Leah
Berliawsky est née le 23 septembre 1899 dans la petite ville ukrainienne
de Pereiaslav, à une cinquantaine de kilomètres au sud de Kiev, alors
intégrée à l’empire russe. En 1901, son père, Isaac Berliawsky, émigre au
Etats-Unis pour fuir les persécutions antisémites et s’installe à Rockland,
dans le Maine. D’abord colporteur, il monte une scierie et gagne assez d’argent
pour faire venir sa femme et ses trois enfants, Nate, sept ans, Leah, quatre
ans et Anita, un an, en 1905. A Rockland, Leah devient Louise mais sa mère ne
se remet jamais d’avoir quitté son pays. Elle reste isolée de son nouveau
milieu social et Louise en est probablement marquée émotionnellement.
Cependant, dès son plus jeune âge, Louise est reconnue par ses professeurs comme une artiste. Elle a déclaré beaucoup plus tard : « Je savais que j'étais douée, car dès le premier jour d'école, mes professeurs le savaient, ils me prenaient pour une artiste. Quelque chose en moi le projetait, même enfant, et je le savais. Certaines personnes naissent d'une certaine manière. Elles le sont vraiment, sans aucun doute. Caruso avait une voix à sa naissance. Enfin, d'autres avaient des voix, mais lui avait la combinaison. Puis il a bâti dessus. On a quelque chose, et on consacre sa vie à le construire. De toute évidence, cela venais d'un endroit, peut-être de la maison, de l'environnement, etc. Cela me donnait l'impression d'être un moteur surpuissant. J'avais de l'énergie. Cela signifie donc que certains d'entre nous naissent avec ces constitutions dès la naissance. Nous naissons d'une certaine manière. Je pense aussi qu'être artiste est un état d'esprit. » (Lynn Gilbert, Particular Passions, CN Potter, New York, 1982, p.73)
A
vingt ans, Louise épouse un riche armateur, Charles Nevelson, et s’installe
avec lui à New York. La ville la séduit immédiatement. Elle prend des cours
particuliers d’art mais ses premières années dans la ville sont consacrées à
son fils, Mike, né en 1922. Dès qu’il est en âge scolaire, Louise s'inscrit à
temps plein à l'Art Students League. Au cours des deux années suivantes, de
1929 à 1931, elle étudie la peinture avec Kenneth Hayes Miller.
Miller
enseignait les fondamentaux de la peinture à l'huile classique tout en
encourageant ses élèves à trouver leur propre voie artistique. Louise multiplie
les expériences, étudie parallèlement la danse moderne et le théâtre, à l'American
Laboratory Theatre de New York, tout en pratiquant assidûment la peinture…
…
et le dessin auprès de Kimon Nicolaides (1891-1938), auteur d’une célèbre
méthode d’apprentissage du dessin, The Natural Way to Draw.
Malgré
l’opposition de son mari, Louise est déterminée à aller étudier à Munich, auprès
du célèbre professeur d'avant-garde Hans Hofmann (1881-1966), qu'elle considère
comme « la seule personne capable d'expliquer et d'enseigner le cubisme,
Picasso et Matisse ». Sa mère accepte de financer son voyage et de
garder Mike pendant le séjour européen de sa fille.
Le petit tableau que celle-ci peint à Rockland, juste avant son départ, avec ses étoiles colorées, exprime le bonheur de la voyageuse en partance pour l’Europe.
Mais
le séjour à Munich est de courte durée : Hofmann est décidé à émigrer aux
Etats-Unis et ne pense qu’aux démarches qu’il doit effectuer. C’est finalement
à New York, où il s’installe peu de temps après, que Louise suivra son
enseignement.
De retour à New York en 1932, Louise se sépare de son mari (dont elle divorcera en 1941), loue un appartement sur York Avenue et se réinscrit à l'Art Students League. Elle s’inspire de son environnement pour peindre un des rares paysages peint que l'on connaisse de sa main.
C’est
en 1933 que Louise commence à étudier la sculpture avec Chaïm Gross, un sculpteur
qui pratique essentiellement la taille directe sur bois.
Elle
travaille aussi quelque temps pour Diego Rivera (1886-1957), probablement à la
fresque qu’il réalise pour le Rockefeller Center, L’Homme à la croisée des
chemins, une œuvre qui ne sera pas terminée car il y fait figurer Lénine,
sans l’assentiment du commanditaire… A cette occasion, Louise rencontre Frida
Kahlo, dont elle restera proche.
De 1935 à 1939, Louise enseigne pour la Works Progress Administration à l'Educational Alliance School of Art, participe à des expositions collectives et bénéficie de sa première exposition personnelle en 1941, à la Nierendorf Gallery de New York. L’exposition est saluée par la critique mais Louise ne vend rien… et les préjugés sont encore bien ancrés : « Nous avons appris que l'artiste est une femme juste à temps pour freiner notre enthousiasme. S'il en avait été autrement, nous aurions peut-être salué ces expressions sculpturales comme d'une grande figure de l'art moderne. » aurait dit un critique (source : Nelson Atkins Museum of Art)
Cependant, Karl Nierendorf est d’un constant soutien, y compris financièrement. Il lui organise six expositions personnelles en cinq ans, ce qui permet à Louise de produire plus régulièrement ses premières sculptures, mélange de post-cubisme et de constructivisme abstrait, tout en continuant à pratiquer la peinture.
Mais Karl Nierendorf meurt subitement en 1947 et Louise reste désemparée.
Elle
continue cependant à chercher, faisant appel à sa formation pour évoquer la
danseuse moderne Martha Graham : « La danse, disait-elle, m'a fait
comprendre que l'air est un solide que je traverse, et non un vide dans lequel
j'existe. »
Du
printemps à l'hiver 1950-1951, Louise et sa sœur Anita se rendent au Mexique et
au Guatemala pour visiter les ruines mayas. L’expérience de ce monde « de
géométrie et de magie » marque profondément Louise. En rentrant, alors qu’elle
ne connaît rien aux techniques de la gravure, elle s’initie, improvise et réalise
une série de trente gravures évoquant son expérience de ces sites antiques.
C’est
au retour de ce voyage que Louise fait la connaissance de Colette Roberts,
marchande d’art et directrice de la Grand Central Moderns Gallery. Elles
deviennent amies et une sélection des estampes de Louise est présentée dans une
exposition remarquée, intitulée « Ancient Games in Ancient Places »,
au Grand Central Moderns en 1956.
Dès cette époque, Louise commence à accumuler des boîtes, des casiers, des morceaux de bois, qu’elle déniche dans la rue. Elle pratiquera cette cueillette toute sa vie.
Elle les assemble, les peint en noir…
Au
cours des trois années qui suivent, Louise bénéficie d’une exposition
personnelle au Grand Central Moderns. Son œuvre, Jardin Tropical II sera
acquise par la France en 1968.
Au
Grand Central Moderns, c’est l’exposition de 1958 qui lui apporte la célébrité.
Elle invente, avec Moon Garden + One, le concept de la sculpture
environnement, une installation avant la lettre, dans laquelle le visiteur peut
entrer. « Un enclos », comme l’a dit un critique anonyme d'Arts
Digest, dramatisé par l’absence de lumière naturelle et l’utilisation de
projecteurs bleu foncé et blanc qui créent un jeu d’ombres que de nombreux
critiques ont comparé à un paysage nocturne.
Intégrée
à cette installation, son œuvre Sky Cathedral, saluée par la critique,
est immédiatement acquise par le MoMA. C’est la consécration, longtemps
attendue car Louise a déjà presque soixante ans.
« Sky Cathedral est constituée de boîtes empilées contre un mur, chaque compartiment étant rempli de chutes de bois, dont des moulures, des chevilles, des fuseaux et des éléments de mobilier. Nevelson a ensuite recouvert l’ensemble de peinture noire, unifiant ainsi la composition tout en masquant les objets individuels. Elle a un jour expliqué sa fascination pour la couleur noire : "Quand je suis tombée amoureuse du noir, il contenait toutes les couleurs. Ce n'était pas une négation de la couleur. C'était une acceptation. Parce que le noir englobe toutes les couleurs. Le noir est la couleur la plus aristocratique de toutes… On peut rester silencieux, il contient tout."
Bien qu'essentiellement sculptrice, Nevelson partageait avec les peintres
expressionnistes abstraits un intérêt pour la création d'œuvres de grande
taille jouant avec la ligne, la planéité et l'échelle. Comme ses contemporains
Mark Rothko et Barnett Newman, Nevelson s'intéressait au sublime et à la
transcendance spirituelle. Sky Cathedral, comme nombre de ses
œuvres murales, évoque un sanctuaire ou un lieu de dévotion. L’artiste a écrit
que, dans son art, elle recherchait "les lieux intermédiaires, les aubes et
les crépuscules, le monde objectif, les sphères célestes, les lieux entre la
terre et la mer" ». (Notice du musée)
Dès
l’année suivante, Louise remporte le prix de
sculpture à l'exposition « Art USA 1959 » au New York
Coliseum et partage la médaille Logan de l'Art Institute of Chicago avec le
sculpteur new-yorkais Isamu Noguchi.
Elle est aussi invitée à participer au MoMA à l’exposition « Sixteen Americans » où elle est associée à la jeune génération des artistes qui comptent sur la scène internationale : Frank Stella (23 ans), Jasper Johns (29 ans), Robert Rauschenberg (34 ans) et Ellsworth Kelly (36 ans).
A cette occasion, Louise crée Dawn's Wedding Feast, une cérémonie de mariage, composée de quatre sculptures murales pour représenter les chapelles nuptiales, de pièces plus petites pour les objets du trousseau, de structures verticales pour les mariés et de structures suspendues pour les invités. L’installation a ensuite été démantelée. Il ne reste au MoMA que deux invités suspendus…
Tandis
qu’un des mariés s'est posé au National Museum of Women in the Arts…
…
et qu’une des chapelles est conservée au Witney Museum !
Bien
sûr, les critiques se sont beaucoup questionnés sur l’origine de ces
installations mais la plupart y ont vu une transposition poétique de la ville
de New York. Pour le critique britannique John Russell, le lien était
évident : il s’agissait de « la contribution d'une New-Yorkaise à
l'art. Elle utilise les matériaux que cette grande ville fournit en abondance,
grâce au démantèlement permanent de bâtiments non désirés. » Pour la Tate,
les matériaux de Black Wall, une œuvre réalisée en 1959, fait écho
au « contexte tumultueux du renouvellement urbain qui a finalement obligé
Nevelson à quitter son quartier. »
En effet, Louise a emménagé en 1945 dans une nouvelle maison à l'est de Manhattan, dans le quartier de Kips Bay, entre Murray Hill et l'East River. Elle y a vécu jusqu'à fin 1958. Assez rapidement, la maison, achetée avec son frère grâce à l’héritage de leurs parents, est devenue un lieu de rencontre et de discussions entre artistes, connues sous le nom de Four O'Clock Forums. Mais le quartier était un peu délabré et le Comité new-yorkais pour l'élimination des bidonvilles décide de faire « un peu de ménage ».
Même si Louise, propriétaire, n’a pas été immédiatement concernée, elle a vu son quartier se déliter progressivement alors que, pour elle, il était composé de « communautés vivantes dans lesquelles chaque niche vit et renferme sa propre vie et chaque cellule renforce et soutient ses voisines ». C’est aussi comme cela qu’elle décrit ses « murs », composés de boîtes qu’on peut changer de place et recomposer à l’infini. La structure urbaine, avec ses parcelles imbriquées, lui sert de métaphore. Ainsi, Black Wall, composé de vieux pieds de chaises cassées, de fragments de rampe d'escalier, de battes de baseball, de caisses d'oranges et autres vestiges résultant des fouilles nocturnes de Louise, suggère par sa couleur noire et mate, l’image du bois brûlé qui constitue l’une des motivations de la rénovation urbaine d’immeubles devenus des « pièges à incendie ».
Son Black Wall de 1959 sera acquis en 1962 par la Tate.
La
vue rapprochée de l’un de ces murs confirme cette impression d’accumulation
d’objets disparates, issus du quotidien, témoignages des transformations urbaines opérées au
nom du modernisme.
Louise
commence à être connue en Europe mais je n’ai trouvé qu’un seul article
français évoquant son œuvre à destination du grand public. En l’espèce, d’une
partie relativement aisée du public puisqu’il s’agit d’Air France Revue …
Dans un article intitulé « L’art magique », une de ses œuvres blanches
est associée à une œuvre de Miro : « Ce "montage" de Miro et cet
ensemble sculpté de Louise Nevelson : deux aspects du fantastique
dans l'art d'aujourd'hui. On pourrait multiplier les exemples. Car si l'homme
moderne a perdu les secrets de la magie, il est sujet au rêve, au cauchemar, à
l'hallucination. L'artiste garde le souvenir de ses origines et y puise les
images déposées par l'humanité primitive. »
La réputation de Louise atteint son apogée en 1962 lorsqu'elle représente les États-Unis à la Biennale de Venise.
Mais ensuite, l’image de celle qui est devenue « la grande dame de la sculpture contemporaine » se brouille un peu, en raison de ses déclarations curieusement mystiques et de ses tenues théâtrales… Elle ne va pas bien, se met à boire beaucoup et à jouer aux cartes. Après une tentative de contrat avec une nouvelle galerie, sans vrai résultat, elle se retrouve en panne de création jusqu’à sa rencontre avec un nouveau marchand, Arne Glimcher, en 1963. Elle se reprend et recommence à innover. Elle expérimente de nouveaux matériaux comme l'aluminium, le plastique translucide et l'acier Cor-Ten, ainsi que le bronze et la peinture dorée (je suis un peu moins convaincue…)
Et, en 1964, voilà notre Louise à la Documenta de Cassel mais je n'ai pas trouvé ce qu'elle y a montré… Quoi qu'il en soit, ses œuvres se diversifient.
« Night Leaf présente un agencement de boîtes noires opaques contenant des variations d'une simple forme de feuille. Nevelson souligne le contraste entre nature et technologie en utilisant des techniques industrielles pour illustrer une forme organique. Le plastique rigide transforme la feuille en une forme géométrique et uniforme, soulignée par l'utilisation du noir. » (Notice du musée)
Et la structure de ses œuvres se modifie également. Ainsi, les boîtes de Colonne sans fin sont composées selon un motif rythmique de formes fabriquées à la machine.
A
partir des années 1970, elle commence à créer de nombreuses sculptures en acier
destinées à l’espace urbain.
En
1977, Louise crée la chapelle du Bon Pasteur, une œuvre commandée pour une
nouvelle église, Saint Peter’s Church, sur Lexington Avenue à New York.
… et l’année suivante, Porte du Ciel, qui lui aurait été inspirée par la Skyline de New York, est inaugurée au World Trade Center.
Les
commandes se multiplient :
Louise expérimente aussi la conception scénique pour la production d'Orfeo et
Euridice de Gluck au St. Louis Opera Theatre. Elle crée ces deux trônes,
particulièrement élégants :
Le
Palais de Mme N. est la plus grande œuvre de Louise. Les commentaires
qu’elle a fait à ce propos montrent que c’est en pensant à sa mère qu’elle l’a
construite, comme un havre où sa famille disparue pourrait se retrouver :
la réalisation d’un royaume spirituel dont elle rêvait depuis son enfance.
« Son œuvre la plus importante, réalisée pendant treize
ans, a été dévoilée le jour de son quatre-vingtième anniversaire. La
charismatique Nevelson est la « Mme N » du titre, la souveraine de
cette structure massive, à la fois environnement et monument, évoquant autant
les monuments commémoratifs et les tombeaux que les espaces intimes et privés.
(…) peut-être une métaphore de la vie » (Notice du musée)
« Je
regarde en arrière sur 80 ans et que je sens qu'il y a eu une unité malgré
tout. Et quelle était l'unité ? C'était l'art. Tout ce que j'ai touché dans
l'art m'a donné confiance en moi. Il n'y a pas eu un jour dans ma vie où j'ai
douté d'être une artiste du genre de celle que je suis. Les gens me disent, oh
mon Dieu, tu t'améliores, tu as plus d'énergie et tu produis davantage. Ce n'est pas
vrai. Au début, je devais tout faire – trouver le bois, transporter le
matériel, le fabriquer – et aujourd'hui, j'ai de l'aide. On dirait que j'en
fais plus, mais c'est à peu près la même chose. Je pense que ce que j'avais à
dire sur terre, en tant que personne, je l'ai dit et bien dit. J'ai eu beaucoup
de vies et je me suis approchée le plus possible de ce qu'est la vie d'un être
humain. » (V. Goldenberg, « Louise Nevelson », Saturday
Review, Août 1982, p.37)
Les toutes dernières œuvres de Louise - elle a quatre vingt six ans - rappellent curieusement ses racines russes et les sculptures des constructivistes des années 20 (et aussi les collages cubistes qui les ont précédés).
Louise
Nevelson est morte à New York, le 17 avril 1988.
Cette
artiste, dont chacun s’accorde à reconnaître le rôle central qu’elle a joué
dans la l’histoire de la sculpture moderne aux Etats Unis, continue à être
célébrée dans son pays d’adoption. Des expositions lui sont régulièrement
consacrées (la dernière a eu lieu en janvier-mars 2025 à New York).
En
2000, elle a été honorée par l’émission d’une série de timbres reproduisant
certaines de ses sculptures les plus illustres.
En
France, elle n’est représentée dans les collections nationales qu’au Musée national
d’Art Moderne et aux Abattoirs de Toulouse. Elle a été exposée par le Centre
national d'art contemporain en 1974 et a fait l’objet d’expositions
régulières à la galerie Jeanne Bucher Jaeger, à Paris.
Et ses œuvres sont conservées dans tous les grands musées du monde.
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