Élisabeth-Sophie
Chéron est née à Paris le 3 octobre 1648. Son père, Henri Chéron (mort en
1677), peintre de portraits en émail et graveur, initia ses cinq enfants à la
pratique de son art. Trois d'entre eux héritèrent des aptitudes paternelles,
mais surtout Elisabeth-Sophie, qui devint très jeune une portraitiste de renom.
Aux environs de Meaux, où les Chéron habitaient, se trouvait l'Abbaye de Jouarre. Elisabeth-Sophie n’avait que quinze ans quand elle fut invitée à exécuter le Portrait de l'abbesse, Henriette de Lorraine Chevreuse, sous la figure de Sainte Jeanne (1663 – non localisé).
Il semblerait que l’année suivante, son père ait quitté sa famille pour fuir les persécutions, dont étaient victimes les huguenots. Élisabeth doit alors subvenir aux besoins de sa famille, ce dont elle s’acquittera avec brio, notamment en assurant la formation de Louis, son plus jeune frère, peintre comme elle.
C'est aussi à Jouarre que sont préparées l'évolution religieuse et la conversion de la jeune fille, élevée par son père dans la religion réformée : l'abjuration d'Elisabeth-Sophie et de sa sœur Marie fut enregistrée en l'église Saint-Sulpice à Paris, le 25 mars 1668. La jeune convertie de vingt ans s'y qualifiait déjà de peintre.
Pour Elisabeth-Sophie, faire des portraits était une source de revenus mais aussi un moyen de se faire connaître.
A vingt-deux ans, Elisabeth-Sophie peint l’illustre archevêque de Paris, Hardouin de Beaumont de Péréfixe, qui avait été le précepteur officiel de Louis XIV.
Sa réputation ainsi établie, elle reçoit de nombreuses commandes : Mmes Dacier, Deshoulières (1693), d'Aulnoy, des Ursins, Guyon (1700), Mlles de Scudéry et de Montpensier, le Père Bourdaloue, le prince de Condé, le roi Casimir de Pologne, la princesse de Monaco (1704). La liste établie par Véronique Meyer, pour la Société internationale pour l’étude des femmes de l’Ancien Régime (consultable en ligne et dont j’ai repris certains éléments dans cette notice) est très importante mais, pour la plupart, ces œuvres ne sont pas localisées…
La savante Chéron, par son divin pinceau,
Me redonne un éclat nouveau...
Par son art, la race future
Connaitra les présents
Que me fit la nature.
(Antoinette Deshoulières, femme de lettres - Œuvres, Tome II, 1693)
Je
ne suis pas sûre du tout que ce portrait soit bien celui de Mme Deshoulières.
D’abord parce que ledit portrait est considéré comme perdu dans la liste précitée,
établie par Mme Véronique Meyer, ensuite parce que je trouve que ce portrait
ressemble beaucoup à … Elisabeth-Sophie elle-même !
Pour se faire une idée du talent de portraitiste d'Elisabeth-Sophie, il faut donc se contenter de cet unique portrait …
Ce portrait fut ensuite gravé par Michel Aubert (
Le
11 juin 1672, à l'âge de vingt-quatre ans, Elisabeth-Sophie est admise à l'Académie Royale
de Peinture et de Sculpture, sur la recommandation de Charles Le Brun qui en
est alors directeur. Elle est la quatrième femme à y parvenir mais la première
à ne pas avoir pu compter sur l’influence d’un père, d’un frère ou d’un mari,
au sein de cette institution fondée l’année de sa naissance. Elle est aussi la
première à présenter son autoportrait, un dessin à la main, comme morceau de
réception.
L’idée est habile : les hommes avaient des sujets imposés alors qu’on ne l’exigeait pas des femmes, tant leurs admissions étaient exceptionnelles. Elisabeth-Sophie savait que l’Académie ne demanderait jamais l’exécution du portrait d’une académicienne ; elle a donc procédé elle-même à cet exercice ! Elle expose cet autoportrait au Salon de 1673. Et elle sera pensionnée par le roi, vers 1700 semble-t-il.
Les plus doués étaient nommés académiciens, un titre prestigieux qui garantissait protection et notoriété, grâce à la possibilité de participer à l’exposition de l’Académie royale, dont la première eut lieu sans public en 1665. Après plusieurs expositions dans des lieux différents, on l’installa en 1725 dans le Salon carré du Louvre, d’où son nom de « Salon ». Il commençait le jour de la saint Louis et seuls les académiciens pouvaient y exposer leurs œuvres. Au cours de ses 145 années d’existence, l’Académie
n’éleva que quinze femmes au rang d’académicienne. La première est
Catherine Duchemin-Girardon, reçue en 1663. Les deux dernières sont Adélaïde
Labille-Guiard et Elisabeth Vigée-Le Brun, agrées en 1783, lors de la même
séance. Toutefois, aucune femme n'assistait aux classes de dessin de nu masculin ou féminin d’après modèle vivant, ni à celles de géométrie ou de perspective. Aucune femme ne fut reçue en peinture d’histoire (le genre le plus prestigieux) et, par voie de conséquence, aucune n’a pu accéder à la fonction de professeur, c’est-à-dire être membre du Conseil de l’Académie, siège du pouvoir académique. L’Académie royale fut supprimée par décret de la Convention, en 1793. |
Elisabeth-Sophie expose cinq portraits au Salon de 1699, dont le portrait de sa sœur, puis douze tableaux dans la Grande galerie du Louvre en 1704, dont une Descente de la Croix. Elle ne paraîtra plus ensuite au Salon.
Alors qu’elle était, d’après certains historiens, déjà veuve d’un premier mari, Albert Godefroy, greffier en chef de la terre et pairie d'Avesnes, elle épouse, en 1692, Jacques Le Hay, ingénieur du roi. Un de ses biographes rapporte qu’elle considérait ce mariage comme « philosophique » et qu’elle aurait dit à son nouvel époux, au sortir de l’église : « Nous voilà donc mariés, Monsieur, à la bonne heure, l’estime, séparée de l’amour, ne nous en demande pas davantage. » Sur ses mariages, toutefois, les avis divergent, certains indiquant qu’elle ne se serait mariée qu’à 60 ans.
Elisabeth-Sophie
était aussi graveuse. Elle exécute une soixantaine d’eaux-fortes, grave des
compositions de son frère, de Michel-Ange et de Raphaël et un Christ mort
tiré d'une Descente de croix en cire colorée au naturel et en
ronde bosse, du Sicilien Julio Zumbo (1656-1701), qui, avec
une Crèche du même artiste, est considérée comme une des pièces
maîtresses de son cabinet.
Elle manifeste également des dons pour la musique (elle joue du luth), pour les langues (elle sait l'hébreu, le grec et le latin) et pour la poésie. Cette qualité lui vaut d'être reçue, le 9 février 1699, à l'Accademia dei Ricovrati de Padoue sous le nom d'Erato. Elle tient également un salon mondain que fréquentent Mademoiselle de Scudéry et Madame Deshoulières et on peut détecter à certains de ses écrits, qu’elle pouvait avoir la dent dure.
Elle
serait en effet l’auteur d’un texte de quelques huit cents vers, La Coupe
du Val-de-Grâce, écrit en réponse à un poème de Molière, à la gloire Mignard
qui avait décoré ladite coupe. Le manuscrit ne porte aucun nom ; retrouvé
à la Bibliothèque de l'Arsenal, il a été réédité par le bibliophile Jacob (Paul
Lacroix) en 1880.
L'avant-propos pourrait la désigner : « Un cavalier proposa de faire lecture d'une critique du Val de Grâce, qui lui était tombée entre les mains. Il dit qu'elle était d'une dame d'un mérite encore plus distingué par sa vertu que par son mérite (...) La dame qui en a fait la critique, n'en forme le dessein que pour faire sa cour à M. Colbert qui protégeait M. Lebrun, qui était l'ami et le concurrent de M. Mignard. »
C’est la coupe qui parle :
« Celui qui m'a voulu parer
N'a fait que me déshonorer,
Il a fait souffrir le martyre
A mainte vierge : il les déchire.
Il leur casse jambes et bras
Sans épée et sans coutelas… »
Ce n’est pas très aimable. On dira qu’Elisabeth-Sophie soutenait loyalement ses protecteurs…
Elle est aussi l’auteur
de l’ouvrage : Explication des
cent estampes qui representent differentes nations du Levant avec de nouvelles
estampes de ceremonies turques qui ont aussi leurs explications, publié en 1715. (Source Gallica / BNF).
Cet ouvrage
est consultable en
ligne sur le site de la Bibliothèque de l’Arsenal (Paris), en voici quelques
pages :
A la fin de l’ouvrage,
figure une « Ode à mademoiselle Chéron » pour sa traduction.
Je ne sais pas qui est l’auteur de cette ode qui se termine par les vers qui suivent (que j’écris en « françois » d’aujourd’hui) mais que ce soit ou non Elisabeth elle-même, on peut dire qu’elle savait veiller à sa propre gloire en servant celle de son roi…
Vole, Déesse, où t’engage
Le soin de nos intérêts
Le Rhin, la Meuse & le Tage
Frissonnent de nos apprêts :
Recommence la fatigue
Qu’à la honte de la Ligue
Louis te donne aujourd’hui :
Seul, il te met hors d’haleine
Et tes cents bouches à peine
Suffisent-elles pour Lui.
Dans une autre édition, son autoportrait figure en frontispice de l’ouvrage, accompagné de vers en latin que je propose de traduire ainsi :
Voilà celle par qui les divins prophètes
parlent en français
Et par qui les oracles anciens se
dévoilent.
Comme dérobée elle-même à un miroir, elle
s'est peinte dans ses vers
Et a sculpté son image dans le bronze.
Enfin, la tournure sympathique de son esprit se laisse entrevoir dans un poème comique qu’elle écrivit pour raconter une anecdote. Alors qu’elle roulait carrosse près du Pont-Neuf, en compagnie d'un certain Damon et de quelques amies, le carrosse renverse la charrette remplie de cerises qu’une femme allait vendre. Il s’en suit une altercation :
Je chante ce combat, où tout couvert de
gloire
Damon près du Pont-neuf remporta la victoire;
Où son cœur généreux, pour deux fois dix-huit sous;
Sçut d'un peuple en fureur appaiser le courroux.
Muse, qui du clocher de la Samaritaine
Vis de loin ses exploits, viens animer ma veine;
Viens m'apprendre comment ce Héros indomté
Sçut mêler la prudence à la témérité.
Conte-moi le péril où se trouvèrent prises
les Dames dont le char renversa des cerises;
Et dis-moi par quel art Damon sçut ménager
La gloire du beau séxe, & vaincre le danger.
(…)
Damon voit le péril, entre au champ de
bataille,
Monte sur une borne. Ecoutez-moi, Canaille,
Cria-t-il. On se taît. Chacun de tous côtez
Tient sur le Harangueur les regards arrêtez.
Tel on vit autrefois le Chantre de la Thrace,
Par ses divins accens suspendre sa disgrace;
Quand, respirant le sang, le carnage & l'horreur,
Des femmes pour le perdre accouraient en fureur.
(…)
Minerve cependant, du danger alarmée,
Pour dégager Damon parle à la Renommée.
Il nous faut de l'argent, Damon en a promis,
Luy dit-elle, dépêche; avertis ses amis,
Qu'ils viennent promptement, si son péril les touche.
La Déesse aux cent voix met la trompette en bouche.
Fait retentir au loin les Echos redoublez.
Parmy les Spectateurs de tous lieux rassemblez,
Un ami de Damon l'entend, accourt, se presse,
Des coudes & des poings écarte, fend la presse,
Prens courage, Damon, dit-il, je viens t'aider.
Te faut-il de l'argent ? Tu n'as qu'à demander.
Minerve alors s'approche, & luy parle à l'oreille,
II luy donne sa bourse. O subite merveille !
Cette paix, ou des Dieux travailloient
vainement,
La moitié d'un écu la fait en un moment.
En 1707, elle offre à l'Académie un recueil de gravures qu'elle a réalisées d'après Raphaël, le Livre à dessiner composé de testes tirées des plus beaux ouvrages de Raphaël (1706).
*
Elisabeth-Sophie fait rédiger son testament le 1er avril 1711. Ses biens sont estimés à 24 800 livres et son cabinet de curiosité compte des tableaux anciens et modernes, des dessins et des estampes, des médailles et des coquillages. Elle envisage de faire de son frère Louis son légataire universel, s’il se convertit. Celui-ci, exilé à Londres lors de la révocation de l’Edit de Nantes, refuse.
Elle meurt le 3 septembre 1711 et son ami Jean-Baptiste Fermel'Huis publie peu après l'Éloge funèbre de Madame Le Hay, connuë sous le nom de Mademoiselle Chéron, Paris, François Fournier, 1712.
Elle est inhumée en l’église Saint Sulpice, à Paris, comme de nombreuses autres personnalités de son temps, ainsi que le souligne Germain Brice dans sa Description de la ville de Paris et de tout ce qu’elle contient de plus remarquable, Paris, 1711.
J’ai lu qu’il pourrait s’agir d’un Autoportrait en compositeur mais je n’ai pas trouvé ce tableau dans la liste établie par Mme Véronique Meyer, qui fait autorité. En tout état de cause, le fait d’avoir été portraiturée par d’autres est un bon indice de notoriété et, en l’espèce, de la reconnaissance de ses multiples talents !
*
Quelques
années plus tard, le talent d’Elisabeth est encensé par Rousseau, dans une
lettre écrite en 1730 :
« Il
y a plus de substance dans le moindre quatrain de Mme Chéron que dans tout ce
qu'a fait en sa vie Mme Deshoulières … Quelle force dans ses vers ! Quelle
majesté dans ses psaumes ! Vous me parlez des miens ; je les donnerais tous
pour la paraphrase du 103 : Benedict anima mea domine ! »
Elle est citée, naturellement, dans le Catalogue des plus fameux peintres, sculpteurs & Graveurs de l’École française, publié en 1765 par Michel Dandré-Bardon.
Puis Billardon de Sauvigny, dans Le Parnasse des Dames (1773), lui adresse l’éloge suivant : « Tous les talents furent son partage. La Peinture, la Gravure, la Poésie, et la Musique occupaient tour-à-tour ses loisirs, et chacun de ces Arts furent portés par elle à un degré de perfection peu commun. »
Enfin,
elle figure dans Le Siècle de Louis XIV de Voltaire, en ces
termes : « célèbre par la musique, la peinture et les vers ».
*
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