Artemisia Gentileschi naît à Rome, le 8 juillet 1593. Son père, Orazio Gentileschi, est un peintre caravagesque. Il remarque très tôt le talent de sa fille et lui apprend son métier.
Je veux d’abord montrer la première œuvre connue d’Artemisia, Suzanne et les vieillards, qu’elle a peinte vers l'âge de 17 ans. Sa maîtrise et le caractère personnel de son expression est déjà sensible dans la composition : le corps de Suzanne est déséquilibré mais elle ne se retient pas, elle essaie simplement de ne pas entendre les propos outrageants des voyeurs penchés sur elle. Toute la tension du récit est contenue dans la diagonale entre le vieillard vêtu de rouge et le visage crispé du modèle.
Deux ans plus tard, elle peint sa devenue célèbre Danaé, recevant la pluie d’or qui se transformera en Zeus… un thème traité, avant elle, par de nombreux peintres italiens du cinquecento.
C’est à peu près à la même époque que son père confie au peintre maniériste Agostino Tassi la charge de parfaire la formation artistique de sa fille.
Tassi la viole à de multiples reprises, « prétextant » ensuite qu’il envisage de l’épouser, ce qui ne risquait pas d’arriver puisqu’il était marié lui-même…
Orazio Gentileschi fit traduire Tassi en justice. Artemisia subit alors un terrible procès dont les actes sont parvenus jusqu’à nous : elle y fut torturée (notamment par l’encordement de ses doigts) pour s’assurer qu’elle ne mentait pas.
Peu après ces événements, Artemisia Gentileschi (qui a 19 ans !) peint la première version de ce qui deviendra une de ses œuvres les plus célèbres, Judith décapitant Holopherne.
Ce sujet biblique a été traité maintes fois par les peintres et notamment par Caravage : Holopherne, chef de l’armée assyrienne, assiège Béthulie, ville de l’ancienne Palestine. Judith, une jeune femme d’une très grande beauté, comprend en rêve que Dieu lui assigne la mission de libérer la ville. Elle en informe le conseil des Anciens qui reste dubitatif.
Accompagnée de sa fidèle servante, elle se fait conduire par des gardes auprès du chef de guerre qui est troublé par sa beauté. Il tente de la séduire, elle joue le jeu en restant sobre alors que Holopherne s’enivre et s’endort. Elle s’empare alors de son cimeterre et lui tranche la tête qu’elle emporte ensuite dans un panier, avec l’aide de sa servante. Le lendemain, les soldats assyriens, terrorisés, s’enfuient et la ville est libérée. Judith commente ainsi son exploit : « Dieu l’a frappé par la main d’une femme ».
Artemisia a peint ce thème à plusieurs reprises, parfois en représentant la décapitation elle-même, parfois la fuite de Judith emportant la tête d’Holopherne dans un panier. Comme dans la plupart de ses tableaux, Artemisia se représente elle-même en Judith (sur le tableau de la Galerie des Offices, Judith porte un bracelet composé de pierres gravées à l’effigie d’Artémis) et certains commentateurs indiquent qu’elle prête à Holopherne les traits de Tassi.
Dans ses deux versions du meurtre d’Holopherne, Artemisia campe une Judith vigoureuse et un général surpris et terrorisé. Elle ose montrer l’aspect sanglant de la scène. L’effet est saisissant (et franchement répugnant).
Artemisia s’est probablement inspirée de la même scène peinte quinze ans plus tôt par le Caravage, mais en lui donnant un caractère beaucoup plus effrayant : le format vertical du tableau, Holopherne placé au centre et la tête en bas, comme la position dominante des deux femmes renforcent le caractère brutal de l’action. Et alors que dans le tableau du Caravage, la servante est une très vieille femme qui reste spectatrice, comme tétanisée, la servante d’Artemisia est jeune, vigoureuse et placée, en alliée, aux côtés de sa maîtresse.
Enfin, Caravage peint une Judith visiblement horrifiée par son acte, tandis que celle qu’Artemisia paraît surtout concentrée sur son objectif…
Je ne sais pas si le choix de cette scène constitue une vengeance d’Artemisia ou une façon de soigner son traumatisme comme certains le prétendent.
En
revanche, que ce tableau soit un chef d’œuvre me paraît assez évident !
La deuxième version me paraît moins forte (bien que tout aussi difficile à regarder), peut-être en raison du cadrage élargi qui éloigne la scène et de la position plus distanciée de Judith qui donne un peu l’impression de protéger sa robe des éclaboussures…
La seconde scène de la même histoire est celle de Judith et sa servante Abra avec la tête d’Holopherne. Elle présente une composition particulièrement frappante, à la fois pour la position des deux femmes qui se retournent sans doute après avoir entendu un bruit et aussi pour la façon presque désinvolte dont Judith tient l’épée dont elle s’est servie. Vêtements et tissus sont traités avec habileté, une grande précision et la subtilité du talent de coloriste d’Artemisia.
Il
y a quelque temps, j’ai découvert une autre version de cette scène, au musée de
Quimper. Dans cette version tardive, le contraste est saisissant entre le
visage lumineux et apaisé de Judith et l’air effrayé de l’homme dont la face
reste dans l’ombre. Le cercle rouge (l’intérieur de la manche de son manteau)
autour du bras de la jeune femme paraît appeler l’attention du spectateur sur la main de Judith qui tient
encore le cimeterre meurtrier
J’ai été un peu surprise que le musée ne juge pas utile de
mettre ce tableau davantage en valeur, au regard de l’importance de cette
peintre, même si cette version n’a pas la force de celle du musée de
Capodimonte…
Revenons à Artemisia qui, peu après cet épisode terrible, se marie avec un peintre de second ordre, deuxième assistant de son atelier, Pierantonio de Vincenzo Stiattesi. Le couple déménage à Florence en 1613 et y reste jusqu'en 1620.
Orazio Gentileschi a adressé l’année précédente une lettre à la mère de Cosme II de Médicis, grand-duc de Toscane. Il dresse le portrait de sa fille en ces termes : « Artemisia est devenue si habile que je n'ai aucun mal à affirmer qu'elle est aujourd'hui sans égal. En effet, elle a produit des œuvres qui démontrent un degré de compréhension que même les grands maîtres de la profession n'ont peut-être pas atteint. »
Artemisia connaît alors le succès en tant que peintre de cour et rencontre à cette époque le compagnon de sa vie, le beau Francesco Maria Maringhi, un jeune noble qui devient son protecteur. Elle fait également la connaissance de l’illustre astronome Galilée et c’est probablement grâce à son soutien qu’elle entre dans la prestigieuse Accademia delle Arti del Disegno de Florence.
L’Accademia delle Arti del Disegno de Florence, créée par Cosme Ier en 1563, est la première académie apparue en Europe. Michel Ange fut son premier artiste président, suivi par Titien et le Tintoret. Elle sera dénommée Accademia di Belle Arti di Firenze en 1784 |
Au cours de cette période faste, elle reçoit la commande du petit-neveu de Michel-Ange, de l’Allégorie de l’Inclination pour le plafond de la Galleria de la Casa Buonarroti de Florence, une série de peintures à la gloire de son grand-oncle.
Elle exécute, ces années-là, sa seconde version de Judith et de nombreux autoportraits où les étoffes présentent une sorte de luminescence et des coloris époustouflants : bleus soyeux comme celui de l’Autoportrait au luth, jaunes et orangés vibrants de la Santa Maria Maddalena et de Sainte Cécile jouant du luth…
… ou encore ce vermillon si flamboyant qu’il marque le visage de cette autre sainte Cécile :
… et enfin, ce violet subtilement rosé et éclairé par la terre de sienne du livre que tient cette Catherine d’Alexandrie beaucoup plus tardive, récemment acquise par le Nationalmuseum de Stockholm.
On reconnait la sainte à la palme qui est posée devant elle mais, curieusement, aucune trace de la roue qui constitue pourtant son attribut le plus récurrent (comme celle de l’Autoportrait en Sainte Catherine, en début de notice.)
En 1620, Artemisia se sépare de son mari et revient à Rome.
La
toile ci-dessous, nouvellement découverte, a vu son attribution confirmée par
Riccardo Lattuada et Francesca Baldassari, tous deux spécialistes de l’œuvre d’Artemisia.
Ils notent la similitude de la pose avec elle du personnage de Jahel du tableau
conservé à Budapest et qui figure en dessous. Ils en déduisent que cette œuvre non
datée a probablement été exécutée à la fin de la période florentine d’Artemisia
ou au tout début de son retour à Rome.
Et voici la toile de référence :
Deuxième
scène représentant une héroïne meurtrière de l'Ancien Testament. Avant que
les Juifs ne se rebellent contre le pouvoir de Jabin, le roi de Canaan, et
n'attaquent l'armée cananéenne dirigée par Sisera sous la direction de Barak,
la prophétesse Deborah avait prédit que « le Seigneur remettra Sisera
entre les mains d'une femme ». Jahel, a donc accompli la volonté divine.
A nouveau, Artemisia représente une héroïne sans émotion, simplement attachée à réaliser son objectif.
Les chercheurs situent également à cette période cette Venus, remarquable par la qualité de sa représentation du corps féminin.
Marie-Madeleine en extase date également de cette période romaine :
Artemisia peint aussi une autre héroïne douloureuse, Lucrèce. Violée par Tarquin le Superbe, elle se donne la mort pour ne pas survivre au déshonneur. Un tableau marqué à la fois par le caravagisme, le corps semblant surgir du fond sombre, et magnifié par le choix du blanc pour la chemise, si fine qu’elle en est transparente et dont le froissé évoque la violence de l’attaque…
Artemisia a traité ce thème plusieurs fois (j’ai choisi cette version que j’aime
particulièrement !).
Je
l’associe à cette belle Madeleine pénitente, bien qu’elle soit probablement
plus tardive, parce que je trouve une similitude entre les deux visages… bien
qu’il y ait un espoir dans le regard de la Madeleine qu’on ne trouve
évidement pas dans celui de Lucrèce…
C’est
aussi à Rome que le duc d’Alcalà lui commande le Christ central d’un « Apostolado »,
c’est-à-dire un ensemble de portraits des douze disciples avec le Christ en son
centre, pour la chartreuse de Santa Maria de las Cuevos à Séville. Ce tableau
qui se trouve aujourd’hui dans une église romaine, était connu par des sources
documentaires mais avait été attribué à Carlo Rosa, avant que sa restauration
fasse apparaître la signature d’Artemisia.
… et à Rome encore qu’elle peint cette autre scène biblique d’Esther intervenant après de son mari pour défendre le peuple juif.
Signe
de la renommée d’Artemisia à cette époque, le peintre Pierre Dumonstier II, un
grand maître du portrait aux trois crayons, en voyage à Italie, dessine sa main
droite et lui adresse une dédicace respectueuse.
Mais en dépit des nombreuses commandes qu’elle reçoit, Artemisia est criblée de dettes. Elle a une deuxième fille, dont le nom du père n’est pas connu, et voyage avec ses deux filles – peut-être pour fuir ses créanciers - à Venise puis à Naples où elle rencontre Giovanna Garzoni (voir sa notice dans ce blog).
Artemisia se considérait comme Romaine mais Naples, où elle vient plusieurs fois avant de s’y installer à son retour d’Angleterre, deviendra sa seconde patrie…
Elle peut s’y occuper de l’avenir de ses filles, qu’elle dote pour leur
mariage et reçoit de nombreux témoignages d’estime. Elle peut traiter d’égal à égal
avec les grands peintres de son temps, notamment Massimo Stanzione avec lequel
elle développe une vraie collaboration artistique et des liens d’amitié.
Elle peint cette Annonciation étonnante, avec Marie drapée dans un voile noir…
Et crée aussi des scènes qui se déroulent dans un paysage de plus en plus élaboré, ici
le bain de Bethsabée sous l’œil de David, à son balcon :
Ainsi que cette scène biblique, dont les personnages sont étonnants de
vérité expressive, et qui a été récemment redécouverte :
Le
Christ et la Samaritaine sont assis sur la margelle d’un puit, en pleine
discussion, pendant qu’au-dessus des épaules du Christ, on entrevoit des petits
personnages descendant sur une route en pente qui vient d’une ville fortifiée.
En 1638, à l'invitation du roi Charles Ier, elle rejoint son père à Londres où les deux artistes collaborent pour peindre les plafonds de la Casa delle Delizie de la Maison de la Reine, à Greenwich. À la mort de son père, Artemisia décide de rester en Angleterre. Les portraits qu'elle exécute sont si somptueux et d'une telle qualité technique que sa renommée surpasse celle de son père, d'après un biographe contemporain.
Il faut dire qu’elle ose tout : Artemisia échevelée, vêtue d’une robe irisée et portant autour de son cou une chaîne en or à laquelle est suspendu un masque symbolisant l’imitation, c’est l’image de la Pittura, l’allégorie de Peinture.
Ce tableau-manifeste se trouve aujourd’hui dans les collections de la couronne d’Angleterre…
On
pense que c’est aussi en Angleterre qu’elle a peint ce David, récemment redécouvert,
car il paraît s’inspirer d’une œuvre déjà présente dans les collections royales
britanniques lors de son séjour. Il existe cependant une autre version de cette
scène à la Gallerie dell’ Accademia de Venise mais beaucoup moins proche de
celle d’Artemisia.
A
nouveau, le tableau avait été initialement attribué à un élève d’Orazio Gentileschi,
Giovanni Francesco Guerrieri (1589-1655). En 1996, le chercheur Gianni Papi l’avait rendu à Artemisia sur la base d’une étude stylistique mais sa position était
contestée. C’est finalement la restauration de l’œuvre, lors de sa vente en
2018 qui lui a donné raison : on a découvert la signature d’Artemisia, sur
l’épée de David.
Voici le tableau qui l'aurait peut-être inspirée :
Artemisia rentre en Italie vers 1640 ou 1641, s’installe à Naples, travaille sans relâche et peint des fresques pour la cathédrale de Pozzuoli, ce qui constitue la reconnaissance de son talent si l’on garde à l’esprit que les œuvres religieuses étaient habituellement réservées aux peintres masculins.
On garde d’elle aussi de nombreuses lettres qui éclairent la ténacité avec laquelle elle a dû (et su) défendre son travail contre les préjugés de l'époque. En 1649, elle écrit à Don Antonio Ruffo (1610-1678), célèbre mécène de la famille Ruffo di Calabria, : « Avec moi, votre honneur ne s’y perdra pas et vous retrouverez l'esprit de César dans l'âme d'une femme. (…) Le nom d'une femme peut engendrer le doute… jusqu'à ce que vous voyiez son travail. »
En 1654, on perd la trace d’Artemisia dont on pense qu’elle est probablement morte
de la peste qui anéantit, cette année-là, la moitié de la population de la
ville de Naples et une génération d’artistes.
*
Comme beaucoup d'autres femmes artistes de son époque et des suivantes, Artemisia est tombée dans l’oubli. Sa Judith décapitant Holopherne de 1612 a souvent été donnée au Caravage et c'est à son père qu’on attribuait Suzanne et les vieillards.
Jusqu'à ce que l’historien de l'art italien Roberto Longhi (1890-1970) la redécouvre au début du XXe siècle. L’historienne de l’art Anna Banti (1895-1985) qui a publié un roman historique consacré à la peintre, en 1947, a aussi contribué à sa redécouverte par le grand public.
Aujourd’hui, plus personne ne doute du talent de cette artiste qui prend aisément sa place parmi les plus remarquables et les plus talentueux peintres baroques, même si la connaissance de ses œuvres est encore lacunaire car on ne cesse d’en découvrir de nouvelles à l’occasion des ventes.
Finalement, n'est-ce pas le fait que Simon Vouet (1590-1649) l’ait peinte, alors qu’il était un peintre prestigieux, élu à la tête de l’Accademia di San Lucca de Rome, qui certifie le plus sûrement et mieux qu'aucune biographie, ce qu’elle représentait sur la scène artistique italienne de la première moitié du XVIIe siècle ?
*
Une grande exposition monographique sur Artemisia a été présentée à la National Gallery de Londres, elle s’est terminée en janvier 2021. En France, la dernière a eu lieu au musée Maillol en 2012.
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