dimanche 1 décembre 2024

Louise Hervieu (1878-1954)

 

Philippe Halsman (1906-1979)
Portrait de la femme artiste Louise Hervieu - vers 1938
Photographie, 17 x 12 cm
Collection particulière


Louise Jeanne Aimée Hervieu est née le 26 octobre 1878 à Alençon, dans une famille d’origine paysanne. Enfant, elle est de santé fragile - elle souffre notamment d’un eczéma chronique qui la taraude - et son père, Jean-Baptiste Hervieu, la surnomme « Sang de navet ».

A une date indéterminée, ce même Jean-Baptiste est promu commis principal des Postes et la famille s’installe à Paris, avenue Reille, à deux pas du parc Montsouris (14e). Louise gardera une tendresse particulière pour ce jardin qu’elle évoquera longuement dans ses mémoires (Montsouris, Paris, Editions Emile-Paul Frères, 1928).

La jeune Louise est inscrite chez les sœurs de Saint-Joseph-de-Cluny qui détectent assez vite son appétence pour le dessin. Encouragée par son père, qui possédait lui-même, d’après Louise, « un joli coup de crayon », elle suit les cours du soir de la ville de Paris, pour se préparer au professorat de dessin mais sa santé fragile ne lui permet pas de se présenter au concours. Elle s’inscrit alors à l’Académie Colarossi où elle étudie le modèle vivant et s’intéresse à la représentation humaine en général mais, toujours pour des raisons médicales, elle ne peut s’y rendre que de façon épisodique. C’est probablement à cette époque qu’elle peint cette petite huile dont le style est encore assez indéfini…


La Chaumière – sans date
Huile sur toile, 54 x 81 cm
Collection particulière (vente 2013)

Louise fait sa première apparition au Salon des Indépendants en 1905 avec une petite dizaine de peintures et dessins, essentiellement des portraits et des scènes avec personnages (Fête à la Sainte-Enfance, Foire à Lessay) qu’il est difficile d’identifier aujourd’hui.

Cette petite huile, peut-être préparatoire, peut évoquer La Foire à Lessay :

 

Fête à Lessay – sans date
Huile et pierre noire sur papier fort, 25 x 19 cm 
Collection particulière (vente 2022)

Le fusain ci-dessous permet d’imaginer La mère Brisset qui faisait partie des œuvres exposées…

 

La mère Le Gallois – avant 1917
Fusain sur papier, 30,9 x 20 cm
Fonds d’Art contemporain – Paris Collections

 

Elle revient aux Indépendants l’année suivante avec moitié peintures (A Jersey, La fête des fleurs, Les logettes au fond du jardin), moitié dessins (Mme Coste, Ménagère, Euphrosine) dont je n’ai pas trouvé trace, mais j’ai trouvé une autre « logette », petite composition peut-être préparatoire :

 

Le Clos du puits, Les Logettes – sans date
Huile et pierre noire sur papier, 20 x 15 cm
Collection particulière (vente 2022)


On commence à percevoir un style, une touche rapide et une utilisation assez alerte de la couleur, qu’on retrouve dans cette petite huile :

 

Dessus de cheminée - sans date
Huile sur papier, 32 x 23,5 cm
Source : Site Louise Hervieu


En 1908, elle participe au salon de la Société d’art français, au Cercle de la Librairie. C’est la première fois que j’ai trouvé son nom dans la presse : « et enfin de très beaux dessins (…) de Mlle Louise Hervieu dont la personnalité est tout à fait remarquable. » (Philippe Mercier, La Phalange, 15 février 1908, p.774)

C’est la galerie d’Eugène Blot qui lui offre sa première reconnaissance. Son propriétaire l’évoque dans ses mémoires : « j'exposai les beaux dessins de la curieuse, mystique et talentueuse Louise Hervieu, dont c'était la première exposition. » (Histoire d'une collection de tableaux modernes : cinquante ans de peinture, Éditions d'art, Paris, 1934, p.72)

Il semble que cette exposition soit restée confidentielle, même si ceux qui l’ont vue l’ont probablement appréciée. André Fontainas (1865-1948) paraît être le premier critique d’art à l’avoir remarquée.

« Une préface de tous points parfaite, signée André Fontainas, présente au public d'élite qui suit les expositions organisées à la Galerie Eugène Blot, cet artiste sincère, originale, émue et émouvante qu'est Mlle Louise Hervieu. Cette exposition très curieuse d'une artiste à la fois naïve et raffinée a ému le public qui voit ces manifestations d'art avec un intérêt passionné. » (Revue illustrée, 10 mars 1910, p.177)

Ensuite, on retrouve Louise au Salon des Indépendants de 1911, avec six œuvres, une moitié de dessins, dont une vieille femme que j’illustre avec une œuvre trouvée dans le fonds Mac Vaux.

Marc Vaux était un photographe installé avenue du Maine, à Montparnasse, dans les années 20. Proche de Maria Blanchard et Marie Vassilieff, il a photographié les œuvres de près de 5.000 artistes habitant à Paris, de 1920 à 1970. Ce fonds, aujourd’hui conservé à la bibliothèque Kandinsky de Beaubourg, est consultable en ligne

 

Titre inconnu
Source : Fonds Marc Vaux, MV-2210-011
© Bibliothèque Kandinsky, MNAM/CCI, Centre Pompidou – Dist. RMN-Grand Palais


En février de la même année, elle a participé à la « Première réunion d’un groupe de peintres, sculpteurs et graveurs » à la galerie Barbazanges : « Les Illustrations pour un Livre d'Heures de la Vierge, dues à Mlle Louise Hervieu, sont plus près, par leur composition et l'impression qui s'en dégage, de l'iconographie bouddhique que de l'iconographie chrétienne ; on y trouverait une nouvelle preuve de l'influence, étudiée ici même, des civilisations d'Extrême-Orient sur l'art contemporain. » (René-Jean, « Première réunion d’un groupe de peintres, sculpteurs et graveurs », Chronique des Arts et de la curiosité, 25 février 1911, p.59)

Le thème de la Vierge revient plusieurs fois dans les dessins de Louise, notamment dans ses illustrations des Liturgies intimes de Verlaine, dont on ne connait pas la date de publication (Manuel Bruker éditeur). Je l’illustre ici avec une autre photographie de Marc Vaux :

 

Titre inconnu
Source : Fonds Marc Vaux, MV-0764-002
© Bibliothèque Kandinsky, MNAM/CCI, Centre Pompidou – Dist. RMN-Grand Palais


Louise ne revient aux Indépendants qu’en 1913, avec un dessin et deux peintures. L’une d’elle a été acquise par l’Etat en 1927 :

 

Le Fauteuil rouge – vers 1913
Peinture à l’essence sur papier, 35 x 27 cm

Cependant, ses dessins sont immédiatement remarqués, notamment par Félix Vallotton qu’elle rencontre en 1914. Celui-ci écrit dans son journal : « Vu hier une artiste étonnante, Mlle Hervieu. Je connaissais d'elle des dessins extraordinaires, ses peintures et sa personne confirment l'opinion. Il y a plus que du talent, et tout ça en vrac, aggloméré et neuf. Elle gémit et larmoie sur l'inconnaissance des gens. Un peu benête par fausse coquetterie, mais à toute minute des mots incisifs, l'accent cru, et des vues profondes. Ça jaillit comme le feu d'un briquet. Je la reverrai. » (Charles Fegdal (1880-1944), Félix Vallotton, Paris, Rieder, 1931, p.51)

On entrevoit ici le « relationnel » un peu compliqué de Louise, ce qui est confirmé par une de mes galeristes favorites, à peu près au même moment : « Mon ami Tabarant, le critique d’art bien connu, m’amène une artiste qu’il me recommande chaleureusement : c’est Louise Hervieu. Elle me semble très excitée, révoltée… encline au suicide… ah ! les temps sont durs !... misère ! Cette jeune personne a du biceps, aspect costaud ! brrr ! Lorsque Tabarant revint quelques jours après, je lui dis : "Vous n’y pensez pas ! faire une exposition à ce colosse ! elle me fait peur ! si je ne vends pas, elle me flanquera ses toiles à la tête…" il rit mais ne me contredit pas… » (Louise Weill, Pan dans l’œil, p.104)

C’est qu’à cette époque, personne ne connaît encore la raison pour laquelle Louise ressent un sentiment d’urgence et un ardent besoin de reconnaissance. Mais son talent remportera bien vite les suffrages de très nombreuses personnalités. Et, dès l’année suivante, elle participe à une exposition à la galerie Grandhomme, en compagnie de Bernard Naudin et Jean-Louis Forain.

Ses trois propositions aux Indépendants de 1915 ne suscitent aucune réaction dans la presse mais Louise est surtout occupée à élaborer un album de dessins destiné à un jeune public. « On y voyait des poupées : la poupée des villes et la poupée des champs, la poupée qui danse et la poupée qui sommeille, et puis la grand’mère des poupées. Ce sont d’adorables figures, d’un sentiment charmant, d’une exécution étourdissante de verve. (…) Ses poupées vivent d’une vie réellement sensible à l’enfance. Ce ne sont que dentelles empesées, robes en taffetas, bonnets à perles, souliers à boucles. Tout cela brille, remue, peut amuser les yeux durant un jour. Louise Hervieu a retrouvé, et suscite par les moyens de son art, cette force imaginative qui côtoie le plus pur lyrisme et qui n’appartient qu’aux enfants. La grand’mère des poupées, poudrée à frimas, est fine, spirituelle, jolie, comme une marquise de La Tour. » (Max Goth, « La vie artistique, la guerre, la femme », Les Hommes du jour, 23 septembre 1916, p.12 et 14)

 

Deux poupées – sans date
Fusain, 72 x 53 cm
Collection particulière (vente 2024)


Louise est terrassée par la guerre et exprime son désarroi par des nus allégoriques « Ces nus, mieux que de fastidieuses descriptions, expriment le drame. Ils sont vrais, humainement, en sentiment et en esprit. L’horreur totale de la guerre s’en dégage. Et l’on demeure émerveillé de la sobriété des moyens employés pour parvenir à ce paroxysme de l’expression. » (Max Goth, ibid.)

 

Les Litanies de la guerre pour les femmes
Reproduit in Les Hommes du jour, 23 septembre 1916, p.8
Source : Gallica, Bibliothèque nationale de France


Elle expose ces dessins à la galerie Bernheim Jeune en janvier 1917 : Outre des nus, des fleurs et des scènes d'intérieur, l’exposition comprend quatre importantes séries : « Dessins d'après les objets d'art exposés au Petit Palais, Les Litanies de la guerre pour les femmesL'Album des Poupées, L'Histoire de l'Ours et de la Jolie Poupée.

L'historien de l'impressionnisme, M. Théodore Duret, qui a préfacé le catalogue, dit de Mlle Hervieu : "Elle possède un mode d'expression qui lui est propre. Son dessin, plein de caractère, est large et souple. Elle l'applique de la façon la plus diverse." » (L’Amateur, Le Rappel, 22 janvier 1917, p.2)

 

Poupée à la robe à volants et Singes, poupées et chien en peluche
Fusain, 65 x 50 cm
Collection particulière (vente 2022)

Louise commence à recevoir les hommages des critiques les moins accommodants : « L’âme tendre et meurtrie de Louise Hervieu se lit en ses croquis. Jamais peut-être artiste ne livra, par son œuvre, un si complet aveu de soi. Alors que tant d'autres, les habiles, montrent un dessin interchangeable (j’entends par là que le prix de Rome de n'importe quelle année l'aurait pu signer) Hervieu, elle, apparait tout entière à qui scrute ses éloquents dessins.

Une sensibilité frémissante telle une feuille au vent un amour sauvage et ingénu de toute la nature une docilité, une probité admirables à copier l'objet de tout son cœur, comme l'ordonnait Chardin à en restituer la matière, le velouté et le grain, une science faite de labeur et d'amour de la fougue quand elle finit le sentiment juste du degré où s'arrêter une compréhension subtile et profonde des masses et des volumes modelés par la lumière, tel est le graphisme de cette très grande et très naïve artiste, aimée des artistes d'aujourd'hui.

Personnelle sans l’avoir voulu, impressionnable, primesautière, hardie et disciplinée, indifférente au succès, elle ne vise qu’à s'exprimer. Le public des Salons peut être dérouté par l'accent étrange et pathétique de cet art, mais ceux qui sont accessibles aux paroles sincères, en sentiront l'innocence et la fraîcheur. (…) André Fontainas a pu dire d'elle, d'un mot exact et saisissant, qu'Hervieu sculpte à coups de fusain. » (Louis Vauxcelles, « Louise Hervieu » Le Carnet des artistes, 1er janvier 1917, p.33)

 

Titre inconnu
Source de l’image : Fonds Marc Vaux, MV-2210-013
© Bibliothèque Kandinsky, MNAM/CCI, Centre Pompidou – Dist. RMN-Grand Palais
Publié in Le Carnet des artistes, 1er janvier 1917, p.33

Dans le même Carnet des artistes, on trouve un peu plus loin un extrait du livre que Louise écrit pour une petite fille, Entretiens avec Geneviève sur le dessin qui sera publié par Bernheim en 1920.

« Le dessin est la manière la plus aisée et la plus parfaite de s'exprimer. Il n'est pas plus difficile de dessiner que d'écrire et c'est cependant beaucoup plus joli.  Les plus belles peintures et les plus beaux dessins sont conservés dans des palais. Ceux qui les firent étaient parfois de pauvres gens mal logés et mal vêtus, et par la suite, on n'a pas trouvé que les palais construits pour les rois étaient trop beaux pour y serrer leurs dessins.

Chez vos parents, Geneviève, l'œuvre des artistes occupe une place d'honneur. Bien des artistes vécurent misérablement, mais confiants dans l'espoir, que justice serait un jour rendue à œuvre qui leur était aussi chère qu'un enfant. Il ne faut dessiner que ce qu’on comprend et ce qu’on aime. Mais il faut s’efforcer de tout comprendre pour tout aimer puisque chaque chose est aimable. Le petit chat de la maison, la fleur fraîche et brillante, et jusqu'aux pauvres mouches qui méritent d'attirer votre attention, rien que pour le mal qu'elles ont à vivre. (…) Notre attention, notre sensibilité et notre amour des choses font le reste. Vous particulièrement, mignonne, vous dessinerez bien et facilement, parce que vous serez forcément attentive. L'attention est bien difficile à fixer quand on perçoit tous les bruits. Il semble qu'à chaque instant une main vienne nous toucher à l'épaule et nous voilà détournés de notre travail. Notre effort est interrompu. Vous ne serez pas dérangée, petite fille. Comme une princesse dans sa tour, vous serez toute à votre art, et lui vous sera fidèle, il vous gardera contre bien des importunités et vous donnera beaucoup de joies. » (Louise Hervieu, Entretiens avec Geneviève sur le dessin, extrait)

 

La Poupée ancienne – vers 1920
Illustration du Livre de Geneviève (Paris, Bernheim jeune, 1920)
Recueil collectif (textes de Carco, Colette et autres), illustré de 32 lithographies en noir de Louise Hervieu.
Préface par Pierre Mille et Louis Vauxcelles.

L’un des dessins de Louise suscite même un élan poétique et patriotique !



La Poupée victorieuse – vers 1917
Fusain sur papier, 40 x 21 cm
Collection particulière (vente 2022)

Je me nomme Victoire et ce sont des soldats
Qui m'offriront demain aux petites Françaises,
Dans leurs doigts je naquis au chant des Marseillaises,
Icône minuscule et tendre des combats.

Mettez-moi des atours dont aucun ne prétende
Egaler la grandeur des crêpes noirs fanés
Ou des lins infirmiers doux aux fronts condamnés.
Que ma robe soit longue, afin que je sois grande. (…)

Joseph Mélon (1868-1941)

La poupée victorieuse, sur un dessin de Louise Hervieu

 

A la galerie Bernheim, le directeur artistique pour l’art moderne est le critique Félix Fénéon. Il la soutient et lui achète des œuvres qu’il conservera, puisqu’elles étaient encore dans sa collection lors des ventes de 1947 qui ont suivi son décès. Ces œuvres, ce sont les illustrations des Fleurs du Mal de Baudelaire qu'il lui a conseillé de lire.

Le succès est immédiat.

« L’expression des figures de Mlle Hervieu est complète. Elle se dégage du cadre où l’artiste les situe. Elle ne se restreint pas au visage mais s’étend au corps tout entier ; une volupté jeune, ardente, parfois farouche les anime et les fait vivre, une unité complète coordonne toutes les parties du dessin, le mystère artistique fait accepter et trouver naturelles les compositions les plus exacerbées, saints que rien de macabre vienne diminuer la sensation de beauté. Qu’on regarde, pour exemple, le dessin qui doit accompagner Une Martyre ou cet autre pour Une Charogne, qui paraphrase en quelque sorte la dernière partie du poème :

Dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés !

et montre un corps de femme en putréfaction qui reste noble et pur malgré les ‘’noirs bataillons de larves qui en coulent’’, on reste sous l’impression plastique du dessin comme sous l’impression littéraire du poème, en une sorte d’élévation artistique. Mlle Louise Hervieu s’est complu de temps à autre à oublier le sujet, dans la seule préoccupation de chercher, de recréer une atmosphère. Elle a crayonné ainsi des intérieurs, tels qu’il devait en être, aimés de Baudelaire, des cheminées lourdes, des pendules et des ornements de ce Second Empire sur quoi la mode ramènera un jour l’attention et l’intérêt, des courtines de l’ombre obscure desquelles on s’attend à voir surgir des couples enlacés.

Et tout cela conçu, exécuté avec un sens profond de la mise en page, de l'harmonie que doit garder une gravure placée vis-à-vis d’un texte, en face d’une typographie qui doit conserver toute son élégance et son austérité. Le frontispice est très livresque, composé avec des détails qui le rattachent aux œuvres de la fin du romantisme. Tels, ces dessins pourraient appeler une analyse que les dimensions de cet article ne sauraient comporter. Il me suffit de les signaler. Ceux qui les verront ne les oublieront pas. (René-Jean, « Les petites expositions », Comœdia, 27 mars 1920, p.2)

 

Encre de Chine et lavis, 21,5 x 13,5 cm

« Elle a voulu faire et elle a fait une œuvre personnelle, originale et profonde, qui tend réellement à saisir et à immobiliser des émotions proprement baudelairiennes.

Sans ajouter rien à ses dessins de la perversité moderne et du cynisme épanoui aujourd’hui, elle a compris le poète avec sa sensibilité de femme. Dans les cinquante-deux compositions qui ornent le Baudelaire d’Ollendorff apparaît par suite un mélange de brutalité et de délicatesse, une âcre violence d’évocations sexuelles et de sentimentalités Louis-Philippesques qui sont la résonance directe des douloureux poèmes que signa l’amant de Jane Duval. Avec cela, Louise Hervieu, rompant avec la tradition des simplificateurs a volontairement surchargé ses dessins. Elle les a voulus riches de substance évocatoire et les meubles de l’époque Louis-Philippe y, règnent souverainement. Là-dedans, des corps féminins, cambrés et accablés, vêtus et dévêtus, pliés et rigides, morts ou agités, témoignent avec autorité et puissance de la hantise par laquelle Baudelaire devint grand poète. Il y a des trouvailles étonnantes dans ces dessins de Louise Hervieu : le frontispice d’abord qui fait penser aux compositions du XVIIIe siècle et à certaines portes d’enfer de Rops. Et voici La mort de amants, d’un réalisme cruel, dur, atroce. Voici une danseuse charmante et balancée comme une javanaise de Rodin, voici les femmes damnées crispées comme dans une agonie, et tant d’autres évocations dont Louise Hervieu me montre une à une les planches, où s’est scellée, sans doute, mieux qu’en tant d’autres iconographies inspirées des Fleurs du Mal, la sensibilité ardente, paradoxale, inquiète et désespérée du grand poète. » (Renée Dunan, « Les Livres », Le Populaire, 3 janvier 1921, p.2)

 

Aucune illustration de ce livre n’est visible en ligne. On trouve, en revanche, celles d’un autre ouvrage, édité beaucoup plus tard et intitulé Les Poèmes de Charles Baudelaire. J'en place deux ici à titre d’illustration (cliquer pour agrandir):

 

Illustration pour Les Bijoux

Illustration pour La Chevelure
Les Poèmes de Charles Baudelaire, p.23
Editions Textes-Prétextes, Paris, 1946
Source : Archives de la ville d’Alençon


Il y eu sans doute quelques grincements de dents et plusieurs femmes écrivent pour soutenir Louise.

« Le jour où s’ouvrit l’exposition des dessins qui illustraient une édition nouvelle des Fleurs du mal, ce fut un cri :

— C’est une fille de Rops !
— C’est l’enfer bourgeois !
— C’est tout Baudelaire.

Les uns tournaient la tête, offusqués ! Les autres clignaient les paupières, fort mal à l’aise au milieu de ces nus qui s’offraient à eux avec une vérité choquante. Et ceux qui ont le respect de la moralité allèrent jusqu’à demander qu’on retirât de la vitrine l’image luxurieuse qui faisait "tiquer" le passant ! — Je ne suis pas immorale, protestait Hervieu avec douceur, je suis immodeste ! Je suis née comme ça ! Ce n’est pas la provocation, ni le sacrilège, ni le blasphème de l’amour qu’il faut chercher dans ces images qui dégagent une telle luxure, mais la vie dans sa cruelle vérité. Les femmes nues que dessine Hervieu ne sont pas chastes comme les beautés parfaites. Elles sont imparfaites, elles se dévoilent et offrent avec la plus naturelle impudeur des seins gonflés de désir, des ventres qui ont connu la houle du plaisir, des hanches en berceau, des cuisses lourdes et frémissantes. Ce sont là les figures innombrables du péché de la chair qui hantaient les songes du poète catholique. (…)


Titre inconnu
Source : Fonds Marc Vaux, MV-2210-014
© Bibliothèque Kandinsky, MNAM/CCI, Centre Pompidou – Dist. RMN-Grand Palais

Ce décor bourgeois, que l'on reproche à Louise Hervieu comme une faute de goût, ne crée-t-il pas autour de ses Démones l’atmosphère des poèmes de Baudelaire ? C’est la chambre d’amour qu’illuminent ces corps brûlants des Tentatrices. Debout orgueilleusement ; couchées ; nouées aux colonnes du lit ; accrochées au cou de l’homme qu’elles jugulent, elles sont d’une vérité si terribles dans leurs désirs charnels ou leur épuise ment, que l’on se demande par quel secret une femme a pu épouser à ce point l’esprit baudelairien, que tout son œuvre en ait reçu une nouvelle vie.

Cette vision poignante et sensuelle, c’est Félix Fénéon qui l’a provoquée en révélant à Louise Hervieu ce grand livre du péché de la délectation morose. C’est lui qui lui demanda d’orner l’œuvre de Baudelaire : les Fleurs du mal, d’abord, le Spleen de Paris, ensuite, de dessins suggérés par le texte. L’artiste résistait, soit ignorance, soit timidité. Il insista. Elle n’osait signer son traité. — J’ai la terreur d’une signature, je suis, dit-elle, comme la paysanne de mon pays (Hervieu est Normande) qui croit qu’elle signe sa condamnation. Fénéon insista. Il connaissait mieux qu’elle ce génie qui allait se révéler soudain. Il lui lut les poèmes. Elle écoutait, étonnée, et quand le critique se tut, Hervieu lui dit doucement : — C’est tout moi !

« Quand j’aurai inspiré le dégoût et l’horreur universels, 
j’aurai conquis la solitude »
Les Poèmes de Charles Baudelaire
Editions Textes-Prétextes, Paris, 1946, p.23
Source : Archives de la ville d’Alençon

Ayant compris cette âme sensuelle et triste, qui gardait de chaque chute tant de douleur et d’amertume, Hervieu se mit à l’œuvre et, séduite par le sens plastique du poète, commença ses grandes planches, sans autre guide que son instinct. Son but était de donner avant tout la sensation de l’objet, c’est pourquoi ses critiques, les Vauxcelles, les André Fontainas, disent avec justesse, qu’elle sculpte ses croquis à coups de fusain. De là ce relief étonnant des corps et des objets qui donnent à ses illustrations une telle sensualité. » (Gabrielle Réval, La chaîne des dames (5e éd.), Paris, C.Crès éditeur, 1924, p.83 à 94)

En 1922, quand Louis Vauxcelles et André Fontainas publient leur Histoire générale de l’Art français, Louise y est naturellement citée : « Resterait à parler de Mademoiselle Louise Hervieu. C’est une des figures originales de l’art féminin français. Mais Mademoiselle Hervieu, bien que coloriste par la répartition et le dosage des valeurs de blanc et noir qui caractérisent ses fusains, s’est surtout spécialisée en tant que dessinatrice. »

 

A gauche, La Maraudeuse, p.315
A droite, Au piano, p. 317
Publié in Histoire générale de l’Art français,
Chapitre « Les femmes peintres d’aujourd’hui »
Librairie de France, Paris, 1922-1925


La même année, Louise a publié à la Librairie de France Vingt Nus, recueil de ses fusains dont est issue La Maraudeuse, ci-dessus. Et c'est Vauxcelles qui en a rédigé la préface.

 


En dépit de ses accents lourdement misogynes, je la reproduis car elle me paraît constituer une assez bonne description du positionnement de Louise dans la catégorie « femme artiste », telle que la considèrent ses contemporains et, au bout du compte, l’expression de l’admiration de son auteur.

« Il y a les "femmes artistes" qui sont tout assimilation, reflet, gentillet psittacisme, grâce fondante et minaudante.

Et puis il y a Hervieu.

Il ne faut pas confondre ces dames avec celle-ci. Les premières décrochent le succès, les palmes, les commandes, seront de l’Institut (de l’Institut de beauté…). Elles sont très "avancées" et donc, le snobisme aidant, goûtées des gens du monde.

Hervieu, elle, ne se soucie ni de la mode, ni des snobs, ni des gens du monde. Elle dessine, parce que c’est sa fonction intime, son unique raison d’être et de respirer, sur cette satanée planète où elle aura pâti les pires souffrances et goûté les plus hautes joies. 

Elle dessine. Son dessin est un langage, une trame d’aveux, de confidences. Il exprime son âme pure et fraîche, qui a gardé "le don d’enfance". Tendresse familière, ingénuité qui confine à la gaucherie. Puis, soudain, d’un coup d’aile, le pathétique et le poignant élevés jusqu’au sublime.

Ses nus ? N’y cherchez ni satanisme, ni littérature baudelairienne. Une sensualité profonde y palpite ; ils sont tièdes : ils vivent.

Et cette vie est traduite par de belles masses, des jeux contrastés d’ombres et de lumière, la réserve des blancs, le velouté des noirs, un trait énergique ou délicat, toujours sensible. De la sculpture au crayon Conté.

Nul artifice ou maniérisme d’Ecole. Ce savoir consommé est tissé d’une observation qui ne se lasse jamais, et d’un amour des êtres et des choses qui ne cessera que quand le cœur d’Hervieu cessera de battre.

Un métier superbe, au service d’une âme torturée. »

 

Le Voile
Vingt nus, p.6
Source : Archives de la ville d’Alençon


« Je feuilletais, tout à l’heure – écrit Renée Dunan, critique et poétesse qui ne cache pas son féminisme - l’album des Nus de Louise Hervieu. La planche figurant une neuve-épouse, sortant d’un flot de candides mousselines son corps fluet, aux seins lourds pourtant, scellé d’une noire toison pubienne, me parut propre à irriguer, de réflexions sur l’art et la morale, un terrain généralement stérile et plein de fondrières. »

 

Le Coucher de la mariée
Vingt nus, p.20
Source : Archives de la ville d’Alençon

Puis Renée Dunan établit la longue liste des auteurs et artistes condamnés pour outrage aux mœurs, Flaubert, Baudelaire, Proudhon, etc. jusqu’au « brave faïencier qui peignait un œil au fond de ses vases de nuit… ».

Les Nus de Louise, « Ce sont des femmes, dont la toilette ne couvre aucunement le devant du corps — lorsqu’elles sont vêtues — ce devant, du front aux orteils, est toujours nu. Et Louise Hervieu accuse cette nudité en donnant aux seins la légère inflexion et la fatigue sexuelle des chairs vivantes, comme plus bas elle marque nettement, jusqu’à leur donner un relief qui fait centre, les pelages trigoniques des sexes. Curieuse œuvres, évocatrice et sombre, que cette collection de nus. Dans des décors riches et surchargés, où les miroirs vénitiens fulgurent, où s’entassent les portières épaisses, où des meubles massifs érigent leur lustre roussâtre et poli, des femmes offrent leur corps aux regards.

 

La Dame à la console
Vingt nus, p.15
Source : Archives de la ville d’Alençon

Leur posture est naturelle. Elles ont l’habitude de la nudité. Leurs jambes ne se resserrent pas sous l’effort des jupes collantes, leurs bras n’ont point de gestes étriqués et courts de femmes qui craignent de disloquer le frêle arrangement des corsages. Non ! Elles sont nues naturellement. Cuisses tendues longues et pleines, pieds posés avec aisance et fermeté sur les tapis denses. Les torses se développent, étoffés et cambrés. Certaines ont les mamelons des seins visiblement érigés. Les têtes posent en haut leur froide et concupiscente attitude sur la stèle des cous, dominant ce luxe asiatique du décor et cette chair étalée.

 

Le Lit antique
Vingt nus, p.17
Source : Archives de la ville d’Alençon

Une tristesse sourd pourtant des yeux fixes et des bouches tirées. Lassitude et dégoût d’on ne sait quoi, mépris, hauteur et orgueil. Elles ont toutes l’air de s’offrir à un fantôme, d’attendre quelque incube mystérieux avec qui l’amour ne sera point plaisir d’abord, mais surtout rite et cérémonie. Femmes de messes noires, vicieuses hantées d’impossibles connexions, rongeuses de forces viriles dont le destin est d’étreindre de la vie comme, nues, elles étreignent le regard… »

 

Les Démones
Source : Archives de la ville d’Alençon

Et de conclure : « Nus de Louise Hervieu qui nous faites oublier la célèbre blondeur velue d’une scandaleuse Vénus du Titien, chantée par Théophile Gautier en prudents octosyllabes, d’ailleurs chassés de son œuvre ; nus sans doute moins nus encore que les sculptures athéniennes, vous apportez dans l’art l’inquiétude découragée et pourtant orgueilleuse qui nous possède toutes ici-bas. Si vous offrez hautainement des corps complets et si nous avons trop vu ce qui les fait tels, c’est sans doute que nous y cherchons avec votre tristesse quelques-unes des passions exaspérées et désespérées qui torturent notre temps. » (Renée Dunan, « Les nus de Louise Hervieu », Le Journal du Peuple, 14 juin 1924, p.2)

 

Confidence
Vingt nus, p.13
Source : Archives de la ville d’Alençon

En 1924, Louise célèbre aussi tous les aspects du cirque dans un volume intitulé L’âme du cirque, auquel collaborent de nombreux artistes, Jacques-Émile Blanche, Maurice Denis, Raoul Dufy, Georges Rouault, Antoine Bourdelle, Pierre Bonnard, Jean Cocteau, Félix Vallotton, Picasso, André Lhote, etc.

Je l’illustre avec cette petite huile dont je ne connais pas la date.

 

Le Cirque – sans date
Huile sur papier, 26,5 x 42,5 cm
Source : Site Louise Hervieu

En 1925, son exposition chez Bernheim Jeune suscite une critique assez étonnante : « Ses études de coquillages sont d’une grande puissance et elle peut parvenir avec le seul emploi d’un crayon à des effets d’une intensité remarquable. (…) On est en train de faire de Louise Hervieu un grand dessinateur. Je n’y vois nul inconvénient, mais je vois en son œuvre beaucoup de réminiscences, et un goût très décidé pour le rococo et le marchand de bric-à-brac. Cette œuvre sent la poussière. » (L’art vivant, 20 mars 1925, p.19)

Pour ce qui est de la « poussière », je vous laisse juge…

 

Titre inconnu
Source : Fonds Marc Vaux, MV-0764-001
© Bibliothèque Kandinsky, MNAM/CCI, Centre Pompidou – Dist. RMN-Grand Palais


Composition – sans date
Fusain sur papier, 57.5 x 72 cm
Collection particulière (vente 2023)

Qu’importe, d’autres sont plus clairvoyants : « Poèmes des chairs frissonnantes de désirs, jeunes et nues, en des décors anciens poèmes des coquillages aux formes érotiques et aux surfaces nacrées qui semblent enfermer l'appel mystérieux des sirènes marines ; poèmes des fruits et des fleurs dont le toucher fragile et doux est une caresse, tous ces poèmes. Louise Hervieu les chante merveilleusement pour nous dans ses 72 dessins exposés à la Galerie Bernheim-Jeune. Le jour du vernissage même, tous les dessins, sans exception, étaient vendus, acquis par des amateurs, grands collectionneurs et directeurs de musées Il est de ces hommages dont la sincérité a quelque chose d'émouvant, presque aussi émouvant que l'art qui les a suscités. » (Charles Fegdal, « Visite aux galeries modernes », La Revue des beaux-arts, 1er avril 1925, p.7)

 

L’Abandonnée - sans date
Fusain, 31,5×21,5cm
Ancienne collection Claude Roger-Marx
Source de l’image : Fonds Marc Vaux, MV-2210-002

A propos de la même exposition, Clément-Janin souligne qu’on est fort embarrassé pour situer Louise Hervieu dans l’art de son temps car elle ne se rattache à personne. « L’art de Louise Hervieu est naturellement baudelairien. C’est une prédestination. Elle est la fille spirituelle du grand poète, dont elle possède le satanisme foncier, le riche vocabulaire des expressions rares. On n’eut du reste qu’à choisir dans ses compositions pour illustrer un jour, Les Fleurs du Mal, et cette illustration d’une artiste qui n’avait pas lu un seul vers de ces poèmes se trouva être le plus proche d’eux par les sentiments. » (L’Art vivant, 1er avril 1925, p.28)

 

A celle qui est trop gaie
Les Poèmes de Charles Baudelaire, p.33
Editions Textes-Prétextes, Paris, 1946
Source : Archives de la ville d’Alençon


L’année suivante, Louise fait paraître Le Bon Vouloir, une « moralité » couronnée par l’Académie française.



« C’est un bien joli titre que Mlle Louise Hervieu a choisi pour cette "Moralité" charmante, naguère couronnée par l’Académie française, et il s’inscrit aujourd’hui sur un livre somptueusement paré, entièrement illustré par l’auteur. Comme nous le mandait récemment la grande artiste qu’est Mlle Louise Hervieu, c’est tout son cœur qu’elle y a mis et c’est une belle âme limpide, ardente, généreuse qui s’y reflète. Texte et dessins se complètent et s’harmonisent, car une même inspiration les a dictés, et une même lumière pleine de douceur et de tendresse, une même clarté haute et pure les baigne. "Vivre et laisser vivre", a encore inscrit Mlle Louise Hervieu sur la couverture de son ouvrage, et c’est la définition du Bon Vouloir, mais c’est peut-être aussi le secret du bonheur. (…) Ce sont de ravissantes images toutes vibrantes d’une sensibilité délicate, toutes frémissantes de vie où les blancs et les noirs chantent merveilleusement. » (Jacques Patin, « Le Bon Vouloir », Le Figaro, supplément littéraire, 25 décembre 1926, p.3)

 

Le Bon Vouloir
Fusain et estompe, 27 x 22 cm
Source : Site Louise Hervieu

En 1927, la galerie Bernheim lui offre sa première grande rétrospective laquelle, dans la presse, sonne comme un adieu : « Une exposition d'œuvres de Louise Hervieu va s'ouvrir. Elle sera très émouvante. Ce sera la dernière. Les médecins n'osent plus espérer. Louise Hervieu va perdre la vue. Et jamais ses dessins n'avaient été plus puissants, plus libres. Et à l'instant même où il est trop tard, elle a retrouvé des peintures que, jadis, elle avait montrées dans une première exposition dont l'insuccès fut si grand que plus jamais, depuis, elle n'avait touché à un pinceau, demandant au seul crayon le moyen de s'exprimer. Or, ces premières peintures, si méconnues, sont d'une puissance surprenante. » (André Warnod, « La Dernière Exposition de Louise Hervieu », Les Annales politiques et littéraires, 1er novembre 1927, p.444)

Une de ces « peintures puissantes » est publiée dans L’Amour de l’art :

 

Gens de la noce – date inconnue
Publié in L’Amour de l’art, 1er janvier 1927, p.431

Et on trouve aussi quelques traces de ces peintures sur le marché de l’art…

 

Martin Bernardone, saint François d'Assise, entouré de ses moines, prêche le Renoncement
Fusain et gouache sur carton, 446,5 x 63 cm
Collection particulière (vente 2022)

… ainsi que dans le fonds Marc Vaux.


Titre inconnu
Source : Fonds Marc Vaux, MV-2210-010
© Bibliothèque Kandinsky, MNAM/CCI, Centre Pompidou – Dist. RMN-Grand Palais

« L’exposition des œuvres de Louise Hervieu à la Galerie Bernheim jeune dépasse tout ce qu’on pouvait en attendre. De quelque qualité que fût l’estime déjà universellement témoignée à l’artiste, quelle que fût aussi sa juste renommée, cet ensemble apparaît cependant comme une révélation. Il ne s’agit plus seulement d’un dessinateur et d’un peintre admirables, il s’agit d’un des essentiels artistes de ce temps. (…) L’exposition comprend des dessins et des peintures. On ne saurait différencier les uns des autres. Les dessins de Louise Hervieu sont des tableaux avec leurs tons, avec leurs valeurs, avec leur composition. Les dessins de Louise Hervieu conduisent donc tout naturellement à sa peinture que nous ignorions encore ; cependant, la révélation est si pleine, si étonnante que nous ne saurions dissimuler notre émoi. Une commode et un fauteuil, un reflet dans un miroir, un coin de table, un canapé sur un tapis suffisent à Louise Hervieu pour suggérer l’âme d’un intérieur. Cela est peint avec, une acuité, une pénétration, une richesse d’analyse qui égalent l’artiste aux plus rares comme aux plus réputées "visions" de ce temps. Cela aussi est transposé avec un prodigieux naturel. Et cela est fait avec une tendresse, un amour sans quoi "les choses ne seraient que ce qu’elles sont" !

Et Louise Hervieu est à demi-aveugle ; les médecins lui interdisent de peindre ; ses yeux ne seront plus enchantés : ils ne connaîtront plus les ivresses nées des humbles objets quotidiens !

Pauvre Louise Hervieu blessée ! Qu’elle sache au moins notre admiration et notre enthousiaste ferveur. Qu’elle sache qu’elle a fait œuvre grande et durable. Qu’elle sache encore que son nom restera parmi ceux qui donnent aujourd’hui et qui, plus tard, peupleront les mémoire. Qu’elle sache surtout que sa ‘’lumière’’ ne peut ainsi s’éteindre, et que nous attendons désormais les mots que sa plume choisira, pour exprimer ses émois, des mots candides et ingénieux, des mots neufs » (Louis Léon-Martin, « A la galerie Bernheim jeunes : Louise Hervieu », Paris soir, 14 novembre 1927, p.2)

 

 Agence de presse Meurisse, photographe inconnu
Inauguration, à la galerie Bernheim, des œuvres de Louise Hervieu – 1927
Source : Gallica – Bibliothèque nationale de France


« Autant que citadine, Louise Hervieu est du peuple. Son art, bien qu’il soit raffiné, offre une saveur populaire très accentuée. Il est autrement plus "peuple", plus "primitif" que tous les insipides démarquages du douanier Rousseau qui encombrent les Salons et les galeries.

Voyez ces femmes qu’elle nous représente. Elles n’ont rien de la distinction sèche et constamment lavée des femmes de Mary Cassatt, de leur odeur de Pear’s Soap et de linge bien calandré ! Rien non plus du chic de "première" de maison de couture, des créatures zézayantes que multiplie Marie Laurencin. Les femmes de Louise Hervieu, vous les rencontrez à la sortie des ateliers, des usines. Elles ne cherchent pas à être distinguées, raffinées, maîtresses d’elles-mêmes. Elles aiment les parfums qui montent à la tête, les lumières, la moutarde et les cornichons, les chansons qui font pleurer, les grosses émotions. Leurs réactions sont fortes, et elles ne cherchent pas à les dissimuler. Elles ont la larme facile, le découragement prompt, la colère terrible ; leurs amours sont bruyantes et publiques. (…)

Longtemps malade, plusieurs fois opérée, Louise Hervieu vit avec la présence constante de la maladie. Il est naturel qu’elle éprouve pour les corps souffrants, meurtris, un sentiment de compassion. Il est naturel aussi qu’elle les préfère aux beaux corps robustes et intacts. Car la maladie n’a pas fomenté dans l’âme de Louise Hervieu, les miasmes de la rancune, de l’envie, de la haine. L’artiste en a tiré, au contraire, un parti qui doit nous servir d’exemple. Elle a travaillé, en dépit de tout ; et chacune de ses souffrances a fait naître en elle une raison de plus de comprendre les autres, de les aimer. (…)

Puisqu’elle est la seule artiste qui ait pu illustrer Baudelaire sans le déshonorer, décernons à Louise Hervieu cet hémistiche de son poète favori : "La servante au grand cœur…" Servante de l’art, servante des autres, Louise Hervieu mérite autant notre respect que notre admiration. » (André Joram, « Remarques sur Louise Hervieu », L’Amour de l’art, 1er janvier 1927, p.431)

 

L’esprit des temps passés
Extrait de Vingt Nus, p.10
Publié in L’Amour de l’art, 1er janvier 1927, p.433

Mais quelle est la maladie qui va priver Louise de ses yeux ? Elle est atteinte d’une méningite chronique qui provoque des lésions de la cornée. Et surtout, Louise sait qu’elle est atteinte de « syphilis héréditaire », comme on le dit alors, c’est-à-dire contractée par l’un de ses ascendants. A l’époque, le nom de cette « maladie honteuse » n’est jamais prononcé. Les médecins, impuissants, la soumettent à des traitements de torture, allant même jusqu’à pratiquer une ponction lombaire pour vérifier l’origine des multiples troubles dont elle est affectée. Louise fait preuve d’une résilience admirable et se tait, pour l’instant…

A la suite de cette exposition qui fait grand bruit, Louise reçoit la Légion d’honneur.

« Récemment, M. Herriot eut un geste heureux il décora Louise Hervieu. Ceux qui ne connaissent pas personnellement cette grande poétesse ne peuvent apprécier tout l'aimable, le légèrement ahurissant contraste créé par ces deux mots Louise Hervieu, décorée. Grands dieux. Ce n'est pas qu'elle n'ait cent et deux cents fois plus de talent que cent et deux cents autres artistes rubescents quant à la boutonnière. Là n'est pas la question. Mais il règne à travers l’œuvre de cette femme une fantaisie si constante, si haute, si peu officielle ; une intelligence si douloureuse et si humaine ; une palpitation si indépendante, qu'on ne voit pas comment une grosse main ministérielle a pu attraper ce papillon au vol pour lui peindre un petit trait de rouge sur les ailes. Que le ministre en soit félicité. » (Robert-Rey, L’Europe nouvelle, 28 janvier 1928, p.105)

Louise en fut probablement rassérénée, comme elle le fut aussi, sans doute, par la lettre que lui adressa Antoine Bourdelle par voie de presse mais il en existe beaucoup d’autres dans les archives de la ville de Paris. Louise a entretenu une correspondance soutenue avec Bourdelle, sa femme et sa fille.

« Louise Hervieu,

Chère Grande Artiste :

Aux larges baies de mes ateliers de sculpteur j’ai admiré, par un matin d’hiver, tel un jardin comme spirituel toute une flore sur-terrestre que le froid clair a tenu jusqu’au soir sur les grands vitrages glacés. Le soir plus chaud a comme aspiré ce jardin tout en larmes.

Comme je regardais ces flores indicibles il s’est formé une impression toute subite en moi : tenant dans mes mains votre livre, dans le cristal de la qualité d’écriture j’ai tout aussitôt vu briller la flore de votre pensée émouvante, fine et crispée, toute pareille au hallier des vitrages dans l’éclat de ciel de ses givres. Comme ces fugitives éternelles qui semblent être le pur parfum spirituel du froid. Autant que ces forêts tant millénaires que subtiles que le givre prête à nos jours, votre livre est tout transparences. Sur le cristal des émotions pensives de vos heures, je retrouve les arabesques tracées par la vertu du cœur sur les miroirs troublés de l’âme.

VOTRE JARDIN

Rien n’est mortel dans ce jardin pensé. Tout frémit de passion aimante, tout sourit de s’enchevêtrer, tout vole en désirs parfumés, tout s’entrelace à l’univers d’aimer. L’espalier de vos fruits, mais c’est l’arbre éternel, le vaste pommier primitif. Le jardinier est bien aventuré dans vos étreignantes allées ; il règne dans les plates-bandes tant de fleurs qui sont des regards, tant de regards qui sont des fruits et tant de ramées jeunes filles, qu’avant de s’y aventurer mon cœur eût voulu, jeune, tout attentif, s’écouter battre pour s’assurer de ses vertus.

Et cette photo de Louise :

Quelle image au seuil de ce livre dans ce portrait où frissonne l’Avril, quelle est l’essence qui se penche ? Est-ce une femme qui éclot, est-ce un fleurier, est-ce un fruitier ? Est-ce une branche pour les Druides dans toutes ses rosées de gui ? Ce rameau humain qui se penche appartient-il à l’arbre de l’épreuve, ce sourire qui se contient cache-t-il son destin de fleur de la douleur aimante ?

Portrait penché qui retient ton sourire, es-tu le facteur du rosier ? Caches-tu l’arbre des groseilles ? J’aime tant leur acidité. Je n’en laisse rien de leurs grappes que leurs petites mains de branches où chaque grain ôté laisse gémir un lambeau de clarté.

Et ce dessin sur le chemin des pages ! Comme pointant au tournant d’une allée. Cette jeune fille trémière aux deux grands yeux en éclat d’éclosion, à la robe de fleurs de Mai que le blanc du papier parfume et que le noir enivré du crayon enlace dans l’âpre feu d’ombre... N’est-ce pas l’aube de l’amour, et cette toilette de fleur, n’est-ce pas l’écrin de la pomme ? N’est-ce point-là Louise-Hervieu-Aurore !

Ah ! cette pensive éternelle qui se concentre et qui se tend. Quelle passion de vraie sagesse en elle, quel cri vibrant de la nuance inattendue, quel lamento d’un son si rare dans le mystère des valeurs.

VOTRE LIVRE. – LE BON VOULOIR.

Je tiens l’envoi, je le respire : votre bon jardinier de la banlieue divine, malgré mon bon vouloir, je n’ose effeuiller sa corbeille. Je la pose, charmé au beau cœur de ma table comme on fait d’un groupe de fruits.

Brave panier rural de ville, son bord tressé en branches fraîches, d’un style simple, d’artisan droit, panier tout en larmes des sèves dont tous les fruits sont des aveux d’été où l’odeur de douleur sort des branches cassées, gardant l’accent si noble des essences sauvages, filles des bois, des sources. Rameaux terriens où des nuées qui s’y sont prises ont su se maintenir. Vaste et fragile flore humaine, odeur brisée de la vie des mortels, je te respire en toi, doux panier de Louise fait des roseaux et des feuillages de sa vie, panier lié par elle en repos de jardin. Il ne tient pas beaucoup de place ce groupe né du bon vouloir. Les tiges attachées sont douces, les branchages, les fruits portent des chocs en eux, ils font une gerbe blessée. Mais ce groupe lié, une force, le transfigure. Hervieu, par les branchages et les fruits, par l’entrelacs de votre gerbe, de votre offrande fine et grave, une force surmonte tout ; à sa rencontre je frissonne, je sens le goût d’éternité, une lumière sensitive me vêt tout entier et m’incline, et c’est le mystère du simple, c’est ce regard affamé de bonté, c’est la clarté de l’âme de ce livre. C’est l’afflux de votre génie que vous avez si pur dans le courage du regard.

Votre recueil de fruits,
Vos branches d’écriture,
Votre corbeille sensitive,
Aux bibliothèques de l’âme
Éclairera, placée sur les rayons privés,
L’esprit choisi des hommes. »

(Antoine Bourdelle, « Lettre à Louise Hervieu », La Revue de la Femme, 1er février 1928, p.11)

 

Titre inconnu
Source : Fonds Marc Vaux, MV-2210-008
© Bibliothèque Kandinsky, MNAM/CCI, Centre Pompidou – Dist. RMN-Grand Palais


Vogue publie un de ses nus qui n’appartient pas à la collection des vingt.


Souvenir à Ziem
Publié par Vogue, janvier 1928, p.35

« Isolez-vous un jour devant un cartonnier contenant les dessins de Louise Hervieu. Feuilletez ses albums. Étudiez, une à une, ces pages recouvertes d’hiéroglyphes, dont chacun est un appel direct au monde mystérieux des souvenirs. Une humanité morbide et décadente peuplera bientôt votre solitude. Louise Hervieu ne se soucie point de modernité, de "contemporainéité", comme on disait à l’époque de Manet. N’est-elle pas la sœur ou la petite-fille de graveurs romantiques : des Johannot, des Célestin Nanteuil et des Louis Boulanger ? Il est vrai que sa magie est faite, non point de diableries, mais de faits physiques qu’elle dote d’une vertu d’étonnement : de bibelots, de courtines et de femmes dévêtues ou parées de robes à falbalas. Ces femmes lisent ou rêvent ou
exercent leur maléfique prestige parmi des meubles poétiques et désuets, des meubles d’un autre temps : guéridons Second Empire, causeuses à franges, fauteuils capitonnés. Des Esseintes eût été à son aise dans ces intérieurs disparates et bizarres, mais propices à la méditation. La graphie de Mlle Hervieu traduit parfaitement l’état de son esprit chimérique et complexe. C’est une écriture sensible et spontanée qui note, presque automatiquement, tous les mouvements de son âme et qui nous donne la clef intime de ses songes. » (Waldemar George, « Les femmes et la peinture moderne », Vogue, janvier 1928, p.35 et 50)

 

L’année suivante paraît le livre de souvenir de Louise, Montsouris.

 

Frontispice de Montsouris
Edition Emile-Paul, Paris, 1928
Collection particulière

« La Fontaine nous a dépeint "la montagne en travail enfantant une souris" ; Montsouris semble avoir enfanté une ville, dont André Honnorat a été l’accoucheur et Louise Hervieu est l’historienne et la dame d’atours de cette colline qui va devenir, après Sainte-Geneviève et Montmartre, une nouvelle Butte Sacrée encore à peine révélée à Paris qui la posséda si longtemps sans en soupçonner presque la beauté et pas du tout la destinée.

Le parc de Montsouris, petite Alpe sentimentale, va devenir glorieux de sa voisine la Cité Universitaire, magnifique ville en éclosion, qu’André Honnorat anime, enrichit, prépare à ses destinées. Destinées encore incalculables, que l’avant-guerre ne pouvait prévoir et que la guerre a rendues possibles, par un singulier choc en retour. Les circonstances de ma vie ont fait que, tandis qu’une petite fille qui allait devenir une grande artiste commençait la découverte de la vie à Montsouris, j’en étais un visiteur en vue d’écrire un roman qui ne paraîtra sans doute jamais, puisque chaque jour je constate l’accroissement de la merveilleuse ville internationale, et en même temps ses réactions sur le Parc, qui est promu au rôle de son jardin d’agrément.

Aussi combien opportun, et comme toujours charmant, le petit livre que Louise Hervieu vient de publier sur Montsouris aux éditions Emile Paul, petit livre lyrique et humain, plein de fantaisie vraie, ou de vérité fantaisiste, et de mélancolie, et de ce je ne sais quoi que l’étrange créature met si naturellement dans son style ! Le Montsouris d’il y a trente ans, quartier sans limites déterminées, paraissant au bout du monde, sans enceinte de maisons de rapport, extrémité d’un faubourg qui était lui-même ignoré, sauf de ce qui avait trait aux épreuves humaines, hôpital, prison ou couvent. (…) Cependant, le Parc de Montsouris est en train de perdre, sur le chemin de cet avenir, quelques tonnes de sa terre et quelques beaux arbres de ses massifs. On éventre, pour la meilleure transformation de toute cette région, le vieux chenal du chemin de fer. Louise Hervieu, en écrivant son tout récent livre, n’avait pas encore la vision de cette nouvelle étape… Il y aura un jour, sur l’emplacement des "fortifs" disparus, une bien belle avenue Louise-Hervieu, un bien beau boulevard André-Honnorat. » (Arsène Alexandre, « Entre Louise Hervieu et André Honnorat » La Renaissance, 6 avril 1929, p.13 et 14)

 

Les Parisiens le savent, il n’existe pas « d’avenue Louise-Hervieu ». Tout juste une petite rue, une des plus courte de Paris, créée en 2013 dans le cadre du réaménagement de l’ancien îlot Chalon, dans le quartier de Bercy…

Mais, alors que Louise illustre, pour Editions de La Banderole, Le Spleen de Paris, Lucie Cousturier, dans son ouvrage sur Ker-Xavier Roussel, affirme avec la justesse qui la caractérise : « Qu'une peinture ait cessé d'être une ressemblance, c'est d'ailleurs ce qui alarme beaucoup de gens. Un tableau, - comme ceux de David par exemple, - telle une littérature visible, imposait, à certaines époques, les objets, avant que l'on vînt à songer qu'ils étaient peints. Au contraire, des œuvres de Roussel, Signac, Vuillard, Marquet, Redon, Luce, Louise Hervieu, sont des pastels, des aquarelles, des encres, des crayons, des fusains, avant d'être des paysages, des bateaux, des intérieurs, des nus, des fleurs. » (Bernheim Jeune, Paris, 1929, p.38) 

Louise disparaît des gazettes en 1930 mais participe cependant à la « Tombola des artistes » au bénéfice des sinistrés du Midi, avec un Coquillage, « splendide dessin » pour la Revue du beau et du vrai (25 juin 1930, p.16) et l’année suivante, elle participe à la première exposition des FAM (Femmes artistes modernes) puis partage les cimaises de la galerie Drouant qui « a réuni de nombreux et beaux dessins de Louise Hervieu et de Jane Poupelet qui ne font qu'augmenter notre estime pour ces deux parfaites artistes » (Eugène Soubeyre, La Nouvelle revue, 1er novembre 1931, p.152)

 

Choix de coquillages – avant 1931
Crayon Conté sur papier, estompe et lavis, 56 x 70,5 cm

En 1932, nouvelle exposition Bernheim, nouveau succès : « Sur le blanc pur du papier, pour toutes couleurs et ressource, l’écrasé ou la caresse du seul crayon noir. Un noir, inerte, sans âme autre que celle qu’Hervieu lui donnera, en l’animant, le faisant vivre ; dont elle tirera toute la gamme des tons purs les plus riches et vibrants, allant du mat au somptueux, du transparent à l’absolu, du simple velours aux chatoiements magnifiques. Selon les besoins, il sera aussi, nerveux, sec ou onctueux comme celui d’un graveur qui serait peintre. (…) En bouquets magnifiscents (sic) et fastueux, dans des cruches aux froids reflets de cuivre, qui, à volonté, auront le grain plus gras et chaud du bronze dont elle fait ses bouddhas, ses fleurs ont le relief, l’éclat, la vie intérieure et contenue, le charme prenant qui, comme un sortilège, s’intègre en nous.  Sobres, vraies, splendidement colorées, parées de toutes les nuances, comme à peine cueillies, encore riches de la sève venue de la terre, naissantes ou épanouies, elles vivent d’une vie intense, qu’en offrande passionnée, Louise Hervieu leur a généreusement donné. » (Chien-Caillou, « Louise Hervieu », Le Cri du jour, 5 mars 1932, p.10)

 

Fleurs et vase – sans date
Fusain sur papier, 42,9 x 57 cm
Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la ville de Paris


L’année 1933 est encore un succès. « Parmi les artistes vivantes, notons les admirables dessins de Louise Hervieu, d’une puissance si singulière, et qui expose chez Bernheim un large ensemble » (Gaston Derys, « Les Femmes artistes modernes », Minerva : le grand illustré féminin que toute femme intelligente doit lire, 11 juin 1933, p.15)


« Mme Louise Hervieu dans son atelier au milieu de ses œuvres »
Publié in Minerva, 11 juin 1933, p.15


La ville de Paris lui achète plusieurs dessins, dont La Bayadère et Mirage indien.

 

Mirage indien – vers 1933
Fusain sur papier, 75 x 65 cm

En 1934, Louise participe à l’exposition du Cinquantenaire des Indépendants. Elle y présente Venezia, un Corps de femme et L’Eventail.

 

Plumes – sans date
Fusain sur papier, 75 x 107 cm

Dans la Revue de l’art ancien et moderne, André Fontainas n’est pas en reste d’éloges :

« Le nu, comme le traite Hervieu, rappelle à l’esprit la riche séduction de la chair féminine ainsi qu’elle plaisait aux Vénitiens, à Véronèse, ainsi, qu’elle émerveillait Rubens. Pour elle aussi c’est un spectacle de splendeur et de désir, quoique sa louange profonde, moins plastiquement païenne, laisse en le secret de ses modulations palpiter, des atteintes de pitié, de regret, parfois le corps est étreint d’un impalpable manteau d’indicible douleur.

Alors la composition qui s’ordonne autour de ce beau corps, malgré la réalité des fièvres apaisées, où frôle la lumière, dont enténèbre la caresse frêle ou fa brutalité des ombres, perd, même lorsqu’elle représente un intérieur bourgeois et médiocre, son caractère de trivialité quotidienne pour s’exhausser à l’importance d’une exaltation à la portée hautainement allégorique. Est-ce pour rendre sensible cette transposition dans la magnificence que Louise Hervieu a conçu un de ses derniers, de ses plus puissants dessins, Venezia, hommage magnifique au souvenir légendaire d’art, de prospérité, de puissance politique et commerciale de la Ville des Doges ? N’est-ce une dogaresse ensoleillée en sa blondeur blanche et pure, cette femme, poitrine, ventre, jambes nus assise au centre sur son ample manteau de pourpre et de fourrure dont, de ses bras enfouis par les manches, de ses mains chargées de joyaux, elle ramène un pan sur le haut de ses cuisses ? Elle pose les pieds sur le lion soumis de Saint-Marc. Le haut de sa gorge, sa belle tête sous tant de pierreries se détache sur la représentation, par quelque peintre plus ancien, d’édifices au bord de la lagune, où reposent de grands vaisseaux lourds de voiles, où vogue vivement une gondole. De toutes parts l’enserre une multiplicité d’armes, d’objets d’art et de luxe. Évocation magistrale, neuve et presque religieuse d’un rêve et d’une réalité, d’un rêve puissant au sujet d’une réalité éternelle. » (André Fontainas, « La magie picturale » Revue de l’art ancien et moderne, 1er janvier 1934, p.135/137)

 

Venezia – avant 1934
Fusain, encre noire et crayon, 69 x 53,5 cm
Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la ville de Paris
Publié in Revue de l’art ancien et moderne, 1er janvier 1934, p.137


Venezia est présente dans les collections du Petit Palais mais le mode d’acquisition de l’œuvre n’est plus connu. Selon ses archives en ligne, le musée ne possède plus non plus le catalogue du « 19e Groupe des Artistes de ce temps » qui réunissait une exposition d'un groupe de femmes artistes, auquel Louise a participé en 1936. C’est peut-être à cette occasion que ce fusain a été acquis par la ville de Paris.

On sait, en revanche qu’elle a participé à l’exposition des FAM de 1936. Elle y a présenté « un admirable Panneau de fleurs, exprimées avec cet art merveilleux qu’on leur connaît. (Georges Turpin, « Exposition des femmes artistes modernes », La Griffe, 29 mars 1936, p.16).

L’évènement de l’année est toutefois la parution, en novembre, de son nouveau roman, Sangs, publié chez Denoël. La célébrité de Louise n’est peut-être pas étrangère à l’impact du livre. Mais on peut imaginer que le thème y participe également : l’histoire d’une enfant à l’hérédité implacable, que l’amour ni la richesse de sa famille ne peuvent guérir, ni écarter de la malédiction du « mauvais sang ». La presse est unanimement dithyrambique. 



« Sangs, c’est l’histoire d’une famille pendant quatre générations. L’aventure, en soi, n’offre à peu près aucun intérêt ; tout est dans la manière extraordinairement savoureuse, drue, pathétique, dont Mlle Louise Hervieu nous fait ce récit. Il est écrit presque continuellement à la mode paysanne ; le patois normand anime les conversations, et le style même de l’auteur utilise de nombreuses locutions locales ; ce qui donne à cette chronique une merveilleuse couleur. S’il y a un plan dans l’ensemble, il a trait à un drame de l’hérédité. Le premier des Hurel — le premier, du moins, dont nous parle Mlle Louise Hervieu — s’appelait Jean-Marie, lequel avait pris pour épouse une charmante jeune fille du nom de Phanette ; ce sont des fermiers aisés, honnêtes et religieux. Mais ils ont été frappés d’un grand malheur, bien que venus à terme et suffisamment forts, leurs enfants ont été enlevés par la méningite. Un jour, Jean-Marie Hurel sous-entend qu’il y a eu un péché dans sa vie et désire s’en confesser à sa femme, mais, ce péché étant antérieur au mariage, elle ne veut rien entendre. En réalité, Jean-Marie a été contaminé pendant sa jeunesse par une de ces maladies qui poursuivent les générations. Cependant, ils ont enfin un fils : François, puis une fille, qui s’appelle Mahaude, et qui meurt aussi. A l’heure de quitter le monde, Jean-Marie souhaite une fois encore libérer sa conscience. (…)

Je suppose que ce livre émouvant, mais sans lumière, fera couler bien des larmes ; il est peu de sujets qui touchent autant les lecteurs que les enfances malheureuses, et tout particulièrement d’ailleurs dans les familles où les enfants sont eux-mêmes très malheureux. » (Edmond Jaloux, « Sangs de Louise Hervieu, Excelsior, 22 décembre 1936, p.5)

« Le livre de Mme Louise Hervieu est puissant ; il est étrange, il prête à plus d’une critique. Mais il est remarquable par une ardeur contenue, une piété enflammée qui brûle d’un bout à l’autre du récit, une sorte de poésie de la douleur, qui est prenante et qui atteint parfois à une très haute émotion. J’avoue avoir été de plus en plus touché, à mesure que j’avançais dans la lecture de ces quatre cents pages. Et je serais surpris que tout lecteur ne finît pas par subir comme moi- même la mélancolique magie de ce roman. Mme Louise Hervieu possède le pouvoir qui ne s’acquiert pas, parce que c’est un don : elle s’intéresse passionnément, profondément, tragiquement aux êtres dont elle conte la vie, et telle est la véhémence de sa compassion qu’elle entraîne le lecteur avec elle. (…) D’un sujet très dur, et par moments affreux, Mme Louise Hervieu a su faire un livre qui est sans horreur. Elle a même su, par une sorte de transposition heureuse, donner à son récit, en même temps qu’une austérité sérieuse, une tenue respectable, une gravité où il n’y a pas de mélodrame. (…)  Sangs est un ouvrage qui découragera les uns, qui touchera profondément les autres, mais qui ne laissera personne indifférent. » (André Chaumex, La revue des deux mondes, 1er novembre 1936, p.919 à 921)

 

Mais très peu de critiques osent aborder le vrai sujet du livre. Certains utilisent des sous-entendus : « accident stendhalien. Je ne sais si je me fais bien comprendre. » (Henri Bidou, Journal des débats politiques et littéraires, 11 décembre 1936, p.1)

Je n’en ai trouvé qu’un pour s’exprimer clairement :

« La croisade contre la tuberculose manque assurément de ressources financières. Du moins ne se heurte-t-elle à aucun préjugé moral. La tuberculose n’est pas considérée comme impudique, comme "honteuse". Trop de gens, au contraire, hésitent encore à prononcer le seul nom de syphilis. Dans l’esprit de trop de gens, la syphilis est une déchéance, une ignominie ; le syphilitique est un déchu, d’une déchéance qu’il a méritée par son inconduite et dont il supportera légitimement la peine jusqu’à sa mort. D’où un dépistage et une prophylaxie particulièrement ardus et délicats. Les syphilitiques craignent, en s’avouant tels, de se mettre d’eux-mêmes au ban de la communauté. Ils n’ont pas tout à fait tort, puisque, dans beaucoup de milieux, syphilitique demeure synonyme de pestiféré ou de damné… (…) Puisse le livre si beau, si poignant, si courageux, de Louise Hervieu contribuer à vaincre un préjugé digne du moyen âge ! » (André Billy, « A propos d’un grand et beau livre », Futur, 21 novembre 1936, p.5)

Louise a osé parler du mal qui la ronge depuis l’enfance, l’hérédosyphilis. Le succès de l’ouvrage est tel qu’il reçoit le Prix Femina.

« Par son triomphe au Prix Femina, Mme Louise Hervieu ajoute la notoriété littéraire à sa belle réputation d’artiste. Mme Louise Hervieu est célèbre, en effet, pour les magnifiques dessins que le Petit Palais offre en ce moment même à l’admiration des visiteurs. Sangs est un livre poignant et terrible dans lequel Mme Louise Hervieu conte, vécue par une innocente petite fille, la tragédie de l’hérédité : l’enfant payant l’inconscience criminelle des parents et recueillant dans sa misérable chair l’effroyable héritage d’une famille de paysans normands tarée par un mal implacable. Grande œuvre littéraire, mais, par surcroît, grande œuvre morale, que Mme Louise Hervieu entend continuer pour rappeler la race des hommes au plus sacré des devoirs. » (« Prix Femina : Louise Hervieu, Sangs », Le Jardin des lettres, janvier 1937, p.7)

Sur les photos d’époque, on voit bien que la santé de Louise s’est encore dégradée mais elle n’a pas l’intention d’en rester là.

 

Agence Keystone, photographe inconnu
Louise Hervieu, lauréate du prix Femina 1936
Épreuve argentique d'époque, 17,6 x 23 cm
Collection particulière (vente 2023)


Louise continue à participer à la vie artistique puisqu’elle présente, à l’Exposition des arts et techniques de la vie moderne de 1937 un Panneau au faisan (Catalogue, Tome 1, p.248)

Fin 1937, elle fait paraître Le Crime chez Denoël ; un pamphlet virulent qui dénonce l’immobilisme de la société, du corps médical et des pouvoirs publics sur la question des maladies héréditaires concernant les enfants.

Cette fois, la charge porte ses fruits. « L’association Louise Hervieu pour l’institution du Carnet de santé » est fondée le 11 décembre 1937, présidée par l’écrivain Philippe Fauré-Fremiet. Elle reçoit le soutien de nombreuses personnalités. Une conférence se tient à la Sorbonne le 25 février 1938, sous l’égide du professeur Pautrier et du député Anatole de Monzie. L’idée est de créer un carnet de santé personnel destiné à suivre chaque enfant dès sa naissance, comportant des indications sur son hérédité sanitaire et transmissible à ses descendants.

A la même époque, plusieurs artistes font son portrait.

Grusowo Maria Berezowska (1897-1978)
Portrait de Louise Hervieu – vers 1936
Crayon, aquarelle et gouache blanche sur papier, 57,2 x 45,5 cm
Centre Pompidou, Musée national d’Art Moderne, Paris
© Photo : Georges Meguerditchian – Centre Pompidou, MNAM-CCI/Dist. RMN-GP


Michel Kali (1909-1992)
Portrait de Louise Hervieu – Salon d’Automne 1938
Huile sur toile, 65 x 54 cm
Musée de Grenoble

Le 2 mai 1939, le ministre de la Santé publique, Marc Rucart, signe l’arrêté instituant le carnet de santé.

 

Le salon du carnet de santé – avant 1948
Mine graphite sur papier, 80 x 65 cm
Musée national d’Art moderne, Centre Pompidou, Paris
© Photo : Centre Pompidou, MNAM-CCI/Jean-Claude Planchet/Dist.. Grand Palais RMN

La guerre et surtout le régime de Vichy mettent un terme à l’existence de l’association qui « comporte des personnalité juives ». Mais Louise, repliée dans une maison de retraite à Longny-au-Perche, continue à se battre, manquant probablement de prudence dans ses relations avec le docteur Ménétrel, secrétaire particulier du maréchal Pétain. Cela lui vaudra des suspicions à la Libération qui seront toutefois réglées puisqu’elle n’est pas poursuivie et autorisée à rentrer à Paris début mars 1945.

Et surtout, Louise a gagné son dernier combat : le carnet de santé, sous la même forme que celui de 1939, est confirmé par arrêté le 19 décembre 1944.

 

Mais Louise, trop affaiblie, doit quitter son domicile du 44 rue du Cherche-Midi pour divers hôpitaux. Pourtant, elle trouve encore la force d’écrire la suite de Sangs, un nouveau roman intitulé Le Printemps de la jeune Hérédote, qui paraît en 1953.

Louise Hervieu est morte à Versailles, le 11 décembre 1954. A ma connaissance, depuis son décès, son œuvre n’a été présenté que dans un unique lieu, la galerie Katia Granoff, en 1992, devenue la galerie Larock-Granoff qui lui a consacré une nouvelle exposition en avril 2023.


 

Fleurs de cerisier – 1934
Mine graphite sur papier, 105 x 80 cm
Musée national d’Art moderne, Centre Pompidou, Paris
© Photo : Centre Pompidou, MNAM-CCI/Jean-Claude Planchet /Dist . Grand Palais RMN


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Les éléments relatifs au combat de Louise en faveur du carnet de santé qui figurent dans la présente notice, sont issus de l’article de Guillaume d’Enfert, « Louise Hervieu, du dessin au carnet de santé », Tribunes de la santé, 2012/1, n°34, pages 117 à 125, consultable en ligne.

 

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