Tout le monde
connaît déjà les nombreux autoportraits d’Elisabeth et je vais en montrer
plusieurs dans cette notice. Alors, pour une fois, j’ai choisi un portrait
réalisé par un autre, parce que j’ai un faible pour ce buste d’Augustin Pajou,
que j’ai (mal) photographié il y a quelques années au Louvre-Lens.
Louise-Elisabeth était la fille de Louis Vigée, un excellent pastelliste, professeur à l’Académie de Saint-Luc, qui l’encouragea à suivre son inclination pour le dessin.
Femme au mantelet bleu à « coqueluchon » - 1745
Pastel sur papier marouflé sur toile, 73 x 60 cm
Collection particulière
Mais il n’aura pas le temps de lui dispenser son enseignement car il meurt en 1767. Elisabeth n’a que 12 ans mais elle sait déjà qu’elle sera peintre. Elle prendra des leçons avec Gabriel Briard (1725-1777) « médiocre peintre » mais « excellent dessinateur » en compagnie d’Anne-Rosalie Bocquet, puis auprès de Joseph Vernet (1714-1789).
Elle visite les collections privées, copie des tableaux au musée du Luxembourg et s’exerce au portrait. Elle est admise à l’Académie Saint-Luc en 1774 et y expose, la même année, cinq portraits et trois allégories : la Peinture, la Poésie et la Musique.
Ce pastel, exécuté la même année, souligne la maîtrise qu’elle a déjà atteinte, à dix-neuf ans.
En 1776, elle épouse Jean-Baptiste Pierre Le Brun, peintre et élève de Boucher et de Deshayes. Il est surtout l’un des marchands d’art les plus en vue. Ce triste sire, joueur, libertin et qui met la main sur toute la production de sa femme, en la laissant souvent sans le sou, sera portraituré une seule fois par Elisabeth en 1777, dans un rôle du musicien du Concert espagnol, dans une scène de genre d’inspiration hollandaise.
Portrait par lui-même – 1795
Mais grâce à lui, Elisabeth est rapidement présentée à une clientèle fortunée et proche de la cour.
Musée du Louvre, Paris
Elle a réalisé au moins quatre portraits de Madame du Barry. En voici deux…
Difficile de ne pas souligner la promptitude avec laquelle Elisabeth atteint la consécration. Elle n’a que 23 ans quand elle exécute le portrait de Marie-Antoinette en grand habit de cour. Elle n’a pas encore trouvé son style, le modèle est raide et la pause un peu trop conforme à l’iconographie traditionnelle.
Dès 1783, avec le Portrait
de Marie-Antoinette en gaulle (une robe de mousseline), on est déjà
dans une autre dimension. Mais ce tableau scandalise l’opinion publique :
la reine s’est fait peindre en chemise ! Il doit donc être remplacé
dare-dare par un autre, dans une tenue plus appropriée à la majesté royale.
La même année, Elisabeth est reçue à l’Académie Royale de peinture et de sculpture. Voyons comment elle raconte les circonstances de cette réception :
« Nous
revînmes en Flandre revoir les chefs-d’œuvre de Rubens. […] à Anvers, je
trouvais chez un particulier le fameux chapeau de paille qui vient d’être vendu
dernièrement à un Anglais pour une somme considérable. Son grand effet réside
dans les deux différentes lumières que donnent le simple jour et la lueur du
soleil (les clairs sont au soleil ; ce qu’il me faut appeler les ombres,
faute d’un autre mot, est le jour). Et peut-être faut-il être peintre pour
juger tout le mérite d’exécution qu’a déployé là Rubens. Ce tableau me ravit et
m’inspira au point que je fis mon portrait à Bruxelles en cherchant le même
effet. Je me peignis en portant sur la tête un chapeau de paille, une plume et
une guirlande de fleurs des champs, et tenant ma palette à la main.
On peut dire que l’objectif est atteint puisque son visage est éclairé, alors même qu’il est dans l’ombre ! On remarquera au passage que, pour une femme, prétendre imiter Rubens, alors considéré comme un génie de la peinture, ne manquait pas d’aplomb. Il est donc parfaitement normal, dans l’esprit d’Elisabeth, qu’une reconnaissance académique s’ensuive :
« Le portrait dont je vous parle et plusieurs autres de mes ouvrages décidèrent Joseph Vernet à me proposer comme membre de l’Académie royale de peinture. M. Pierre, alors premier peintre du Roi, s’y opposa fortement, ne voulant pas, disait-il, que l’on reçût des femmes, et pourtant madame Vallayer-Coster, qui peignait parfaitement les fleurs, était déjà reçue ; je crois même que madame Vien l’était aussi.
Quoi
qu’il en soit, M. Pierre, peintre fort médiocre car il ne voyait dans la
peinture que le maniement de la brosse, avait de l’esprit ; et, de plus,
il était riche, ce qui lui donnait les moyens de recevoir avec faste les
artistes, qui dans ce temps étaient moins fortunés qu’aujourd’hui. Son opposition
aurait pu me devenir fatale, si dans ce temps-là tous les vrais amateurs
n’avaient été associés à l’Académie de peinture, et s’ils n’avaient formés, en
ma faveur, une cabale contre celle de M. Pierre. C’est alors qu’on fit ce
couplet :
Enfin je fus reçue. M. Pierre alors fit courir le bruit que c’était par ordre de la cour qu’on me recevait. Je pense bien en effet que le Roi et la Reine avaient été assez bons pour désirer me voir entrer à l’Académie ; mais voilà tout. » (Souvenirs de Madame Vigée Le Brun, Paris, Charpentier et Cie, 1869, Tome premier, Lettres à la princesse Kourakin, lettre IV, pp. 58-59, consultable en ligne. Les références de cette notice correspondent à cette édition).
Son morceau de réception à
l’Académie est une allégorie, La Paix ramenant l’Abondance.
Le morceau de réception était un exercice très codifié. Loin
d’être libre, le choix de son sujet répondait à la « hiérarchie des
genres »,
doctrine de l’Académie fondée
sur l’existence d’une hiérarchie naturelle, de l’humain à l’inanimé, et sur la
difficulté de la tâche de l’artiste. Cette hiérarchie, formulée par l’architecte
et historiographe André Félibien (1619-1695) dans sa Préface aux Conférences de
l’Académie (1667), place au sommet la peinture d’histoire
qui représente des thèmes de l’histoire religieuse et antique ou encore des
sujets mythologiques ; puis viennent le portrait, la scène de genre, le
paysage, et enfin la nature morte.
« En présentant une allégorie comme morceau d’admission, Vigée Le Brun fait donc un choix symbolique. Non seulement l’artiste entend démontrer son savoir alors qu’elle n’a pas pu suivre, en tant que femme, l’enseignement académique mais elle prouve aussi qu’elle peut égaler ses confrères masculins sur leur propre terrain. » (Notice de la base Joconde)
Les années qui précèdent
la Révolution sont extrêmement productives, Elisabeth est à l’apogée de sa
carrière. Difficile de montrer toutes ses œuvres alors j'ai choisi celles que je
trouve les plus emblématiques, comme le Portrait de la baronne de Crussol
ou Madame Vigée Le Brun et sa fille, que le public du Salon de 1787 reçoit avec tant de ferveur qu’il
sera rapidement surnommé La Tendresse maternelle. Une image maternelle
dont on a dit que l’attitude était inspirée des Vierges à l’Enfant de Raphaël
(1483-1520).
« La
baronne de Crussol est ici portraiturée à mi-corps, de dos, son visage tourné
vers le spectateur, et elle tient une partition où, avec un souci très poussé
du détail, Elizabeth-Louise Vigée-Lebrun a reproduit le texte et les notes d'un
opéra de Gluck : Echo et Narcisse, joué à Paris en 1797. Les références à la
reine sont nombreuses dans cette toile : le fichu « à la
Marie-Antoinette », qui éclaire le visage de la baronne, et le fait que Gluck
était le musicien préféré de la reine, n'en sont que quelques exemples. La
facture du vêtement, en soie rouge bordée de fourrure noire, de la dentelle de
la manche et du fichu blanc, témoigne d'une parfaite maîtrise des jeux d'ombre
et de lumière, qui font ressortir toute la richesse de la toilette. » (Notice
de la base Joconde)
« La tendresse naturelle, ce sentiment délicat, cette douce affection de l’âme, est rendue avec un art si admirable que le tableau peut être comparé à ce que les plus grands maîtres de l’école d’Italie ont produit de plus sublime. » (L’Année littéraire, 1787)
Il est aussi amusant de prendre un peu de recul pour évoquer la fortune postérieure de ces portraits. Ainsi, celui qui suit fut accroché quelques années dans le salon du couturier Jacques Doucet. On le sait grâce aux travaux d’Adrien Karbowsky qui en dessina pièce par pièce, cimaise par cimaise, le projet décoratif pour l’hôtel du 19 rue Spontini, dans lequel Jacques Doucet emménagea en 1907. Chaque œuvre est soigneusement représentée et identifiable. Ceci étant, bien que figurant au « salon des pastels », le portrait en question a bien été peint à l’huile… !
Mais revenons à Elisabeth.
En 1787, elle exécute
son portrait le plus célèbre de Marie-Antoinette, tableau de propagande
royale commandé par le comte
d’Angivillers sur ordre de Louis XVI, pour réhabiliter l’image de la reine mise
à mal par le scandale de l’affaire du Collier.
Huile sur toile - 275 x 216,5 cm
Ce qui ne l'empêche pas, la même année, de portraiturer une cantatrice en vogue qu’elle évoque en ces termes :
« J’arrive
enfin à celle dont j’ai pu suivre toute la carrière dramatique, au talent le
plus parfait que l’Opéra-Comique ait possédé, à madame Dugazon. Jamais on n’a
porté sur la scène autant de vérité. Madame Dugazon avait un de ces talents de
nature qui semblent ne rien devoir à l’étude. […] Noble, naïve, gracieuse,
piquante, elle avait vingt physionomies, de même qu’elle faisait toujours
entendre l’accent propre au personnage, et son chant n’annonçait aucune autre
prétention. » (Ibid., lettre VIII, p.74)
Et quel aplomb, cette Elisabeth ! Le 16 juillet 1788, trois ambassadeurs de Mysore, en Inde, arrivent à Paris, envoyé par leur souverain pour solliciter le soutien de Louis XVI pour chasser d’Inde les Anglais.
« J'ai
vu ces Indiens à l'opéra et ils m'ont paru si remarquablement pittoresques que
je voulus faire leurs portraits. Ayant communiqué mon désir à leur interprète,
je sus qu'ils ne consentiraient jamais à se laisser si la demande ne venait pas
du roi, et j’obtins cette faveur de Sa Majesté. Je me rendis à l’hôtel où
ils habitaient, car ils voulaient être peints chez eux, avec de grandes toiles
et des couleurs. […] le plus grand qui s’appelait Davich Khan [sic], me donna
séance. Je le fis en pied, tenant son poignard. Les draperies, les mains, tout
fut fait d’après lui, tant il se tenait avec complaisance. »
« Lorsque
le portrait de Davich Khan fut sec, je l’envoyais chercher ; mais il
l’avait caché derrière son lit et ne voulait point le rendre, prétextant qu’il
fallait une âme à ce portrait. Ce refus donna lieu à de forts jolis vers qui me
furent adressés et que je copie ici :
Je ne pus avoir mon tableau qu’en employant la supercherie ; et, lorsque l’ambassadeur ne le retrouva plus, il s’en prit à son valet de chambre qu’il voulait tuer. L’interprète eut toutes les peines du monde à lui faire comprendre qu’on ne tuait pas les valets de chambre à Paris, et fut obligé de lui dire que le roi de France avait fait demander le portrait. Ces deux tableaux ont été exposés au salon de 1789. Après la mort de M. Le Brun, qui s’était emparé de tous mes ouvrages, ils ont été vendus, et j’ignore qui les possède aujourd’hui. » (Ibid., lettre IV, pp. 41-43)
Au-delà de la peinture de mœurs, toujours instructive, voilà un portrait dont la mise en scène en contre-plongée ne manque pas d'effet. De la même année, je veux montrer aussi son portrait du peintre Hubert Robert (1733-1808), d’une puissance d’expression remarquable.
« Il
avait de l’esprit naturel, beaucoup d’instruction, sans aucune pédanterie, et
l’intarissable gaîté de son caractère le rendait l’homme le plus aimable qu’on
pût voir en société. » (Ibid., Portraits de plume, p.289)
Mais « L’affreuse année 1789 était commencée et la terreur s’emparait déjà de tous les esprits sages. […] mon parti était pris de quitter la France. Depuis de nombreuses années, j’avais le désir d’aller à Rome. Le grand nombre de portraits que je m’étais engagée à faire m’avait seul empêchée jusqu’alors d’exécuter mon projet ; […] d’ailleurs, des libelles affreux pleuvaient sur mes amis, sur mes connaissances, sur moi-même, hélas ! et quoique, grâce au ciel, je n’eusse jamais fait de mal à personne, je pensais un peu comme celui qui disait : « On m’accuse d’avoir pris les tours de Notre Dame ; elles sont encore en place ; mais je m’en vais, car il est clair que l’on m’en veut. […] il ne s’agissait plus de succès, de fortune ; il s’agissait simplement de sauver sa tête. » (Ibid., lettre XII, pp. 129-130)
Par chance, elle avait
peint deux ans auparavant les portraits d’une femme qu’elle admirait, la
marquise de Grollier et de son compagnon, le bailli
de Crussol. La « somme de cent louis » qu’elle reçut en rémunération
de la seconde toile lui fut versée directement en 1789, ce qui lui permit de la
soustraire à la rapacité de son mari. Ce petit pécule lui permet de quitter la
France.
Pastel - 50 x 40 cm
Elisabeth s’enfuit avec sa fille, le 5 octobre, le jour même où le roi et la reine « furent amenés de Versailles à Paris au milieu des piques ». Après Lyon, Chambéry, Turin, Parme, Modène et Bologne - et sans manquer d’aller admirer les chefs-d’œuvre des villes où elle fait étape - elle atteint Florence le 3 novembre.
« Le jour que j’allais visiter la galerie où se trouvent les portraits des peintres modernes peints par eux-mêmes, on me fit l’honneur de me demander le mien pour la ville de Florence et je promis de l’envoyer quand je serais arrivée à Rome. Je remarquai avec un certain orgueil dans cette galerie celui d’Angelica Kaufmann, une des gloires de notre sexe. » (Ibid., Chapitre 1er, p.149)
Elisabeth
tiendra promesse en 1790 et son Artiste exécutant un portrait de la reine
Marie-Antoinette
rejoindra les autoportraits de
Lavinia Fontana, Marietta Robusti, Rosalba Carrera et Angelica Kauffmann, ses
illustres devancières. Certains auteurs sont un peu dubitatifs sur ce récit
qu’ils considèrent comme peu crédible et pensent qu’Elisabeth a offert son
tableau de son propre chef, espérant ainsi soigner sa postérité. C’est bien
possible mais, dans cette hypothèse, elle n’a pas manqué d’habileté…
Remarquons, au passage, qu’elle se représente en train de peindre une souveraine emportée dans la tourmente révolutionnaire, alors qu’elle-même en exil et qu’elle sait que ce tableau sera exposé à Florence. Expression de sa loyauté à l’égard de Marie-Antoinette qui l’a toujours protégée ou espoir que les évènements vont tourner en sa faveur ?
Le 1er décembre, elle arrive à Rome où elle est accueillie par M. Ménageot, le directeur de l’Académie de France, dont les pensionnaires lui offrent la palette du jeune Drouais (voir Catherine Lusurier).
En dépit de ses tracas de logements (« je suis restée convaincue que la chose la plus difficile à faire à Rome est de s’y loger »), elle se remet immédiatement à peindre, sans négliger les visites aux Illustres, vivants comme disparus, qu’elle raconte avec une déconcertante franchise : « je ne sais s’il faut dire que l’on voit dans l’église de la Victoire de Sainte-Marie, la fameuse Sainte-Thérèse du Bernin dont l’expression scandaleuse ne se peut décrire. »
« J’ai été voir Angelica Kaufmann, que j’avais un extrême désir de connaître. Je l’ai trouvée bien intéressante, à part son beau talent, par son esprit et ses connaissances. […] Sa conversation est douce ; elle a prodigieusement d’instruction, mais aucun enthousiasme, ce qui, vu mon peu de savoir, ne m’a point électrisée. » (Ibid., Chapitre II, pp. 157 et 166)
Après avoir refusé de peindre le Pape car « il fallait que je fusse voilée pour peindre le Saint Père », atrocement souffert du bruit et abondamment gourmandé son domestique qui se vengeait en allant dire aux passants « n’allez pas près de madame, cela l’empêche de penser », elle part pour Naples où elle rencontre Talleyrand et Lady Hamilton qu’elle peint en Ariane et en Sibylle.
Elle s’émerveille du site, du Vésuve et du musée de Portici, exécute un nombre faramineux de portraits, dont celui de la reine de Naples, sœur de Marie-Antoinette, puis rentre à Rome pour revoir son cher Raphaël (qu’on ne peut tout à fait juger « qu’à Rome, sous le soleil de l’Italie ») dont elle tient à préserver la mémoire : « Quoi ! ce talent si pur, si suave, aurait été chercher ses inspirations dans les mauvais lieux ! De bonne foi, cela peut-il se croire ? » et finalement repart, le 14 avril 1792, pour Florence, Sienne, Parme et Mantoue.
C’est un périple sans fin, rythmé
par l’exécution des portraits qui lui permettent de vivre et dont la
présentation sert sa renommée et assure sa clientèle. Ainsi, trimballe-t-elle
sa Sibylle pendant tout le reste de son voyage et la montre-t-elle, dès
qu’elle le peut.
« Elle manquait de tournure et s’habillait très mal, dès qu’il s’agissait de faire une toilette vulgaire. Je me souviens que lorsque je fis mon premier portrait d’elle en sibylle, elle habitait à Caserte une maison que le chevalier Hamilton avait louée ; je m’y rendais tous les jours, désirant avancer cet ouvrage. La duchesse de Fleury et la princesse Joseph de Monaco assistaient à la troisième séance, qui fut la dernière. J’avais coiffé Mlle Hart (elle n’était pas encore mariée) avec un châle tourné autour de sa tête en forme de turban dont un bout tombait et faisait draperie. Cette coiffure l’embellissait au point que ces dames la trouvaient ravissante. » (Ibid., Chapitre V, p.197/198)
Elle arrive à Venise la veille de l’Ascension (mi-mai 1792), rencontre Vivant Denon, qui prête un mur de sa demeure pour exposer la Sybille, laquelle rencontre un vif succès. Elle s’enthousiasme de toutes ses découvertes « les églises, qui sont remplies des plus beaux ouvrages du Tintoret, de Paul Véronèse, des Bassan et du Titien », visite le cimetière où elle se retrouve enfermée et manque de passer la nuit… puis c’est Padoue, Vérone, Turin où affluent des foules de réfugiés. « Je n’osais qu’en tremblant demander des nouvelles de ma mère, de mon frère, de M. Le Brun et de tous mes amis. » (Ibid., Chapitre X, p.261)
Abandonnant
son projet initial de retour en France, elle part pour Milan où l’ambassadeur
d’Autriche la persuade de se rendre à Vienne. Elle va visiter le lac Majeur, où
elle loge à l’Isola Bella à laquelle elle ne trouve « rien de pittoresque »
puis en traversant le Tyrol, rejoint Vienne, « où il y a trois causes
de mort, le vent, la poussière et la valse ». Elle y retrouve « beaucoup
d’immigrés de notre pauvre France » et y restera deux ans et
demi.
« Je m’établis dans un logement à ma convenance et j’y fis aussitôt le portrait de la fille de l’ambassadeur d’Espagne, mademoiselle de Kaguenek, qui était âgée de seize ans et très-jolie, ainsi que ceux du baron et de la baronne de Strogonoff. Ma Sybille, que l’on venait en foule voir chez moi, ne contribua pas peu, j’imagine à décider beaucoup de personnes à me demander de les peindre ; car j’ai beaucoup travaillé à Vienne. Il me serait difficile d’exprimer toute la reconnaissance que je conserve du bon accueil que j’ai reçu dans cette ville. Non-seulement les Viennois ont témoigné de l’affection à la personne, mais ils ont encore mis de la coquetterie à placer mes tableaux d’une manière qui leur fût favorable. » (Ibid, Chapitre XII, p. 282).
Comme elle l’indique dans sa liste de Tableaux et portraits, en fin d’ouvrage, c’est aussi à Vienne qu’elle exécute ce portrait de la princesse Sapieha (Ibid., Tableaux et portraits, p.369).
Elle visite le musée impérial, se plait aux promenades sur le Prater, est invitée au bal de la cour et, « dans une campagne proche de Vienne », retrouve Madame de Polignac qui succombera en 1793, après avoir appris la nouvelle de la mort de la reine.
Mais l’ambassadeur de Russie la presse de venir à Saint Pétersbourg.
Elle part le 19 avril 1795 pour Prague où elle arrive le 23, puis Dresde et Berlin où elle ne reste que 5 jours car elle est pressée d’arriver. Königsberg, Riga et enfin St Pétersbourg, le 25 juillet 1795.
Elle
est présentée dès le lendemain à l’impératrice Catherine II, dont elle oublie
de baiser la main et qui ne lui tient pas rigueur de sa tenue de voyage. A
nouveau, elle s’attelle à de nombreux portraits, à commencer par ceux de la
famille impériale.
« Dès que j’eus fini les portraits des jeunes grandes-duchesses, l’impératrice me commanda celui de la grande-duchesse Elisabeth, mariée depuis peu à Alexandre. J’ai déjà dit quelle ravissante personne était cette princesse. Quand j’eus fini son grand portrait, elle m’en fit faire encore un autre pour sa mère, dans lequel je la peignis avec un châle violet, transparent, appuyée sur un coussin. » (Ibid. Chapitre XVII, p.333/334)
Trois autres portraits peints à Saint Pétersbourg, selon la liste établie par
Elisabeth elle-même, à la fin de ses Souvenirs :
La vie à Saint Pétersbourg est bien douce aux yeux d’Elisabeth, invitée par tout ce qui compte dans la ville :
« Tous les soirs j’allais dans le monde. Non seulement les bals, les concerts, les spectacles, étaient fréquents mais je me plaisais dans ces réunions journalières, où je retrouvais toute l’urbanité, toute la grâce d’un cercle français ; car, pour me servir de l’expression de la princesse Dolgoruki, il semble que le bon goût ait sauté à pieds joints de Paris à Saint-Pétersbourg. » (Ibid., Chapitre XVIII, p. 353)
En Russie comme en France, Elisabeth ne déborde pas d’empathie pour le « peuple » et si elle est parfois surprise, ce n’est que par la différence des coutumes :
« Une chose tout à fait surprenante, c’est le peu d’impression que semble faire une aussi rigoureuse température sur les gens du peuple. Bien loin que leur santé en souffre, on a remarqué que c’est en Russie qu’il existe le plus de centenaires. A Saint-Pétersbourg comme à Moscou, les grands seigneurs et toutes les notabilités de l’empire vont à six et à huit chevaux ; leurs postillons sont des petits garçons de huit à dix ans, qui mènent avec une adresse et une dextérité surprenante. On en met deux pour conduire huit chevaux, et c’est une chose curieuses de voir ses petits bonhommes, vêtus assez légèrement ; et quelque fois même leur chemise ouverte sur leur poitrine, rester gaiement exposés à un froid qui bien certainement ferait périr en peu d’heures un grenadier français ou prussien. » (Ibid., Tome 2, Chapitre XVIII, p.344)
« Toutes les dames russes avaient à la porte de leur salon un homme en grande livrée, qui restait toujours là, pour ouvrir aux visites ; car je crois avoir remarqué qu’à cette époque l’usage n’était pas de les annoncer. Mais ce qui m’a paru plus étrange, c’est de voir quelques-unes de ces dames faire coucher une femme esclave sous leur lit. » (Ibid., Tome 2, Chapitre XVIII, p.353)
La
mort de Catherine II change cependant l’atmosphère : « car non
seulement on adorait Catherine mais on avait une affreuse peur du règne de
Paul ! » Il monte sur le trône le 12 octobre 1796.
« Paul avait beaucoup d’esprit, d’instruction et d’activités ; mais la bizarrerie de son caractère allait jusqu’à la folie. » […] « La plus légère infraction aux ordres de Paul était punie d’exil en Sibérie, ou pour le moins de la prison. » […] « Il serait trop long de raconter sur combien de choses futiles Paul exerçait sa tyrannie. Il avait ordonné, par exemple, que tout le monde saluât son château, même lorsqu’il en était absent. » (Ibid., Tome 2, Chapitre XX, pp 22 à 25)
Elle
rencontre le roi de Pologne qu’elle vire sans ménagement de son atelier, un
jour où elle finissait un portrait, ce dont il l’absoudra car il était « aimable
et bon, fort brave, mais peut-être manquait-il de l’énergie nécessaire pour
contenir l’esprit de rébellion qui régnait dans ses Etats » ! (Ibid., Tome 2, Chapitre XXII, p.40)
« Le premier portrait que j’ai fait de
cet aimable prince, je l’ai gardé pour moi »
Comme
partout, son talent est salué : « Un des souvenirs les plus doux que
j’aie rapporté de mes voyages est celui de ma réception comme membre de
l’Académie de Saint-Pétersbourg. […] Je m’étais fait faire l’uniforme de
l’Académie, un habit d’amazone, petite veste violette, jupe jaune, chapeau et
plume noirs. » […] « Je fis aussitôt mon portrait pour l’Académie de
Saint-Pétersbourg ; je m’y représentai peignant, et ma palette à la
main. » (Ibid., Tome 2, Chapitre
XXIII, pp.46, 47)
« En
m’arrêtant à ces agréables souvenirs de la ma vie, j’essaie de reculer
l’instant où je dois enfin parler des chagrins […] Ma fille avait atteint l’âge
de dix-sept ans. Elle était charmante sous tous les rapports. […] Une grâce
naturelle régnait dans toute sa personne, quoiqu’il y eût dans ses manières
autant de vivacité que dans son esprit. » (Ibid., Tome 2, Chapitre XXIII,
p. 47)
Julie s’est entichée d’un certain Nigris, secrétaire du comte Czernicheff, « assez bien de visage et de taille » mais sans fortune. La famille du jeune homme intrigue pour conclure le mariage, ce qui déplaît fort à Elisabeth, d’autant que Le Brun, à Paris, envisageait de la marier au peintre Pierre-Narcisse Guérin (1774-1833) « dont le succès en peinture faisait alors un bruit qui était arrivé jusqu’à moi ».
Sa fille étant tombée malade de dépit, Elisabeth cède car « n’ayant que cette chère enfant, nous devions tout sacrifier à son désir et à son bonheur. » Les relations entre les deux femmes se tendent sévèrement et, malgré le mariage et le soin qu’Elisabeth prend de sa fille lorsque celle-ci est frappée par la petite vérole, ne se rétabliront jamais.
C’est assez triste mais pas désemparée pour autant, qu’Elisabeth partira pour Moscou en octobre 1800. Elle en revient le 12 mars 1801 et apprend en chemin la mort de Paul 1er.
La séquence russe se termine. Seule et malade, Elisabeth quitte Saint-Pétersbourg pour se rendre à Berlin, fin juillet 1801.
« La
reine de Prusse, qui n’était pas à Berlin, eut la bonté de me faire dire
d’aller la retrouver à Postdam où elle désirait que je fisse son portrait. Je
partis ; mais ici ma plume est impuissante pour peindre l’impression que
j’éprouvai la première fois que je vis la princesse. Le charme de son céleste
visage, qui exprimait la bienveillance, la bonté, et dont les traits étaient si
réguliers et si fins ; la beauté de sa taille, de son cou, de ses bras,
l’éblouissante fraîcheur de son teint, tout enfin surpassait en elle ce qu’on
peut imaginer de plus ravissant. » (Ibid. Tome 2, Chapitre XXVI, p. 91)
Dès son arrivée, Elisabeth va s’assurer auprès de l’ambassadeur de France qu’elle avait bien été rayée de la liste des émigrés et rétablie en sa qualité de Française. Peu de jour avant son départ de Berlin, le directeur de l’Académie de peinture vient lui apporter lui-même son diplôme de réception à cette Académie, « marque de bienveillance de la cour de Prusse », comme Elisabeth le note elle-même.
Elisabeth quitte Berlin pour Dresde en septembre, passe par Weimar, puis Frankfort et arrive à Paris. Son mari lui avait fait arranger sa chambre et « quoique M. Le Brun m’ait certes fait payer cela bien cher, je n’en fus pas moins sensible aux soins qu’il avait pris pour me rendre mon habitation agréable. »
Ses premières visites sont pour ses « bonnes et chères amies », dont la marquise de Grollier, mais elle ne néglige pas la famille impériale « Lucien surtout regarda avec une attention toute particulière ma Sibylle dont il me fit mille éloges. » Les affaires sont les affaires !
Mais Elisabeth n’est pas satisfaite de Paris qu’elle n’aime plus. La voilà repartie, pour Londres cette fois, dès le mois d’avril de l’année suivante. Partie pour quatre ou cinq mois, elle y reste trois ans, retenue « non seulement par [ses] intérêts de fortune comme peintre mais encore par la bienveillance qu’on [lui] témoignait ».
Elle ne rentre à Paris que parce qu’elle a appris que sa fille y était revenue (1805). Son mari, chargé d’une mission à Paris par le prince Narischkin, repartira seul après quelques mois, « car l’amour, hélas, avait fui depuis longtemps. »
La vie parisienne reprend… et les ennuis recommencent :
« [Bonaparte]
m’envoya M. Denon me commander de sa part le portrait de sa sœur, madame Murat.
Je ne crus pas devoir refuser, quoique ce portrait ne me fût payé que dix-huit
cents francs, c’est-à-dire moins de la moitié que ce que je prenais
habituellement pour des portraits de cette grandeur. Cette somme fut d’autant
plus modique que, pour me satisfaire dans la composition du tableau, je peignis
à côté de madame Murat sa petite fille qui était fort jolie et cela gratuitement. »
Les séances de pose se passent mal : la dame change constamment de coiffure et de toilette pour suivre la mode et manque sans cesse des rendez-vous. « Un jour, comme elle se trouvait dans mon atelier, je dis à M. Denon, assez haut pour qu’elle pût m’entendre : ‘’J’ai peint de véritables princesses qui ne m’ont jamais tourmentée et ne m’ont jamais fait attendre.’’ […] Délivrée des tracas que m’avait donné le portrait de madame Murat, je repris le train de vie paisible […] mais mon goût pour les voyages n’était point encore satisfait. […]
Je n’avais point vu la Suisse […] je partis en 1808 pour aller courir les montagnes. » (Ibid. Tome II, chapitre XXXII, pp. 171 et 172). Elle en rapporte des pastels, , à la touche tout à fait nouvelle, très différente de celle de ses portraits.
A son retour de Suisse, après la mort de Le Brun en 1813, elle acquiert une maison de campagne à Louveciennes, « l’un des plus charmants environs de Paris. » C’est là que, le 31 mars 1814, elle assiste impuissante au sac de sa chambre à coucher par trois soldats prussiens, ce qui la convainc, après quelques journées éprouvantes, de rejoindre Paris.
Elle aura la satisfaction d’y voir, le 12 avril, le comte d’Artois entrer dans la capitale, suivi quinze jours plus tard par Louis XVIII lui-même. Pour Elisabeth, la Restauration est retrouvaille : « la plupart des personnes qui revenaient avec nos princes étaient ou mes amis ou mes connaissances » et « Louis XVIII était bien le monarque qui convenait à l’époque […] il se plaisait à protéger les arts et les lettres, qu’il cultivait lui-même. » (Ibid. Tome II, Chapitre XXXIII, pp.222 et 225)
Elisabeth reprend sa vie mondaine et, en 1819, le duc de Berri forme le souhait de lui acheter sa fameuse Sibylle, l’œuvre à laquelle elle tenait le plus. Elle la lui vend, donc, et exécute ensuite deux portraits de la duchesse de Berry, l’un dans « une robe de velours rouge », l’autre avec « une robe de velours bleu », lesquels, à mon humble avis, ne sont clairement pas ses meilleures toiles…
La même année, Elisabeth perd sa fille, Julie, qui meurt brutalement en décembre, puis son frère, en août 1820.
Elisabeth, « livrée à une si grande tristesse », se laisse convaincre de partir pour Bordeaux, non sans visiter toutes les villes et châteaux situés sur son trajet. C’est peut-être lors de ce voyage qu’elle réalise ce pastel.
Pastel sur papier - 23 x 27,5 cm
Fine Arts Museums, San Francisco, Californie
A
Bordeaux, elle s’installe à l’hôtel Fumel, face au port, et trouve que « le
plaisir que je prenais de ma fenêtre valait seul la peine de faire le voyage ».
Ce sera le dernier.
Elisabeth s’est éteinte à 87 ans, entourée de ses deux nièces, Eugénie Le Brun et Madame de Rivière, qui étaient « devenues [ses] enfants ».
*
Une rétrospective française consacrée à Élisabeth Louise Vigée-Le Brun a été présentée en 2015-2016 au Grand Palais à Paris, au Metropolitan Museum of Art de New-York et au Musée des Beaux-Arts d’Ottawa. A cette occasion, ses Souvenirs ont fait l’objet d’une réédition mais on les trouve aussi en accès libre sur le net.
Je ne saurais trop encourager les admirateurs d’Elisabeth à s’y plonger. Naturellement, il faut les lire en se souvenant qu’elle les a rédigés (ou supervisés car il peut s’agir d’un ouvrage collectif) à plus de quatre-vingts ans et principalement dans le but de servir sa postérité.
Mais
comme elle a bien fait !
C’est justement grâce à ces Souvenirs que son œuvre est resté dans les mémoires, alors que d’autres peintres de talent, comme Anne Vallayer Coster, Adélaïde Labille Guiard ou Marguerite Gérard sont encore méconnues aujourd’hui. Sans illusions, elle s’en doutait parfaitement puisqu’elle choisit de mettre en exergue de l’ouvrage la citation de J.J. Rousseau :
« En écrivant mes Souvenirs, je me rappellerai le temps passé, qui doublera pour ainsi dire mon existence. »
…et servira aussi la gloire de celle qui se déclare : « De l’Académie Royale de Paris, de Rouen, de Saint-Luc de Rome et d’Arcadie, de Parme et de Bologne, de Saint Pétersbourg, de Berlin, de Genève et Avignon », en oubliant l’Académie Saint-Luc de Paris, certes dissoute mais probablement insuffisamment distinguée pour la célèbre artiste qu’elle était devenue…
Elisabeth
n’était révolutionnaire ni artistiquement, ni politiquement, elle ne l’a pas
caché.
Elle était nerveuse, hypersensible au bruit et angoissée par la pauvreté. Mais elle avait aussi des qualités : une endurance de battante, une détermination sans faille et une vive intelligence des situations qui lui ont permis non seulement de survivre dans une période d’une extrême violence mais aussi de conduire une brillante carrière et de vivre de son art.
J’ai même cru déceler, fugacement, dans son récit une (petite) capacité d’auto-dérision qui la rend sympathique, au bout du compte !
Le reste n’a plus aucune importance, au regard de l’œuvre qu’elle a laissé.
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