dans la réalité. Mais le tableau dans le tableau, c’est celui des carrés de lumière. On s’étonne que le musée de Skagen ne juge pas utile de le présenter dans les œuvres importantes de l’artiste…

 

Soleil du soir dans l'atelier de l'artiste, Markvej - après 1912
Huile sur toile
Skagens Kunstmuseer, Skagen

… pas plus qu'il ne montre cet Intérieur, annexe Brøndum où la continuité de l’espace n’est plus marquée que par la lumière et… les lattes du parquet. Un moment fugitif et suspendu. Cette fois, c’est sûr, la lumière (à l'instant où elle apparaît) est l’unique sujet du tableau !

 

Intérieur, annexe Brøndum – 1918
Huile sur toile, 44,4 x 37,9 cm
Skagens Kunstmuseer, Skagen


Anna était donc proche de l’abstraction, en 1918. En cela, elle est évidemment la plus moderne des peintres de Skagen. D’ailleurs, ses contemporains ne s’y sont pas trompés. Dans une lettre à son ami Karl Madsen, le peintre suédois Oscar Björck écrivait en 1929 : « J’ai la plus grande admiration pour Anna Ancher, comme personne et comme artiste, elle est comme un rayon de soleil, et il y a quelque chose dans ses peintures que personne parmi nous ne possède à un tel degré, un dévouement serein au travail et une palette si riche et savoureuse qu’elle procure autant de plaisir qu’un fruit mûr. »

 

En 1904, Anna figurait dans le fameux répertoire Les Femmes dans les Beaux-Arts de Clara Erskine Clément qui précise qu’elle a remporté une médaille à Berlin en 1890 pour deux tableaux dont Femme aveugle dans sa chambre (1883). Le Benezit précise pour sa part (Tome 1, p.148), qu’elle a remporté deux médailles à Paris, en 1889 et 1900, qu’elle a figuré à l’exposition de 1900 à Saint Pétersbourg et a été nommée membre de l’Académie des Arts de Copenhague en 1904.

Enfin, en 1913, Anna a reçu la médaille danoise Ingenio et Arti, décernée aux scientifiques et artistes les plus éminents.

Anna est morte le 15 avril 1935 à Skagen et il semble bien que sa renommée posthume ait un peu pâti de celle de son brillant collègue, P.S. Krøyer. Il est heureux qu’elle soit à présent redécouverte, car même si sa première exposition monographique, organisée au Statens Museum for Kunst de Copenhague début 2020, a été annulée à cause du Covid, elle a été reprise au musée de Skagen puis au musée d’art de Lillehammer, en Norvège.

Espérons qu’elle arrivera un jour jusqu’à nous…

 


Ce détail du Soleil du soir dans l'atelier de l'artiste illustre la couverture du catalogue de l’exposition présentée à Skagen. Je ne suis pas sûre de l'avoir trouvé dans la bonne couleur mais tant pis, c’est le seul moyen de vous le montrer  de près !



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