mercredi 22 septembre 2021

Giulia Lama (1681 - 1747)

 

Autoportrait présumé – vers 1725
Galerie des Offices, Florence 


Giulia Lama est l'une des figures les plus énigmatiques du début du XVIIIe siècle à Venise. 

Elle est née le 1er octobre 1681, fille aînée des cinq enfants de Valentina dell’Avese et d’Agostino Lama, mathématicien, peintre et marchand d’art qui avait étudié la peinture avec Pietro della Vecchia (1603-1678). Giulia fut baptisée cinq jours après sa naissance à l’église de sa paroisse, Santa Maria Formosa.

Giulia ne s’est jamais mariée et est restée étroitement liée à sa famille, pratiquant le discret métier de brodeuse qui lui assurait sans doute des revenus plus réguliers que sa peinture.

La première personne à avoir évoqué son talent dans ses écrits est une élève de Rosalba Carriera, Luisa Bergalli-Gozzi (1703-1779), native de Venise comme elle. Peintre, poétesse, autrice de drame musicaux et de traductions, notamment de Racine, elle indique que Giulia rencontre un grand succès en tant que peintre de retables et admire son érudition.

Les autres appréciations sur Giulia sont issues d’une lettre, datée du 1er mai 1728 et adressée par l’abbé Antonio Schinella Conti (1677-1749) à la marquise de Caylus, où il lui raconte sa rencontre avec elle. Il considère que, pour la qualité de ses œuvres, elle surpasse à la célèbre Rosalba Carriera et décrit une personnalité très différente de celle de la célèbre portraitiste vénitienne : insaisissable et retirée, d’une grande spiritualité. Il indique également qu’après avoir étudié les mathématiques avec son père, elle était connue comme poète, parlant avec grâce et intelligence « de sorte qu’on lui pardonne facilement son visage », ce qui fait référence au fait qu’elle était affligée d’un bec-de-lièvre… 

Giulia admirait le travail de Giambattista Piazetta, son contemporain qui a peint un portrait d’elle qui se trouve aujourd’hui dans la collection du musée Thyssen-Bornemisza, à Madrid où il a été identifié grâce à un l’autoportrait des Offices de Florence (ci-dessus). Selon ce musée, elle aurait également servi de modèle au Suzanne et les vieillards de Piazzetta conservés aux Offices de Florence qui ne le montrent pas en ligne… dommage. 


Giambattista Piazzetta (1683-1754)
Portrait de Giulia Lama – vers 1715/1720
Huile sur toile, 69,4 x 55,5 cm
Museo National Thyssen-Bornemisza, Madrid

Photographié dans l’exposition « Eblouissante Venise ! Venise, les arts et l’Europe au 
XVIIIe siècle »,  Grand Palais, Paris, septembre 2018


Il est évident que Giulia avait acquis des capacités techniques qui lui permettaient de rivaliser avec ses collègues masculins d’autant qu’elle ne s’est pas limitée aux productions considérées comme « féminines », portraits, miniatures et natures mortes. 

Ses études de nus d’hommes et de femmes, conservées au Cabinet des dessins et des estampes du Musée Correr, à Venise (12 d’entre eux ont été exposés pour la première fois en 2018 dans l'exposition « Giulia Lama, peintre et poétesse »), démontrent, en plus d’une pratique indépendante et non conformiste, de réelles connaissances en anatomie, ce qui lui a permis d’aborder des compositions puissantes et expressives.

 

Nu féminin (détail)
Craie blanche et noire
Cabinet des dessins et des estampes du Musée Correr, Venise


 
Nu masculin vu de dos – sans date
Craies rouge et blanches, 57 × 43 cm
Cabinet des dessins et des estampes du Musée Correr, Venise


Nu masculin penché en arrière – sans date
Craie rouge et craie blanche, 44 x 57 cm
Cabinet des dessins et des estampes du Musée Correr, Venise




Nu masculin – sans date
Fusain et craie blanche, 44 x 57,5 cm
Cabinet des dessins et des estampes du Musée Correr, Venise


 

Les premières œuvres attribuées à Giulia Lama datent du début des années 1720, alors qu'elle avait près de 40 ans. C'est à cette époque qu'elle a été chargée de peindre les représentations des quatre évangélistes des écoinçons situés au-dessus de deux autels de l'église de San Marziale, nouvellement reconstruite. 

 


 

Saint Marc
Eglise San Marziale, Venise

La peinture est recouverte d’une épaisse couche de crasse Le lion, attribut de saint Marc qui se trouve à sa droite, est à peine visible…

 

Saint Luc
Eglise San Marziale, Venise

Ses peintures vont des représentations religieuses pour de grands retables, aux scènes mythologiques. Elles se caractérisent par des compositions dépouillées mais élaborées, avec des vues en contre-plongée, des positions de personnages marquant les diagonales très dynamiques et de forts effets lumineux.

Son utilisation de la couleur est proche de celle de Giambattista Piazetta à la même période, des gris-brun un peu rougeâtres, parfois rehaussé d’un élément de couleur franche.

Son catalogue est incomplet car beaucoup d'œuvres ont été perdues ou, comme cela est arrivé à d'autres artistes, ont été attribuées à d'autres peintres.

Il a été reconstitué à partir d'autres sources : un guide vénitien de l'année 1733, qui mentionne trois retables de Giulia Lama dans les églises vénitiennes, dont deux survivent, Crucifixion avec des saints à San Vitale et Madonna en gloire avec deux saints à Santa Maria Formosa ; son autoportrait et le portrait peint par son contemporain, Giambattista Piazzetta. 

 

Crucifixion avec des saints – avant 1733
Eglise San Vitale, Venise

Madone en gloire avec deux saints et une allégorie de Venise – 1722
Eglise Santa Maria Formosa, Venise


Sur la seule base de ces quatre œuvres identifiées, les chercheurs ont finalement rendu à Giulia Lama 26 peintures précédemment attribuées à d'autres artistes connus, notamment à Tiepolo, comme ce Saturne dévorant son enfant :

Saturne dévorant son enfant – sans date
Huile sur toile, 123,4 x 116,6 cm
Collection particulière (vente 2016)


Les deux toiles qui suivent, également passées récemment en vente, dépeignent des épisodes de la vie de Job et Joseph. Elles montrent la complexité anatomique avec laquelle Giulia représentait les corps humains, dans des poses sinueuses et théâtrales qui n’ont rien de décoratif.

Eliphaz, Bildad et Zophar consolant Job – vers 1730
Huile sur toile, 106,7 x 154,8 cm
Collection particulière (vente 2019)

Joseph interprétant les rêves des eunuques – vers 1730
Huile sur toile, 106,7 x 154,8 cm
Collection particulière (vente 2019)

Les œuvres de Giulia ne sont pas en lignes sur les sites des musées italiens. Je n'en ai que deux à montrer : Judith et Holopherne de la Gallerie dell' Accademia de Venise et le Martyre de Saint Jean du musée de Quimper, qui présentent une similitude : les deux scènes se situent « juste avant », avant le martyre et avant la décapitation, à la dernière minute, celle où Jean peut encore abjurer sa foi, celle où Judith peut encore choisir de renoncer…une dramatisation mise en scène par un clair-obscur très contrasté sur les protagonistes alors que le reste de la scène est plongée dans une quasi-obscurité. Dramatisation accentuée par les raccourcis anatomiques, assez audacieux, caractéristiques du style de Giulia.

 

Judith et Holopherne – vers 1730
Huile sur toile, 131,5 x 178,6 cm
Gallerie dell' Accademia, Venise

Le martyr de Saint Jean – 1720
Huile sur toile, 106,5 x 135,5 cm
Musée des Beaux-Arts, Quimper

« Magnifique pièce de l’ancienne collection Silguy, cette toile ne représente pas à proprement parler le martyre de saint Jean mais le moment qui le précède. L’accent est mis sur le dépouillement et l’audace de contrastes lumineux marqués à grandes taches. La narration est ainsi réduite à l’essentiel : ne sont représentés que le bourreau qui ligote les mains du saint et le grand prêtre qui tente, une dernière fois, de lui faire adorer une idole païenne. Une masse noire au premier plan rappelle le sort qui sera réservé à saint Jean ; on devine dans cet accessoire la cuve d’huile bouillante dans laquelle il sera plongé. L’ensemble forme un groupe compact, sorte de figure tricéphale vue en contre-plongée. Le dépouillement de la composition n’a d’égal que l’intelligence de l’ordonnance des formes, disposées avec dynamisme par un jeu de diagonales et d’obliques. L’impression d’énergie ainsi créée est renforcée par de saisissants effets lumineux. D’une manière tranchée, le saint inondé de lumière ressort avec vigueur, comme une tache d’une grande clarté plastique, sur un fond aux tonalités brunes et roussâtres. » (Extrait de la notice en ligne du musée – texte de Mylène Allano, historienne de l'art)

Un second tableau a été acquis par la Gallerie dell Accademia de Venise en 2023, où l’on retrouve la même dramatisation que dans les autres œuvres : Dalila, comme surprise par le groupe de soldats à gauche, tient encore une mèche de cheveux à la main. Cette fois, c'est trop tard, le « mal est fait »… 


Samson et Dalila - vers 1725/1730
Huile sur toile, 106 x 154 cm
Museo delle Gallerie dell’Accademia, Venise


Voilà, c’est bien peu. Mais, chaque fois qu’une peintre est redécouverte, des œuvres sortent peu à peu des collections privées. Espérons et attendons…


Buste de femme
Charbon de bois et crayon noir, 37,8 x 30,5 cm
Museo del Prado – Madrid

Giulia Lama est morte le 7 octobre 1747 et a été inhumée à la basilique de San Giovanni et Paolo.

 


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