N.B : si ce portrait date vraiment de
1876, comme l’indique le site de vente, Louise avait alors vingt-trois ans…
Louise est aussi l’arrière-petite-fille de Louise Contat, qui fut sociétaire de la Comédie-Française et créa le rôle de Suzanne dans Le Mariage de Figaro, et du comte Louis de Narbonne, fils illégitime de Louis XV, qui fut ministre de la guerre sous Louis XVI. Cette double ascendance allait lui donner « des raisons d’aimer le théâtre et d’avoir l’esprit de conversation ». (« Les souvenirs de théâtre de madame Louise Abbéma », La Rampe, 31 octobre 1920).
Lorsque sa famille quitte la France pour l’Italie où son père part superviser la construction des réseaux ferrés du Piémont, Louise a six ans. La famille suit la progression du chantier, à Bologne, puis Rimini et Ancône. Selon la presse de l’époque, c’est dans les musées italiens que serait née sa vocation artistique.
En 1867, la famille Abbéma rentre en France et s’installe 47 rue Laffite, dans le quartier de la Nouvelle Athènes. L’appétence artistique de Louise ne rencontre pas d’opposition de la part de ses parents, assez libéraux, et c’est chez un ami de son père, le peintre orientaliste Louis Devédeux (1820-1874) que la jeune fille prend ses premiers cours de dessin avant que son professeur soit recruté en 1870 pour la guerre franco-prussienne.
Louise décide alors de se former elle-même à la peinture en allant copier les maîtres du Louvre, chaperonnée par sa mère. Puis, comme Eva Gonzales avant elle (voir sa notice), elle rejoint en 1873 l’atelier pour jeunes filles de Charles Chaplin (1825-1891) et, comme Eva, se lasse très vite de son enseignement.
Elle retourne copier au Louvre et y rencontre Carolus-Duran (1829-1905). Il vient d’ouvrir avec son amis Jean-Jacques Henner (1829-1905), « l’Atelier pour Dames » du quai Voltaire. Louise s’y rend sans tarder pour travailler le portrait et en réalisera plusieurs de son professeur, devenu son ami.
C’est
cependant sous l’égide de Devédeux et Chaplin qu’elle s’inscrit au Salon de
1874, probablement parce que son changement d’atelier est récent. Elle y
présente un Portrait de Mme… qui n’est autre que sa mère,
Henriette-Sophie née d’Astoin. Le tableau passe inaperçu et on n’en a pas gardé
trace, pas plus que de celui du Salon suivant, un Portrait de la duchesse
Josiane, peut-être inspirée de celle de L’Homme qui rit de Victor
Hugo.
Dès 1871, Louise a rencontré Sarah Bernhardt - avec laquelle elle noue une relation artistique et amoureuse - et un ami peintre de Sarah, Georges Clairin (1843-1919). Ils forment ensemble un trio joyeux, dit « Société du Doigt dans l’Œil », travaillent ensemble dans l’atelier de Sarah et participent tous trois au Salon de 1876. Sarah y montre deux sculptures, dont un buste en bronze (qui n’est pas celui que je présente ci-dessous mais il date de la même époque et il s’agit de Clairin) et ses deux amis présentent… un portrait de Sarah.
Leurs
œuvres sont remarquées : « Les plus rigoristes ne se plaindront
assurément pas de la place qu’a prise Mlle Sarah Bernhardt au Salon de cette
année. […] Deux fois grande artiste, nous l’applaudissons au Salon de la
sculpture avec la même joie qu’à la maison de Molière. Nous éprouvons une
grande satisfaction devant ses deux remarquables images. Mlle Sarah Bernhardt
désirait décidément un portrait d’elle qui plût. […] Mlle Abbéma et M. Clairin
y ont complètement réussi. C’est devant le tableau de M. Clairin que nous ferons
notre première station […] Mlle Sarah Bernhardt est représentée là tout
entière, interprétée à merveille dans sa longue robe de satin blanc, noyée dans
des flots de tulle, nonchalamment assise sur des coussins orientaux, tenant à
la main un écran de plume de cygne, son grand lévrier sloughi couché à ses
pieds avec la nonchalance de sa maîtresse.
A
côté de l’indolente Sarah […], nous retrouvons la femme sérieuse peinte par
Mlle Abbéma. Ici, plus de fantaisie, plus de clinquant, l’artiste a fait place
à une femme vêtue d’une simple robe de cachemir [sic] noir, rentrée chez elle,
et nous ne saurions trop louer Mlle Abbéma qui a peint la femme avec une
sincérité égale à l’imagination que M. Clairin a mise à nous montrer
l’artiste. » (« Le Salon de 1876 », Zig-Zags à la plume à
travers l’Art– 14 mai 1876, p.3)
Il n’est hélas pas possible de montrer l’œuvre de Louise qui n’est plus localisée. Un dessin subsiste de la même année, peut-être était-il préparatoire car il n’est pas contradictoire avec la description du Zig-Zags…
Au
Salon de 1877, Louise présente une toile de dimension imposante, Le déjeuner
dans la serre, d’inspiration résolument moderne.
Une famille termine son déjeuner dans une serre typique du
XIXe, avec profusion de tentures et tapis, plantes un peu exotiques et,
au-dessus de la tête du père, un curieux assemblage de tentures et de palmes
sèches au milieu duquel trône un objet blanc présenté comme un trophée
militaire… La palette contrastée, le fond noir, font penser à Manet. Le tableau
est organisé en deux scènes : celle du fond rassemble les quatre adultes
qui paraissent engagés dans une conversation animée tandis qu’au premier
plan, la jeune femme et l’enfant, habillées de clair comme la table, sont isolées
dans leur propre échange. Le chien, lui, en profite pour finir une assiette.
En fait, ce n’est pas tout à fait une famille et on n’est pas dans une serre mais dans l’atelier de Louise. La jeune femme allongée, la tête appuyée sur sa main, c’est elle, évidemment, en compagnie de ses parents. La jeune femme en blanc pourrait être Jeanne, la sœur de Sarah Bernhardt également actrice avec sa petite fille, Saryta, et le jeune homme, un ami. Pour autant, la scène évoque parfaitement une fin de déjeuner dans une famille bourgeoise et le sens caché, s’il existe, nous est aujourd’hui inaccessible.
La critique est divisée : « Mlle Louise Abbéma possède toujours d’étonnantes qualités d’exécution et de couleur. Qu’elle se garde d’en abuser. Peut-être son Déjeuner dans la serre vise-t-il un peu trop à tirer l’œil. […] Nous sommes farouches. Nous n’admettons que la doctrine de l’art pour l’art, et nous voudrions voir Mlle Abbéma la pratiquer avec fanatisme. En attendant, le Déjeuner dans la serre, très lumineux et coloré jusqu’à l’exagération, si bien composé, si vigoureusement peint, si fermement dessiné qu’il soit, ne vaut pas à nos yeux un simple portrait de femme où le talent de Mlle Abbéma apparaît dans toute sa plénitude et toute sa sérénité. » (Frédéric Chevalier, « L’impressionnisme au Salon », L’artiste, 2d volume de 1877, p.38.)
« Cette année, le Déjeuner dans la serre est une vaste toile où Mlle Abbéma sort du lavis et du sec pour jeter la pâte et le lumière dont ses mains fébriles sont pleines. Cet éclat vibrant est d’une hardiesse décorative originale ; la note est franche, le ton local est juste ; les verts des palmes exotiques et des rideaux, les blancs et les jaunes des chairs, des étoffes, les gris, les jaunes, les laques et les cinabres, se heurtent peut-être avec un cliquetis qui commanderait l’étude de Véronèse et de Rubens ; mais, en somme, c’est une tentative des plus audacieuses, dont nous savons gré à cette artiste pleine de sève et de verve » approuve Théodore Véron dans son style inimitable. (Théodore Véron, Mémorial de l’art et des artistes de mon temps, Paris 1877, p.5/6)
Le tableau ne recevra pas de prix mais, exposé l’année suivante au Salon de la Société des amis des arts de Pau, il sera acheté par la ville.
La première Société des amis des Arts, association fondée en 1789 par l’architecte Charles de Wailly, pour encourager les artistes français, était une entreprise de mécénat collectif. Elle a organisé des expositions de 1791 à 1798 et a connu un grand succès. Après la réforme de ses statuts en 1817, elle a conservé son activité, sous une forme renouvelée, jusqu’à la fin du XIXe siècle. L’activité de ce type de société ne s’est pas limitée à la capitale : comme l’a montré une étude de l’INHA de 2019, les sociétés d’amis des arts se sont implantées sur tout le territoire au cours des XIXe et XXe siècles. Celles de Grenoble, Vichy, Tournus, Louhans, Pau, Amiens, Nancy, Metz et Strasbourg sont encore en activité. |
La même année, Louise peint cette petite scène intime…
… et ce beau portrait de Renée Delmas de Pont Jest, actrice, épouse de Lucien Guitry (et plus tard, mère de Sacha Guitry), qui a posé plusieurs fois pour elle, notamment pour Lilas Blanc, une des trois œuvres qu’elle présente au Salon de l’année suivante. Selon la base Joconde, son nom de scène était Renée de Pont Jest et elle apparaît ainsi nommée dans certains tableaux de Louise.
Renée était la fille de l’écrivain et
journaliste, Léon Delmas (connu sous son pseudonyme de Léon de Pont Jest) qui
organisait des bals costumés très courus. C’est peut-être à ces occasions que
Louise croquait sur le vif quelques jolis costumes qu’elle a interprétés dans
une série intitulée Travestissement dont on retrouve des traces sous
forme d’estampes au musée Carnavalet. La physionomie affirmée du modèle
d’Arlequine suggère qu’il ne s’agit pas d’un « type » mais d’une
vraie personne qui, à cause de sa frange, pourrait bien être Renée…
Mais n’anticipons pas. Au Salon de 1878, Louise présente un portrait en médaillon de sa belle amie. Il s’agissait peut-être de celui qu’on peut voir à Orsay, créé en 1875.
L’année suivante, Louise – dont on a déjà
compris que son amour du théâtre, autant que son affection pour Sarah
Bernhardt, la conduit à fréquenter de nombreuses actrices de la
Comédie-Française - présente deux portraits dont celui d’une sociétaire du
Français, Jeanne Samary.
Au sujet de ce tableau, Joris-Karl Huysmans, après avoir annoncé « Je suis arrivé maintenant devant les peintres des étoffes contemporaines, devant les tailleurs et les teinturiers. » n’est qu’à moitié aimable : « Mlle Abbéma aime moins les tons tranquilles, les phrases simples ; celle-là est plus turbulente, elle raffole des coups de couleurs et elle les plaque avec une vigueur étonnante chez une femme qui a séjourné, comme presque toutes ses confrères, dans l’atelier de M. Chaplin. Ses deux portraits de cette année sont bons. Celui de Mme X., se détachant en noir sur un fond mastic et tabac d’Espagne, est assez nerveusement brossé. Le noir de la robe, le réveil jaune de la rose, le blond des gants de Suède sur lequel se déroule le serpent d’or d’un bracelet, indiquent l’élève de cet étoffiste qui a nom Carolus Duran. Je préfère même ce portrait à celui de Mlle Samary, debout en robe grise et cravate violette sur du vert. Les cheveux blonds frisés en poils de caniche et tombant en pluie sur le front, et les lèvres peintes éclairées par la jolie lueur blanche des dents, sont cependant alertement troussés. L’éternel et insupportable rire de cette actrice est bien saisi. » (J-K. Huysmans « Le Salon de 1879 », L’Art moderne, Paris, Plon 1883, p.69)
Petit bonus au passage, le portrait de la même dame par Renoir, deux ans plus tôt…
Du Salon de 1880 - où on notera que, pour la première fois, Louise se déclare élève de Henner, en plus de Chaplin et Carolus Duran - nous ne verrons pas la grande Amazone qui paraît avoir disparu mais j’ai trouvé le Portrait de Mademoiselle Baretta dont les dimensions correspondent à celles qui sont, pour une fois, précisées dans le livret. Il y a un petit air de Chaplin dans les blancs poudrés et le voile léger (peut-être pour calmer Huismans…). On notera aussi que, pour la première fois, Louise se déclare élève de Henner, en plus de Chaplin et Carolus Duran.
Et aussi, ce probable portrait de Jeanne :
Deux
ans plus tard, au Salon de 1882, Louise fournit son interprétation des Saisons,
un thème qui n’est pas d’une originalité folle mais qu’elle actualise en
prêtant les traits d’actrices à l’exercice allégorique.
Grâce au site « Corpus artistique étampois », qui en a publié des petites vignettes, j’ai retrouvé deux représentations gravées et une en couleur, objet d’une vente déjà ancienne. Pour l’Automne, représentée par Renée Delmas, selon la base Joconde, je n’ai qu’une petite vignette…
Une
partie de la critique apprécie, l’autre boude…
« Délaissant l’allégorie, rompant avec les traditions de la Fable, la jeune et très intéressante artiste a placé le Printemps, l’Eté, l’Automne et l’Hiver, sous le vocable de comédiennes aimables et aimées. C’est ainsi que nous voyons, dans des paysages en hauteur, avec la grâce tendre d’Avril et la sérénité mélancolique de Novembre, Mlle Baretta et Mme Dalamas [sic] ; et sous la floraison de l’Eté, Mme Samary, et, sous les blancheurs hyperboréennes de l’Hiver, Mlle Reichemberg. » (« Salon de 1882 », L’Exposition des Beaux-Arts, Paris, Librairie d’Art, 1882, p.13)
Huismans raille méchamment : « Encore un peintre qui n’était pas le premier venu et qui s’effondre ! Nous allons pouvoir en dire autant de Mlle Abbéma qui tirait jadis de sa boîte de couleurs de gais pétards. Les Quatre Saisons, représentées par quatre actrices, sont, comme concept, une niaiserie bien féminine, mais ce qui est pis encore, c’est l’exécution lâchée, l’impersonnalité de cette peinture molle et acide » (L’art moderne, Appendice II, Paris, Plon 1883, p.296 et 297)
Et pourquoi Louise n’a-t-elle pas représenté Sarah Bernhardt dans ces Saisons ? Probablement parce qu’à l’époque, celle-ci se trouvait en tournée à l’étranger, après sa démission éclatante de la Comédie-Française en 1880 ou alors parce qu’elle est devenue trop célèbre pour se prêter à un tel stratagème ?
Elle se peindre avec elle, au bord d'un lac …
Les tableaux de Louise ne sont pas reproduits dans les catalogues illustrés des Salons de ces années-là. Je n’ai ainsi pas retrouvé le portrait de Ferdinand de Lesseps qu’elle a présenté en 1884. Mais, en 1885, elle montrait une scène de genre, Chanson d’après-midi.
On
se trouve probablement à nouveau chez Louise dans l’atelier où elle met en
œuvre son sens particulier de la décoration à base d’assiettes, de tentures et
d’objets japonais, très en vogue depuis l’Exposition universelle de 1867.
La volumétrie et l’arrangement des lieux correspondent parfaitement aux photographies de l’époque (voir ci-dessous) et on reconnaît son père, assis. Autre exemple de la sociabilité bourgeoise de l’époque, on n’hésite pas à se mettre au piano pour accompagner l’interprète du jour. La jeune pianiste est représentée dans un autre tableau de Louise, avec la même collerette plissée, et le piano est bien le même que sur la photo…
Louise produit aussi, pendant la même période, des œuvres plus délicates, comme ce portrait de Sarah dans son intimité, accompagné d’une belle nature morte sur la table.
Il
existe dans les collections muséales des œuvres de Louise assez
différentes de ce qu’elle montre aux Salons et qui répondent probablement à des
commandes privées, comme ces portraits d’actrices d’une même série dont un
certain Edouard Pasteur a fait don au musée Carnavalet, en 1913. Les dates
inscrites à côté du nom des actrices sont celles de l’année de leur élection respective
comme sociétaire de la Comédie-Française.
Datant
probablement de la même période, ce Portrait d’une élégante
parisienne, avec son fond exécuté en frottis à la Carolus Duran, est également plutôt réussi…
Et, plus inattendus, ces portraits d’enfants :
Le
style de Louise évolue. En 1892, elle présente au Salon Le Portrait de Mme
la comtesse de Martel qui, pour une fois, est reproduit dans le
catalogue illustré, ce qui m’a permis d’en retrouver une image (assez moche) sur un
site de vente.
Alors
qu’il s’agit d’un portrait (et non d’une scène de genre comme le Déjeuner
ou la Chanson d’après-midi), Louise innove en installant son modèle dans
un décor et sa palette devient beaucoup plus claire. La critique est
favorable : « voilà une actrice qui fait "actuel"
sans tomber dans l’impressionnisme ! » apprécie Gustave Hallier (Le
Salon, Dix ans de peinture, Tome 1, Paris, Calmann-Levy, 1902, p.59)
L’évolution se confirme l’année suivante avec Dans les fleurs qui présente un sujet dans un paysage et une cascade de verts savamment traitée.
En
1893, Louise participe à l’Exposition universelle de Chicago, comme plusieurs
femmes de sa génération (Mary Cassatt et Cecilia Beaux, en particulier). Elle y
envoie deux grands panneaux qui évoquent la ville de Paris dont on n'a pas gardé trace.
Arrive ensuite, au Salon de 1894, Matin d’avril, second tableau reproduit dans le catalogue, dont je dois dire que le format et l’allure de carte postale me laissent un peu dubitative. Le caractère assez commercial de l’œuvre est corroboré par le fait que l’image servira à une publicité pour le chocolat Poulain, avec un autre tableau, non localisé à ce jour.
La toile intitulée L’Hiver, du salon
suivant n’est répertoriée nulle part. Je suppose qu’il s’agit de celle-ci,
qui paraît appartenir à la même série. Cette impression est confirmée par la
description de Gustave Hallier : « Mme Abbéma s’est avisée de croquer
au passage une personnification charmante d’un Hiver très gentil,
traversant la place du Carrousel, le visage caché par un voile et bien
emmitouflée. Cette coquette apparition réconcilie avec la saison des
frimas. » (Op.cit., p.199)
Et
le musée Carnavalet conserve une huile de la même veine, issue de la collection
Seligmann.
C’est probablement en raison de la qualité de ses panneaux décoratifs de l’Exposition de Chicago – et sans doute aussi parce que Louise entretient des relations mondaines soutenues – que Guerlain lui commande un plafond sur le thème du parfum. Elle le présente au Salon de 1896.
Le
critique d’art François Thiébault-Sisson émet une appréciation en demi-teinte dont
l’argument final me laisse perplexe : « Dans un panneau rectangulaire
auquel des guirlandes de fleurs forment un cadre, une figure de femme,
élégamment drapée de mauve, monte sur un char de nuages en plein ciel. De ses
jolies mains nonchalantes, elle égrène des fleurs dans l’espace, des fleurs qui
symbolisent, dans l’esprit de Mademoiselle Louise Abbéma, les Parfums.
Le morceau, pris en lui-même, est charmant de délicatesse et de grâce
mièvre ; appliqué à la décoration d’une muraille, il serait
irréprochable ; encadré dans les moulures d’un plafond, il encourra le
reproche de ne pas suffisamment plafonner. » (Le Salon de 1896,
Paris, Boussod, Valadon, 1896, p.11)
Le thème de la belle dame nonchalante sera décliné à l’envi : l’année suivante, avec une allégorie de la Musique et, deux ans plus tard, à l’occasion d’une commande commerciale : il s’agissait de mettre en scène la « Bénédictine de Fécamp », une boisson créée en 1863 par un certain Alexandre Le Grand. Le panneau fut exposé au Salon de 1899 et à l’Exposition universelle de 1900, où il fut récompensé d’une médaille d’argent, puis le portrait du directeur de la Bénédictine figurera au Salon de 1901 !
Dans les productions des années suivantes, l’inspiration de Louise trouve sa source dans la représentation des portraits gravés du début du XVIIe siècle (un style que reconnaitront tous ceux qui ont lu leurs classiques en petites éditions scolaires…) :
Louise
décline ce modèle-type à partir du tournant du siècle, tant sous forme d’allégories
que de portraits, en y ajoutant une décoration florale luxuriante et de
grande qualité technique, dans un style qui évoque parfois le transparent-poudré
de maître Chaplin…
Et cette huile, présentée au Salon des artistes français et achetée par la ville de Paris :
Et ce panneau, commandé par l'Etat l'année suivante :
Un peu dans la même veine, ce portrait de Cécile Sorel, autre monstre sacré du Théâtre-Français, dans les années 20 :
Parallèlement,
entre les années 1885 et 1911, Louise a exposé tous les ans à la galerie
Georges Petit. Quand on se sait combien ces expositions étaient difficiles à
obtenir pour les femmes peintres de sa génération, on est un peu surpris, sauf
à considérer que le réseau social dont l’artiste bénéficiait, en dehors de
toute considération artistique, suffisait à assurer le succès de l’entreprise.
Ceci étant, la presse de l’époque est assez élogieuse à ce sujet, même si on comprend entre les lignes que le rendez-vous est aussi mondain qu’artistique : « Un public de choix, amis et femmes charmantes, inaugurait hier, chez M. Georges Petit, l’exposition annuelle de Mlle Louise Abbéma. La spirituelle artiste ne s’appuie que sur ses propres forces et fait crânement, chaque printemps sa petite exposition personnelle, fuyant les coteries, les réclames tapageuses et étant elle-même son propre archonte. Nous ferons dans le talent de Mlle Abbéma une grande part au paysage, car ce peintre des femmes élégantes et des colombines musquées s’entend à merveille à parler le langage simple de la nature ; une meule de foin frais coupé, un champ de pavots […] sont autant de pages exquises où la poésie de chaque heure est observée et rendue avec un charme profond. […] Mais la Parisienne ne perd jamais ses droits et la voici qui reparaît dans le tableau point rustique intitulé Dans la neige. Mlle Abbéma sait le parti qu’on peut tirer d’une fine silhouette vêtue de loutre sur des fonds de blancheurs neigeuses. Les éventails ont encore fourni à Mlle Abbéma le prétexte de gracieuses fantaisies. L’arrangement est toujours à peu près le même mais que de variété dans les petits fonds et les détails ingénieux dont s’entoure la figure centrale ! […] On le voit, Mlle Abbéma est une travailleuse qui ne perd pas son temps et ce nous est, chaque nouvel avril, un véritable plaisir de rendre hommage à ce labeur d’une année. » (Paul Gilbert, Chronique des expositions, Le Journal des artistes – 10 avril 1892, p.105-106)
Grâce à cet article, on prend connaissance de deux thèmes qui ne sont jamais apparus aux Salons : les paysages et les éventails.
S’agissant des paysages, les premiers ont été peints par Louise au Tréport où il est probable qu'elle se rendait en villégiature.
Dans
les paysages plus tardifs, l’inspiration japonaise devient évidente : un
premier plan très rapproché, matérialisé par une gerbe de fleur ou un arbre, et
un paysage plus lointain, un classique de l’estampe japonaise du XVIIIe siècle.
Une
première variation encore timide :
Puis des représentations beaucoup plus affirmées, comme dans ces talentueuses illustrations in-texte de l’édition originale de La Mer de René Maizeroy (Paris, Georges Petit, 1895 Grand in-folio, 100 exemplaires numérotés) :
Et cette illustration d’une partition de Gustave Charpentier qui a mis en musique les poèmes de Baudelaire :
On trouve sur les sites de vente des paysages et natures mortes de qualité moyenne, bien qu'elle ait été membre du comité de la section de peinture à la Société d’horticulture de France.
La
question des éventails est également intéressante car on dispose de modèles conservés
en musées.
Elle commence très tôt à s’intéresser au format, ici pour un projet également composé en deux plans :
Sarah Bernhardt dans un jardin japonais - 1885
Pastel, 45 x 79 cm
Zimmerli Art Museum, Nouveau-Brunswick, New Jersey
Ensuite,
on pressent que, vite conçus et rapidement réalisés, les éventails devaient permettre à
Louise de s’assurer des revenus réguliers…
Mais ils ne sont pas sans intérêts pour autant car ils constituent autant de variations d’un modèle bien maîtrisé qui puise également aux sources de l’art japonais : un femme (généralement au centre) et un paysage qu’elle réinterprète. Un modèle qui peut s’adapter aux commandes, comme on le voit avec les deux éventails ci-dessous (Ermitage et Carnavalet) :
Ainsi, un même motif, exécuté sur un objet de luxe, comme l’éventail ci-dessous, peut être décliné en objet commémoratif bon marché pour un gala de l’Opéra, avec le programme imprimé au verso, en français et en russe !
Et tous les thèmes sont permis :
Enfin, les sujets étudiés pour l’éventail pouvaient aussi se décliner en panneau décoratif :
« Mlle Abbéma
s’est créé une manière toute personnelle d’interpréter les êtres et les choses.
[…] La Japonaise est une des plus jolies fantaisies qui aient jamais hanté l’esprit
d’un artiste : coquettement drapée dans une étoffes aux vives couleurs, la Japonaise, au visage charmant de sérénité et de grâce, s’élève dans l’espace,
emportée par un grand papillon aux ailes déployées. […] Cette « idée »
originale a inspiré à Mlle Abbéma, non seulement l’éventail dont nous parlons
mais encore un grand panneau décoratif. » (Firmin Javel, Article relatant
une exposition de Louise à la galerie Georges Petit, en avril 1888)
*
En résumé, une artiste prolifique et originale, qui a
abordé de très nombreuses techniques, a également laissé des décors, encore en
place à l’Hôtel de ville de Paris et dans certaines mairies d’arrondissement (ainsi qu'à l'église de Notre-Dame-de-Lorette), et
dont la carrière a été reconnue puisqu’elle a reçu de nombreux prix et
distinctions, y compris les grades d’officier académique, de chevalier du Mérite
agricole et de la Légion d’honneur (en 1906).
Elle a brillé dans les salons mondains de la IIIe République et conjugué une grande liberté dans sa vie personnelle et des positions politiques assez réactionnaires, notamment à l’égard des combats féministes… personne n'est parfait.
Une artiste inclassable qui, depuis sa mort, le 26 juillet 1927, n’a jamais fait l'objet de la moindre exposition monographique. Mais 2027 n’est plus très loin !
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