Née le 28 janvier 1761, Marguerite
Gérard était la fille du parfumeur grassois Claude Gérard et de sa femme Marie Gilette.
Elle est la cadette d'une fratrie de sept enfants et vivait déjà à Paris avec
ses frères et sœurs lorsqu’elle perdit sa mère, en 1775.
Une partie de la famille rentra alors à Grasse tandis que Marguerite commençait son apprentissage chez son beau-frère, le peintre Jean-Honoré Fragonard, mari de sa sœur Marie-Anne, elle-même peintre miniaturiste, tous deux installés au Louvre. Il semble bien que cette situation ait résulté d’un souhait très affirmé de Marguerite de devenir peintre (et peut-être aussi de la détection précoce de ses capacités prometteuses par le grand « Frago » !)
Dès 1778, le nom de Marguerite apparaît au bas des estampes réalisées d’après Fragonard. Elle n’a que 17 ans.
L’enfant et le bouledogue - 1778
Puis Marguerite s’initie à la peinture et participe à l'exécution d’œuvres signées par
Fragonard lui-même, comme tout élève d’un atelier au XVIIIe siècle. Tous deux
exécutent de remarquables scènes de genre, dans le style de la peinture
hollandaise du XVIIe siècle, très prisées de la bourgeoisie montante : jeux
d’ombres et de lumière, satiné des robes en soie, fenêtres en vitrail, lustre
en laiton…
Ainsi, participe-t-elle, par exemple, à l’exécution des étoffes dans La mauvaise nouvelle :
Cette
collaboration rend parfois difficile l’attribution exacte des tableaux. Ainsi, Le
Baiser à la dérobée, l’un des tableaux les plus connus de Fragonard, a été
parfois attribué à lui seul (Cuzin 1987) mais une autre fois à Marguerite
(Rosenberg 1989). Aujourd'hui, le tableau est souvent attribué aux deux
artistes.
Quelle qu’ait pu être l’importance de la place de Marguerite dans la réalisation de ces toiles, il était à l’époque à la fois normal de ne pas la citer, puisqu’elle n’était pas à l’origine de la composition du tableau, et plus prudent pour sa réputation, dès lors qu’un sujet pouvait être jugé un peu « leste », comme Le Baiser à la dérobée.
Même
collaboration des deux peintres dans Le chat angora dont l’invention et
quelques éléments reviendraient à Fragonard (notamment le chat, le visage de la
jeune fille et la figure de la vieille femme à l’arrière-plan) tandis que
Marguerite Gérard aurait peint le reste de la composition.
Nouvelle collaboration pour cette autre scène de genre, La jeune mère érudite. Fragonard est l’auteur de la nourrice tenant l’enfant et de la vieille dame appuyée sur le paravent, tandis que Marguerite a peint la partie droite : le jeune mère, le jeune garçon et la servante à la porte, ainsi que les divers éléments du décor.
L’Élève intéressante montre la maîtrise atteinte par Marguerite. La composition très élaborée, la délicatesse et l’habileté du traitement des tissus et du décor sont assez époustouflants. Selon Carole Blumenfeld, spécialiste de la période, Fragonard se serait chargé de peindre les mains et le visage de la jeune femme ainsi que les animaux. On verra cependant, dans des œuvres postérieures, que Marguerite était parfaitement capable de camper des petits chiens très convaincants. Par ailleurs, la gravure réalisée d’après le tableau, à la même époque, ne cite que Marguerite comme auteur, ce qui voudrait dire qu’elle en a, au moins, décidé la composition.
Quoi qu’il en soit, cette œuvre fait entrer Marguerite dans la catégorie des peintres remarquables de la fin de l’Ancien régime.
Au milieu du bazar bohème de l’atelier, l’élève contemple l’estampe
de La Fontaine de l’amour
d’après Fragonard, tandis qu’un chat et un chien chahutent gentiment derrière
elle. Dans la sphère, probablement
métallique, posée au sol sur la gauche, apparaît le reflet de la peintre devant
son chevalet, avec son maître debout derrière elle et une autre femme assise
devant la fenêtre. Elle est identique à celle du Chat angora et on y
décèle les mêmes personnages. La référence à l’œuvre du maître et sa présence
tutélaire dans le reflet sont explicites : c’est un hommage de Marguerite
à Jean-Honoré.
J’ai été très surprise en voyant cette œuvre pour la première fois, dans l’exposition du musée du Luxembourg « Peintres femmes, naissance d’un combat (1780-1830) ». Je l’imaginais d’assez grand format, elle ne mesure en fait que 60 x 50 cm.
N.B. : Cette œuvre a été acquise par le Louvre grâce à l’exercice du droit de préemption de l’Etat lors d'une vente Sotheby’s, fin 2019. Vive le droit de préemption !
À la même époque, la jeune femme s’engage dans une stratégie de carrière, en réalisant de petits portraits intimistes, à l’huile sur panneaux de bois de petit format (21 x 16 cm), représentant son cercle familial, les amis artistes et les relations de Fragonard.
Exécutés au cours des quelques années qui précèdent la Révolution, ces portraits représentent les images non officielles des personnalités du monde des arts et du spectacle de l’époque : Fragonard lui-même et son ami Hubert Robert, le compositeur Grétry, les architectes comme Claude-Nicolas Ledoux et Charles de Wailly, etc. Ils sont représentés dans leur activité de prédilection plutôt que dans leurs fonctions officielles, ce qui correspond à la fois à la sensibilité du temps et à la montée en puissance de la reconnaissance des talents de la bourgeoisie. Ils ont été généralement cédés aux modèles.
Ceux-ci posent le plus souvent assis, avec quelques attributs qui permettent de les identifier. Peu de meubles mais presque toujours le même guéridon, que l’on aperçoit aussi dans l’Elève intéressante. Aujourd’hui, ces petits portraits, bien que n’ayant pas été conçus pour être vus ensemble, fonctionnent comme une série, caractéristique de son travail de la décennie 1780-1790. Ils constituent aussi une véritable galerie documentaire de personnalités de la bourgeoisie éclairée parisienne, à la veille de la Révolution.
Certaines des photos qui suivent ont été copiées dans le catalogue de l’exposition du musée Cognacq-Jay en 2009 et ne sont donc pas d’une qualité remarquable mais elles sont parfois plus nettes que celles qu’on trouve en ligne, quand on les trouve…
Collection particulière
Le peintre est représenté dans attitude de repos, en chaussons
d’intérieur et gilet en partie dégrafé, sans être pour autant négligé puisqu’il
a gardé sa perruque et que son costume de soie et de satin révèle une attention
portée à sa tenue. A l’exception du porte-mine de craie blanche dans sa main
droite et le linge blanc dans sa main gauche, rien n’évoque le peintre, ce qui
est inhabituel dans ce type de portrait.
Désigné comme Portrait de Fragonard à l’exposition de 2009 à Cognacq-Jay, ce tableau est aussi considéré comme le portrait d’Antoine François Callet par certains auteurs, pour des motifs de ressemblance et parce que les tenues habituelles de Fragonard n’étaient pas aussi raffinées. Je reproduis ci-dessous un autoportrait du peintre et un autre portrait, exécuté par Marguerite et conservé au musée Fragonard. Chacun pourra se faire une idée, sans oublier que, pour Marguerite, la ressemblance du modèle était sans doute moins importante que l’évocation de sa place dans la société.
Autoportrait tourné de trois-quarts à gauche
Pierre noire - 12,6 x 10,1 cm
La présence du guéridon trahit le fait que ce portrait a probablement été peint dans l’atelier de Marguerite. La présence du globe pourrait indiquer un géographe ou un philosophe (c’est avec cet attribut que Catherine Lusurier représente d’Alembert dix ans plus tôt) mais le grand in-folio évoque plutôt des récits de voyage.
Selon le musée Cognacq-Jay, la pose décontractée suggère
l’amateur d’art, surpris en privé.
Cet avocat au Parlement de Provence, a été élu premier consul
de Grasse en 1786 puis député du Tiers Etat. Sa mine débonnaire laisse entendre
qu’il est assez satisfait de ce qu’il est en train d’accomplir. Il pose devant
de grands livres, le premier est intitulé Droits de l’homme et du citoyen (…) 1789.
La coiffure, mi-longue et crêpée, l’absence d’attributs
(livres, plans) à l’exception de la rose sur la table et du feuillet dans la
main, jointes à la tenue typique de la mode anglaise portée par les
« petits-maîtres » (ancêtres des gandins) de la fin des années 1780,
font penser à un comédien ou un chanteur : un homme à succès.
On a longtemps cru que les trois femmes représentaient la
famille du graveur Ledoux, peinte par Vestier, alors qu’il s’agit évidemment de
celle de l’architecte homonyme, célébrissime en son temps et ami de
Fragonard, dont la famille pratiquait la musique de façon assidue.
D’abord identifié comme un celui de Ledoux -mais Ledoux avait deux filles comme on l’a vu ci-dessus- ce portrait de famille reste pour l’instant anonyme. L’architecte tient visiblement un dessin de jardins, peut-être ceux de Cassan, réaménagés par Pierre-Jacques Bergeret, fils du premier mécène de Fragonard et ami du peintre. L’architecte qui a réalisé les travaux était François-Denis Courtiller. Il s’agit peut-être de lui… ?
Je remarque aussi l'attention donnée aux deux enfants que leurs parents entourent affectueusement de leur bras.
Marguerite réalise une image privée du peintre Hubert Robert, l’année même où Elisabeth Vigée Le Brun montre au Salon son image publique. Le portrait peint par Marguerite sera le seul que conservera la veuve de Robert, ce qui tend à démontrer sa qualité, au plan de l’expression psychologique du modèle.
Compositeur célèbre de son temps, Grétry était une figure
emblématique de la société parisienne de la fin du siècle et la plupart des
peintres de l’époque le prirent pour modèle. Là encore, Elisabeth Vigée n’est pas en
reste !
A la fois architecte et peintre (il
appartenait aux deux Académies royales), Wailly est une figure de
l’architecture néo-classique, comme Boullée dont il fut le condisciple. Il est
notamment l’auteur du théâtre de l’Odéon avec Marie-Joseph Peyre, et de
l’église Saint-Leu-Saint-Gilles à Paris.
Et s’il n’a pas eu « droit » au traditionnel guéridon, c’est tout simplement parce qu’il était aussi l’auteur des meubles représentés par Marguerite, d’après les propres dessins de son modèle !
Cet homme inconnu, en tenue sobre et élégante, est
probablement un homme de lettres ou un intellectuel engagé, au tout début de la
Révolution (puisqu’il ne porte pas de cocarde). L’inévitable guéridon supporte
des papiers divers et l’homme tient dans sa main gauche ce qui doit représenter
le signe de son engagement. Le modelé un peu porcelainé du visage le place
probablement à la fin de la période des petits portraits.
Ces deux tableaux forment une paire, conservée sous main
privée et qui n’a jamais été séparée. L’élégance des vêtements et l’assurance
de la pose de l’un comme de l’autre modèle, ainsi que la présence de livres
suggèrent une position sociale élevée. Le fauteuil de l’homme est toutefois le
même que celui sur lequel est assis l’Homme
à la brochure et beaucoup d’autres modèles de Marguerite.
Il existe aussi des portraits de femme seule.
Selon le musée, la jeune femme de ce portrait intimiste
fait certainement partie de l’entourage de la famille Fragonard et il est fort
probable que ce tableau ait été peint pendant le séjour grassois de la famille en
1790.
« L’indécision
ne manque pas de piquant et permet de mesurer le chemin parcouru depuis la
série des petits portraits dont Marguerite Gérard a repris ici la même mise en
page et dont elle plaça, à dessein, le guéridon. L’image est d’autant plus
frappante que la jeune femme brune aux yeux noirs ressemble étrangement au
peintre, une confusion sans doute volontairement entretenue dans le tableau. » (cartel du musée)
Il existe au musée Vivenel de Compiègne une seconde version de cette jeune femme où une rose remplace la lettre qu’elle tient ici à la main. Une lettre, une rose, peut-être une interrogation sur la place que l’amour doit prendre dans la vie de l’artiste…?
Lorsque
la Révolution arrive, Marguerite s’est fait un nom. Elle est connue des
collectionneurs et n’a plus besoin de son beau-frère pour vendre ses propres toiles.
Elle produit alors des « scènes de genre », qui comportent de
nombreuses références à la Hollande du Siècle d’or et représentent souvent des
femmes dans leur intimité.
« La
Nouvelle du retour est un clin d’œil à la Femme lisant une lettre
de Gerard Ter Borch qui, du vivant du peintre hollandais, avait inspiré nombre
de ses contemporains. En s’inscrivant dans le lignée de ces célèbres
prédécesseurs, Marguerite Gérard montrait sa dette envers la Hollande des fijnschilders,
les peintres de la manière fine, tout en affirmant sa propre écriture. Plongée
dans une douce rêverie, la jeune fille vient de décacheter une missive qui la
trouble. La nature de ses relations avec le jeune homme, dont elle conserve le
portrait, est peut-être plus avancée qu’il n’y paraît puisqu’il a oublié auprès
d’elle son chapeau agrémenté de plumes – un détail dont la connotation sexuelle
était très affirmée dans la peinture hollandaise. » (cartel du musée)
On pense d’abord que le cadeau est la corbeille de fleurs puis on se demande s’il ne s’agit pas, en fait, du lièvre et du volatile mort qui se trouvent au sol, au premier plan… les deux, peut-être !
Lorsqu’est fondée la Société des amis des arts, celle-ci soutient immédiatement Marguerite qui participe à la première exposition. Il semble que ce moyen de diffusion lui ait convenu puisqu’elle ne paraît pas au Salon du Louvre avant 1799, au moment où les expositions de la Société des amis des arts s’interrompent.
La Société des amis des Arts est une association fondée en 1789 par l’architecte Charles de Wailly, pour encourager les artistes français, à une époque où l’institution académique est contestée et qu’il est difficile, pour les artistes, de montrer leur travail et se faire connaître. Entreprise de mécénat
collectif, la Société repose sur une « souscription de douze cents
amateurs, qui donneraient chacun seulement une somme de 50 livres par
année ». Elle organise des expositions
de 1790 à 1798 et, grâce à la souscription de ses membres, acquiert des
œuvres d’art pour sa propre collection, puis une loterie répartit les œuvres
entre les souscripteurs. La Société des Amis des Arts connaît un réel succès,
réforme ses statuts en 1817 et conserve son activité, sous une forme
renouvelée, jusqu’à la fin du XIXe siècle. L’activité de ce type de société ne s’est pas limitée à la capitale : comme l’a montré une étude de l’INHA de 2019, les sociétés d’amis des arts se sont implantées sur tout le territoire au cours des XIXe et XXe siècles. Celles de Grenoble, Vichy, Tournus, Louhans, Pau, Amiens, Nancy, Metz et Strasbourg sont encore en activité. |
A
la fin de la période révolutionnaire, Marguerite réalise également des portraits
en miniature. Il en existe deux charmants dont les costumes
évoquent la période du Directoire :
Et deux autres un peu plus tardifs :
En 1794, Marguerite prend part au concours de l’an II avec L’Héroïne de Saint-Milhier, une bien édifiante histoire : « le 15 brumaire de l’an premier. Les ennemis s’étaient rendus maîtres de Saint-Milhier. Une jeune femme, entourée de ses enfants, était assise tranquillement dans sa boutique, sur un baril de poudre ; elle tenait deux pistolets à la main, disposée à faire sauter la maison et toute sa famille plutôt que de tomber au pouvoir des brigands. Son courage et cette mâle contenance leur en imposèrent, et son asile fut respecté. » (On est prié de garder son calme, il n’y a rien d’inquiétant à être tranquillement assise sur un baril de poudre !)
C’est en 1799, l’année du Consulat, que Marguerite participe au Salon pour la première fois, alors qu’elle est déjà une peintre reconnue, avec quatre toiles, notamment un Portrait d’une femme assise tenant son enfant sur les genoux.
Je place ici deux autres portraits de la même époque qui confirment le goût de Marguerite (et sans doute de sa clientèle) pour les scènes musicales.
Marguerite n’a pas participé au Salon de 1800 mais elle expose en 1801 trois toiles aux titres évocateurs : Deux jeunes époux lisant leur correspondance d’amour, Un enfant sur les genoux de sa mère ; sa bonne lui fait lécher les pieds par un carlin et Une jeune femme interrompue dans ses occupations par les jeux de ses enfants qui l’entourent. Des scènes de genre comme on les aimait. C’est le succès.
En
1802, Une jeune femme embrassant son enfant, Une jeune fille dans un
paysage et Une jeune femme allaitant son enfant :
Si la jeune mère est habillée de façon quotidienne, avec sa jupe rayée et son fichu, l’autre est parée comme si elle s’était détournée d’élégantes activités sociales pour venir soutenir son amie, qu’elle tient affectueusement par l’épaule. Le chat, lui, est relégué dans l’ombre, au bout du sofa !
Cette image d’intimité n’est pas le seul intérêt du tableau, qui est également délicieusement évocateur : le joli châle jeté négligemment sur un dossier, la coiffure à l’antique de l’amie, le traitement délicat de la robe blanche qu’on perçoit soyeuse et légère. Bref, c’est un tableau « à la mode » qui ne passe pas inaperçu au Salon : il est acquis par le collectionneur anglais Joseph Wilkinson, ce qui contribue à la célébrité de Marguerite outre-Manche.
Les critiques se pâment : « L’âme
candide et pure de Mlle Gérard a répandu une teinte virginale sur toutes les
scènes domestiques auxquelles son pinceau prête tant de charme… Mlle Gérard
marche seule dans une carrière où son goût et ses mains habiles savent toujours
faire éclore des fleurs… L’artiste a d’autant plus de mérites à bien exprimer
les impressions de famille qu’elle s’était refusée à les éprouver pour n’appartenir
qu’à son art. » (cités par
Jules Renouvier dans L’Histoire de l’Art
pendant la Révolution, Paris, Renouard, 1863, p.171)
S’agit-il d’un autoportrait ? Quoi qu’il en soit, c’est
une image valorisante de deux femmes artistes et le satiné que Marguerite sait si
bien réaliser fait, une fois de plus, merveille.
Au Salon de 1804, c’est une avalanche : pas moins de sept numéros qui vont d’Un ancien conseiller d'Etat levant l'audience de son tribunal à Une mère nourrice présentant le sein à son enfant, que lui amène une gouvernante.
Elle présente notamment une paire :
La bonne nouvelle et La mauvaise nouvelle qui montrent deux amies partageant la lecture d’une lettre.
Là encore, la scène se déroule dans un ameublement à la mode du temps et le petit chien, qui constitue une sorte d’attribut des femmes de la bonne société (on le retrouve dans nombre de scènes de Marguerite), paraît être là pour exprimer le climat général de la scène : guilleret et vaniteux dans ce tableau où il se regarde dans le miroir, il est piteux et éploré dans la scène suivante, La mauvaise nouvelle.
N.B. : Cette version du tableau n’est pas celle qui a été présentée
au Salon mais une réplique de la main de Marguerite, commandée par des
amateurs.
Cette fois encore, l’amie est le premier témoin de ce qu’on
imagine être la disparition d’un être cher, peut-être une victime des guerres
continuelles de la période ? On notera le jeu de reflet dans le miroir du
fond.
C’est de loin l’œuvre que j’apprécie le moins : les deux femmes sont curieusement proportionnées et je trouve que la palette manque de subtilité. Toutefois, si on se souvient de La Mauvaise nouvelle de Fragonard, présentée plus haut, on ne peut que remarquer que, cette fois, la désespérée n’est plus seule et partage son chagrin avec une amie.
Sous l’Empire, alors que la cote de Fragonard est fortement déclinante, celle de Marguerite est à son apogée. En 1808, dans son Rapport sur les Beaux-Arts présenté à la séance du Conseil d’État du 5 mars 1808, Joachim le Breton, secrétaire perpétuel de la classe des Beaux-Arts de l’Institut, place Marguerite Gérard au rang des gloires de la peinture féminine du XVIIIe siècle avec Vigée-Lebrun, Labille-Guiard et Vallayer-Coster.
La même année, Marguerite montre trois toiles au Salon. L’une aborde un sujet politique qu’elle traite en scène de genre : Clémence de S. M. l’Empereur à Berlin.
Le livret du Salon de 1808 explique : « Le prince de
Hatzfeld était chargé par S.M. l’Empereur du gouvernement civil de Berlin. Des
lettres interceptées aux avant-postes firent connaître qu’il instruisait le
prince de Hohenlohe des mouvements des Français ; en conséquence il fut arrêté.
Sa femme vint se jeter aux pieds de S.M., en protestant de l’innocence de son
mari (…) Cette femme grosse de plus de huit mois s’évanouissait (…) L’Empereur
fut touché de son état. Eh bien, lui dit-il, vous tenez cette lettre, jetez-la
au feu. »
Nationalmuseet, Stockholm
« La scène se déroule dans un petit cabinet. Debout, une femme est en train de lire une lettre tout en caressant un petit chien. Près d’elle est assis un homme d’un certain âge : un compas à la main, il s’appuie sur un grand globe terrestre sous lequel est tapi un chat. Les deux protagonistes portent des habits qui s’inspirent de ceux du XVIIe siècle, que ce soit la veste noire de l’homme au large col et manchettes en dentelle, ou la robe en satin gris clair de la demoiselle avec ses manches amples et taille marquée. Avec grande subtilité, l’ambiance à la Caspar Netscher est agrémentée d’un fauteuil Empire, les boiseries du cabinet dissimulent les placards de bibliothèque et le visage de la femme a la beauté d’une statue antique.
Comme souvent chez Gérard, les personnages évoluent en silence et interagissent peu, rendant malaisée la lecture du sujet sans la description du Livret du Salon. On comprend en effet que la jeune femme lit la lettre de son bien-aimé, dont la miniature est serrée dans le médaillon qu’elle porte à son corsage. Mais rien n’indique qu’il s’agit de son époux. De même, l’homme peut être pris pour un précepteur qui attend que son élève termine la lecture et il ne semble nullement intéressé par le globe. Le titre à rallonge lève toute ambiguïté, mais, en réalité, la situation précise importe peu, car elle n’est que prétexte à une mise en scène plaisante et mélancolique, toute en oppositions entre ombre et lumière, le chatoiement du satin gris perle et la profondeur du velours noir, la fougue du petit chien – symbole de fidélité, il est plus encore un héritage de Fragonard – et le calme du chat. » (Extrait de la notice de la galerie Alexis Bordes)
J’ai choisi de montrer ce tableau qui me paraît, somme toute, assez caractéristique de la société illustrée par les œuvres de Marguerite. Nous sommes chez un couple à l’aise, comme l’indiquent le mobilier, la présence d’une servante, la porte ouvrant sur un jardin. La jeune mère tient dans sa main ce qui paraît être une partition musicale, et c’est le jeune père - une fois n’est pas coutume - qui tient l’enfant dans ses bras.
Preuve du succès de Marguerite, ses scènes de genre, recherchées par les collectionneurs,
sont également largement reproduites :
Le modèle (inversé) de ce Triomphe se trouve à Moscou !
Marguerite participe aux Salons de façon irrégulière jusqu’en 1824 : sept toiles en 1814, trois en 1817, puis trois en 1824.
En 1822, deux de ses œuvres sont publiées dans l’ouvrage « Galerie de son altesse royale Madame la duchesse de Berry », par Féréol Bonnemaison, conservateur de la galerie de peintures de la duchesse, ce qui constitue une autre indication de son succès et de la diversité de sa clientèle.
« Les cadres de mademoiselle Gérard parlent en général plus au cœur qu'à l'imagination. Presque toujours des sentiments d'innocence, d'amour maternel, de respect religieux, y sont exprimés de la manière la plus simple et la plus touchante. Elève de feu M. Fragonard père, l'artiste a conservé dans son travail, dans sa couleur, dans l'ordonnance de ses compositions, le cachet de l'école d'où elle sort. Sa touche est plus moelleuse que ferme ; les tons qu'elle emploie plus suaves que brillants ; et toutefois ses tableaux sont justement remarqués, parce que les figures en sont bien pensées, les costumes dessinés avec goût, et que l'effet en est aussi pittoresque que bien entendu. » (Notice de l’œuvre dans l’ouvrage précité)
Quant à l'autre œuvre présentée dans l'ouvrage, intitulée L'Heureuse mère, elle n'est autre que la Jeune femme assise tenant son enfant sur les genoux, présentée au Salon de 1799 où elle a peut-être été acquise par la duchesse !
Marguerite
aurait pratiqué le portrait jusqu’à la fin de sa carrière. Je n’en ai pas
trouvé d’exemples plus tardifs. Ils sont probablement dans des
collections particulières.
Les
années 1820 sont une période féconde de création pour Marguerite. En témoignent des œuvres comme
L’Inspiration et L’Atelier du peintre où elle imagine des
scènes historiques ou mythiques, un épisode situé à la cour de François Ier
pour la première, l’Espagne de la fin du XVIIe siècle pour la seconde.
Marguerite
Gérard est morte le 18 mai 1837, à Paris.
*
Comment résumer la place de Marguerite Gérard dans la scène artistique de son temps ?
Il me semble qu’elle se caractérise d’abord par son goût et son talent à montrer la société à laquelle elle appartenait. Désireuse de conduire sa propre carrière, elle n’a pas manqué de répondre aux attentes de son public, en épousant une thématique de félicité familiale qui répondait à l’ordre moral naissant du XIXe siècle. Pour autant, les jeunes femmes qu’elle représente ne sont pas seulement des mères : elles expriment aussi une solidarité féminine et une audace légère qui se lit dans leurs attitudes déliées, leur élégance raffinée et la présence d’un léger parfum de séduction qui plane sur les scènes les plus banales.
Elle
a su, surtout, développer un style personnel et original qui lui a permis non seulement de
gagner son autonomie face à son célèbre mentor mais aussi de rencontrer le succès en
explorant avec subtilité le domaine de l’intimité féminine.
Je
termine avec cette touchante petite étude de sa main et son beau profil, dessiné
par Fragonard.
Plume et encre brune, lavis brun, sur graphite
Pour écrire cette petite synthèse, je me
suis notamment appuyée sur le catalogue, rédigé par Carole Blumenfeld et José
de Los Llanos, accompagnant l’exposition « Marguerite Gérard, Artiste en
1789, dans l’atelier de Fragonard » qui s’est tenue en 2009, au musée Cognacq-Jay à Paris.
*
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