mardi 28 septembre 2021

Marie-Anne Collot (1748-1821)

 

Pierre-Etienne Falconet (1741-1791)
Portrait de Marie-Anne Collot – 1773
Musée des Beaux-Arts de Nancy

Marie-Anne Collot est un hapax, c’est-à-dire un exemplaire unique en son genre.

Comment cette très jeune fille d’origine modeste, dotée d’un père visiblement peu recommandable et d’une mère dont on n’a retrouvé aucune trace, est-elle parvenue, à 18 ans, à travailler pour la grande Catherine II de Russie ?

Son père, probablement désireux de se débarrasser d’une charge, la place, alors qu’elle a entre dix et quinze ans, chez Jean-Baptiste II Lemoyne (1704-1778), un des sculpteurs français les plus renommés, portraitiste attitré de Louis XV. La question de savoir à quel titre Marie-Anne a été initialement engagée n’est pas tranchée : certains pensent qu’elle y a d’abord été modèle sous le pseudonyme de « mademoiselle Victoire » puis qu’elle est devenue élève lorsque Lemoyne remarqua ses dispositions précoces ; d’autres qu’elle y a été placée comme apprentie et que ce surnom lui a été donné par Diderot, plus tard, en reconnaissance de son talent et peut-être en souvenir de Mademoiselle Chéron, ainsi baptisée également.

Quoi qu’il en soit, elle n’a que 17 ans quand elle signe ses premières œuvres, dont il nous reste deux traces, datées de 1765 : l’une au Louvre, l’autre au musée des beaux-arts de Lons-le-Saunier. Elles permettent d’appréhender les qualités d’observation de Marie-Anne et son « sens de la ressemblance », tant les traits de ces deux hommes sont caractérisés et dégagent une force d’expression magistrale.

 

Portrait d’homme non identifié – 1765
Terre cuite, hauteur 40 cm, signée Marie Collot
Musée du Louvre, Paris

Claude François Marmet – 1765
Terre cuite, hauteur 67 cm
Musée de la Grande Saline, Salins-les-Bains
© Jean-Loup Mathieu
En dépôt au Musée des Beaux-Arts de Lons-le-Saunier

Claude-François Marmet avait fait des études de droit et fut reçu au parlement de Besançon en 1747. Il entra à la manufacture de Vincennes-Sèvres en 1753, à la faveur d’une nouvelle organisation administrative, pour occuper un emploi d’adjoint au directeur, vraisemblablement chargé des questions administratives, financières et commerciales. On sait que Marie-Anne a utilisé, au moins une fois, les fours de la manufacture pour cuire le buste de Diderot (lettre de Diderot à Falconet, le 12 novembre 1766, éd.1997, p.707). Dans ce contexte, on comprend pourquoi elle a été amenée à réaliser le buste de Marmet.

Ce buste a été montré dans l’exposition « Falconet à Sèvres ou l’art de plaire », au musée national de la céramique à Sèvres, en 2001. (Ces informations m’ont été aimablement transmises par le musée de Lons-le-Saunier)

Probablement un peu avant la création de ces œuvres, Marie-Anne s’est rapprochée d’Etienne-Maurice Falconet (1716-1791), membre de l’Académie royale de peinture et de sculpture depuis 1754. Falconet a 47 ans, il est veuf et vit seul avec son jeune fils. Il est aussi l’élève de Lemoyne qui a beaucoup d’affection pour lui, comme on le sent dans ce portrait de Falconet, alors âgé de 25 ans, croqué par son maître.

 

Jean-Baptiste II Lemoyne (1704-1778)
Portrait d’Etienne-Maurice Falconet – 1741
Craies noire, rouge et blanche, 42,6 x 34,3 cm
The Metropolitan Museum of Art, New York

C’est donc probablement dans le cadre de la collaboration artistique entre les deux sculpteurs que Marie-Anne, l’apprentie de l’un, devint l’élève de l’autre. Il règne au sein de l’atelier, dont Denis Diderot est un familier, une atmosphère de liberté et d’échanges entre des interlocuteurs cultivés, qui bénéficie certainement à l’éducation de la jeune fille.

On discute encore aujourd’hui la question de savoir quelles étaient exactement les relations entre Falconet et Marie-Anne. Je n’ai pas d’avis sur ce point mais il me paraît évident qu’elles étaient fondées sur une intense collaboration artistique et que Falconet n’eut pas à le regretter, comme on le verra plus loin.

Le 12 septembre 1766, Falconet part pour Saint Pétersbourg, choisi par Catherine II sur le conseil de Diderot, pour exécuter la statue équestre en bronze de Pierre le Grand, Le Cavalier de bronze. Marie-Anne l’accompagne, en tant qu’élève, ainsi que le souligne le prince Dmitri Alekséévitch Golitsyn, ambassadeur de Russie à Paris de 1763 à 1765 et ami de Diderot :

« M. Falconet amène avec lui une jeune demoiselle, son élève. Il s’intéresse d’autant plus à elle que c’est une espèce de prodige par son talent et sa conduite. La quantité de portraits que je lui ai vu faire ici sont parfaits et elle ne peut que se rendre utile dans notre pays. Je l’ai jugée digne de la protection de Sa Majesté Impériale et n’ai pu m’empêcher de lui accorder des honoraires de 1.500 livres par an en considération de M. Falconet, vous priant en grâce, Monseigneur, de les faire augmenter même jusqu’à 2.000 livres ; M. Falconet y sera plus sensible que si vous lui accordiez une grâce personnelle. Au reste Votre Excellence sera à même de juger de ses talents par les ouvrages qu’elle apporte avec elle, dont un entre autres est le portrait de M. Diderot et l’autre le mien. (Lettre du prince D. A. Golitsyn au comte Nikita Panine, 31 août 1766, AVPRI, F.93/6 no 216, citée par Françoise Launay, op.cit. en fin de notice)

Anne-Marie est très vite appréciée par l’impératrice dont elle devient la portraitiste attitrée. Elle présente alors ses travaux à l’Académie impériale des Beaux-Arts de Saint-Pétersbourg où elle est élue en janvier 1767.

 

Buste de Catherine II – 1769
Marbre, 61 cm
Musée de l’Ermitage, Saint Pétersbourg

Profil de Catherine II - 1771
Bas-relief en marbre, 66 x 55 cm
Musée de l’Ermitage, Saint Pétersbourg

Buste de Catherine II – années 1770
Marbre, 54 cm
Musée de l’Ermitage, Saint Pétersbourg

Buste de Catherine II – sans date
Marbre, 80 x 65 cm
Musée de l’Ermitage, Saint Pétersbourg

Mais Catherine II n’en reste pas là et lui adresse vingt-cinq commandes au cours des douze années de son séjour en Russie, en commençant par ceux de ses proches, notamment de son fils et de sa première épouse, la grande-duchesse Natalia Alexeïevna.

J’ai choisi de présenter le buste de Natalia Alexeïevna en compagnie de celui de Marie-Antoinette, alors dauphine de France, afin de souligner ce que le talent de Marie-Anne doit à son premier maître, Lemoyne. Les deux bustes, réalisés à cinq ans (et à des lieues) de distance, témoignent de la même attention des deux sculpteurs à la vérité du modèle et de la même qualité d’équilibre et d’élégance dans l’expression plastique.

 

à gauche :
Jean-Baptiste II Lemoyne (1704-1778)
L’archiduchesse Marie-Antoinette, dauphine de France – 1771
Kunsthistorisches Museum, Vienne
à droite :
Marie-Anne Collot (1748-1821)
La grande duchesse Natalia Alexeïevna – 1776
Château des Ingénieurs, Saint-Pétersbourg


Sa relation privilégiée avec Lemoyne va, en outre, permettre à Marie-Anne de répondre aux attentes de Catherine II, lorsque celle-ci lui demande les portraits de Falconet et de Diderot.

Question : comment fait-on pour modeler (car avant de tailler le marbre, il faut un disposer d’un modèle en terre) le portrait d’un ami qui n’est pas là ?

Réponse : comme on l’a vu plus haut, elle est arrivée avec quelques bustes dans ses bagages mais Diderot tient à être à son avantage. Il va donc faire appel au premier maître de Marie-Anne, ainsi qu’il le fait savoir par lettre à son amie : « Le Moine [Lemoyne], à qui j’ai parlé du dessein que vous aviez, ou plutôt des ordres que vous aviez reçus de Sa Maj. Imp. de m’exécuter en marbre, m’a promis un masque qu’il exécutera dans le courant de Septembre, et que je vous enverrai avec un plâtre qu’on prendra sur la terre cuite de Grimm. Vous choisirez ; car je serais trop fâché si je n’étois plus assez présent à votre imagination pour que vous fussiez incertaine auquel des deux modèles vous donneriez la préférence (Diderot, Corr., IX, p. 97-98. Cité par Françoise Launay, op.cit.)

La « terre cuite de Grimm », c’est un buste de Diderot : « J’oubliais parmi les bons portraits de moi, le buste de mademoiselle Collot, surtout le dernier, qui appartient à M. Grimm, mon ami. Il est bien, il est très-bien ; il a pris chez lui la place d’un autre, que son maître M. Falconet avait fait, et qui n’était pas bien. Lorsque Falconet eut vu le buste de son élève, il prit un marteau, et cassa le sien devant elle. Cela est franc et courageux. » (Diderot, Salon de 1767. Cité par Françoise Launay, op.cit.)

Bustes de Falconet et de Diderot
Marbre, 45 et 57 cm
Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg


Je ne sais pas comment Marie-Anne réalisa aussi les portraits de Voltaire, d’Henri IV et de Sully, probablement en utilisant la même méthode : moulage puis exécution en taille directe. On sait que Lemoyne avait fait un buste de Voltaire (dont il reste au moins une copie à l’Abbaye de Chaalis).

 

Bustes du roi Henri IV et de Maximilien de Béthune, duc de Sully
Marbre, 55 et 47 cm
Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg


Buste de Voltaire
Marbre, 49 cm
Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg


Bien que probablement fort occupée par les commandes impériales, Marie-Anne répond également à des sollicitations privées.

On sait notamment qu’elle exécuta deux portraits de la famille du baron Charles Cathcart, nommé ambassadeur d’Angleterre en Russie en 1768. Son prédécesseur à l’Ambassade, Sir Georges Macartney, avait déjà fait la connaissance de Marie-Anne et lui présenta sans doute son travail, qu’il admirait.

C’est ainsi que nous pouvons voir le beau visage de marbre de l’une des filles du baron :

 

Buste de Mary Cathcart – 1768
Musée des Beaux-Arts de Nancy

Mais, pendant ce temps, où en était le Cavalier de bronze de Falconet ?

Tout se passait normalement pour le cavalier et sa monture mais, s’agissant du visage, il y avait un problème. Comme on l’a vu déjà, à propos du portrait de Diderot, Falconet n’était pas portraitiste et se heurtait aux idées très arrêtées de l’impératrice qu’il n’arrivait pas à satisfaire.

Marie-Anne formula une proposition : « "Je crois savoir ce qu’on veut de vous. Permettez-moi d’essayer de mon côté… peut-être réussirai-je." Falconet accepta de grand cœur cette proposition. Mlle Collot passa la nuit au travail, et fit voir le lendemain à Falconet une ébauche que celui-ci s’empressa de porter au palais. Le succès fut complet. L’impératrice avait été comprise par la jeune fille. Elle déclara que le modèle de Mlle Collot devait seul servir à l’exécution de la tête du Czar et qu’il n’en serait pas fait d’autre. Loin d’être humilié de la supériorité qu’avait montrée en cette circonstance son élève, Falconet se plut à proclamer le fait » (Charles Cournault, « Étienne-Maurice Falconet et Marie-Anne Collot », Gazette des Beaux-Arts, 1er août 1869, p. 142).

Une collaboration constructive, donc, entre deux artistes complémentaires.

 

Marie-Anne Collot (1748-1821)
Portrait de Pierre le Grand
Musée d’Etat de l’histoire de Saint Pétersbourg
(Photo : Dmitry Ivanov)

Le Cavalier de bronze
(Photo Wikipedia)
La statue du Cavalier, inaugurée en 1782, se trouve Place du Sénat à Saint Pétersbourg


La fin du séjour en Russie sera plus compliquée et s’explique difficilement. Pour des raisons un peu obscures mais qu'on suppose financières (car Marie-Anne recevait alors une pension très confortable), elle épouse en 1777 le peintre et graveur Pierre-Etienne Falconet (le fils), venu rejoindre son père quelques années auparavant, après un séjour en Angleterre. Elle aura avec lui une fille, Marie-Lucie, « Machinka », née en avril 1778. Malade, Falconet père rentre en France, sans attendre l'inauguration du Cavalier.

 

Buste du peintre Pierre-Etienne Falconet – vers 1770
Musée des Beaux-Arts de Nancy

D’après les témoignages de l’époque, le jeune couple ne s'entend guère. Pierre-Etienne rentre seul en France. Marie-Anne le suit l’année suivante et finira par se séparer de lui en 1779.

La suite est racontée par Louis Réau, à l’occasion d’une exposition qui eut lieu en 1922, à La Haye :

« Dans la section de sculpture, la pièce capitale était un buste en bronze du célèbre médecin Petrus Camper prêté par l’université de Groningue : il est signé Maria Anna Falconet nata Collot fecit Anno MDCCLXXXI. [1781]. On sait que Marie-Anne Collot, persécutée par son mari Falconet fils, qu’elle avait épousé à Saint Pétersbourg, s’était réfugiée en 1780 auprès de son beau-père le sculpteur qui avait accepté à cette époque l’hospitalité du prince Galitzine, ministre de Russie à La Haye. Le Dr Camper ayant inoculé avec succès sa fille Marie-Lucie contre la petite vérole, elle modela en témoignage de reconnaissance le buste du médecin qui fut coulé en bronze en 1781. […] On sait que Mme Falconet exécuta l’année suivante les bustes en marbre du stathouder Guillaume V et de sa femme. (Louis Réau, L’exposition des portraits de La Haye, La Chronique des arts et de la curiosité, supplément à la Gazette des Beaux-Arts, n°2, 31 janvier 1922, p.13.)

Selon la Base Joconde, ledit buste se trouverait à présent au château de Blois. Quant au moulage de bronze, il paraît être toujours à l’université de Groningue qui n’en montre malheureusement en ligne que les yeux, parfaitement reconnaissables cependant.

 

Docteur Petrus Camper (1722-1789)
Château de Blois
© Château de Blois / M. Lecareux, 2010

Photo copiée sur le site de l’université de Groningue

Quant aux deux bustes en marbre, ils sont toujours conservés à La Haye, soigneusement rangés dans les réserves mais on peut les admirer en ligne. 

 

Bustes du Stadholder Guillaume V d’Orange-Nassau (1748-1806) et de la princesse
Frederika Sophia Wilhelmina de Prusse (1751-1820) – 1782
Mauritshuis, La Haye

Guillaume V, prince d’Orange-Nassau a assuré la charge « stathouder » (terme médiéval désignant une fonction à la fois politique et militaire) des Provinces-Unies de 1751 à 1795.

Selon la notice du Mauritshuis, Falconet et Marie-Anne se seraient arrêtés ensemble à la cour de La Haye où Guillaume V aurait chargé Marie-Anne de réaliser ces deux bustes, de lui-même et de son épouse, la princesse Wilhelmine de Prusse.

Marie-Anne aurait exécuté deux portraits en plâtre pour ensuite les sculpter en marbre à son retour à Paris.

Ce qu’elle fit, visiblement, avant d’abandonner la sculpture en 1783 pour s’occuper de son beau-père, atteint de paralysie, jusqu’à la mort de ce dernier, en 1791. 

 

En pleine tourmente révolutionnaire, elle acquiert le domaine de Marimont, en Moselle où elle se retire et meurt en 1821.


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Son unique descendante, Marie-Lucie, ayant pris la liberté de faire disparaître des archives familiales tout ce qui aurait pu porter atteinte à la réputation de sa mère ou de son grand-père, les seules sources encore disponibles pour les chercheurs sont issues de la correspondance de Falconet avec Diderot, d’une part, et avec Catherine II, d’autre part.

Ceci explique sans doute en partie que les études sur Marie-Anne soient rares et, plus encore, les expositions où son œuvre est montré aujourd’hui. Le musée des beaux-arts de Nancy a cependant bénéficié d’un leg important la concernant.

Voici comment il est évoqué en ligne, sur le site du musée : 

« On doit à la générosité de la baronne de Jankowitz, qui lègue l’intégralité de sa collection au musée des Beaux-Arts en 1866, un ensemble exceptionnel d’œuvres de Marie-Anne Collot-Falconet, belle-fille de l’un des plus grands sculpteurs du XVIIIe français, Étienne-Maurice Falconet. »

 

On ne peut que se désoler de la désinvolture de cette présentation : Marie-Anne a été une jeune femme dont le talent précoce a étonné ses contemporains ; elle est devenue, à dix-huit ans, la portraitiste officielle d’une impératrice et a participé avec brio au grand-œuvre de son maître, en modelant le visage de Pierre le Grand ; elle a été aussi une sculptrice virtuose dont les œuvres dégagent une extraordinaire impression de vie.

Non, Marie-Anne Collot n’était pas seulement la belle-fille de Falconet…!

 

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Les éléments biographiques de la présente notice sont tirés notamment de :

Christine Dellac Marie-Anne Collot, une sculptrice française à la cour de Catherine II1748-1821, Paris, L’Harmattan, 2005, dont une partie est consultable en ligne.

HN Opperman : Marie-Anne Collot en Russie : deux portraits, Burlington Magazine, Vol 107, n° 749, L’art occidental en URSS (août 1965), pp 408-415.

Françoise LaunayLe testament de madame Volland et son buste de DiderotRecherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie [En ligne], 48 | 2013, mis en ligne le 01 janvier 2014. 

URL : http://journals.openedition.org/rde/5028

 


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