En l’absence d’autoportrait connu,
l’œuvre qui en tient lieu n’a pas été choisie au hasard : le talent de
Rosa s’y exprime tout de même puisque c’est elle qui a peint le taureau !
Marie-Rosalie
Bonheur est née le 16 mars 1822 à Bordeaux d’une mère musicienne, fille adoptive d’un riche
commerçant bordelais, et d’un père peintre, Raymond Bonheur.
Rosa
a six ans et trois frères et sœurs, lorsque son père décide de s’installer à
Paris avec sa famille. Peu après, il rejoint,
en saint-simonien convaincu, la « communauté de Ménilmontant », sorte
de confrérie laïque et sectaire où lui-même assure une fonction bénévole et qu'il ne quittera qu’en 1832, après que les
saint-simoniens ont été condamnés pour atteinte aux bonnes mœurs.
Persuadé de donner à sa fille les meilleures chances d'éducation, il confie Rosa à l’école de la communauté qui accueille ensemble garçons et filles, prône l’égalité des sexes et l’entraide entre tous les êtres vivants. Toutefois, l’uniforme voyant qui suscite les moqueries des autres gamins et les obligations de bénévolat qui accaparent son père - pendant que sa mère se tue littéralement à l’ouvrage pour faire vivre sa famille - ne séduisent Rosa que très modérément.
C’est une élève difficile dont la formation s’arrête à la mort prématurée de sa mère. Son père, faute d’argent, est incapable de lui assurer une sépulture, ce qui constitue un violent traumatisme pour Rosa. Entre onze et quatorze ans, elle doit travailler comme couturière pour aider sa famille jusqu’à ce que son père rouvre enfin son atelier et consente à lui enseigner son art.
Cette
expérience éducative a deux conséquences pour Rosa : elle est persuadée que les
animaux sont doués de sensibilité, ce qui a probablement influencé son choix de peinture animalière ; elle croie profondément à l’égalité entre les sexes, ce qui
lui permet de conduire sa vie comme elle l’entent : « Ces péripéties
ont exercé une influence incroyable sur ma vie, les paroles entendues chez les
Frères n’ont point été sans m’influencer pour m’éloigner du mariage »
dira-t-elle à Anna Klumpke, 60 ans plus tard (Rosa Bonheur, sa vie, son œuvre,
Paris, Flammarion, 1908)
En 1837, elle rencontre Nathalie Micas, adolescente comme elle, dont son père doit réaliser le portrait. Elles deviennent des amies inséparables puis, adultes, vivront ensemble jusqu’à la mort de Nathalie en 1889.
Rosa ne se contente pas de l’atelier de son père et travaille comme copiste au Louvre où elle est surnommée « le petit Hussard » à cause, dit-on, de sa détermination. Son choix de la peinture animalière intervient très tôt puisque la première fois qu’elle paraît au Salon du Louvre, en 1841 – où, contrairement à ce qu’on lit souvent, elle ne s’est jamais inscrite comme l’élève de son père – elle présente Chèvres et moutons et Deux lapins.
Ces Deux lapins sont peut-être ceux-ci, qui datent de 1840. Selon la base Joconde, ils seraient conservés au musée des beaux-arts de Bordeaux mais je n’en ai pas trouvé confirmation sur son site en ligne.
En
1843, elle ne présente qu’un seule œuvre, un plâtre représentant un taureau.
Faute de l’avoir trouvé, je présente ici une brebis, modelée en 1842. Elle permet de se faire une idée de son travail de l’époque.
Elle
voyage en France, dans les Pyrénées, en Auvergne, dans le Cantal et en profite
pour rapporter de nombreuses études qui lui serviront tout au long de sa
carrière.
Elle a pratiqué cet exercice, sur le vif ou de façon plus élaborée, pendant toute sa vie.
Les années suivantes, la productivité de Rosa est impressionnante. Tous les ans, elle présente entre quatre et six œuvres au Salon et son travail est rapidement remarqué : elle reçoit une médaille d’or au Salon de 1848 pour Bœufs et taureaux, race du Cantal :
La même année, elle présente un taureau en
bronze qu'on peut imaginer en regardant celui-là, modelé en 1846.
Au même salon, son frère Auguste-François présente un portrait de sa sœur :
Sa médaille vaut à Rosa une première commande de l’Etat, Le Labourage nivernais qui obtient un tel succès qu’au lieu d’être envoyé au musée de Lyon, sa destination initiale, il sera exposé au musée du Luxembourg puis versé dans les collections du Louvre et se trouve aujourd’hui au musée d’Orsay.
C’est lors d’un séjour dans la Nièvre que Rosa a observé la
scène représentée : le « sombrage » est le premier labour qui
précède la plantation des vignes. La terre doit être profondément ouverte ce
qui nécessite la force de puissants attelages, ici composés de six bœufs. Le
point de vue en contrebas et le cadrage élargi employé par l’artiste
contribuent à donner une illusion de réalité à cette scène minutieusement
décrite que vient renforcer le grand format de la toile. (Notice du musée d’Orsay)
En 1849, à la mort de son père, Rosa le remplace à la direction de « l'École impériale gratuite de dessin pour demoiselles », poste qu’elle conservera jusqu'en 1860 avec l’aide de sa sœur, rappelant avec insistance à ses élèves l’importance du dessin.
Pour réaliser l'immense Marché aux chevaux de Paris, elle se rend deux fois par semaine sur le boulevard de l’Hôpital, près de l’hospice de la Salpêtrière (visible sur la gauche, en arrière-plan), où il se tenait, en vêtements d’homme afin de ne pas attirer l’attention. C’est peut-être là qu’elle prit goût à cette tenue, pour laquelle elle dût ensuite demander une autorisation spéciale, puisqu’il était alors interdit aux femmes de s’habiller en homme. (Et en plus, elle portait les cheveux courts et fumait le cigare !) Pour autant, je ne suis pas sûre que Rosa, bien qu’indéniablement favorable à l’indépendance et au vote des femmes, n’aurait pas été un peu surprise de se voir érigée en icône homosexuelle - comme on le lit actuellement, dans de nombreuses communications, même muséales - puisqu’elle ne s’est jamais exprimée sur le sujet de façon aussi claire… mais passons.
L’œuvre qui fut présentée au Salon de 1853 à Paris, puis à celui de la Société des Amis des Arts de Bordeaux de 1854, lui assura une immense notoriété. (Ne pas hésiter à cliquer sur l’image pour mieux la voir !)
Rosa ne parvint pas à faire acheter, par la
municipalité bordelaise, cette toile qu'elle considérait comme son
chef-d’œuvre. Elle fut acquise par un américain, Ernest Gambard, marchand belge
installé à Londres, qui s’occupera de la diffusion internationale des œuvres de
Rosa. C’est ce qui explique que cette œuvre, qui fut aussi présentée à
l’Exposition universelle de 1855, se trouve aujourd’hui au MET…
Musée des Beaux-Arts de Bordeaux
Contemporain du Marché aux chevaux, ce petit tableau récemment acheté par le musée de Bordeaux, montre un cheval, fin mais puissant, grignotant une haie à l’ombre, tandis qu’au second plan, deux robustes percherons sont conduits à vive allure sur une route caillouteuse.
La scène, où les humains ne sont que des
silhouettes, démontre, comme celle du Marché aux chevaux que le véritable centre d’intérêt de
Rosa était animalier, même si elle manifestait une réelle empathie à
l’égard des paysans, comme dans ce portrait d’un Berger landais :
Viendront
ensuite d’autres grands formats, comme La Fenaison en Auvergne qui sera
le dernier tableau présenté par Rosa au Salon où elle ne paraîtra
plus ensuite. Le tableau sera aussi exposé à l’Exposition universelle de la
même année et lui vaudra la médaille d’or.
Je ne sais pas si Rosa s'est aussi baladée dans les Pyrénées à cette époque mais c'est probable !
En 1855/56, Rosa effectue un voyage triomphal en Angleterre où elle est présentée à l’une de ses admiratrices, la reine Victoria. Elle en profite pour se rendre dans les Highlands, d’où elle rapporte des scènes de la faune locale :
Et ces taureaux et moutons à l'épais manteau laineux :
Ou bien cet admirable dessin de vaches traversant un lac :
Fusain pastel encre et craie sur vélin coloré, 124 x 223 cm
Musée d’Orsay, Paris
Grâce à Ernest Gambard, elle se forge une clientèle fidèle en Angleterre où l’on retrouve aujourd’hui plusieurs de ses œuvres dans les musées, comme la copie du Marché au chevaux, à la National Gallery, des Moutons dans un paysage au musée de Sheffield, ou encore ce so cute Burbouyo du musée de Blackburn…
… ou ce tout aussi cute petit chien de berger :
Elle peint aussi à cette époque ce cerf magistral !
La
notoriété de Rosa est aussi liée au fait qu’elle ne néglige pas ce qui peut
participer au rayonnement de son travail. Ses œuvres sont reproduites, dès
1853, par la Maison Goupil, marchand d’art et éditeur parisien, qui diffuse les
reproductions en estampes d’œuvres de nombreux artistes et dont l’activité
s’est développée à Paris, puis à Londres et à New York, ce
qui a probablement contribué à la renommée de Rosa outre-Atlantique. Elle
pouvait y trouver une clientèle beaucoup plus intéressée par l’art animalier
que le public français.
Le nombre élevé d’œuvres de Rosa présentes dans les collections américaines témoigne de la réussite de cette stratégie.
La scène se situe probablement sur l'un des hauts pâturages des Pyrénées que Rosa a visités en 1850.
En
1860, Rosa s’installe avec Nathalie au château de By, en Seine et Marne, où
elle peut disposer d’un immense atelier et de 4 hectares de pâturages pour ses
animaux, une véritable ménagerie : chiens, moutons, chevaux, gazelle et
même un couple de lions qui fut peut-être le modèle de ces superbes études :
C’est dans cette propriété qu’elle recevra en 1864 la visite de l’Impératrice Eugénie et qu’elle sera nommée officier de la Légion d’honneur l'année suivante. Théophile Gautier aurait déclaré à cette occasion : « avec elle, il n'y a pas besoin de galanterie ; elle fait de l'art sérieusement, et on peut la traiter en homme. La peinture n'est pas pour elle une variété de broderie au petit point » (sans commentaire !).
C’est probablement par amitié pour Buffalo Bill qui était venu lui rendre visite à By, que Rosa accepta de poser avec lui à l’Exposition universelle de 1889. Ils avaient de bonnes raisons de s’entendre : il était favorable au vote des femmes, elle défendait le droit des Indiens. A cette occasion, Rosa rencontre Anna Klumpke, une jeune peintre de trente-trois ans qui leur sert d’interprète. Après le décès de Nathalie, cette année-là, Anna restera auprès de Rosa.
Buffalo Bill, venu avec une troupe d’Amérindiens présenter son Wild West Show – un spectacle retraçant la conquête de l’Ouest qui a tenu l’affiche à Paris pendant sept mois - lui offrit un costume de Sioux et elle fit son portrait (même si, de fait, il s’agit tout autant du portrait de son cheval !).
Rosa mourra dix ans plus tard, sans avoir terminé son dernier grand format, La Foulaison du blé en Camargue, scène inspirée de Mireille, un poème épique en langue occitane de Frédéric Mistral (1859) qui évoque les traditions provençales. Il représente un troupeau de chevaux de labeur piétinant du blé pour en extraire le grain, menés au fouet par un cavalier.
Comme dans toutes ses œuvres, la présence humaine paraît ici anecdotique mais évoque cependant le travail paysan et les traditions agricoles, dans le format horizontal et une composition dynamique qui constituent sa marque.
Rosa a été portraiturée
deux fois dans son âge mûr, par deux femmes, Anna Klumpke et Georges Achille-Fould (1865 –
1951). Je ne montre ici que l’un de ces portraits, le second se trouve au musée
de Bordeaux.
*
Après la mort de Rosa, Anna Klumpke, devenue sa légataire
universelle, s’est chargée de transmettre son héritage. Elle a publié en 1908,
en français et en anglais, les mémoires que Rosa lui avait dictées et prit soin
du domaine de By qui resta dans sa famille, laquelle y a ouvert un
musée-atelier à la mémoire de Rosa en 1983.
Il fallut toutefois attendre 1997 pour qu’une première exposition d’une centaine d’œuvres de Rosa soit organisée à Bordeaux puis présentée à Barbizon et à New York.
Le château et son parc ont été racheté en 2018, alors qu’une procédure de classement était en cours. Il est devenu un musée privé où, selon les publicités, on peut même dormir dans la « suite Rosa Bonheur » … sans commentaire.
C’est dire si on attend avec intérêt la prochaine rétrospective, conjointement préparée par le musée des Beaux-Arts de Bordeaux et le musée d’Orsay - et le catalogue qui devrait l’accompagner et sera le premier ouvrage à présenter l’ensemble de son œuvre - à l’occasion du bicentenaire de sa naissance. Il faudra s'y précipiter pour voir les grands formats, enfin en taille réelle !
En attendant, je voulais terminer avec des paysages de Rosa. D'abord, deux aquarelles.
L’une est conservée au Louvre :
L’autre a été acquise récemment par le musée d’Orsay. Elle mêle habilement une image en couleur et une autre en noir & blanc, dans la partie basse, peut-être pour évoquer la photographie…
« Aux doctrines [de mon père] je dois ma grande et glorieuse
ambition pour le sexe auquel j'appartiens fièrement et dont je défendrai
l'indépendance jusqu'à mon dernier jour. »
*
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