Adélaïde Labille, dite aussi Adélaïde Labille des Vertus est née le 11 avril 1749, benjamine des huit enfants d’un couple de bourgeois parisiens. Son père, Claude-Edme Labille, est « marchand de mode du corps de la mercerie » et propriétaire de la boutique À la toilette, rue de la Ferronnerie, paroisse Saint-Eustache. Adélaïde est donc aux premières loges pour admirer les parures des élégantes qui fréquentent le commerce de son père (il se dit même qu’y fut employée une jeune « demoiselle de mode » nommée Jeanne Bécu, qui deviendra plus tard Madame du Barry).
Comme toutes les femmes de son temps, elle commence sa carrière de peintre par la voie jugée compatible avec son sexe, la miniature et le pastel. Elle apprend la première technique en entrant à quatorze ans dans l’atelier du miniaturiste François-Elie Vincent (1708-1790), qu’elle connaît depuis l’enfance.
La renommée de son premier maître facilite sans doute son admission à l’Académie Saint-Luc vers l’âge de vingt ans. Sa qualité de peintre de cette académie apparaît déjà sur le contrat de son mariage, le 25 août 1769, avec Louis-Nicolas Guiard, vingt-sept ans, « commis chez M. Bolliard de Saint-Julien, receveur général du Clergé de France ».
L'Académie de Saint-Luc de Paris était, à l'origine, une confrérie charitable des maîtres peintres et sculpteurs parisiens. Initialement fondée en 1391, elle a été réactivée en 1649 par les corporations de peintres en s’inspirant des guildes crées à Florence, en Allemagne et aux Pays-Bas, à l’instigation de Simon Vouet qui avait fréquenté celle de Florence. Elle connut des périodes d’interdiction, au profit de l’Académie royale de peinture et de sculpture, fondée en 1648, mais reçut en 1704 l’autorisation de disposer de chaires d’enseignement puis, en 1705, celle d’organiser des salons auxquels les peintres non académiciens (y compris les femmes) avaient accès. Elle dispensait aussi, le jour de la Saint Luc, deux médailles d’argent à ses meilleurs élèves. |
Pour Adélaïde, cette année 69 est aussi celle des décès de sa mère et de sa sœur Félicité. Sa famille se réduit alors à son père et sa sœur aînée, Victoire, tous les autres enfants ont déjà disparu.
C’est aussi en 1769
qu’Adélaïde sollicite les conseils du fameux pastelliste Maurice-Quentin de la Tour (1704-1788) qui la
trouve assez intéressante pour l’accepter comme élève. Elle dût faire de rapide
progrès puisqu’elle travaillait encore chez lui lorsqu’elle montra,
au Salon de l’Académie Saint-Luc en 1774, le Portait d’un magistrat,
peint au pastel « de grandeur naturelle », et le Portrait d’un
dame en miniature, son autoportrait. (cliquer pour agrandir)
C’est
probablement à cette occasion qu’elle entre en concurrence, aux yeux de la
critique, avec Elisabeth-Louise Vigée et Anne-Rosalie Boquet.
Le Mercure de France d’octobre 1774 n’est pas aussi dithyrambique à son propos qu’à celui des deux virtuoses précitées mais il concède cependant, à Mme Guiard : « Sa touche hardie, sa couleur brillante, ses lumières larges et bien dégradées, ses contours purs et moelleux [qui] sont les preuves d’un talent distingué qu’on assure ne devoir qu’à elle-même. »
Ce sera la dernière exposition de l’Académie Saint-Luc mais Adélaïde s’y est fait connaître.
Sa période miniaturiste sera cependant assez courte et elle complète sa formation auprès de son ami d’enfance et fils de son premier maître, le peintre François-André Vincent (1748-1816), lauréat du Grand Prix, de retour de son séjour à Rome en 1775 et qui fut agréé par l’Académie royale, le 31 mai 1777.
Ce choix souligne l’ambition d’Adélaïde de ne pas se cantonner à la peinture de dame. Mais, en attendant d’atteindre ses objectifs, elle a accompli son entrée dans le monde artistique sans déroger aux règles.
C’est peu après qu’Adélaïde engage, devant le Châtelet de Paris, une procédure de séparation de biens dont le jugement fut prononcé le 27 juillet 1779. Son mari est condamné à lui restituer sa dot de neuf mille livres et les trois mille livres qu’elle lui avait prêtées avant son mariage. La séparation de fait ne tarde pas et Adélaïde quitte le domicile conjugal pour aller s’installer rue de Gramont.
Parallèlement, grâce à la création du Salon de la Correspondance, venant opportunément remplacer celui de l’Académie Saint-Luc, Adélaïde peut montrer, au mois de mai 1782, ses œuvres au pastel : le Portrait du comte de Clermont-Tonnerre et deux têtes d’études.
Le Salon de la
Correspondance Le « Salon » du Louvre étant réservé
aux membres de l’Académie royale, l’Académie Saint-Luc de Paris avait reçu en
1705 l’autorisation d’organiser son propre salon, auquel les peintres non
académiciens, y compris les femmes, avaient accès. Mais l’Académie de
Saint-Luc ayant été supprimée en 1776, comme toutes les « communautés de
métier », les peintres se sont brutalement trouvés sans lieu
d’exposition. La même année, un membre de la noblesse de robe,
Pahin de La Blancherie (1752-1811) qui se parait du titre « d’agent
général de la correspondance pour les sciences et les arts », crée le Salon
de la Correspondance, à la fois cercle littéraire proposant des
conférences littéraires et scientifiques ou des lectures publiques, et Musée
où, lors d’expositions hebdomadaires, on voyait les tableaux des artistes qui
n’étaient pas admis à l’Académie royale. Il publiait également une brochure,
intitulée Nouvelles de la république des Lettres et des Arts, où
figuraient les notices des œuvres exposées et des indications sur les
artistes. Ce salon a fonctionné de 1781 à 1788, rue de
Tournon puis rue Saint-André-des-Arts à Paris. |
Au
mois de juin 1782, Adélaïde y expose son Autoportrait au pastel et, non
seulement la jeune artiste est bien reçue (« Ces nouveaux ouvrages de Mme
Guiard ont confirmé la haute idée que nous avons donnée de ses talents dans ses
dernières feuilles » - Journal du Salon) mais sa confrontation avec
Elisabeth Vigée - Le Brun ne passe pas inaperçue : « Les portraits des
deux femmes artistes faits par elles-mêmes et que le hasard a réunis en
pendant, ont paru un spectacle très-piquant et qui a excité les murmures et
l’applaudissement des deux assemblées », peut-on lire dans les Nouvelles
de la République des Lettres et des Arts du 19 juin 1782.
Ensuite,
Adélaïde s’attaque à l’Académie royale de peinture.
Sachant que la partie sera difficile et qu’elle serait, comme les autres femmes, soupçonnée de ne pas avoir exécuté elle-même ses toiles, elle sollicite des académiciens pour exécuter leurs portraits - afin qu’ils puissent en certifier l’auteur - et déclare à ceux qui lui conseillaient de se faire appuyer par le ministre, « [qu’elle voulait] être jugée et non protégée ; que si [son] talent n’était pas trouvé digne de l’Académie, [elle travaillerait] sans relâche à le perfectionner. » Voilà qui a de l’allure !
Grâce à François-André Vincent, elle obtient le soutien de Joseph-Marie Vien (1716-1809), dont le prestige d’ancien directeur à l’Académie de France à Rome est précieux. Ensuite, elle portraiture Augustin Pajou (1730-1809), ami de son propre père, qu’elle représente modelant le buste de Lemoine. Elle expose le portrait du premier en janvier 1783, celui du second en mars. La critique approuve : « Nous félicitons Mme Guiard de la confiance que des hommes aussi distingués témoignent en ses talents. »
Adélaïde est présentée à l’Académie par Alexandre Roslin, conseiller à l’Académie et veuf de Suzanne Roslin (voir sa notice). Elle sera notamment soutenue par Vien, Vincent, Bachelier et Suvée dont elle a aussi peint les portraits, également exposés au salon de la Correspondance.
L’ Académie royale de peinture et de sculpture, créée en 1648, sous le règne de Louis XIV alors enfant, avait pour ambition de former et rassembler les meilleurs artistes du royaume, en les libérant de la tutelle de la « corporation », c’est-à-dire du statut d’artisan. Les plus doués étaient nommés académiciens, un titre prestigieux qui garantissait protection et notoriété, grâce à la possibilité de participer à l’exposition de l’Académie royale, dont la première eut lieu sans public en 1665. Après plusieurs expositions dans des lieux différents, on l’installa en 1725 dans le Salon carré du Louvre, d’où son nom de « Salon ». Il commençait le jour de la saint Louis et seuls les académiciens pouvaient y exposer leurs œuvres. Au cours de ses 145 années d’existence, l’Académie
n’éleva que quinze femmes au rang d’académicienne. La première est
Catherine Duchemin-Girardon, reçue en 1663. Les deux dernières sont Adélaïde
Labille-Guiard et Elisabeth Vigée-Le Brun, agréées en 1783, lors de la même
séance. Toutefois, aucune femme n'assistait aux classes de dessin de nu masculin ou féminin d’après modèle vivant, ni à celles de géométrie ou de perspective. Aucune femme ne fut jamais reçue en peinture d’histoire (le genre le plus prestigieux) et, par voie de conséquence, aucune n’a pu accéder à la fonction de professeur, c’est-à-dire être membre du Conseil de l’Académie, siège du pouvoir académique. L’Académie royale fut supprimée par décret de la Convention, en 1793. |
Adélaïde reçoit aussi le soutien, peut-être intéressé, de Jean-Baptiste Pierre, premier peintre du roi et adversaire farouche d’Elisabeth Vigée - Le Brun (voir sa notice dans ce blog) dont il espérait ainsi écarter la candidature.
Les académiciens votèrent quasi-unanimement pour Adélaïde (28 voix sur 32) mais le roi intervint en faveur d’Elisabeth et les deux peintres furent admises le même jour, 31 mai 1783. Par cette double nomination, le quota de quatre femmes (fixé en 1770 par l’Académie, inquiète du développement des vocations féminines) était atteint, mettant un terme aux espérances de toutes les autres artistes féminines de leur génération…
Deux autres femmes étaient
déjà académiciennes : la miniaturiste
Marie-Thérèse Vien et la peintre de fleurs Anne Vallayer-Coster. |
Adélaïde
participe au Salon dès 1783. Elle y montre un autoportrait, sept portraits
d’académiciens et celui de Madame Mitoire avec ses enfants qui
remporte un grand succès, tant auprès de la critique que du public.
Ce tableau illustre le thème de la mère de famille - qui plus est allaitante - en compagnie de son ou ses enfants, qui deviendra récurrent
dans la peinture de l’époque.
Marguerite Gérard peindra aussi plusieurs « scènes de genre » sur ce thème, une quinzaine d’années plus tard.
Le
Louvre conserve une copie en miniature de cette scène :
Cette
réussite n’empêche pas la diffusion d'un pamphlet injurieux à l'égard des deux
nouvelles académiciennes, sous prétexte qu'elles exerçaient un métier d'homme
et vivaient séparées de leurs maris. A la demande d’Adélaïde, qui fait intervenir
ses relations, les coupables sont châtiés et les feuilles détruites.
Et, comme cela deviendra l’habitude, la critique compare le talent des deux nouvelles académiciennes. Elle reconnaît qu’Adélaïde « moins flatteuse peut-être, a plus de vigueur et même plus de vérité » (Le Véridique au Salon).
C’est à cette époque qu’elle quitte son premier domicile pour s’installer au 139 de la rue Richelieu, où elle peut disposer, à proximité, d’un atelier spacieux et haut de plafond que la sœur de François-André Vincent met à sa disposition.
Elle ouvre alors une école de peinture pour une dizaine de jeunes filles, dont certaines deviendront d’excellentes pastellistes, parmi lesquelles Marie-Victoire d’Avril (1755-1820), Madeleine Frémy (vers 1760-1788), Marie-Thérèse de Noireterre (1760-1823), Jeanne Dabos née Bernard (1763-1842) et Marie-Marguerite Carraux de Rosemond (1765-1788) et Marie-Gabrielle Capet (1761-1818).
A l’Exposition de la Jeunesse de 1783, le nombre et la qualité de ses élèves ne passent pas inaperçus : « Tous les ans, jour de la petite Fête-Dieu, il y a une exposition de tableaux à la place Dauphine, qui décorent les environs d'un magnifique reposoir qu'on y construit. C'est là où les jeunes gens qui ne sont encore attachés à aucune académie viennent s'assayer (sic) & pressentir le goût du public. Celle-ci a été plus nombreuse que de coutume, & par une singularité rare, il y avait des morceaux de neuf élèves du sexe, de madame Guyard, toutes très-jolies & annonçant du talent ; ce qui n'a pas peu contribué à attirer la foule. » (Mémoires secrets, Tome 23, 25 juin 1783, p.23)
L'Exposition de la Jeunesse L’exposition
(ou salon) de la Jeunesse avait lieu en plein air, tous les ans depuis 1722,
le jour de la petite Fête-Dieu, place Dauphine et sur le Pont-Neuf, de six
heures du matin à midi. S’il pleuvait, la manifestation était reportée à la
petite Fête-Dieu de la semaine suivante et, s’il pleuvait encore, à l’année
suivante. Les élèves
peintres pouvaient accrocher leurs œuvres aux tapisseries tendues sur le
passage de la procession. Cela
leur permettait de se faire connaître et de rencontrer un éventuel mécène. |
Marie-Gabrielle Capet et Marie-Marguerite de Rosemond, qu’elle considérait peut-être comme ses élèves les plus prometteuses, sont représentées en sa compagnie sur son fameux Autoportrait avec deux élèves, où trône également le buste de son père, Claude Labille, par Pajou. Un tableau qui apparaît aujourd’hui comme une œuvre-manifeste en faveur de l’enseignement artistique des femmes.
Marie-Gabrielle fit effectivement carrière comme pastelliste mais Marie-Marguerite mourut trois ans plus tard.
Au centre de la toile, Adélaïde, 33 ans, se présente en
professeur, ses élèves derrière elle.
Son regard dirigé vers le spectateur exprime la détermination dont elle fait preuve en toute occasion et notamment lorsqu’elle s’est présentée à l’Académie royale de peinture. Sa tenue, soignée et très féminine, est aussi une affirmation de son statut social, celle de la bourgeoisie montante, consciente de la valeur intrinsèque de son talent.
La signature est située à l'envers de la toile représentée sur le tableau. Ainsi, les deux tableaux, celui où elle se présente en peintre et celui qu’elle est a peint, sont signés en même temps.
Au Salon de 1785, le tableau fait sensation et la critique loue sa maîtrise : « Cette Artiste est d’un mérite très-distingué & très-rare, puisqu’elle a su joindre aux grâces de son sexe la vigueur & la force qui caractérisent les Ouvrages de l’homme. » (Catalogue Deloynes, n° 327, Salon de 1785.)
Adélaïde montre également le portrait du peintre van Loo et une dizaine d’autres, également à l’huile.
Van Loo était aussi
« ordonnateur » - on dirait aujourd’hui commissaire général – des
Salons de l’Académie
On voit distinctement le Serment des Horaces de Jacques-Louis David, au centre, ainsi que, un peu plus bas à gauche, le Portrait de la baronne de Crussol, d’Elisabeth Vigée (voir sa notice). L’autoportrait aux deux élèves d’Adélaïde est à droite, sous les trois grandes toiles du haut.
La même année, Adélaïde, confrontée à des difficultés financières, formule une demande de logement au Louvre, que sa qualité d’académicienne justifie. Elle essuie un refus, motivé par le fait que son école de jeunes filles créerait une cohabitation scandaleuse avec les artistes masculins du Louvre et nuirait à la « décence ». En contrepartie, elle reçoit une pension de 1 000 livres dont elle n’est pas satisfaite. Elle insiste, sans résultat. Académicienne oui, égale des académiciens, non.
(Je glisse ici deux charmants portraits de cette période, trouvés lors de mes recherches)
Adélaïde travaille pourtant à ses œuvres les plus prestigieuses : les portraits des tantes du roi, Adélaïde et Marie-Thérèse, et d'Elisabeth, sœur du roi, lui valent une célébrité accrue et le titre de « peintre de Mesdames » en 1787.
Elle exécute également le portrait du duc de Choiseul, remarquable tant pour sa qualité qu’en raison de l’importance historique du modèle, mort peu de temps après les séances de pose. Adélaïde en a livré deux versions. Celle ci-dessous et une autre, plus petite (72 x 56 cm), qui a été acquise en 2022 par le musée national du château de Versailles.
Au
Salon de 1787, le Journal général de France s’extasie en ces termes, devant
le portrait de Madame Adélaïde : « Ce tableau en grand est composé et
exécuté avec une vigueur et une fermeté mâle, qui supposent une étude longue et
réfléchie, mais la délicatesse d’âme ne s’y fait pas moins connaître. »
Et vient l’inévitable comparaison entre les deux académiciennes : « Mme Guyard, qui suit pas à pas sa rivale, ne se montre pas avec moins d’éclat à cette exposition ». (Les petites affiches de Paris)
L’auteur des Mémoires secrets prend clairement position en faveur d’Adélaïde : « On conçoit qu’un tel sujet exigeait un style austère : il y règne une mélancolie douce qui, loin de repousser le spectateur, l’attire et l’intéresse. (…) Ce tableau n’attire pas la multitude comme celui de la reine [Portrait de Marie-Antoinette et ses enfants d’Élisabeth Vigée-Le Brun], mais plaît davantage aux connaisseurs. »
Certes, Elisabeth Vigée-Le Brun brille de tous ses feux mais le Journal général de France du 22 septembre 1789, après avoir loué Elisabeth, ajoute : « Mme Guiard, sa digne rivale, paraît toutefois la surpasser par une touche presque virile mais on est entraîné devant les tableaux de Mme Le Brun par ce goût séducteur propre au beau sexe, que les hommes ne peuvent atteindre. » (Sans commentaire…)
En résumé, Elisabeth plaît au public et Adélaïde remporte les suffrages de la critique.
La princesse est face à une statue représentant l’Amitié, sur le piédestal de laquelle figure l’inscription : « Précieuse aux humains et chère aux Immortels, J'ai seule, près du Trône, un Temple & des Autels. »
Il s’agit d’un portrait rétrospectif, commandé par le roi. La princesse était morte vingt-neuf ans auparavant. Son ombre portée sur le mur est symbolique de sa disparition.
Les
œuvres présentées à ce Salon, créées l’année précédente, ne portaient pas
encore la marque de la Révolution déjà en marche. Début octobre, Elisabeth
Vigée-Le Brun quitte Paris pour l’Italie (voir sa notice), Adélaïde reste à
Paris et finit ses travaux en cours mais les commandes sont inexistantes.
Le début de l’année 1790 est difficile, tant au plan financier qu’à celui de la sécurité.
Adélaïde obtient un vaste atelier à la Bibliothèque royale, au rez-de-chaussée de la rue Colbert, plus proche de son domicile mais à titre précaire. Elle y peint le Portait de Madame de Genlis et celui de la duchesse d’Aiguillon.
Madame de Genlis (1746-1830) était un personnage remarquable. Dotée de multiple talents, excellente musicienne, elle fut dame de compagnie de la duchesse de Chartres (future duchesse d’Orléans) et chargée de l’éducation de ses enfants, dont le futur Louis-Philippe, auxquels elle appliqua des préceptes éducatifs assez rigoureux.
Autrice d’ouvrages de pédagogie, elle y expliquait notamment l’importance de la pratique artistique dans l’éducation des filles. Ses ouvrages connurent un grand succès dans les années précédant la Révolution mais elle subit aussi des attaques assez virulentes contre son activité littéraire. Adélaïde partageait sans doute ses convictions sur l'éducation des filles.
Ce tableau était probablement le pendant du portrait du mari
de la duchesse, Armand-Désiré de Vignerot du Plessis de Richelieu, duc
d’Aiguillon, qu’Adélaïde présenta au Salon de 1791, avec plusieurs autres
portraits de députés de la Constituante (voir ci-dessous). Cet aristocrate fut
l’un des premiers à rejoindre le Tiers Etat en 1789 et à voter l’abolition des
privilèges.
Marie-Gabrielle Capet fit une copie en miniature du portrait du duc, on peut le voir aujourd’hui au musée de Caen (voir la notice de Marie-Gabrielle, dans ce blog).
Adélaïde prend une part active aux discussions au sein de l’Académie qui opposent le « parti des réformateurs » - dont elle est - favorable à une refonte des statuts académiques autour de la notion d’égalité (entre les sexes, mais aussi entre artistes et genres picturaux) et le « parti radical », mené par Jacques-Louis David, qui réclame l’abolition de l’Académie pour « libérer les talents », l’organisation d’épreuves et de concours officiels.
David en profite pour proposer l’exclusion des femmes car « il serait impolitique et dangereux que les récompenses et les encouragements assignés pour les arts sur les dépenses publiques excitassent les femmes à préférer la carrière des arts à leur véritable vocation, aux fonctions respectables et saintes d’épouse, de mère, de maîtresse de maison. » (Cité dans Sofio, Séverine. La vocation comme subversion. Artistes femmes et anti-académisme dans la France révolutionnaire, Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 168, no. 3, 2007, pp. 34-49.)
Je
n’en dirai pas davantage sauf pour souligner que David soutenait la position inverse à l’égard des femmes quelques années auparavant,
dans le même objectif de déstabilisation de l’Académie ! La querelle se soldera
par l’abolition de l’Académie par la Convention en 1793 et la création d’un
Institut exclusivement masculin en 1795…
En
janvier 1791, Mesdames quittent la France, laissant à Adélaïde des portraits
commandés et impayés.
Dans
le même temps, Adélaïde négocie le tournant révolutionnaire avec habileté,
n’hésitant pas à afficher son soutien à l’Assemblée nationale en lui faisant
une donation patriotique. Puis, comme elle l’avait fait neuf ans plus tôt avec
les académiciens, elle sollicite les députés, dont Robespierre et Talleyrand,
pour peindre leurs portraits et expose ceux de quatorze députés au Salon
de 1791, un salon débordant d’œuvres puisque, depuis un décret du mois d’août,
tous les artistes français et étrangers peuvent y exposer. Les femmes,
précédemment interdites de Salon, à l’exception des quatre académiciennes, y
sont également présentes (près de 12 % des exposants).
Marie-Jean Hérault de Séchelles (1759-1794) est élu à la
Convention par deux département et opte pour la Seine-et-Oise. Il siège
avec les Montagnards, est membre du Comité d’instruction publique et du Comité
de sûreté générale et devient président de l’Assemblée du 1er au 15 novembre 1792.
Il vote la mort du roi par lettre, étant absent lors du scrutin. Condamné à
mort par le Tribunal révolutionnaire comme « dantoniste », il est
guillotiné en avril 1794.
Philippe Chéry, comparant ce portrait à celui du peintre Boze
qui avait eu pour la première fois accès au Salon, conseilla à Robespierre de
« s’en tenir aux dames pour faire tirer son portrait ; en effet M.
Boze l’a raté et de ce côté-là il n’a pas à se plaindre de Mme Guiard ». (La Béquille de Voltaire, n° 215, p.49)
A la fin du Salon, deux commandes publiques sont passées à deux peintres, probablement considérés comme les plus engagés. Il s’agit de réaliser deux toiles, une pour la salle du Conseil et l’autre pour celle de l’Assemblée législative, représentant le roi recevant la Constitution. Les peintres choisis sont Jacques-Louis David et Adélaïde Labille-Guiard, qui représentent les deux tendances qui se sont affrontées sur l’évolution de l’Académie : David, co-fondateur de la Commune des Arts, membre du club des Jacobins et peintre quasi-officiel de la Révolution, Adélaïde, proche des modérés, qui a milité pour la création d’une Académie réformée et égalitaire.
Cette commande n’aura pas de suite mais elle me paraît significative de la place prise par Adélaïde sur la scène artistique de l’époque.
Tourmentée
par l’absence d’institutions permettant aux jeunes filles sans fortune de
gagner honnêtement leur vie, Adélaïde a adressé à l’Assemblée nationale un
mémoire sur l’éducation des jeunes filles, cité par Talleyrand dans son Rapport
sur l’Instruction publique : « On peut offrir aux départements,
comme modèle de ce genre d’établissement, un mémoire […] par une artiste
ingénieuse (Adélaïde) qui, dans cet ouvrage, a su anoblir les arts en les
associant au commerce et en les appliquant aux progrès de l’industrie. »
Les
bonnes relations qu’Adélaïde avait entretenues avec les députés de la
Constituante ne valant pas protection perpétuelle, Adélaïde et
François-André Vincent « achètent la jouissance » d’une maison de
Pontault-en-Brie et d’un parc de 25 ha, planté de 3 000 arbres fruitiers,
le 8 mars 1792. Ils y font retraite en compagnie de deux de leurs élèves Marie-Gabrielle
Capet et Marie-Victoire d’Avril, en dépit des tracasseries de la municipalité,
dirigée par un révolutionnaire « enragé ». La situation se pacifie
grâce à un don de 25 livres, destiné à l’achat d’un fusil « pour être
disposé par la municipalité de Pontault en faveur d’un citoyen qu’il jugerait à
propos ». (!)
Le divorce ayant été autorisé par la loi du 20 septembre 1792, Adélaïde le demande et l’obtient, le 12 mars 1793.
Elle apprend avec indignation qu’une de ses œuvres importantes, à laquelle elle avait consacré deux ans de travail et qui ne lui avait jamais été payée, La Réception d’un chevalier de l’Ordre de Saint-Lazare par Monsieur, avait été réquisitionnée et détruite sur ordre (arrêté du 11 août 1793).
Adélaïde, malade, n’expose pas au Salon de 1793 et, tandis que les exécutions se multiplient, cesse de peindre jusqu’en 1795.
Elle rencontre alors Joachim Lebreton, chef du bureau des musées à l’Instruction publique. Il lui accorde l’atelier du Louvre qu’on lui avait refusé sous l’Ancien régime et lui attribue une pension de 2 000 livres. Pour le remercier, elle fait son portrait, qu’elle montre au Salon de 1795, avec ceux d’autres citoyens, comme le médecin Baignière et l’architecte Sylvestre.
En
1796, elle reprend ses pastels pour exécuter le portrait d’Henri de Saint-Simon
mais n’expose pas.
Au Salon suivant de 1798, elle montre plusieurs portraits de l’élite scientifique, le Professeur Charles faisant une démonstration d’optique, le Citoyen Janvier, mécanicien astronome et un portrait de Mlle Capet peignant une miniature (voir sa notice). Ils sont bien reçus, « vous y trouverez tout le talent de la citoyenne Guyard : de l’esprit, de la vérité, la touche d’un maître. » mais la gloire est passée : « Mesdames Guyard et Le Brun, dont les talents motivent une exception, ne sont pas admises au premier rang, on voit s’y placer des maîtres naguère élèves, le plus âgé n’a pas trente ans. »
L’année suivante, elle expose plusieurs portraits de la nouvelle classe politique (avocat, comédien) et une Citoyenne Ch***, tenant dans ses bras son enfant qu’elle nourrit.
Il se pourrait bien qu’il s’agisse de cette Madame Charlot :
Mais elle est à peine citée par la critique et toujours avec son élève, Marie-Gabrielle Capet. Elle expose pour la dernière fois en 1800, l’année où elle s’installe avec Marie-Gabrielle dans un logement d’artiste du Louvre où François-André Vincent vient les rejoindre, après son mariage avec Adélaïde.
Lors de ce dernier salon, elle apparaît pour la première fois comme « Mme Vincent, née Labille, ci-devant Guiard, élève de son mari » (c’est moi qui souligne !)
En mars 1802, un décret ministériel impose la libération de tous les logements du Louvre. Le couple déménage alors de l’autre côté de la Seine, au Pavillon du Couchant, collège des Quatre-Nations, dans deux appartements distinct de cinq pièces chacun et bénéficie de la jouissance de deux ateliers, l’un au Louvre, l’autre à l’Institut.
Adélaïde ne profite guère de ces nouvelles dispositions : après deux mois d'une maladie foudroyante, elle rend son dernier souffle le 8 avril 1803, à 53 ans.
*
L’œuvre
localisé d’Adélaïde compte aujourd’hui une centaine d’éléments, dont une
dizaine de magistraux portraits en pieds. Pourquoi
est-elle à ce point méconnue ?
Son effacement est probablement lié à l’aveuglement des jugements du XIXe siècle sur l’œuvre des femmes : en 1878, deux tableaux d’Adélaïde, dont son superbe Autoportrait avec deux élèves, sont légués au Louvre qui les refuse (grâce à quoi l’Autoportrait en question se trouve aujourd’hui au MET…).
Il faut attendre 1902 et l’article du baron Portalis (Adélaïde Labille-Guiard, Gazette des Beaux-Arts, 1901-1902, consultable en ligne) pour qu’il soit envisagé de « reconnaître ses belles qualités » et de lui restituer « le rang qu’elle mérite parmi les artistes les plus agréables et les plus désirés de la fin du XVIIIe siècle ».
Ce n’est qu’en 1973 qu’est publiée la thèse d’Anne-Marie Passez (dont l’ouvrage est cité à la fin de la présente notice) mais Adélaïde reste absente de toutes les grandes expositions relatives au portrait du XVIIIe siècle et c’est en Amérique qu’elle est enfin montrée dans l’exposition Royalists to Romantics : Women Artists from the Louvre, Versailles, and Other French National Collections, du National Museum of Women in the Arts de Washington, en 2012.
Elle est présente, avec quelques portraits, dans l’exposition d’Elisabeth Vigée-Le Brun, au Grand Palais en 2015 et apparaît aussi dans la dernière exposition du musée du Luxembourg, Peintres femmes, naissance d’un combat (1780-1830), en juillet 2021. Autrement dit, dans l’ombre de sa « rivale » ou parce qu’elle est une femme.
Ne serait-il pas temps de lui rendre sa place d’académicienne, d’excellente portraitiste et de peintre ambitieuse et engagée dans les combats de son époque ?
Je termine par deux portraits de femmes inconnues, que l’on peut voir dans des musées français. Je trouve le second particulièrement admirable. Il fut longtemps attribué - mais faut-il s’en étonner - à Elisabeth Vigée-Le Brun…
*
Pour écrire cette notice, j’ai travaillé avec l’ouvrage et des articles suivants, consultables en ligne :
Passez Anne-Marie, Adélaïde
Labille-Guiard, biographie et catalogue raisonné de son œuvre. Arts et
Métiers graphiques. 1973. Seule la première partie est en ligne :
URL : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3402901p/f7.highres
Guichard Charlotte, « La signature dans le tableau aux XVIIe et XVIIIe
siècles : identité, réputation et marché de l'art », Sociétés
& Représentations, 2008/1 (n° 25), p. 47-77. DOI : 10.3917/sr.025.0047.
URL : https://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2008-1-page-47.htm
Bonnet Marie-Jo, « Femmes peintres à leur travail : de l'autoportrait comme
manifeste politique (XVIIIe-XIXe siècles) », Revue d’histoire
moderne & contemporaine, 2002/3 (no49-3), p. 140-167. DOI :
10.3917/rhmc.493.0140.
URL : https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2002-3-page-140.htm
*
N.B : Pour voir
d’autres notices de ce blog, si elles n’apparaissent pas sur la droite, vous
pouvez cliquer sur « Afficher la version Web » en bas de cette page.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire